Prise en charge des femmes djihadistes : la spécificité française

Prise en charge des femmes djihadistes : la spécificité française

Une étude comparative menée dans quatre pays européens le montre : la France, dont le contingent de ressortissantes parties en zone syro-irakienne était le plus important, est aussi la plus ferme dans son traitement judiciaire et pénitentiaire. Des spécialistes, dont l’auteur de l’étude, analysent ce cas particulier.
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Le terrorisme est un phénomène important parmi ceux que les quatre cercles du périmètre de la défense nationale cherchent à contrer. Concernant le terrorisme djihadiste, ses acteurs sont généralement analysés soit sous un prisme global, soit sous un prisme individuel. C’est ce qui rend intéressante l’étude dévoilée fin janvier (en anglais) par l’International Centre for Counter-Terrorism (ICCT), un think-tank indépendant basé à La Haye (Pays-Bas). Réalisée par un panel international de chercheurs, elle compare les réponses judiciaires au djihadisme féminin dans quatre pays : l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et la France.

Sur les 5 à 6 000 Européens arrivés en zone syro-irakienne à l’apogée de Daech (deuxième tiers des années 2010), environ 1500 étaient français. Parmi eux, 500 femmes. Dans l’ensemble comme pour les seules femmes, il s’agissait des plus gros contingents d’Europe.

Comment expliquer cette forte proportion de femmes ? « C’est une vaste question, la réponse n’est pas simple », prévient l’auteur de la partie française de l’étude, Marc Hecker. Le politologue, directeur adjoint de l’Institut français des relations internationales (IFRI), peut donner « quelques éléments » : d’abord, « dans la propagande de Daech, la France est particulièrement ciblée, désignée comme un pays en guerre contre l’islam à la fois à l’extérieur de ses frontières » et à l’intérieur, avec la laïcité, présentée « comme de l’islamophobie institutionnalisée ».

LA PLUPART DES FEMMES N’ONT PAS DE CASIER JUDICIAIRE, À L’INVERSE DES HOMMES

Ensuite, des réseaux anciens implantés dans différents territoires (Toulouse, régions parisienne ou lyonnaise, Nord, Alsace…) « ont concentré des filières djihadistes importantes » : « Lorsque quelques personnes d’un territoire commencent à partir en zone syro-irakienne, elles entraînent d’autres personnes parmi leurs connaissances. »

Journaliste à Mediapart et auteur de nombreux ouvrages sur le djihadisme (dont « Femmes de djihadistes », Fayard, 2016), Matthieu Suc ajoute une autre motivation possible pour les femmes : « Le statut de « chahid » [martyr dans l’islam] offre selon les islamistes 72 vierges, mais aussi la possibilité d’intercéder pour 72 personnes de son entourage, et de les faire venir au paradis. » Il relève aussi que les femmes engagées dans le terrorisme islamiste sont en général « plus studieuses que les hommes » et « connaissent mieux le Coran ».

Autre différence : selon l’étude de l’ICCT, 80% des femmes n’ont pas de casier judiciaire, une tendance inverse à celle des hommes : « C’est une des différences les plus notables » entre les deux genres, note Marc Hecker, ajoutant que « le crime-terror nexus », le lien entre criminalité et terrorisme, est « une notion très présente dans les études sur le djihadisme ».

Selon lui, une première explication se trouve dans la différence hommes-femmes au sein de la population carcérale générale. « Il y a beaucoup moins de femmes dans les prisons françaises », observe le chercheur en parlant d’un ordre de grandeur de 2 500 femmes sur 75 000 détenus environ.

UN ÉCHANTILLON DE 91 FEMMES PRÉSENTES DANS 94 AFFAIRES

Marc Hecker avance un autre élément, une hypothèse plus spécifique à cette mouvance djihadiste : pour les hommes, Daech cherchait des combattants prêts à donner la mort ; pour les femmes, l’idéal de la femme vertueuse selon l’organisation islamiste « collait mieux avec des profils non-délinquants que délinquants ».

Matthieu Suc est du même avis, évoquant les « droits et devoirs des épouses et veuves » de djihadistes publiés dans Dar al-Islam, la revue francophone de propagande de Daech. Mais toutes les femmes djihadistes ne correspondent pas à ce profil. Marc Hecker a travaillé sur un échantillon de 91 femmes présentes dans 94 affaires différentes : « Dans cet échantillon, il y avait quand même une vingtaine de femmes impliquées dans des projets d’attentats. »

Parmi les djihadistes françaises les plus connues, on peut mentionner Hayat Boumeddiene, veuve d’Amedy Coulibaly, le tueur de l’Hyper Cacher de Vincennes, en janvier 2015. Condamnée par contumace à 30 ans de réclusion criminelle pour « association de malfaiteurs terroriste » et financement du terrorisme, elle a quitté la France avant l’attentat de son compagnon et demeure introuvable depuis. La convertie bretonne Émilie König, « placée assez haut dans la hiérarchie de Daech » selon Matthieu Suc, a été arrêtée en 2017 en Syrie puis rapatriée en 2022. Début 2024, elle a été transférée dans l’un des deux quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR) réservés aux femmes, à Rennes. Le second a été inauguré il y a quelques semaines à Roanne (Loire).

En France, le cas le plus emblématique impliquant des femmes djihadistes reste « l’affaire des bombonnes de Notre-Dame », en septembre 2016, quand un groupe 100% féminin avait tenté de faire exploser des bombonnes de gaz non loin de la cathédrale parisienne. « Il y a d’autres cas, beaucoup moins connus, de femmes parfois très jeunes qui ont projeté de commettre des attentats en France », précise Marc Hecker.

« TRANSMISSION DE VALEURS » À LA FUTURE GÉNÉRATION

L’idée qu’avec cette tentative d’attentat, les autorités françaises seraient passées d’une conception de la femme djihadiste soumise et influencée à celle d’une véritable combattante est « en partie erronée », selon le chercheur : la justice française avait déjà évolué avant cette tentative médiatisée. Un arrêt « extrêmement important » de la Cour de cassation, en juillet 2016, stipule en effet que l’« association de malfaiteurs terroriste » peut s’appliquer aux personnes faisant partie d’un groupe même si elles ne sont pas impliquées directement dans les actes criminels de ce groupe. Depuis lors, « une femme qui n’aurait que cuisiné pour son mari » est considérée comme un soutien logistique du terrorisme.

C’est le cas de la plupart des femmes djihadistes condamnées en France. « Pour la majorité des femmes qui sont parties dans la zone syro-irakienne, l’idéal qu’elles avaient, c’est celui qui est projeté par Daech dans sa propagande », détaille Marc Hecker. « Celui de femmes au foyer : femme de djihadiste et aussi mère d’enfants, ceux qu’on a appelé en Occident les « lionceaux du califat ». L’idéal type de la femme djihadiste pour Daech, ce n’est donc pas une femme combattante ou violente, c’est une femme qui soutient son mari et qui élève ses enfants. » Dans ce cas, leur rôle est donc plus celui de « transmission de valeurs, de transmission culturelle » à la future génération.

Voilà pourquoi ces femmes « revenantes » de la zone syro-irakienne sont incarcérées dès leur retour en France. Et dès l’aéroport, elles sont séparées de leurs enfants, car ces derniers « sont considérés comme des victimes », rappelle le chercheur. Leur prise en charge est ensuite calquée sur celle des hommes, qui a beaucoup évolué depuis 2015. D’abord, une évaluation dans des quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER) ; les premiers pour les femmes ont été créés en 2021-22. Ensuite, trois possibilités : pour les moins radicalisées, la détention ordinaire, qui concerne la majorité d’entre elles ; pour les plus radicalisées, la possibilité de les envoyer à l’isolement (autour de 10%) ; enfin, entre les deux, les QPR, où sont appliqués des programmes spécifiques visant à les déradicaliser.

DES PEINES PLUS LONGUES EN FRANCE QUE DANS LES AUTRES PAYS ÉTUDIÉS

Les QPR comptent en ce moment plus d’hommes que de femmes, mais la proportion de ces dernières envoyées en QPR après leur évaluation est supérieure à celle des hommes. Selon Marc Hecker, la place importante prise par les femmes dernièrement s’explique par les décisions gouvernementales de les rapatrier entre les étés 2022 et 2023. En février 2023, les hommes djihadistes comptaient pour 0,5% de la population carcérale masculine, et les femmes djihadistes pour 4% de la population carcérale féminine. « Le pic de détenus terroristes a été atteint en mars 2020 avec 540 personnes », précise-t-il. Depuis lors, ce chiffre décroît.

Une fois jugées, elles écopent de peines plus longues en France que dans les autres pays étudiés : 30 ans au maximum pour association de malfaiteurs terroriste, contre des plafonds « nettement plus bas » dans les trois autres pays, observe le chercheur. C’est la même chose pour les peines réellement appliquées : 17 ans, 14 ans, 12 ans pour des revenantes en France, et en moyenne 6 ans pour simple activité « domestique », de soutien logistique donc.

Parmi les 91 dossiers de femmes djihadistes qu’il a étudiés pour ce rapport, Marc Hecker a rencontré de visu six d’entre elles. « Sur ce qu’elles avaient à raconter, il faut être très prudent, surtout pour celles qui n’étaient pas encore jugées : elles ont un discours assez stéréotypé, qui tend à les dédouaner », estime-t-il. « Évidemment, il est impossible de savoir si ce discours est franc ou s’il s’agit d’une forme de manipulation, d’instrumentalisation. »

Un cas qu’il a rencontré corrobore « quelque chose qu’on entend beaucoup », celui d’une mère plaçant l’idéologie au-dessus de ses enfants. Arrêtée avec trois enfants à l’aéroport d’Istanbul, elle a choisi d’en abandonner un afin de pouvoir rejoindre Daech.

Tirant les leçons de cette étude, il note que les quatre pays ont à la fois « une perception de la menace qui est différente, et une manière de traiter cette menace qui est différente ». « En réalité » selon lui, « ce qui est en jeu, c’est la transmission de valeur à des enfants. Comment un État agit-il là-dessus ? C’est évidemment très complexe quand on est dans un État libéral. »

Marc Hecker préconise de réhabiliter la notion de déradicalisation : « Elle a été extrêmement critiquée ces dernières années en France. Mais peut-être faudrait-il un petit peu la réhabiliter, car ce qui est en jeu, c’est que les valeurs transmises par des mères à leurs enfants ne soient pas des valeurs radicales. Et pour ce faire, il faut pouvoir faire évoluer la perception que ces femmes ont de leur environnement, de leur religion. »


Le djihadisme en Ukraine

Le djihadisme en Ukraine

par Revue Conflits – publié le 25 mars 2024


La notion de jihad associée au conflit ukrainien est, de prime à bord, troublante. Depuis le 11 septembre 2001, pour les Occidentaux ce terme renvoie plutôt à l’idée de guerres asymétriques menées par des terroristes islamistes arabes fanatisés. Alors que dans le cas présent, le conflit oppose deux États européens à majorité chrétienne dans le cadre d’une guerre de haute intensité.

A.L. L’auteur a effectué plusieurs recherches sur le djihadisme en Ukraine. Son travail a été volontairement anonymisé.

Les représentations occidentales sur l’islamisme ont ainsi été façonné par deux décennies d’attentats sur un territoire européen déchristianisé. En vingt ans, une multitude de groupes se sont revendiqués du jihad. De l’Afrique à l’Asie en passant par le Moyen-Orient, ils forment un ensemble hétérogène comportant des sociologies, des objectifs et des modes d’action variés pouvant parfois mener à des conflits internes. Cette arborescence d’acteurs rend leur compréhension difficile du grand public et entretient une vision floue sur ce qu’est le jihad. S’ajoute à cela le temps court de l’information face au temps long de l’histoire. La connaissance de l’islam et ses préceptes s’acquiert au gré des tragiques attentats où sont ensuite abordés brièvement sur des chaines d’information, des supposés conditions sociologiques ou religieuses menant à de tels actes. « L’étranger qui ne fait simplement qu’observer ne peut que partiellement comprendre, toute compréhension véritable requiert une participation imaginative à la vie des autres » écrivait le sociologue Robert Park. Ainsi le jihad est une notion protéiforme qui a évolué au fil du temps et des acteurs qui s’en revendiquent. Il doit être étudié au travers des textes mais aussi et surtout de ceux qui prétendent l’employer.    En Occident, cette notion de jihad est avant tout vu comme un appel à une forme de guerre sainte à l’égard de non musulmans. Cette représentation biaisée peut s’expliquer par la confrontation violente que le continent a eu ces dernières décennies avec les groupes terroristes. Elle est cependant réductrice mais dans ce contexte de violences la nuance est plus difficile à apporter. Si les djihadistes se réclament du Coran et de la vie du Prophète Mohammed pour justifier leurs actions, leur interprétation des écritures demeure marginale. Historiquement, l’idée d’un jihad militaire existe mais elle répond à des conditions précises pouvant davantage être associées à de l’auto-défense. Au Xème siècle, les auteurs appartenant au courant soufi ont quant à eux établi une distinction entre le « petit jihad » et le « grand jihad ». Le premier correspond à un jihad militaire mais serait moins important que le second qui serait intérieur contre la tentation du pêché. Au XIIe siècle, le théologien musulman Averroès distingue quant à lui quatre dimensions au jihad : l’effort par le cœur (intérieur), l’effort par l’épée (guerrier), l’effort par la langue (prédication), l’effort par la main (écrire au profit de l’islam et la bienfaisance) En 1928, l’instituteur égyptien Hasan al-Banna fonde l’association des Frères Musulmans. Il défend une vision politique de l’islam qui ne serait pas cantonné à la sphère privée. Il est suivi au milieu du XXe siècle par l’enseignant et intellectuel égyptien Sayyid Qutb. Ce dernier prône un jihad purement guerrier visant à la propagation de l’islam. Son exécution en 1966 a participé à la diffusion de ses écrits et un mouvement de solidarité envers les Frères Musulmans. Les groupes terroristes islamistes actuels tel que l’État Islamique s’inscrivent dans cette continuité que l’on qualifie de djihadiste à savoir « une doctrine de l’action violente au service de l’islam politique, lequel peut faire usage du terrorisme comme de beaucoup d’autres moyens, qu’ils soient coercitifs, persuasifs, voire légaux ». Ils ne doivent cependant pas occulter les autres interprétations, comme celles citées précédemment, qui placent la dimension militaire au second plan. Ainsi, plutôt qu’un concept clairement défini, le jihad apparait davantage comme une notion fluctuante, dépendante des interprétations et parfois, un outil au service d’une vision plus politique de l’islam. Ces questions d’islamisme et de la lutte contre le terrorisme ont occupé une place importante dans les politiques de défense des pays européens et des États-Unis. Le 24 février 2022, lorsque la Russie envahit l’Ukraine, une page semble se tourner. La guerre dite de haute intensité fait son retour sur le sol européen. Pourtant, seulement quelques mois après le début du conflit, le jihad ressurgit sur ce nouveau théâtre d’affrontements. Côté ukrainien, on trouve la présence d’anciens membres de groupes islamistes comme Abdul Hakim al-Chichani, de son vrai nom Rustam Azhiev, qui combattait auparavant en Syrie. Côté russe, différentes autorités musulmanes et le dirigeant de la République de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, ont appelé au jihad contre l’Ukraine et le « satanisme occidental ». On observe que le jihad est présent des deux côtés mais émane d’acteurs différents qui sont non-étatiques, infra-étatiques ou religieux. Ensuite, des éléments mobilisés par ces acteurs comme la justification religieuse, les discours ou encore la communication au travers des réseaux sociaux, n’est pas sans rappeler les modes d’action des groupes terroristes islamistes. Dès lors, le conflit en Ukraine apparait comme une hybridation entre des acteurs et des méthodes issus de guerres non conventionnelles mobilisant un narratif religieux au sein d’une guerre de haute intensité entre deux États laïques à majorité chrétienne. On peut donc se demander si la mobilisation du jihad dans le conflit en Ukraine témoigne-t-elle d’une mutation durable des conflits ? Comme chaque conflit, la guerre en Ukraine se tient dans un contexte historique et politique singulier. Pour comprendre les dynamiques propres à chaque acteur il faut d’abord s’intéresser aux guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2000) qui ont été particulièrement violentes et marquantes pour les belligérants. Elles constituent le point de départ du parcours de certains nationalistes qui par la suite créeront ou rejoindront des groupes islamistes dans le Caucase et au Moyen-Orient. Nous verrons ensuite comment ces combattants ont intégré différents bataillons de la Légion Internationale ukrainienne et leur rôle dans ce conflit. Dans une seconde partie nous étudierons les discours djihadistes côté russe. Il s’agit d’analyser le positionnement des autorités religieuses et politiques ainsi que leur réception par soldats. Enfin, nous verrons le rôle de la communication massive au travers des réseaux sociaux et comment elle sert de caisse de résonnance afin d’unir les troupes et de démoraliser l’adversaire.

1. La déterritorialisation du conflit d’indépendance tchétchène

Bien qu’il soit difficile d’établir une sociologie précise des combattants islamistes présents aux côtés des troupes ukrainiennes, la grande majorité d’entre eux sont issus des républiques musulmanes au sud de la Russie, Tchétchénie en tête. Pour comprendre leur participation à ce conflit, il est avant tout nécessaire de retracer leur parcours en partant des deux guerres de Tchétchénie. Elles ont à la fois formé un vivier de combattants radicaux mais également construit un rapport particulier entre la Russie et ses musulmans.

La genèse de l’islamisme caucasien

La fin de l’URSS en 1991 a conduit à la revendication d’indépendance d’une multitude d’anciennes républiques socialistes. Parmi elles, la République d’Itchkérie, actuelle Tchétchénie, revendique son indépendance cette même année. En conséquence, le 11 décembre 1994 la Russie lance une offensive militaire pour reprendre le territoire. Le chaos créé par ce conflit profite à des prédicateurs islamistes et wahhabites qui vont prospérer dans la région. Traditionnellement, l’islam soufi est majoritaire en Tchétchénie. Il promeut une dimension ésotérique et mystique de la foi et un jihad avant tout intérieur comme mentionné en introduction. Cette incursion du wahhabisme, soutenue par les pays du Golfe, est facilitée par la défiance de la population envers les imams traditionnels qui étaient réputés pour informer le KGB. En 1996, sont signés les accords de paix de Khassaviourt entre les autorités russes et tchétchènes donnant l’indépendance à ces derniers. Des élections présidentielles ont lieu en 1997 et le nationaliste laïque Aslan Maskhadov l’emporte avec 60% des voix. Cependant, la république se fracture entre les nationalistes modérés et les islamistes représentés par Chamil Bassaïev et le saoudien Ibn al-Khattab. L’augmentation de la criminalité et les difficultés économiques profitent à la propagation d’un islam radical. Face à cela, le président proclame l’instauration de la charia dès 1997 afin de satisfaire les revendications islamistes et de permettre des mesures violentes visant à baisser la criminalité. On assiste alors à une propagation et une radicalisation de ces mouvements religieux qui se déportent vers les républiques voisines (Daghestan, Ingouchie, Kabardino-Balkharie). Entre le 31 août 1999 et le 16 septembre 1999, une série de cinq attentats est perpétrée sur le territoire russe dont un à Moscou. Ils causent la mort d’au moins 290 personnes et sont attribués aux indépendantistes tchétchènes bien que cela soit contesté. S’en suit alors la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2009). La résistance tchétchène se divise entre les nationalistes et les islamistes qui s’organisent au sein de jamaat. Ces derniers, bien que moins nombreux, sont davantage visibles et ils comptent dans leurs rangs des combattants étrangers venant d’Al-Qaïda. Ce conflit sert de démonstration de puissance au nouveau président russe Vladimir Poutine. Dès le 6 février 2000, la capitale tchétchène Grozny est reprise par Moscou après de violents combats qui ont ravagé la ville. En 2003 les affrontements cessent et la république d’Itchkérie est rattachée à la Fédération de Russie à la suite d’un référendum. La même année, Akhmat Kadyrov devient président de la République de Tchétchénie au terme d’une élection contestée. Ancien vice-mufti de Tchétchénie, il a combattu aux côtés des indépendantistes durant la première guerre avant de se rapprocher de Moscou durant la seconde guerre de Tchétchénie. Il est tué en 2004 dans un attentat à la bombe. En septembre 2004, la prise d’otages dans l’école de Beslan qui fit 344 morts, marque une bascule dans le combat islamo-national tchétchène vers un terrorisme mondialisé. La vallée du Pankissi située au nord-ouest de la Géorgie et frontalière à la Tchétchénie devient un lieu de repli pour ces combattants djihadistes. En 2007 est proclamée la création de l’Émirat du Caucase par Doku Oumarov. L’objectif de l’organisation est de faire du Caucase « une zone purement islamique en y instituant la charia et en chassant les infidèles » puis « de reprendre toutes les terres qui étaient à l’origine musulmanes et qui se trouvent bien au-delà des limites du Caucase ». L’indépendance de la Tchétchénie apparait alors comme une lutte plus secondaire au profit d’une propagation de l’islam par la lutte armée à l’ensemble du Caucase. Le groupe se structure avec un organe consultatif (le Majlis ul-Shura), un bureau de représentation officiel à l’étranger, un organe d’information officiel (Kavkaz Center) publiant en russe, en anglais, en arabe, en turc et en ukrainien. L’Émirat du Caucase continue la lutte à travers le terrorisme. L’organisation a notamment revendiqué le double attentat suicide du 29 mars 2010 dans le métro de Moscou qui a fait 39 morts. En 2013, « l’émir » Doku Oumarov meurt et l’Emirat du Caucase s’essouffle. D’un côté on assiste à un manque de légitimité de son successeur daghestanais Aliskhab Kekebov. D’un autre côté al-Qaïda et l’État Islamique gagnent en influence et font concurrence à l’Émirat du Caucase. C’est le cas notamment au Daghestan où les chefs djihadistes choisissent de se rallier à l’État Islamique. L’Émirat du Caucase, après avoir entretenu une position ambiguë entre les deux groupes, prête allégeance à Al-Qaïda. Ceux qui combattaient naguère dans le Caucase pour l’imposition de la charia dans la région se retrouvent désormais disséminés entre la Turquie, la Syrie et l’Irak. La répression russe a poussé ces musulmans radicaux à quitter le territoire. Ces combattants devenus plus ou moins apatrides ont donc gonflé les rangs de l’État Islamique. Ils voient dans ce choix une opportunité de s’entrainer au combat en attendant la reprise du conflit en Tchétchénie mais également pour des raisons de subsistance économique. Les caucasiens s’organisent en katiba de l’État Islamique notamment Jaich al-Mouhajirine wal Ansar (« l’Armée des émigrants et des défenseurs »), mais aussi dans des groupes autonomes comme Ajnad al Kavkaz (« les soldats du Caucase »). En 2016 est même formée une société militaire privée djihadiste nommée Malhama Tactical (« la tactique de l’Apocalyspe »), dirigée à partir de 2019 par le tchétchène Ali al-Chichani.

Les savoir-faire acquis durant le conflit tchétchène sont maintenant mis au service de la cause islamiste. L’entrée en guerre de la Russie aux côtés de Bachar al-Assad en Syrie en 2015, confère une motivation supplémentaire pour ces djihadistes qui y voient une continuité avec la lutte menée sur leur territoire originel. Ce que l’on peut donc constater c’est que du chaos de la première et la seconde guerre de Tchétchénie, se répand un islam radical venu d’Arabie Saoudite. On assiste alors à une hybridation entre des revendications territoriales et des revendications islamistes. La déterritorialisation progressive de la lutte et la perte de vitesse de l’Émirat du Caucase poussent les combattants à s’insérer au sein de l’État Islamique ou al-Qaïda. Les soldats nationalistes sont devenus des djihadistes confirmés qui luttent désormais au Moyen-Orient. On observe une continuité et une certaine cohérence entre les différentes organisations qui se sont succédées. Le combat a progressivement basculé d’une motivation territoriale vers des revendications religieuses et idéologiques sans la remplacer complètement. Ces djihadistes sont, au fur et à mesure devenus des « exclus » de leurs pays d’origines qui s’insèrent au sein de groupes terroristes pour des raisons économiques et pour poursuivre la lutte contre la Russie À partir de 2014, s’ouvre un nouveau front en Ukraine avec les velléités indépendantistes dans les régions de Louhansk et de Donetsk soutenues par la Russie. Certains combattants actifs au Moyen-Orient y voient l’opportunité de lutter contre l’impérialisme russe et vont rejoindre des bataillons de mercenaires musulmans. En 2022 ce phénomène prend davantage d’ampleur avec l’invasion russe de l’Ukraine. 

L’Ukraine : nouveau théâtre de la confrontation anti-russe

La défaite des indépendantistes tchétchènes les a conduits à l’exil. Si certains, notamment islamistes, ont poursuivi la lutte dans le Caucase et au Moyen-Orient, une large partie des indépendantistes ont quant à eux trouvé refuge en Europe et en Turquie. L’Ukraine a également fait figure de terre d’accueil en raison de sa proximité géographique, de l’usage de la langue russe et d’une communauté musulmane Tatar bien implantée. Par la suite, cette destination fut le choix d’anciens djihadistes car il y était simple d’en acheter la citoyenneté, un passeport ou des armes. En 2014, lorsque la Russie annexe la Crimée et que des mouvements indépendantistes apparaissent dans la région du Donbass, la diaspora tchétchène se mobilise derrière les Ukrainiens.  En mars de cette même année, l’intelligentsia laïque tchétchène en exil au Danemark notamment Isa Munayev, fonde le bataillon Djokhar Doudaev du nom du président qui a déclaré l’indépendance de l’Itchkérie en 1991. De ce premier bataillon un second va être créé, le bataillon Cheikh Mansour qui est une figure tchétchène du XVIIIème siècle pour s’être battu contre l’impérialisme tsariste en unissant la population autour de l’islam. Les raisons de la scission entre ces deux bataillons est floue. Certains évoquent des divergences au niveau stratégique sur les zones de combat où agir en Ukraine. D’autres mettent en avant une séparation idéologique avec le bataillon Doudaev qui serait nationaliste et laïque tandis que le bataillon Cheikh Mansour serait guidé par des considérations islamistes et dont certains membres auraient combattu dans les rangs de l’État Islamique . Un troisième bataillon, Bechennaya staya (« la meute enragée »), a été créé. Peu d’informations à son sujet sont disponibles mais selon le média pro-russe Donbass Insider, il serait devenu une composante de la 57e brigade motorisée de l’armée ukrainienne. Jusqu’en 2022 les bataillons Djokhar Doudaev et Cheikh Mansour n’étaient pas reconnus par le gouvernement ukrainien. Le bataillon Doudaev comprendrait entre 300 et 500 hommes, principalement des tchétchènes mais également des volontaires issus du reste du Caucase. Les motivations de ces volontaires sont avant tout idéologiques. Ils sont issus de la diaspora tchétchène en Europe et se sont engagés dans l’objectif de contrer l’impérialisme russe qu’ils ont eux même subit. Il s’agit principalement de vétérans des guerres de Tchétchénie qui disposent ainsi de compétences militaires et de connaissances des tactiques de l’armée russe qu’ils mettent désormais à profit sur le théâtre ukrainien. Certains se battent dans l’objectif de déstabiliser la Russie à travers une décrédibilisation du pouvoir de Vladimir Poutine afin de reprendre ensuite le combat indépendantiste en Tchétchénie. L’invasion russe de 2022 constitue un catalyseur qui a mobilisé davantage de tchétchènes en exil. Deux nouveaux bataillons ont ainsi été créé : le Khamzat Gelayev Joint Task Detachment et le Separate Special Purpose Battalion (OBON).

Ce dernier a été fondé par le gouvernement d’Itchkérie en exil et se veut être son bras armé. Ce groupe serait principalement chargé de conduire des opérations commandos de reconnaissance. Peu d’informations sont disponibles au sujet de ces groupes. Seul un article émanant du site internet pro-russe « Donbass Insider » décrit de manière détaillée le bataillon OBON. L’auteur affirme que l’unité ne serait composée que d’environ 200 combattants dont beaucoup seraient des vétérans du djihad en Syrie et leur salaire en Ukraine serait de 400 euros par mois. Selon le site pro-israélien MEMRI c’est au sein de ce bataillon que combattrait Rustam Azhiev. Depuis 2015, il dirigeait le groupe islamiste tchétchène en Syrie Ajnad Al-Kavkaz. Il serait arrivé en Ukraine vers la fin de 2022 après avoir transité par la Turquie accompagné de quelques dizaines de combattants venus avec lui de Syrie. Il fut accueilli par le chef du gouvernement tchétchène en exil Akhmed Zakaïev. Ces différents bataillons ont été intégré au fur et à mesure à la Légion Internationale ukrainienne. Elle regroupe des volontaires internationaux venus combattre aux côtés de Kiev. Ils sont ainsi formés et équipés par les forces ukrainiennes. Bien que parmi les conditions pour la rejoindre il soit fait mention de l’interdiction d’avoir un casier judiciaire, on constate la présence d’anciens combattants djihadistes. Leur organisation est difficile à établir en raison du manque de sources claires et précises sur le sujet. Certains sont présents depuis 2014 tandis que d’autres ne sont arrivés qu’en 2022. Ils semblent s’être fondus dans la masse auprès d’autres combattants tchétchènes dans les différents bataillons. Leur présence est relativement discrète à l’exception de Rustam Azhiev qui a médiatisé sa venue. Du côté ukrainien, la présence de ces éléments djihadistes est difficile à gérer. En 2019 le gouvernement avait dissous et désarmé le bataillon Cheikh Mansour en raison de ses dérives islamistes avant de le réactiver en 2022. Un dilemme s’impose alors entre conserver ces combattants expérimentés ou les retirer pour éviter de décrédibiliser l’armée dans son ensemble. Si le pays a arrêté et extradé certains djihadistes jusqu’en 2021, cela ne semble plus d’actualité en raison du besoin croissant de soldats depuis le déclenchement de l’invasion. Par ailleurs le parlement ukrainien a œuvré à la mobilisation des indépendantistes tchétchènes en reconnaissant le 18 octobre 2022 l’indépendance de la République d’Itchkérie qui serait « temporairement occupée par la Russie ».

Dans un même temps, l’Ukraine compte environ 500 000 musulmans, principalement des tatars issus de Crimée. Pour autant, il n’y a pas la présence de discours promouvant un jihad contre la Russie de la part des autorités religieuses du pays. Selon l’ancien moufti ukrainien, Saïd Ismahilov, la guerre menée est un jihad car « selon la charia nous avons la permission de protéger nos vies, nos familles et nos propriétés », il n’appelle cependant pas au jihad en raison de la laïcité ukrainienne. On constate ainsi que le djihadisme du côté ukrainien relève davantage de la présence de vétérans du djihad que d’une organisation structurée autour d’un islam radical. Ces éléments semblent disséminés au sein des quatre bataillons « tchétchènes » qui appartiennent à la Légion Internationale Ukrainienne avec, semble-t-il, une prédominance dans les bataillons Cheikh Mansour et OBON. Leur présence sur ce théâtre n’est pas commanditée par d’autres organisations islamistes mais découle d’une volonté personnelle. Leur motivation à prendre les armes en Ukraine ne semble finalement pas si différentes que pour les autres volontaires : lutter contre l’impérialisme russe. Il subsiste cependant une dimension indépendantiste ou revancharde à l’égard de la Russie avec, chez certains, une volonté d’ensuite reprendre le combat en Tchétchénie. Leur présence constitue à la fois un atout militaire pour les forces ukrainiennes mais également un fardeau à gérer en raison de l’image qu’ils peuvent renvoyer à l’international. Il réside également un risque à plus long terme de savoir ce que deviendront ces mercenaires une fois la guerre terminée.

Ainsi, on constate une continuité entre le conflit tchétchène et la présence actuelle de djihadistes en Ukraine. Ce premier conflit a mené à la constitution de groupes armés radicalisés sous l’impulsion de prédicateurs venus notamment d’Arabie Saoudite. Devenus persona non grata en Russie après leur défaite, ils ont poursuivi leur lutte au fil des organisations islamistes. Le début du conflit en Ukraine en 2014 a représenté une opportunité pour certains djihadistes de reprendre les armes contre la Russie. Le besoin en soldats de l’Ukraine et leur recours à combattants étrangers a permis à ces vétérans de s’insérer au sein de bataillons musulmans. Leur présence en Ukraine résulte donc d’un contexte particulier qui remonte aux années 1990. Dans le cadre de ce conflit les vétérans du djihad ne semblent pas revendiquer un objectif religieux ou politique mais davantage lutter contre l’impérialisme russe avant d’envisager de reprendre le combat en Tchétchénie. De l’autre côté du front, la République de Tchétchénie fait également parler d’elle dans le conflit en Ukraine.  Depuis son accession au pouvoir en 2007, son dirigeant Ramzan Kadyrov tient la république d’une main de fer. L’invasion de 2022 est une nouvelle occasion de démontrer sa loyauté forte envers Vladimir Poutine en mobilisant les kadyrovtsy et un discours imprégné d’islamisme.

2. L’Islam : un outil au service du politique

La Russie est une fédération divisée en vingt-deux républiques qui peuvent être rassemblées en cinq groupes correspondant aux populations qui les composent : les peuples du Caucase, les peuples turcs, les peuples ouraliens, les peuples mongols et les peuples slaves et turcs. Cette diversité constitue un véritable enjeu dans les politiques menées par le gouvernement central. Il s’agit de fédérer des populations fondamentalement différentes et géographiquement éloignées autour d’un projet commun. Pour ce faire, à la sortie de la seconde guerre de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov a été placé à la tête de la république à la suite de son père Akhmad Kadyrov. Homme fort et loyal au Kremlin, il s’illustre dans l’invasion de l’Ukraine par sa mobilisation d’un discours djihadiste justifiant l’envoi de combattants et d’une communication à outrance pour fédérer ses troupes.

2.1 La justification religieuse de la guerre

Depuis le début de l’invasion russe le 24 février 2022, le narratif du Kremlin défend la vision d’une intervention nécessaire afin de « protéger la souveraineté, la sécurité et l’intégrité territoriale de la Russie ». À cela s’ajouterait une dimension libératrice de l’Ukraine du joug des néo-nazis. Ainsi, la guerre offensive se transforme en invasion préventive face à un Occident menaçant. Ce discours a par la suite été repris par les différentes autorités du pays notamment religieuses et politiques. En effet, bien que la Russie soit un pays laïc, la religion y joue un rôle majeur dans la propagation du discours politique. On retrouve en tête le Patriarche Cyrille qui dirige l’Église orthodoxe russe et qui se positionne notamment comme défenseur des valeurs traditionnelles de la Russie. Concernant la guerre en Ukraine, il proclamait que « Dieu interdit que la situation politique actuelle dans l’Ukraine fraternelle ait pour but de faire prévaloir les forces du mal qui ont toujours combattu l’unité de la Russie et de l’Église russe ». Au niveau musulman on retrouve en Russie un ensemble d’organisations où chacun de leur dirigeant s’est exprimé sur le conflit. Talgat Tadzhudin, chef de la Direction Spirituelle Centrale Musulmane d’Ufa, a déclaré que c’était « une mesure nécessaire ». Le président du Centre de Coordination des musulmans du Caucase, Ismail Berdiev, a quant à lui défendu le fait que « les innocents avaient besoin d’être sauvé des bandits », reprenant ainsi l’idée d’une Russie protectrice des opprimées. Ce franc soutien des organisations musulmanes à « l’opération spéciale » russe n’est pas désintéressé. Dans les coulisses, ces représentants sont en compétition pour démontrer leur loyauté au Kremlin qui leur fournit les financements dont ils ont besoin.

Ce que l’on constate c’est que la religion en Russie est indirectement contrôlée par le politique ce qui ne laisse pas d’autre choix aux autorités religieuses que de se faire le relais de celui-ci. Le soutien des institutions musulmanes répond davantage à des logiques organisationnelles qu’à une réelle conviction de son bien-fondé. Certains représentants musulmans vont cependant plus loin qu’un simple soutien puisqu’ils vont justifier religieusement la guerre. Des appels au jihad ou encore des fatwa sont proclamées à l’encontre de l’Ukraine. Le Cheikh Salah Hadji Mejiyev, principale autorité musulmane tchétchène a notamment déclaré : « dès le début nous avons décidé que l’opération militaire spéciale était un jihad sacré dans la voie d’Allah le tout puissant ». De plus, le Coran est utilisé à travers la mobilisation des batailles de Badr et Uhud où le Prophète se serait battu aux côtés de non musulmans pour aujourd’hui permettre la lutte avec les chrétiens orthodoxes russes. L’objectif de ces déclarations est de justifier, au niveau religieux, l’envoi au front des musulmans qui représentent 6% de la population russe. C’est un enjeu majeur côté russe puisque les républiques musulmanes semblent être les principales concernées par l’envoi de volontaires. Au début du conflit, un tiers des morts côté russe auraient des noms non slaves et majoritairement musulmans. Cette participation active au conflit est également soutenue par le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov. Il se montre comme un fervent défenseur de « l’opération spéciale » et a même appelé à une escalade des tensions. Placé au pouvoir à la suite de son père, il a depuis 2007 promu un islam dit traditionnel en Tchétchénie. En 2008, il a inauguré la grande mosquée de Grozny pouvant accueillir jusqu’à 10 000 fidèles puis en 2009 il a ouvert une université islamique. Kadyrov a également effectué deux pèlerinages à La Mecque et diffuse régulièrement des contenus religieux sur ses réseaux sociaux. La « réislamisation » de la Tchétchénie semble aller de pair avec le retour à la foi chrétienne promue par Vladimir Poutine. Dans ce cadre, Kadyrov agit comme un relais du pouvoir auprès des communautés musulmanes en Russie et dans le monde islamique. Il représente un islam qui se veut traditionnel et incarne en même temps la loyauté auprès du Kremlin. Il jouit au sein de la Fédération de Russie d’une certaine autonomie et de financements importants venant de Moscou menant, selon Anne Le Huérou, à un État dans l’État. Dans le cadre de l’offensive de 2022, Ramzan Kadyrov en appelle jihad contre le « satanisme occidental ». Au travers d’un discours imprégné d’islam, le président tchétchène cherche à mobiliser ses troupes. Il donne ainsi une dimension sacrée au combat mené sur le territoire ukrainien en créant une différence entre le bien que ses soldats représentent et le mal qu’incarne l’adversaire. Ce discours rentre dans un narratif russe plus large où est régulièrement pointée du doigt la « dégénérescence occidentale ». Kadyrov aurait à sa disposition entre 20 000 et 30 000soldats qui sont appelés les kadyrovtsy. Le principal groupe tchétchène s’appelle « Akhmat-Grozny OMON troops ».

Il fait partie de la garde nationale russe et dépendent du Kremlin.  En plus des troupes mises à disposition du pouvoir central, la Tchétchénie dispose d’un centre de formation militaire situé à Goudermes. Après une formation de deux semaines, les volontaires issus de différentes régions de Russie, sont envoyés combattre en Ukraine. Ramzan Kadyrov se place ainsi comme un élément majeur du dispositif offensif russe avec l’envoi de troupes, la diffusion d’un discours légitimateur et la formation d’une partie des nouvelles recrues. Si la dimension religieuse est promue de manière exacerbée par Kadyrov, ce sentiment ne semble pas partagé par ses soldats et les volontaires présents. Les motivations principales semblent davantages être financières ou bien l’obligation d’aller au se battre. Pour leur mission en Ukraine, ils seraient payés 600 000 roubles (6200 euros), dont la moitié payée par le ministère de la Défense et l’autre par la République de Tchétchénie. À cela s’ajouterait une pension de 3 millions de roubles (29 000 euros) pour les blessés ainsi que des primes pour chaque soldat ukrainien tué ou blessé. En réalité très peu toucheraient cet argent. Du côté des familles des victimes, on remarque qu’elles ne laissent pas de vœux sur leurs tombes comme le veut la tradition musulmane pour les shahid morts au pendant le jihad. Ainsi, on constate du côté russe une mobilisation d’acteurs religieux et politiques, principalement Ramzan Kadyrov, pour donner une dimension islamique à l’invasion de l’Ukraine. Cette dernière est dépeinte comme un mal qu’il faudrait combattre au nom de l’islam et ce, même aux côtés de chrétiens. Dans les faits, cette justification semble peu convaincante pour les soldats envoyés au front qui ont pour motivation première l’argent qui leur est promis. Ce qui se joue en réalité est une compétition entre les acteurs pour montrer leur loyauté envers le Kremlin. Celle-ci n’est cependant pas sans risque dans la mesure où cela pourrait conduire à une décrédibilisation des autorités musulmanes russes en raison de leur proximité avec le pouvoir politique. Ce phénomène pourrait à terme profiter à des prêcheurs, notamment islamistes, hors du système officiel à l’image de ce qu’il s’est produit en Tchétchénie entre les deux guerres. Au-delà du besoin de justification au combat et de la démonstration de loyauté envers Vladimir Poutine, la mobilisation d’un discours religieux s’inscrit dans le cadre d’une communication massive. Il agit comme un vecteur de forces morales pour unir les soldats russes mais également effrayer et démoraliser l’adversaire dans le cadre d’une guerre de représentations.

2.2 Communication et guerre de représentations 

Historiquement, les notions de terreur et de violence sont associées aux tchétchènes. Cette image a notamment été construite par différents auteurs russes comme Pouchkine dans son poème « Le prisonnier du Caucase ». Plus récemment, les deux guerres de Tchétchénie ont renforcé l’idée de vaillants combattants issus des montagnes. Lors de la mobilisation des kadyrovtsy dans le conflit en Ukraine, les journaux l’ont qualifié « d’arme psychologique » c’est-à-dire « l’emploi de méthodes et techniques de guerre visant à éveiller la peur chez l’adversaire ». En effet, le lendemain de l’invasion, le 25 février 2022, le président tchétchène a rassemblé ses 10 000 soldats sur la place de Grozny afin de proclamer leur mobilisation. Cette représentation théâtrale des forces tchétchènes n’est pas la seule du conflit. Leur leader Ramzan Kadyrov est très actif sur son canal Télégram qui rassemble plus de 2 millions d’abonnés. Il y partage principalement du contenu autour du conflit et de l’islam. Sa communication est très soignée avec des vidéos de haute qualité et du montage. Il se met en scène autour de ses proches et se présente en chef de guerre. On retrouve dans cette communication des éléments déjà présents dans celle de l’État Islamique. Dans sa thèse intitulée « La stratégie de communication du groupe État Islamique, sociologie d’un discours guerrier et violent de propagande et de sa réception par le droit pénal français », Tiffen Le Gall met en avant une distinction entre les vidéos de recrutement axées sur l’escapisme et celles sur le devoir et la guerre. Cette seconde catégorie développe un narratif basé sur l’héroïsme, la virilité et l’aspect guerrier. On retrouve ces éléments dans la communication tchétchène. Elle s’articule, selon Johann Lemaire, autour de trois éléments : ils ne subissent aucune perte, font face à une faible adversité, ils viennent en aide à la population. Cela participe à l’entretien du mythe d’un combattant tchétchène redoutable qui vise à galvaniser ses troupes et susciter la peur chez les ukrainiens.

Cette communication massive est reprise par les kadyrovtsy sur le terrain. Leurs unités sont celles disposant le plus de caméramans au sein de l’armée russe. Ils publient leurs réussites sur le front et partagent un certain esprit de camaraderie. Ils renvoient une image de soldats aguerris qui aiment faire la guerre. Cependant, ce qui est diffusé tranche avec le ressenti de leurs adversaires. En effet, les tchétchènes ne seraient pas de bons combattants en raison d’un manque de préparation en raison d’un entrainement court avant d’être déployé au front. De plus, ces combattants ont habituellement la charge du maintien de l’ordre plutôt que de la guerre frontale.  Les ukrainiens les surnomment ironiquement « les combattants de Tiktok » en raison de leur plus grande présence sur le réseau social que sur le terrain. Cette communication rentre dans le cadre d’une guerre des représentations c’est-à-dire « une guerre mentale, symbolique, une guerre de préparation des consciences visant à mobiliser les troupes amis et démobiliser les troupes ennemis ». L’objectif est double. Premièrement, il s’agit de renvoyer une image inspirant la crainte chez l’adversaire afin de les démoraliser. Deuxièmement, il s’agit d’unir ses propres troupes autour de la conviction de sa propre puissance tout en donnant une justification à leur mobilisation. Dans le cas présent, la religion et l’ethnie semblent servir de lien entre les combattants tchétchènes. Ils se regroupent autour des cris « Allah u Akbar » et « Akhmat sila » qui incarnent respectivement le religieux et l’ethnique. Enfin, les faits tendent à nuancer grandement cette communication.

Premièrement, nous l’avons vu, contrairement à ce que diffuse Ramzan Kadyrov, la motivation de ses combattants est davantage l’argent que la défense de l’islam. Deuxièmement, l’unité ethnique des tchétchènes semble compromise au vu de leur présence de chaque côté de la ligne de front. Pour finir, l’image de vaillants combattants est remise en cause par une présence avant tout en deuxième ligne pour notamment s’occuper des déserteurs ou servir de chair à canon. Ainsi, on observe que les technologies de l’information et de la communication sont massivement utilisées et maitrisées par les combattants tchétchènes. Elles sont utilisées aussi bien par les soldats sur le terrain que par le dirigeant Ramzan Kadyrov. Cette communication reprend des pratiques utilisées par l’État Islamique sur la qualité vidéo et les mises en scène représentant la virilité, la cohésion des troupes et la dimension religieuse de la lutte. Pour ce faire, les tchétchènes mettent en avant de manière outrancière les caractéristiques qui leurs sont attribuées de combattants à la fois féroces et pieux. L’objectif poursuivi par cette utilisation importante des réseaux sociaux est d’à la fois renforcer les forces morales des troupes et dans un même temps, véhiculer la crainte chez l’adversaire. Cette stratégie semble avoir un impact limité puisqu’elle ne semble pas suivie des faits à la fois dans sa dimension unificatrice et dans la peur créée au sein des troupes ukrainiennes. Ce que l’on peut donc constater c’est que le djihadisme du côté russe émane avant tout d’acteurs institutionnels et religieux. On assiste à un islamisme étatique qui va venir compléter la légitimation officielle en y ajoutant une dimension islamique. Les Ukrainiens sont décrits comme un mal à combattre entraînant la nécessité de proclamer et mener le jihad. Ce caractère religieux est amplifié et incarné à travers une communication importante notamment de Ramzan Kadyrov qui se positionne en chef militaire guidé par sa foi. L’objectif poursuivi est à la fois de créer un sentiment d’appartenance basé sur la religion pour motiver les troupes et d’en même temps de façonner un mythe autour du combattant tchétchène afin de faire réduire les forces morales de l’adversaire. Derrière ces ambitions, on retrouve en réalité des luttes internes entre des autorités en quêtes de reconnaissance auprès du pouvoir central. Dans les faits, la mobilisation d’un discours djihadiste amplifié par une communication importante semble trouver un écho assez faible au sein des soldats mobilisés qui sont avant tout motivés par le gain financier de leur engagement. Ce que l’on peut donc conclure c’est que le djihadisme dans le conflit ukrainien est protéiforme.

D’un côté, il est marqué par la présence d’anciens combattants du jihad ayant débuté leur lutte en Tchétchénie avant de passer par la Syrie et d’enfin arriver sur le territoire ukrainien. De l’autre, il est un outil utilisé par les institutions religieuses et politiques pour démontrer leur loyauté envers Vladimir Poutine et sert comme une arme de communication afin d’unir les combattants et de déstabiliser l’adversaire. Ainsi, le jihad dans le conflit en Ukraine répond à des dynamiques historiques, institutionnelles et politiques spécifiques. On constate que l’emprunte des groupes terroristes islamistes, notamment l’État Islamique, est encore présente avec la persistance d’anciens combattants dans ce conflit ukrainien et dans l’usage important des réseaux sociaux numériques. Toutefois, si le djihadisme est présent, il est bien différent des combats asymétriques de Syrie ou d’Irak. La présence de djihadistes dans des conflits périphériques n’est pas nouvelle. On peut notamment citer l’exemple de la guerre au Haut Karabakh aux côtés de l’Azerbaïdjan. Si ce phénomène n’est pas nouveau, il est cependant récent. Il correspond à un net recul des différents groupes terroristes, l’État Islamique en tête, et de la question du devenir de leurs membres. La présence de djihadistes tchétchènes en Ukraine illustre bien ce phénomène de combattants devenus plus ou moins apatrides qui se déplacent au gré des conflits. Dans le cas présent, cela se conjugue avec l’élargissement du spectre des forces en présences. La guerre devient de plus en plus hybride avec la présence d’acteurs n’appartenant pas directement aux armées officielles. Nous l’avons vu avec la Légion Internationale ukrainienne mais dans cette continuité, l’usage de mercenaires comme le groupe Wagner, participe à cette hybridation des conflits. Il pourrait être pertinent de poursuivre les recherches sur ce type de modèle d’armée hybride et leurs conséquences sur les conflits futurs.

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Économie de guerre: le coup de pression de Sébastien Lecornu qui n’exclut pas des réquisitions ou la priorisation

Économie de guerre: le coup de pression de Sébastien Lecornu qui n’exclut pas des réquisitions ou la priorisation

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 26 mars 2024

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2024/03/26/economie-de-guerre-le-coup-de-pression-de-sebastien-lecornu%C2%A0-24513.html


Si sur le front ukrainien, la situation est délicate, elle s’est améliorée sur celui de la production d’armement en France. Ainsi, selon des déclarations du ministre français des Armées, “nous allons pouvoir en 2024 nous offrir l’objectif de 100 000 obus de 155 mm dont 80 000 pour l’Ukraine et 20 000 pour les besoins de nos propres armées” (photo MBDA).

Toutefois, Sébastien Lecornu attend mieux des équipementiers tricolores. Il envisage même de recourir à des réquisitions de personnels, de stocks ou d’outils de production ou de forcer les industriels à accorder la priorité aux besoins militaires par rapport aux besoins civils, pour accélérer le réarmement des armées françaises et ukrainiennes.

Pour la première fois, je n’exclus pas d’utiliser ce que la loi permet au ministre et au délégué général pour l’armement (DGA) de faire, c’est-à-dire si le compte n’y était pas en matière de cadence et de délais de production, de faire des réquisitions le cas échéant ou de faire jouer le droit de priorisation“, a affirmé, mardi, le ministre lors d’une conférence de presse.

Les réquisitions, permises par la Loi de programmation militaire adoptée à l’automne, peuvent concerner des “personnels, des stocks ou des outils de production” pour les dédier à la production de matériels militaires, a-t-il rappelé, estimant que c’était “l’outil le plus dur de notre arsenal juridique”. Dans la ligne de mire du ministre figurent notamment les délais de livraisons du missile antiaérien de longue portée Aster produit entre la France et l’Italie par MBDA, qui sont trop longs au regard du ministre. 

Attaque de Charlie Hebdo-Six combats en 16 minutes dans un rectangle de 250 x 80 m par Michel Goya

Attaque de Charlie Hebdo-Six combats en 16 minutes dans un rectangle de 250 x 80 m

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 24 mars 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Nous sommes le 7 janvier 2015 à 11 h 20. Les frères Kouachi arrivent dans la rue Nicolas-Appert. Ils pénètrent au n° 6 croyant sans doute être dans les locaux de Charlie Hebdo. Après avoir menacé les employés et obtenu la bonne adresse, ils pénètrent au n° 10 et tirent sur les agents de maintenance, tuant froidement l’un d’eux, Frédéric Boisseau. Cet assassinat tranche avec l’attitude qu’ils auront par la suite avec ceux qui ne rentrent pas dans la catégorie qu’ils ont décidé de cibler, signe de tension extrême qui se détendra par la suite lorsqu’ils auront considéré avoir réussi leur mission. Une fois à l’intérieur du bâtiment, ils parviennent par la menace à obtenir le code d’accès au journal et arriver dans la salle de réunion du comité de rédaction.

Entre temps, un des premiers hommes attaqués a averti la police qui envoie immédiatement sur place une équipe de la Brigade anti-criminalité (BAC) du 11e arrondissement. Le contact avec l’homme qui a téléphoné permet de faire remonter le renseignement que l’affaire est sans doute liée à Charlie Hebdo, qu’il y a «Trois [erreur du témoin] personnes à l’intérieur du bâtiment avec des armes lourdes» et il demande du renfort. Outre un agent qui reste avec le véhicule, le reste de l’équipe (deux hommes et une femme) se met en position de bouclage sur les trois sorties possibles du bâtiment. Trois policiers en VTT sont alors en route depuis l’avenue Richard Lenoir suivis par deux autres en voiture pour parfaire le bouclage en attendant probablement l’arrivée de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI). 

Pendant ce temps, le premier combat a déjà eu lieu à l’intérieur du bâtiment. Les deux frères ont pénétré dans la salle de réunion où ils se trouvent face à un seul garde du corps. Malgré les menaces régulières, l’incendie de novembre 2011, les cyber-attaques et le classement public (Inspire, revue d’AQPA du printemps 2013) de Charb parmi les hommes à tuer, la protection de l’équipe de Charlie Hebdo avait été progressivement réduite de neuf hommes à un seul (plus une patrouille mobile régulière qui n’a été d’aucune utilité) en l’espace d’un peu plus de deux ans. Les soldats agissent toujours au minimum par deux, un seul homme ne pouvant en réalité compter que sur la chance lorsqu’il est surpris par deux attaquants équipés de fusils d’assaut. Malheureusement, Franck Brinsolaro n’a pas eu de chance ce jour-là.

A 11 h 33, les frères Kouachi sortent du bâtiment, côté rue Nicolas-Appert, calmement et en hurlant victoire («Nous avons tué Charlie Hebdo», «Nous avons vengé le Prophète», ce qu’ils répéteront à plusieurs reprises). Lorsqu’ils ouvrent le feu sur l’équipe qui arrive en VTT, la policière de la BAC placée à dix mètres dans le coin droit du bâtiment en face d’eux tire, trois fois seulement, avec son pistolet, les rate et se poste à nouveau derrière le mur. Elle déclarera : «Je suis entrée dans un état de paranoïa. J’étais persuadé qu’ils me voyaient».

Les images ne montrent pas alors les frères Kouachi comme étant fébriles et encore moins inhibés, mais comme étant « focalisés », c’est-à-dire concentrés sur une action précise à la fois comme le policier à terre vers lequel ils courent tous les deux en même temps, sans s’appuyer l’un après l’autre et utiliser les protections de l’environnement. Ils sont alors en situation de déconnexion morale. Le pire est déjà arrivé. S’ils sont très conscients cognitivement de ce qu’ils font, ils n’ont plus aucune conscience ni du danger, ni surtout de l’horreur de ce qu’ils font. Cette conscience peut venir plus tard avec les remords, mais ce n’est pas toujours le cas, loin de là. Cette focalisation cognitive explique pourquoi ils se concentrent sur des détails, comme plus tard la chaussure tombée, et en oublient d’autres, comme la perte de la carte d’identité lors du changement de voiture.

Le même phénomène de « focalisation » frappe aussi certainement les hommes et les femmes qui leur font face. La plupart se concentrent sur l’origine du danger immédiat, avec souvent une acuité accrue, mais d’autres peuvent rester sur la mission qu’ils ont reçue même si celle-ci a changé, un problème technique à résoudre, un objet, etc. Il y a forcément une déperdition de l’efficacité globale, surtout si les hommes et les femmes sont dispersés sans quelqu’un pour donner des ordres.

Le comportement dans une bulle de violence obéit ainsi à sa propre logique qui peut apparaître comme irrationnelle vu de l’extérieur. Pour le comprendre, il faut partir du stress et de sa gestion.

Stress et préparation au combat

La manière dont on réagit à un danger dépend de l’interaction de plusieurs systèmes nerveux. Lorsque l’amygdale cérébrale, placée dans le système limbique, décèle un danger, elle provoque immédiatement une alerte vers le cerveau reptilien et ses circuits nerveux rapides. Les ressources du corps sont alors automatiquement mobilisées par une série d’ordres bioélectriques et des sécrétions chimiques. Cette mobilisation immédiate se traduit par une concentration du sang sur les parties vitales au détriment des extrémités ainsi qu’une atténuation de la sensation de douleur. Surtout, elle provoque une augmentation du rythme cardiaque afin de permettre des efforts physiques intenses.

Quelques fractions de seconde après le cerveau reptilien, l’alerte de l’amygdale atteint le néocortex. Un jugement de la situation est alors fait, en quelques secondes au maximum, qui influe sur la mobilisation du corps de combat déjà déclenchée en la contrôlant ou, au contraire, en l’amplifiant. Or, ce processus de mobilisation devient contre-productif si son intensité est trop forte. Au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et des gestes jusque-là considérés comme simples peuvent devenir compliqués. Au stade suivant ce sont les sensations qui se déforment puis ce sont les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus difficile puis impossible de prendre une décision cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on imitera. Au stade ultime de stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la survie, ou plus exactement la menace principale est alors l’arrêt cardiaque et le corps y fait face en bloquant l’action de l’amygdale cérébrale. On peut rester ainsi totalement paralysé face à quelqu’un qui va pourtant visiblement vous tuer. Comme par ailleurs l’amygdale est reliée à la mémoire, sa paralysie soudaine entraine souvent aussi celle de la mémoire qui se fige sur la scène du moment. S’il survit, l’individu est alors condamné à revivre souvent cette scène.

On se retrouve ainsi avec deux processus, organique et cognitif, qui dépendent largement de l’expérience. La mise en alerte sera d’autant plus rapide que l’on a des situations similaires et des indices de danger en mémoire. L’intensité de la mobilisation sera plus forte si l’on est surpris et s’il s’agit de la, ou des toutes, première(s) confrontation(s) avec le danger. L’analyse intellectuelle qui suit passe aussi d’abord par la recherche de situations similaires (heuristique tactique), puis, si elle n’en trouve pas et si l’intensité du stress le permet, par une réflexion pure, ce qui est de toute façon plus long.

Or, le résultat d’un combat à l’arme légère à courte distance se joue souvent en quelques secondes. Le premier qui ouvre le feu efficacement l’emportant sur l’autre dans 80 % des cas, rarement du premier coup, mais plutôt par la neutralisation totale ou partielle de l’adversaire, en fragmentant par exemple ses liens visuels entre des hommes qui se dispersent et postent. Cette neutralisation permet de prendre ensuite définitivement le dessus et de chasser, capturer ou tuer l’ennemi. Encore faut-il être conditionné pour aller au-delà de la simple autodéfense et chercher sciemment la mort de l’autre (ne faire que du «tir à tuer» notamment). Dans le reportage de France 2 revenant sur les événements du 7 au 9 janvier, le responsable de la salle de commandement de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) déclare : «on avait en face à faire à des individus surarmés, entraînés». On a pourtant là des amateurs qui font face à des professionnels. Il se trouve simplement que pour ce contexte précis, l’auto-préparation des premiers a été supérieure à celle, institutionnelle, des seconds.

Les frères Kouachi se préparent à l’attaque depuis des mois. Ils sont équipés comme un binôme d’infanterie moderne, avec des équipements en vente libre (gilets tactiques) et de l’armement accessible par le biais de contacts criminels et grâce à l’ouverture des frontières et celle des arsenaux de l’ex-Pacte de Varsovie et de l’ex-Yougoslavie. L’ensemble-deux fusils d’assaut AKS-47 ou AKMS en 7,62 mm, un lance-roquettes M 82, deux pistolets automatiques et dix grenades fumigènes, des munitions en grande quantité — a été financé (environ 10 000 euros) de manière autonome par le biais de crédits à la consommation ou d’achats à crédit, une voiture par exemple, revendus immédiatement après. L’acquisition de l’armement a été sans doute la phase la plus délicate, mais pour le reste, grâce à Internet, un peu de temps libre et un espace discret pour s’entraîner et tirer, n’importe qui peut acquérir les compétences techniques nécessaires pour maîtriser l’emploi de cet équipement.

Face aux combattants auto-formés

La préparation la plus longue des frères Kouachi a été mentale. Se préparer au combat et plus encore à un massacre suppose une phase d’acceptation de ce qui n’est pas naturel et, pour le second cas, est même monstrueux. Les frères Kouachi et Coulibaly étaient déjà habitués par leur passé à la violence et son usage. Ils ont par ailleurs répété de multiples fois par les mots et surtout par des images mentales les actions qu’ils allaient mener, dans ses moindres détails, et sa justification en disqualifiant moralement les cibles qu’ils ont choisi. C’est ainsi qu’ils sont arrivés sur les lieux d’attaque en situation d’hyperconscience sous adrénaline, tendus d’abord puis de plus en plus relâchés dans le déroulement de l’action et de ce qu’ils considéraient comme des réussites. Ils sont également conscients de la supériorité de leur armement sur tout ce qu’ils sont susceptibles de rencontrer, au moins dans un premier temps. Des substances chimiques ou l’alcool simplement peuvent aider psychologiquement au moment, et surtout juste avant, l’action, mais souvent au prix d’une réduction des performances.

Les frères Kouachi ont parallèlement préparé leur mission, sans doute avec une reconnaissance préalable. Il n’y avait pas de caméras de surveillance dans la rue Nicolas-Appert qui aurait peut-être permis de déceler ces préparatifs et les patrouilles mobiles organisées toutes les 30 à 40 minutes par la police autour du site n’ont rien donné. Inversement, cette préparation a pu repérer justement la fréquence de ces patrouilles, de façon à glisser une attaque de quelques minutes entre elles, et l’absence des caméras. L’opération sur Charlie Hebdo comprenait néanmoins plusieurs manques importants, comme le lieu exact de la réunion du comité de rédaction et le code d’accès, éléments aléatoires susceptibles de retarder fortement son exécution.

Un fantassin seul a toujours des moments de vulnérabilité (changement de chargeur, déplacement, fatigue de l’attention, etc.). Le fait de s’associer en binôme permet de faire en sorte que ces moments de vulnérabilité de l’un soient protégés par l’autre, sans parler de l’aide éventuelle en cas de blessure. Ils peuvent aussi se fournir des munitions. Surtout, ils s’épaulent psychologiquement et cette surveillance morale contribue aussi à réduire les possibilités de faiblesse ou de réticence. Un binôme est ainsi bien plus actif et redoutable que deux hommes isolés. La vulnérabilité de leur structure résidait dans l’absence d’appui, un homme à l’extérieur pour les protéger d’une intervention ou au moins les avertir, et surtout d’un conducteur, figure imposée lorsqu’on envisage de s’exfiltrer (comme dans un braquage par exemple), ce qui était visiblement le cas. Le binôme a donc agit en laissant la voiture au milieu de la route, portes ouvertes et en comptant sur la vitesse d’exécution tout en sachant qu’il y avait plusieurs inconnues dans leur plan.

Ainsi équipés et formés, ils se transforment en cellule de combat d’infanterie. Le déplacement vers la zone d’action à partir de 10 h, avec la réunion des deux frères au dernier moment (Saïd venait de Reims, où il avait échappé à toute surveillance) s’est faite de manière « furtive » dans un mode civil, armes cachées, en évitant tout contrôle par un respect strict du Code de la route et avec la possibilité de présenter des documents d’identité. Les tenues sont « hybrides », c’est-à-dire à la fois banales et susceptibles de se transformer en tenues de combat, autrement dit qui n’entravent pas les mouvements et permettent de porter des équipements, éventuellement dans de grandes poches. L’utilisation de cagoules confirme la volonté d’exfiltration. Les commandos-suicide n’en portent pas. Pour autant, il semble qu’ils n’aient pas eu d’argent avec eux (d’où la nécessité de braquer plus tard une station-service), ni envisagé la possibilité de changer de voiture (le principal élément de repérage et de suivi) autrement que par un vol, opération aléatoire.

Face à ce groupe de combat miniature, les policiers qui arrivent les uns après les autres sont systématiquement en situation de désavantage. Dans le reportage de France 2, un policier parlant sous le couvert de l’anonymat déclare : «Il faut savoir que nous, on ne s’entraîne pas au tir de précision, on s’entraîne au tir de riposte, c’est-à-dire à 5 ou 6 m. Là, en plus ça bouge, il y a le stress. Le combat est perdu d’avance». Un autre : «Après coup, les policiers se sentent impuissants face à ce genre d’événements. On n’est pas préparé, on n’est pas équipé. C’est pas le casse-pipe mais presque».

L’usage des armes n’est pas le point central de l’action d’un policier ou d’un gendarme. C’est un phénomène très rare qui apparaît comme un geste ultime, au contraire du soldat dont la formation est organisée autour de cet acte. Une étude réalisée de 1989 à 1996, montrait que sur 29 000 policiers parisiens, seuls 218 avaient déjà ouvert le feu autrement qu’à l’entrainement, tirant 435 projectiles, dans l’immense majorité des cas à moins de 4 mètres. Ces projectiles étant tirés principalement pour stopper des véhicules, ils n’ont touché que 74 fois des individus, 45 au total, donc dix mortellement. Durant la même période, 20 policiers ont été victimes du devoir chaque année (6 depuis le début des années 2000). Policiers et gendarmes sont bien plus souvent tués que tueurs. Hors unités d’intervention, ils n’utilisent que très exceptionnellement leur arme et toujours en autodéfense.

Dans les premiers combats dans le bocage normand en 1944, on a remarqué que les fantassins américains novices tiraient très peu. On s’est aperçu au bout de quelques mois que cette inhibition provenait surtout du fait que le contexte dans lequel ils évoluaient et où ils ne voyaient que très peu d’ennemis était totalement différent de celui dans lequel ils avaient été formés. De la même façon, à Sarajevo, en juillet 1993 un soldat français du bataillon n° 4, sentinelle à l’entrée d’un pont a subi sans riposter ni même beaucoup bouger plusieurs rafales tirées par deux miliciens à l’autre bout du pont. Cet homme n’avait jamais ouvert le feu à l’exercice autrement que sur ordre et toujours face à de belles cibles en carton visibles et immobiles. Il s’est trouvé d’un seul coup dans une situation en contradiction avec sa formation et cette dissonance cognitive a accentué le stress déjà important pour un baptême du feu jusqu’à aboutir à une sidération.

Encore s’agit-il de cas où les combattants savent qu’ils ont un armement équivalent à celui de leur adversaire. Que s’insinue l’idée que celui-ci est inférieur (un pistolet face à un fusil d’assaut) et le stress est encore plus important. Une policière membre de l’équipe intervenant en VTT déclarera «On peut pas répondre à des Kalash. Faut être spécialisé, formé dans une unité d’élite». La gendarme départementale qui interviendra à l’imprimerie de Dammartin le 9 janvier expliquera de son côté : «On avait un simple pistolet, eux ils avaient des Kalachnikovs. S’ils nous tirent dessus, leurs cartouches passent à travers nos gilets, c’est comme une feuille de papier. Un simple gendarme à l’époque n’était pas préparé à affronter des terroristes». Mais de manière très significative, son collègue sous-officier plus expérimenté et ayant reçu une formation militaire réagira très différemment, malgré les mêmes équipements, et parviendra même à blesser Chérif Kouachi avec son pistolet. Il n’a tenu qu’à la crainte que son frère se venge sur un otage qu’il ne le tue ensuite.

Un entraînement est un conditionnement. Que celui-ci soit décalé face à une situation et il devient moins efficace que la simulation mentale pratiquée par les truands ou les terroristes, surtout lorsque cet auto-conditionnement est débarrassé de toute considération légale et réglementaire, facteurs qui complexifient en revanche la phase d’analyse « flash » des policiers. On aboutit ainsi à des hésitations, des maladresses (le simple grossissement de la pupille de l’œil sous l’effet du stress, l’augmentation des pulsations cardiaques, la tendance à rentrer les épaules, le souci de tirer vite suffisent déjà à être moins précis, d’un facteur 10 à 100, que sur un champ de tir) et des jugements inadaptés au contexte.

Contrairement aux frères Kouachi pour qui la situation est claire, tous les policiers autour d’eux sont en dissonance cognitive. Malgré les précédents de Mohamed Merah en 2012 ou même du périple Abdelhakim Dekhar qui s’était attaqué à des médias à peine 14 mois plus tôt, ils ne conçoivent pas encore l’attaque terroriste à l’arme à feu. Ils tordent donc la réalité pour la faire correspondre à une explication « normale ». La policière de l’équipe en VTT ne comprend pas qu’il puisse y avoir un braquage, le seul cas qu’elle envisage, dans une zone tranquille sans banque ni bijouterie et conclut que les témoins ont sans doute entendu des pétards. L’équipe de la BAC, après avoir soupçonné une fausse alerte, conclut qu’il y a une prise d’otages et applique la procédure correspondante. Lorsqu’il voit les deux frères Kouachi sortir avec des cagoules et des fusils d’assaut à la main, un des membres de la BAC se persuade contre toute logique qu’il s’agit de «collègues d’une unité d’élite». Personne ne songe au passage à neutraliser le véhicule des frères Kouachi lorsqu’ils sont à l’intérieur du bâtiment.

Stress organisationnel

Au moment du tir de la policière contre les Kouachi, son collègue de la BAC placé dans l’Allée verte essaie en vain d’avertir par radio du danger que courent les agents qui arrivent à vélo. Le message ne passe pas et les trois hommes tombent nez à nez sur les deux ennemis qui leur tirent dessus à quelques mètres. Ces tirs sont heureusement maladroits et les policiers, complètement surpris («Je me suis dit que j’allais mourir. Je ne comprenais rien») parviennent à échapper aux tirs en prenant un chemin immédiatement à droite et en se réfugiant dans un garage. L’un d’eux est blessé. L’équipe est neutralisée.

Les Kouachi montent dans leur voiture, prennent l’Allée verte en direction du boulevard Richard Lenoir. Ils aperçoivent une voiture de police qui arrive en sens inverse. Le policier dans l’Allée verte essaie à nouveau en vain d’avertir par radio. Leurs camarades dans la voiture croient voir la BAC et font des appels de phare. Les Kouachi ont donc encore l’avantage de la surprise lorsqu’ils descendent de la voiture et tirent au fusil d’assaut à quelques dizaines de mètres. Les policiers réagissent néanmoins très vite, tirent au pistolet à travers le pare-brise et font marche arrière jusqu’au boulevard Richard-Lenoir. Ils ne pensent pas à bloquer la sortie de l’Allée verte.

Si le renseignement opérationnel a été défaillant dans les jours et les mois qui ont précédé l’attaque, le renseignement tactique, sur le moment même de l’action n’a pas toujours été bon. L’équipe de la BAC arrive au moment du massacre sans connaître la nature particulière de la cible. Son action est orientée dans le sens d’un braquage, confrontation qui se termine le plus souvent, pour peu que le bouclage soit bien réalisé, par une négociation et une reddition. Ce sont finalement eux qui apprennent au centre de commandement, et pas l’inverse, le lien avec Charlie Hebdo et donc le caractère probablement particulier de la situation tactique. Par la suite, le réseau radio est saturé, phénomène classique lorsqu’un réseau centralisé doit faire face à un événement exceptionnel et que la hiérarchie multiplie les demandes souvent simplement pour soulager son propre stress et répondre aux sollicitations du « haut ». Ce blocage de l’information contribue au moins par deux fois à ce que les policiers n’aient pas l’initiative du tir.

Lorsque le véhicule de la police revient sur le boulevard Richard-Lenoir, le passage est libre pour les frères Kouachi qui malgré des tirs d’un policier de la BAC depuis l’Allée verte et de ceux qui ont reculé, prennent le boulevard en tirant également par la fenêtre passager. Aucun de ces coups de feu ne porte. Les Kouachi croisent d’autres policiers qui leur tirent dessus, toujours sans effet. Comprenant qu’ils sont à contresens, ils font demi-tour et reprennent le boulevard dans l’autre sens se retrouvant à nouveau presque dans l’axe de l’Allée verte. Ils se trouvent face à un nouveau binôme qui ne sait pas quoi faire. Ahmed Merabet se retrouve seul face aux frères Kouachi qui descendent de voiture, le blessent puis vont l’achever avant de reprendre la route. Il est 11 h 37. Ils sont ensuite pris en chasse par un véhicule de transport de détenus, trop lent pour les suivre. Après plusieurs accidents, les Kouachi braquent un automobiliste et lui volent sa voiture. Ils sont calmes et déclarent agir pour Al-Qaïda au Yémen. Ils se dirigent ensuite vers la porte de Pantin et la police perd leur trace.

Au bilan, la police a engagé entre douze et quinze agents, selon les sources, contre les deux frères Kouachi sans parvenir à les neutraliser, ni même les blesser ou les empêcher de fuir, déplorant en revanche deux morts, un blessé léger et plusieurs traumatisés. Le système de protection de Charlie Hebdo était insuffisant, l’action des unités d’intervention, dont les hommes sont évidemment bien préparés au combat, était trop tardive face à des combattants spontanés dont le but premier est de massacrer, qui ne veulent pas négocier et ne tiennent pas particulièrement à leur vie. Face à ces micro-unités de combat, les Mohammed Merah, Abdelhakim Dekhar, Mehdi Nemmouche, Amédy Coulibaly, Chérif et Saïd Kouachi ou Ayoub El Khazzani, sans même parler du commando du 13 novembre, l’organisation classique, nettement différenciée entre l’action de police « normale » et celle d’unités d’intervention centralisées, semble inopérante pour empêcher les massacres.

Que faire ?

Ces cas sont rares (une attaque d’un ou plusieurs hommes équipé(s) d’armes à feu tous les six mois depuis trois ans, à laquelle s’ajoutent des agressions de divers types) mais ils ont un impact considérable, amplifié par les nouveaux médias. Il s’agit donc d’un point de vue organisationnel, de faire un choix entre l’habituel et l’exceptionnel.

Dans le premier cas, on peut considérer que ces attaques n’engagent pas les intérêts vitaux de la France et qu’il n’est donc pas nécessaire d’investir en profondeur dans l’outil de sécurité intérieure. La menace disparaîtra avec le temps et il suffit de résister, d’encaisser les coups qui ne manqueront pas de survenir malgré toutes les précautions prises. On peut considérer au contraire qu’il faut faire face à cette nouvelle donne stratégique.

Dans ce dernier cas, il semble nécessaire d’augmenter la densité de puissance de feu efficace en protection de sites sensibles et surtout en capacité d’intervention immédiate (moins de quinze minutes sur n’importe quel point urbain). Il faut peut-être pour cela arrêter la diminution constante de densité de sécurité (nombre d’agents susceptibles d’intervenir immédiatement par 1000 habitants), ce qui suppose sans doute au moins autant une remise à plat de l’organisation qu’une augmentation des effectifs (250 000 agents au ministère de l’Intérieur).

On peut engager ponctuellement des militaires mais il faut comprendre que cela pénalise fortement la capacité d’action extérieure de la France, d’autant plus que leurs effectifs ont été considérablement diminués depuis vingt ans (il y a désormais moins de soldats professionnels qu’avant la fin du service militaire).

On peut aussi imaginer d’utiliser, en complément, des agents privés armés spécialisés dans la seule protection, comme sur certains navires pour les protéger des pirates. Cela suppose une évolution forte de la vision de la société sur ces groupes et de sérieuses garanties de contrôle et formation. Il faut déterminer enfin si ce modèle est plus économique que le recrutement de fonctionnaires.

Dans tous les cas, l’augmentation de cette densité, qui peut aussi avoir par ailleurs des effets indirects de réassurance sur la population et sur la délinquance, a des limites de recrutement. Elle peut aussi être tactiquement contournée par l’ennemi en déplaçant les attaques sur des zones moins densément peuplées et surveillées.

Il ne sert à rien d’avoir plus d’hommes et de femmes au contact, s’ils sont moins bien équipés et formés que ceux qu’ils combattent. Il apparaît donc toujours nécessaire dans ce cadre que les agents, hors unité d’intervention, soient capables de basculer d’une situation normale à une situation de combat en quelques instants, avec une double dotation d’armes (arme de poing/arme de combat rapproché). Si la policière qui a tiré sur les Kouachi à la sortie du 10 Nicolas-Appert avait utilisé un pistolet-mitrailleur (un vieux HK MP5 par exemple), l’affaire se serait probablement arrêtée là. La simple capacité de tir en rafales associée à un entraînement adéquat aurait sans doute suffi à éliminer cette menace sans avoir à viser, d’autant plus que cette puissance de feu aurait été beaucoup plus rassurante et donc stimulante qu’un simple pistolet automatique. Avec l’aide simultanée d’au moins un autre agent de la BAC, les frères Kouachi n’auraient eu aucune chance. De même que s’il y avait eu deux gardes du corps à la rédaction de Charlie Hebdo, il est peu probable, malgré la surprise, qu’ils aient pu être abattus au même moment. Cette double dotation a cependant des effets négatifs comme la charge supplémentaire de surveiller l’armement le plus lourd, rarement utile en fait.

Tout cela a un coût, en finances et en temps d’entraînement, mais cela suppose surtout un changement de regard sur les agents de sécurité, passant du principe de méfiance à un principe de confiance. Le premier soldat français tué durant la guerre d’Algérie a été abattu alors qu’il essayait de sortir ses munitions d’un sac en toile. Les premiers soldats engagés dans l’opération Vigipirate avaient également leurs munitions dans des chargeurs thermosoudés. Il est même arrivé que la prévôté retire leurs armes à des militaires en opération après des combats. Ces humiliations n’ont, semble-t-il, plus cours, et on s’aperçoit que non seulement les soldats ne font pas n’importe quoi pour autant mais sont plus efficaces. On peut considérer que mieux armer les agents de sécurité de l’État et assouplir leurs règles d’ouverture soit un danger majeur contre les citoyens, il est probable que cela soit surtout plus dangereux pour leurs ennemis.

Les attaques de combattants spontanés, plus ou moins dangereuses, de l’agression au couteau jusqu’à l’attaque multiple par un commando très organisé, existent déjà depuis plusieurs années et elles perdureront tant que la guerre contre les organisations djihadistes perdurera. Le cas d’Abdelhakim Dekhar en novembre 2013 montre d’ailleurs que d’autres motivations peuvent aussi exister.

Il reste donc aux décideurs politiques, et aux citoyens qui les élisent de faire ces choix. On peut se contenter, après chaque attaque, de réactions déclaratoires, de symboles et d’adaptations mineures. Cette stratégie de pure résilience peut avoir ses vertus, mais il faut l’assumer. On peut aussi décider de vraiment transformer notre système de défense et de sécurité pour faire face à l’ennemi, à l’intérieur comme à l’extérieur. Cela suppose des décisions autrement plus fortes qui auront nécessairement un impact profond sur notre système socio-économique et notre diplomatie.

La France ne sera pas tout à fait la même dans les deux cas mais le courage ne peut pas rester la vertu des seuls hommes et femmes qui sont en première ligne.


Principales sources :

Attentats 2015 : Dans le secret des cellules de crise, France 2, 03/01/2016.

Pierre-Frédérick Bertaux, « Les effets traumatiques de l’intervention violente », in Penser la violence, Les Cahiers de la sécurité — INHESJ, 2002.

Sur les aspects psychologiques : Christophe Jacquemart, Neurocombat, Fusion froide, 2012 et Michel Goya, Sous le feu-La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014.

Pour la réactualisation des déclarations des policiers (procès de septembre 2020)

Paul Konge, « Procès de l’attentat contre “Charlie Hebdo” : l’effroi des jeunes policiers face aux “kalach” des frères Kouachi » Marianne.net 14/09/2020, publié à 18 : 47 et fil Twitter Corinne Audouin, 16/09/2020.

Odessa mon amour ?

Billet du Lundi 25 mars rédigé par Ghislain de Castelbajac, membre du Conseil d’Administration et membre fondateur de Geopragma.

https://geopragma.fr/odessa-mon-amour/


Face aux attaques de tous bords auxquelles Geopragma et ses membres font face, il est temps de répondre aux adeptes du whisky churchilien d’un côté, et ceux de la vodka triste de l’autre, par un vieil armagnac bien construit et structuré.

Nous traitons la géopolitique de façon réellement indépendante, et défendons une analyse du temps long et des intérêts et évolutions des puissances. Nous ne sommes pas toujours d’accord, et c’est heureux. 

Les anciens diplomates français de tout premier niveau qui participent à nos travaux le savent: parler à tout le monde ne signifie pas cautionner. Il faut parfois ravaler ses opinions pour écouter l’adversaire, le représentant d’un régime honni, afin d’être force d’analyse, puis de proposition.

L’agora des réseaux sociaux et les donneurs de leçons inféodés brouillent l’écoute de la réflexion et de l’action géopolitique. 

Les « trolls » bas du front sévissent et polluent le débat : D’un côté les partisans d’un régime kleptocrate revanchard post-soviétique qui teste les limites d’européens sous tutelle américaine.

De l’autre, des hyènes dactylographes souvent payées par des officines étrangères bellicistes et non moins impérialistes, à l’agenda tout aussi dangereux pour la France.

Le plus comique étant que leur maître états-unien commence à se désengager justement de nos conflits européens pour des raisons budgétaires et électorales. Sans doute pris de panique par la perspective d’un désengagement de Washington, ces servants s’en prennent à ceux qui ne pensent pas comme eux pour tenter d’exister. 

Comme par enchantement, une offensive propagandiste est venue des tréfonds du ventre encore fécond de l’hydre néocon qui causa tant de souffrances depuis l’invasion illégale de l’Irak. La vague provient notamment de l’émissaire français d’un think tank américain belliciste, pour réclamer une intervention de nos troupes au sol sur le front ukrainien. Le relais fut comme par hasard immédiat auprès de Charles Michel (1) et du président Macron.

Or, c’est ce moment géopolitique, moment de vérité nue car les empires de l’Est comme de l’Ouest montrent leurs vrais visages, qu’il convient de saisir pour l’Europe et la France en particulier.

Normalement vouée à être apôtre de la Paix en cette année olympique, la France peut prendre l’initiative dans la future mise en place de négociations pour un cessez le feu en Ukraine, mais aussi et surtout pour la mise en place d’une paix durable en Europe orientale. 

Mais la méthode présentée par nos dirigeant est-elle la bonne ?

Stratégie du fou au fort ?

En évoquant la possibilité d’un envoi de troupes au sol, notamment dans la région d’Odessa, le président de la République s’adresse très certainement à l’électorat français dans un contexte d’élections européennes. Il s’agit d’un jeu politicien basé sur la peur et l’irrationalité.

Mais si l’on fait fi de cette manœuvre électorale en se concentrant sur le terrain géopolitique, le message que le président fait passer à Vladimir Poutine n’est pas dénué de tout fondement opératif. Reste à savoir s’il en découle une stratégie cohérente, qui elle-même servirait les intérêts fondamentaux de la France.

Dans un jeu du fou au fort, ou du fou au fou, il peut être intéressant de parler le même langage que la Russie expansionniste, en posant les bases d’une limite stratégique, ici territoriale, qui placerait Odessa en but de paix pour la France et l’Europe, et ferait apparaître Paris non plus comme une capitale coulée dans un moule eurocrate, mais bien comme une puissance historique européenne qui ferait valoir ses « droits » de manière parfois brusque, face au révisionnisme de Moscou.

Pour bien comprendre l’épisode faussement fuité dans la presse du président Macron qui, devant un verre de whisky, se verrait bien « envoyer des gars » à Odessa, suivi de cet aveu présidentiel géopragmatique : «Aider l’Ukraine, c’est aussi notre intérêt à court terme parce qu’il y a en Ukraine beaucoup de ressources, beaucoup d’éléments dont nous avons besoin pour notre économie». C’est intéressant, même s’il oublie de mentionner que plus de 40% des terres arables en Ukraine sont détenues par des investisseurs étrangers (mais non français) et qu’il faudra expliquer à nos agriculteurs le bienfait d’une entrée de ces ressources ukrainiennes sur le marché européen.

Face à l’ignorance d’une partie croissante de notre personnel politique, il faut donc reprendre le contexte historique :

La France est déjà intervenue entre 1853 et 1855 en Crimée pour combattre la Russie. Cette embardée fit près de 100 000 morts français, dans un conflit inspiré par l’Angleterre pour ses propres intérêts, les Britanniques étant restés au large de la péninsule pendant que les Français se faisaient tuer…pour rien à part quelques noms d’avenues parisiennes.

Le Général Marquis Armand de Castelbajac, qui était alors ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, avait -en vain- alerté l’empereur Napoléon III des dangers pour la France de se faire embarquer dans cette guerre.

Le vieux Général, blessé plusieurs fois à la Moskova, se souvenait de la campagne de Russie de Napoléon Ier, qui fit 500 000 morts côté français. Réprimandé à son retour à Paris par sa hiérarchie, l’Empereur qui avait depuis perdu son fils dans une autre envolée interventionniste stérile en Afrique du Sud, finit par reconnaître la sagesse du vieux général en le nommant sénateur du Gers à vie.  

Mi-décembre 1918 les Français ont débarqué à Odessa pour combattre les Russo-bolcheviks. La ville fut sous administration française jusqu’en mars 1919. Ce fut un échec, accompagné d’une mutinerie des marins français et des débats houleux à la Chambre.

La participation de la France à la construction de la ville en 1803, puis durant la première guerre de Crimée, et notre campagne d’Odessa en 1919 démontre à la Russie poutinienne que le sang versé par nos hommes n’est pas un vain mot. Il semble donc intéressant de faire entrer l’hypothèse auprès du Kremlin que la France a une certaine légitimité historique à vouloir défendre Odessa. Le président Poutine est un féru d’Histoire : je connais d’ailleurs les manœuvres et barbouzeries de son entourage le plus proche pour obtenir nos précieuses archives et souvenirs familiaux du général de Castelbajac qui ont concerné cette première guerre de Crimée.

Le président Macron peut donc trouver des arguments (autres qu’électoralistes) d’indiquer aux russes qu’Odessa est une ligne rouge pour la France.

Pour ces raisons historiques et quasi-« sentimentales », mais aussi pour des raisons stratégiques, car la fermeture du verrou d’Odessa bloquerait l’accès de l’Ukraine à la Mer Noire, qui redeviendrait un lac russo-ottoman.

Créé par Catherine II avec l’aide du duc Armand de Richelieu, le port d’Odessa est également le plus proche de celui de Sébastopol. La ville est aussi un verrou terrestre, à moins de 90 kilomètres de la frontière avec la République autoproclamée russophone et russophile de Transnistrie, séparatiste de la Moldavie.

Il est important que la paix en construction permette à chacune des deux parties de sauver la face. L’auteur de ces lignes a toujours défendu une ligne claire. Pour paraphraser François Mauriac, je pourrais dire que j’aime tellement l’Ukraine que je souhaite qu’il y en ait deux.

La paix des braves passe donc, qu’on le veuille ou non, par un partage territorial qui retrouverait les lignes naturelles des peuples russes et russophones qui habitent l’Ukraine orientale du bassin du Donbass ainsi que la Crimée, et une Ukraine occidentale héritière de la Mitteleuropa et pleinement légitime à retrouver la voie d’une réintégration aux ensembles européens : royaume polono-lituanien, Autriche-Hongrie, bientôt UE (?), qui en firent autrefois sa gloire.

Il est d’ailleurs très utile de se pencher sur des cartes projetant les projets de tracés des frontières de la très grande Pologne, telle qu’elle fut envisagée par la France -et par les empires centraux- en 1918 afin de contrer le tout nouveau danger bolchevique :

Le tracé intègre la Crimée et le Donbass à la nouvelle Russie, mais Odessa et son hinterland aurait été polonaise selon ce projet.

L’impossibilité d’un lac ?

Malgré les envolées lyriques et martiales de notre président, alors que nos forces armées « sont à l’os » pour reprendre les termes de nombreux officiers supérieurs, quel serait l’intérêt stratégique et militaire de la France, et même de l’Europe, d’envoyer des troupes, ou de devenir cobelligérants en Ukraine, particulièrement pour défendre le verrou d’Odessa ?

S’il est admis que la perte d’Odessa par Kiev serait un coup très dur porté à la nation ukrainienne car elle priverait l’Ukraine d’accès à la mer et permettrait aux Russes d’assurer leur jonction avec les Russes de Transnistrie, il me semble qu’il faut aussi envisager cette hypothèse malheureuse comme porteuse à l’avenir de paix et de stabilité retrouvée de cette région de l’Europe :

Nous avons à plusieurs reprises déploré l’absence de remise en cause des découpages soviétiques faisant fi des réalités des nations et des volontés des peuples qui composèrent l’ex URSS. 

C’est donc un crève-cœur et une tragédie que d’avoir abandonné à l’armée russe et son lot de destructions le nécessaire travail de révision de ces frontières administratives internes qui aurait dû se faire par des référendums d’auto-détermination dans les oblasts concernés, et par des traités : le manque de mise à plat des points de friction à la chute de l’union soviétique et l’absence de Pacte de stabilité tel qu’il existât pour l’Europe centrale en 1995, puis tous les événements subséquents avec l’accélération depuis le coup d’Etat de Maïdan en 2014 nous ont précipité dans ce gouffre d’une guerre qui pourrait entraîner l’Europe dans un ultime suicide.

Cette tragédie est malheureusement ficelée de longue date, notamment par les états-majors américains, qui avant même l’arrivée de Poutine au pouvoir, identifiaient trois actions qui permettraient aux Etats-Unis de conserver leur rôle à l’échelle mondiale : contenir la poussée de la Chine, assurer la division de l’Europe et couper la Russie de l’Ukraine. (2) Ces buts stratégiques américains sont atteints au-delà de leurs espérances, en poussant à la faute Poutine et en coupant pour plusieurs décennies la Russie de l’Europe, tout en la poussant dans les bras de la Chine.

Pourtant, au-delà de ces agitations idéologiques, il apparait aujourd’hui selon de nombreux experts que la capacité militaire de la Russie ne lui permet pas à ce jour de s’emparer d’Odessa, même si les attentats du théâtre Crocus près de Moscou le 22 mars, ainsi que les salves de missiles ukrainiens tirés sur Sébastopol, sont en train de faire basculer le conflit vers un engrenage de plus en plus incontrôlable.

A quelques encablures d’Odessa se construit actuellement en Roumanie, à proximité de la ville portuaire de Constanța, la future plus grande base militaire européenne de l’alliance de l’OTAN. La nouvelle installation abritera quelque 10 000 membres du personnel et leurs familles.

La situation ne serait donc pas -encore- aussi désespérée pour Kiev sur le front Sud-Ouest, qui entend profiter de sa situation sur la côte pour harceler la marine russe. 

Les annonces du président Macron seraient donc une stratégie de galvanisation à bon compte censée permettre une re-mobilisation des pays membres de l’OTAN. En utilisant le golem russe comme épouvantail, et le peuple français comme cobaye de peurs irrationnelles, la rhétorique guerrière et apocalyptique de certains oiseaux de malheur peut, en effet, servir de catalyseur électoral… ou de panique. (3)

Comme déjà exprimé à de nombreuses reprises, il existe pourtant une voie pour une Paix durable en Europe, mais celle-ci ne passera ni par le président Zelenski, emporté dans une voie sans issue tant par le Royaume Uni de Boris Johnson qui l’enfuma dans un refus d’accepter de rédiger des accords à Ankara en 2022, ni par la Rada qui instaura une loi interdisant toute négociation avec la Russie.

Il serait donc intéressant pour la France d’écouter les déclarations du général Zaloujni, CEMA ukrainien récemment destitué, plus au fait de la situation sur le terrain et sans doute plus pragmatique.

Peut-être même que dans une prise de conscience, certes tardive, de l’importance pour les européens de prendre enfin en main leur destin de défense du continent, nous pourrions -rêvons un peu- nous soustraire d’un ordre américain qui est de toute façon en demande de prise de distance. (4)

Mais entre soutenir la cause ukrainienne, prendre enfin conscience de l’inconstance des politiques budgétaires de défense de la France, et entrer dans une guerre totale (c’est l’ennemi qui vous désigne, y compris comme cobelligérant), il y a un abîme à ne pas franchir. 

Le cynisme ambiant des bellicistes en herbe est l’inverse d’une réflexion posée et construite. Elle s’apparente à une perte de contrôle, un errement guidé, aveuglé par les peurs, les sentiments, et sans doute l’ignorance, qui pourraient faire de la France une cobelligérante. Comme le disait le général de Gaulle, il n’y a que les arrivistes pour y arriver…


  1. https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2024/03/19/if-we-want-peace-we-must-prepare-for-war/
  2. C.f Zbigniew  Brzeziński, Le Grand Echiquier, 1997
  3. C.f : https://geopragma.fr/les-hypocrites-les-cyniques-et-leurs-golems/
  4. https://www.bvoltaire.fr/otan-75-ans-pour-quoi-faire/

Malgré 9 000 véhicules blindés perdus, la Russie pourra encore faire la guerre en Ukraine plusieurs années

Malgré 9 000 véhicules blindés perdus, la Russie pourra encore faire la guerre en Ukraine plusieurs années

 

Les chars perdus par les armées russes en Ukraine, ont fait l’objet de très nombreuses publications depuis le début du conflit en Ukraine, il y a maintenant deux ans. Toutefois, si pendant la première moitié du conflit, ces pertes étaient souvent interprétées comme un signe de l’épuisement progressif des armées russes, l’optimisme a depuis cédé la place à un pessimisme croissant, alors que les industries russes ont sensiblement augmenté leurs capacités de livraison, au point de venir compenser, semble-t-il, leurs pertes instantanées, si pas depuis le début du conflit.

Une récente analyse des clichés satellites des zones de stockage des équipements blindés russes, hérités de l’Union Soviétique, permet désormais de mieux comprendre la dynamique en cours, et la soutenabilité de l’effort produit par Moscou, pour venir à bout des défenses ukrainiennes. Et les conclusions ne sont guère encourageantes.

Sommaire

9 000 blindés perdus par la Russie en 2 années de guerre en Ukraine

Il est vrai que les armées russes ont subi des pertes effroyables depuis l’entame de l’offensive contre l’Ukraine. Selon les analyses, il semble qu’elles aient perdu, en deux années de combat, 9 000 véhicules blindés, mais aussi plus d’une centaine d’avions à aile fixe, et autant de voilure tournante, alors que de 100 000 à 150 000 russes auraient perdu la vie.

Destruction blindés en Ukraine
Les armées russes ont perdu 9 000 chars et 8 800 vehicules blindés en Ukraine, lors des deux premières années du conflit.

Notons, avant toute chose que, concernant les véhicules blindés, ces chiffres doivent être pris avec une certaine précaution. Non pas que les blindés décomptés n’aient pas été mis hors de combat, mais on ignore le nombre de véhicules récupérés et remis en état de combattre, par les russes.

Ce chiffre est d’autant plus élevé que, désormais, les lignes bougent peu, ce qui permet davantage aux sapeurs russes de ramener les blindés endommagés vers les centres de tris et de réparation. Il en va de même, d’ailleurs, du côté ukrainien.

Toutefois, dans de nombreux domaines, les pertes cumulées de l’armée russe en Ukraine, dépassent l’inventaire des armées françaises, britanniques, allemandes, polonaises, italiennes et espagnoles, cumulées. Rappelons que des pertes deux fois moins importantes, sur une période de temps cinq fois plus longue, avait convaincu Moscou de se retirer d’Afghanistan en 1989.

Pourtant, ici, ni le Kremlin, ni les armées russes, et pas plus l’opinion publique en Russie, semblent montrer le moindre signe d’épuisement ou de contestation vis-à-vis de cette campagne d’agression, construite sur des arguments que les russes eux-mêmes savent fantaisistes. Pire encore, les autorités russes, Vladimir Poutine en tête, paraissent plus confiantes que jamais, dans la perspective d’une victoire en Ukraine.

L’industrie militaire russe a livré 1 300 chars et 2 400 véhicules blindés au profil incertain

Il faut dire que, ces derniers mois, le rapport de force a progressivement évolué en faveur des armées russes. Celles-ci reçoivent, en effet, beaucoup plus de matériels neufs ou réparés, mais aussi de munitions, et d’hommes, que ne peuvent en mobiliser les armées ukrainiennes, de leur côté.

T-72 detruit en Ukraine
Au debut du conflit, les lignes bougeant rapidement, la recupération des blindés endommagés était particulièrement difficile.

Ainsi, les chercheurs Yohann Michel et Michael Gjerstad, de l’International Institute for Strategic Studies (IISS), ont publié le 12 février, une étude sur les pertes russes, mais aussi sur le renouvellement de leurs équipements, qui peut expliquer, en partie du moins, la confiance affichée par le kremlin ces derniers mois.

Selon celle-ci, les armées russes auraient reçu, en 2023, pas moins de 1 200 à 1 300 chars livrés par l’industrie de défense, et 2 400 véhicules de combat d’infanterie, et de transport de troupe blindés, des chiffres somme toute assez proche de ceux annoncés par les autorités russes à ce sujet.

Une grande partie de ces blindés, est constituée de véhicules hérités de l’époque soviétique, des chars T-72, T-80, T-62 et même T-55, ainsi que des blindés BMP-1, MT-LB et BTR-70, et des canons automoteurs 2S7 et 2S5, et prélevés sur les quelque 60 espaces de stockage répartis sur l’ensemble du territoire russe.

Ces blindés sont remis en condition de combattre, avec parfois des éléments de modernisation souvent inégaux, avant d’être envoyés, en flux tendu, vers les unités engagées en Ukraine, de sorte que la pression opérationnelle, et la concentration de la puissance de feu, demeurent égales en dépit des pertes, alors qu’elles vont décroissantes pour les Ukrainiens.

Les stocks de blindés russes dureront encore au moins 2 ans, surement plus

C’est précisément là que l’étude publiée par l’IISS, apporte des données particulièrement pertinentes. Les deux chercheurs ont, en effet, suivi l’évolution de ces stocks, en observant les clichés satellites depuis le début du conflit.

Zone de stockage russie chars
Images satelittes de la 22ème zone de stockage de chars en Russie, de juin 2021 à juin 2023.

Comme on pouvait s’y attendre, ces stocks ont sensiblement diminué depuis février 2022. Toutefois, cette évolution tend à se stabiliser, voire à décroître, alors que la production de blindés neufs, par l’industrie de défense russe, augmente dans le même temps.

De fait, les projections attestent que, sur la base des stocks d’armement restants, la Russie est en capacité de soutenir la même intensité de combat que lors des deux années qui viennent de s’écouler, pendant au moins deux ans, certainement trois, et peut-être même davantage, si la proportion de blindés neufs, produits par l’industrie, venait à augmenter, ou si les pertes venaient à baisser.

Ces données battent en brèche une des plus grandes certitudes d’avant-guerre, selon laquelle le parc de blindés de réserve en Russie, était à ce point mal entretenu, qu’il ne représentait plus un potentiel opérationnel mobilisable significatif.

La production de blindés russes neufs T-90M et BMP-3 accélère

Toute porte à croire, en effet, qu’au-delà des blindés prélevés sur les stocks de l’armée russe, le nombre de blindés neufs produits par l’industrie de défense russe, a considérablement augmenté depuis le début du conflit, et pourrait même continuer de croitre, dans les mois à venir.

Uralvagonzavod
L’usine uralvagonzavod de Nijni Taguil produirait une cinquantaire de T-90M et BMP-3 chaque mois.

La communication russe faisait déjà état, en janvier 2023, d’une production mensuelle d’une cinquantaine de blindés neufs, T-90M et BMP-3, par l’usine Uralvagonzavod de Nijni Taguil. Depuis, la représentativité de ces blindés, dans les pertes documentées en source ouverte, a augmenté de manière notable, venant, si pas confirmer de manière certaine, en tout accréditer cet ordre de grandeur.

En outre, d’importants efforts semblent être produits, par le Kremlin, pour réorganiser la Supply Chain de ces grandes entreprises qui assemblent les équipements neufs, pour accroitre cette production.

C’est en particulier le cas dans le domaine des moteurs, raison pour la laquelle l’annonce de l’ouverture d’une ligne de production de T-80BVM, équipés d’une turbine produite par des capacités industrielles différentes de celles en saturation pour produire les moteurs turbo diesel du T-72 et du T-90, parait cohérente.

En outre, même si la production de T-90M devait plafonner à 35 ou 40 exemplaires par mois, la Russie disposerait tout de même de 420 à 480 nouveaux chars, parfaitement modernes, par an, soit 4 fois plus que n’en recevront les européens, chaque année, sur les 10 ans à venir.

Un rapport d’attrition en faveur des armées russes aujourd’hui

Si le rapport de forces face aux armées européennes est déjà préoccupant, on imagine, aisément, à quel point il s’avère dangereux pour l’avenir de l’Ukraine. En effet, les industries ukrainiennes ne parviennent plus à produire de blindés lourds, d’autant que la Russie mène, depuis plusieurs semaines, une campagne de frappe systématique des infrastructures industrielles défense du pays, précisément pour améliorer le rapport de force en évolution.

chars perdus en Ukraine - Leopard 2 et M2 bradley ukrainiens
Les pertes ukrainiennes sont beaucoup plus difficile à compenser que les pertes russes, pour les hommes comme pour les equipements.

Dans le même temps, les stocks sur lesquels les européens ont pu prélever les blindés envoyés en Ukraine, depuis le début du conflit, tendent, eux aussi, à s’épuiser, alors même que le nombre de véhicules cédés est très inférieur à celui reçu par les armées russes sur la même période.

Ainsi, alors que les armées ukrainiennes sont engagées, depuis quelques mois, dans une trajectoire d’épuisement de leurs moyens, dont le manque de munition ne représente qu’un des aspects, les armées russes, elles, tendent à consolider leurs moyens, parfois, il est vrai, avec des blindés de plus de 60 ans, mais aussi de chars très modernes T-90M et T-80BVM.

Dès lors, si la production de munitions représente, aujourd’hui, l’urgence absolue pour donner aux armées ukrainiennes, les moyens de résister à la puissance de feu russe, il est aussi indispensable, pour les mois à venir, de mettre en œuvre, en Europe, des capacités industrielles dédiées à contenir l’évolution du rapport de force en matière de blindés, côté ukrainien.

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La France a proposé de mettre à disposition de l’Ukraine une partie de ses capacités de production de canons portés CAESAR, pour 80 exemplaires par an, si les financements requis étaient trouvés.

Faute de quoi, l’effondrement des armées ukrainiennes semble inévitable à moyen terme, une fois le seuil de densité de moyens disponibles, pour opacifier le front, franchit par des pertes non compensées.

Et de se rappeler que les quinze ou vingt milliards d’euros requis, chaque année, pour donner aux armées ukrainiennes, les moyens d’épuiser les armées russes, couteront certainement bien moins cher, aux européens, que l’arrivée probable de 10 ou 15 millions d’Ukrainiens en Europe fuyant le joug russe, à la suite de la chute des armées ukrainiennes. Ce sans même parler de l’évolution du tracé de la menace à l’Est, et des moyens nécessaires pour le protéger.

Article du 26 février en version intégrale jusqu’au 30 mars 2024

Paris et Berlin alignés sur la prochaine phase de MGCS

Paris et Berlin alignés sur la prochaine phase de MGCS


« Viel vorgenommen ». De fait, la coopération franco-allemande a fait plusieurs bonds en avant hier à Berlin, les ministres de la Défense de chaque pays actant notamment le lancement de la prochaine phase de développement du système appelé à succéder aux chars Leclerc et Leopard à l’horizon 2040-2045. 

Progresser sur huit piliers

« Nous avons un accord », s’est félicité Sébastien Lecornu lors d’une conférence de presse conduite avec son homologue allemand, Boris Pistorius. Repris en main il y a huit mois par les deux ministres, le dossier du « Main Ground Combat System » (MGCS) franchit enfin un nouveau jalon après un temps de latence. 

Parfois âpres mais toujours maintenues, ces discussions principalement étatiques débouchent sur une clef de répartition à 50/50 de la charge de travail entre industriels français et allemands tant pour la phase de développement que pour celle de production. Exit les 13 « Main Technological Demonstrators » qui prévalaient jusqu’alors, place à une phase dite « 1A » et à une logique de piliers capacitaires, deux notions héritées de l’équivalent aérien du MGCS, le programme « système de combat aérien du futur » (SCAF).

Non détaillés pour l’instant, ces huit piliers se concentreront sur des fonctions principales telles les feux « classiques », les feux « innovants », les plateformes, les systèmes de communication et de commandement (C2) et autres clouds de combat, la simulation, les capteurs, protections et infrastructures nécessaires pour accueillir le futur « système de systèmes » en unité. À l’inverse de MTD éphémères, ces piliers sont destinés à structurer le programme tout du long. 

Le ministre des Armées l’a plusieurs fois répété, MGCS sera bien plus qu’un simple successeur des chars actuels. L’innovation s’étendra par exemple aux feux, ceux-ci comprenant potentiellement des armes lasers privilégiées pour se prémunir de la menace anti-drones mais pas seulement. « Il y aura un usage massif de l’intelligence artificielle », complète le cabinet ministériel, mentionnant une IA injectée non seulement dans les systèmes de C2 mais aussi dans les capteurs.

« Un bon accord »

L’effort à venir mobilisera plusieurs acteurs. Les deux maîtres d’œuvre du programme bien sûr, KNDS (Nexter+KMW) et Rheinmetall, mais aussi d’autres grands noms du secteur comme MBDA, Thales, ou encore Safran. Et jusqu’à quelques PME, dont au moins relevant du domaine des armes à énergie dirigée. Il s’agira pour l’équipe constituée de plancher sur un pré-démonstrateur ainsi que de répondre à plusieurs questions en suspend, dont celle du nombre et de la tailles des plateformes composant un système MGCS.

Le cabinet ministériel a salué l’obtention d’« un bon accord », non seulement « parce qu’il permet d’avancer » mais aussi parce qu’il consolide les intérêts industriels de chaque pays. Ainsi, si chaque pilier sera piloté par un industriel allemand, français, ou par un duo binational, « Nexter sera un acteur très important de la partie française, KMW sera un acteur très important de la partie allemande ». « Ce qui est important pour nous et est respecté par cet accord, c’est que le groupe KNDS est bien le centre du projet », nous explique-t-on. 

La suite ? La signature, le 26 avril à Paris, de l’engagement juridique relatif à cette phase 1A. L’alignement obtenu, les industriels retenus se verront notifier les contrats correspondants d’ici la fin de l’année par l’Allemagne, pilote du projet. Coût de la manœuvre ? De l’ordre de «  plusieurs centaines de millions d’euros ». Côté français, 500 M€ sont sanctuarisés par la loi de programmation militaire pour 2024-2030 pour abonder le sujet MGCS. Un engagement qui prend une autre dimension au vu des 30 M€ investis depuis 2017. 

Cette avancée ouvre, enfin, de nouvelles perspectives en matière d’élargissement. « D’autres pays frappent à la porte, et notamment en Europe », pointe l’entourage ministériel. Désormais observatrice à part entière, l’Italie est l’une des premières concernées par une bascule vers un « dialogue beaucoup plus étroit ». Dans un second temps, certes, mais cette fois avec un horizon bien dégagé.

Journée nationale des PMM 2024 : l’esprit d’équipage au cœur d’une journée de cohésion

Journée nationale des PMM 2024 : l’esprit d’équipage au cœur d’une journée de cohésion

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 24 mars 2024

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Hier samedi a eu lieu la deuxièmejournée nationale des préparations militaires marine (PMM)“. Dans le contexte des prochaines commémorations du 80e anniversaire de la Libération, cette édition 2024 s’est déroulée autour du thème “L’engagement pour la liberté”. Pour l’occasion ont été réunies à Cherbourg les PMM “Dumont d’Urville” de Cherbourg et “Amiral Hamelin” de Caen-Epron.

La journée a débuté par une cérémonie des couleurs sur le site de l’École des spécialités du commissariat des armées (ESCA) de Querqueville. Pour le premier temps fort de la journée, des olympiades mémorielles, un temps d’accueil a permis de former les équipes mélangeant stagiaires des deux PMM et délégations de leurs unités marraines respectives. Pour l’occasion, chacun des sportifs a revêtu un tee-shirt du Bleuet de France, offert par l’établissement du service national et de la jeunesse de la zone Nord-Ouest (ESNJ-NO).

A chaque épreuve des olympiades encadrées par les moniteurs sportifs de la Marine, les équipes ont dû répondre à des questions concernant la Marine nationale et le débarquement de 1944 en Normandie.

Durant l’après-midi, le groupe s’est déplacé vers la Cité de la mer. Le VAE Marc Véran, commandant l’arrondissement maritime de la Manche et de la mer du Nord, a procédé à la lecture de l’ordre du jour établi par le CEMM, puis a prononcé une allocution pour marquer cette journée spéciale.

Grâce à une subvention de l’UE, Nexter va produire 8 fois plus de charges modulaires pour les obus de 155 mm

Grâce à une subvention de l’UE, Nexter va produire 8 fois plus de charges modulaires pour les obus de 155 mm

 

https://www.opex360.com/2024/03/22/grace-a-une-subvention-de-lue-nexter-va-produire-8-fois-plus-de-charges-modulaires-pour-les-obus-de-155-mm/


En juillet 2020, alors qu’il produisait 1000 obus de 155 mm par mois, le groupe Nexter passa une commande de 70’000 charges modulaires à Eurenco, dans le cadre d’un marché notifié au profit de l’armée de Terre. « Ce contrat permet de soutenir et de renforcer la capacité de production de la filière munitionnaire française au profit des armées, mais également d’améliorer la flexibilité du site d’Eurenco Bergerac », avait-il souligné à l’époque.

Seulement, les besoins en charges modulaires ont significativement augmenté depuis le début de la guerre en Ukraine, d’autant plus que la France s’est engagée à fournir 3000 obus par mois à l’armée ukrainienne. Et cela signifie qu’il faut également davantage de poudre propulsive…

D’où la subvention que la Commission européenne vient d’accorder à Nexter, dans le cadre du plan ASAP [Act in Support of Ammunition Production] qui, doté de 500 millions d’euros, doit permettre de porter la capacité européenne de production de munitions à 2 millions d’obus par an d’ici la fin de l’année 2025.

Ainsi, 41 millions d’euros viennent d’être débloqués pour augmenter la production de poudre explosive. Cette somme se partagera entre Nexter, le norvégien Nammo et le lituanien Valsts Aizsardzibas Korporacija.

« Les travaux initiés par Nexter [ou KNDS France] pour adapter l’outil industriel à une posture d’économie de guerre passent notamment par la réduction des goulets d’étranglement et des dépendances stratégiques. À ce titre, la poudre propulsive est un composant nécessaire à la fabrication des charges modulaires, qui font partie du ‘coup complet’ d’un obus d’artillerie de 155 mm », a commencé par rappeler l’industriel français, via un communiqué diffusé le 19 mars.

« La subvention européenne du plan ASAP permettra ainsi à Nexter, et sa filiale munitionnaire italienne SIMMEL DIFESA, en coopération avec ses partenaires, d’accroitre ses capacités de production de poudre propulsive. Cette capacité vient en complément de celle d’autres acteurs industriels, réduisant de fait les chemins critiques d’approvisionnement », a-t-il ensuite expliqué.

Cette subvention de la Commission européenne permettra ainsi à Nexter de porter la capacité de production annuelle de charges modulaires de 50’000 à 400’000 d’ici trois ans. Elle permettra « d’ancrer le soutien aux forces armées ukrainiennes dans la durée », a commenté l’industriel, avant de rappeler qu’il a « déjà multiplié par deux sa capacité de production de munitions d’artillerie, et par trois celle de CAESAr » [Camion équipé d’un système d’artillerie].

Photo : Nexter/KNDS

Audition des directeurs de la DRM, DGSI et DGSE sur les menaces sécuritaires en Afrique

Audition des directeurs de la DRM, DGSI et DGSE sur les menaces sécuritaires en Afrique


 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous allons entendre, à huis clos, trois acteurs clés des services de renseignement, venus nous parler des risques et menaces sécuritaires en Afrique et depuis l’Afrique : le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire ; M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, la DGSI, dont la présence s’explique par la porosité entre les sujets de sécurité intérieure et ceux de sécurité extérieure ; le directeur général adjoint de la sécurité extérieure, que nous avons le plaisir de recevoir pour la première fois, sachant que nous avons déjà auditionné dans le passé le directeur général de la sécurité extérieure, M. Bernard Emié, lors des auditions relatives au projet de loi de programmation militaire.

Conflits, migrations économiques et climatiques, réseaux criminels, États défaillants narcotrafics, les risques et menaces sécuritaires en Afrique et depuis l’Afrique sont nombreux. On peut mentionner la situation au Maghreb et en Afrique de l’Ouest, la déliquescence de la Libye et du Soudan, les tensions dans la Corne de l’Afrique et ses approches maritimes, la guerre en Éthiopie, les menaces au Mozambique, les exactions commises à l’Est de la République démocratique du Congo (RDC), les difficultés au Cameroun, l’insécurité dans le Golfe de Guinée. Nous ne pourrons traiter aujourd’hui de l’ensemble de ces sujets mais il nous intéresse d’entendre l’analyse toujours éclairée et pondérée de nos services de renseignements sur l’évolution géopolitique des risques et des menaces sécuritaires sur ce continent. Cela nous permettra de mieux comprendre les enjeux de l’adaptation de la politique de défense que nous y déployons et de contribuer à la stratégie française et européenne.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire. L’exercice auquel vous nous conviez a quelque chose de frustrant, pour nous comme pour vous, car il va de soi qu’aucune information classifiée ne sera diffusée au cours de cette audition, pour la raison principale que nous devons protéger nos accès, le bien le plus précieux des services de renseignement, et protéger nos forces.

Le renseignement d’intérêt militaire, vise à évaluer les capacités que nos compétiteurs ou des groupes armés peuvent être amenés à utiliser, et leurs intentions opérationnelles. Il est produit au profit du chef d’état-major des armées pour lui permettre d’élaborer des options stratégiques, et des forces en opérations pour préparer leur engagement. Le renseignement d’intérêt militaire ne traite ni du renseignement d’intérêt économique, ni du renseignement politique. En Afrique, la direction du renseignement militaire (DRM) a pour mission de fournir des appréciations de situation sécuritaire pour préparer des opérations de diverses natures : évacuations de ressortissants, comme ce fut le cas au Soudan en avril dernier ; opérations conduites à la demande de nos partenaires, telle Serval il y a une dizaine d’années ; opérations de lutte contre le terrorisme, souvent en coopération avec la direction générale du renseignement extérieur (DGSE). La DRM est aussi chargée d’appuyer ceux de nos partenaires africains qui le demandent, sur le plan méthodologique ou capacitaire.

Vous le savez, notre dispositif militaire en Afrique évolue. Le dispositif, la capacité et les accès de la DRM évoluent parallèlement, mais pas nécessairement de la même manière ni de façon synchronisée dans l’espace ou dans le temps, parce que le renseignement précède la décision et l’action.

Quelles sont, de notre point de vue, les évolutions à l’œuvre en Afrique ? S’il est risqué de tenter de globaliser un continent d’une extrême variété, des tendances de fond se dégagent. La première est une instabilité historique qu’illustrent les 220 coups d’État dénombrés sur le continent depuis soixante-dix ans – environ trois par an. Faiblesse de certains États ou de systèmes de gouvernance, corruption, trafics, clivages ethniques, fragilité des frontières au regard de réalités locales, de multiples facteurs expliquent cette instabilité chronique qui constitue une fragilité.

Or, cette instabilité s’aggrave à mesure que la prolifération des armements s’accroît, qu’apparaissent des armes de plus en plus sophistiquées tels les drones armés et que les capacités aériennes des États montent en puissance. Les capacités d’action et la létalité des armes utilisées dans les conflits en sont accrues. D’autre part, certaines armées ou certains pays recourent de plus en plus à des supplétifs qui complètent leur capacité à user de la force, parfois au mépris de règles dont ils pensent pouvoir s’affranchir.

Par ailleurs, les organisations régionales africaines peinent à contenir les conflits et à réguler les tensions sécuritaires sur le continent, en dépit d’une réelle volonté politique qui a cependant du mal à s’incarner et à se concrétiser sur le terrain. Enfin, le système de régulation internationale est contesté, affaibli, certains pays exprimant leur défiance à l’égard d’un dispositif dont ils constatent la relative inefficacité. Ainsi le Mali a souhaité le départ de la MINUSMA de son territoire, et la RDC celle de la MONUSCO.

L’aggravation de l’instabilité et l’usage de modes d’actions plus durs entraînent un nombre accru de victimes : on estime qu’il y a eu environ 120 000 morts civils dans les conflits sur le continent en 2022. D’autre part, ceux-ci ont changé de nature : ce ne sont plus des conflits étatiques ou infra-étatiques mais de plus en plus souvent des conflits régionaux ou sous-régionaux. On le voit au travers des actions terroristes au Sahel, bien souvent transfrontalières – au point de déborder sur certains pays du Golfe de Guinée – dans la région des Grands Lacs, dans la Corne de l’Afrique, autour du lac Tchad, etc.

Trois facteurs risquent d’accélérer cette fragilisation : l’explosion démographique sur un continent qui compte aujourd’hui 1,3 milliard d’habitants et qui en comptera 2,5 milliards en 2050 ; l’urbanisation, puisque deux tiers de ces 2,5 milliards de femmes et d’hommes vivront en zones urbaines en 2050, avec une capacité de sécurisation souvent absente ou très diffuse hors des centres urbains principaux ; la régression du modèle démocratique dans certains pays africains.

Ces fragilités structurelles qui s’accentuent sont autant d’opportunités à saisir pour les terroristes et pour certains de nos compétiteurs qui pourraient trouver là des moyens de contester l’ordre établi pour faire valoir leurs intérêts.

Les deux mouvances terroristes principales sont la branche africaine d’Al Qaïda, relativement affranchie d’Al-Qaïda « centrale », et l’État islamique par le biais de ses quatre principales wilayas africaines (Sahel, Afrique de l’Ouest, RDC et Mozambique), qui poursuivent leur essor de manière inégale, la « tête de gondole » étant l’État islamique au Sahel. Ces wilayas, qui savent parfaitement exploiter la permissivité des États africains, peuvent mobiliser des ressources humaines presque illimitées.

Face à ces mouvances terroristes vivaces et même en expansion, les réponses africaines sont diverses, parfois faibles, et le rejet de l’appui occidental par les juntes sahéliennes facilite l’ancrage territorial terroriste et l’extension de ces groupes vers le Golfe de Guinée. Les États tentent de diversifier leurs appuis partenariaux en faisant appel à la Russie, à la Chine, à l’Iran et à la Turquie mais il n’est en rien certain que cette diversification suffira à leur faire reprendre l’initiative face à la menace terroriste. De plus, la réponse des États africains se limite trop souvent au seul champ sécuritaire.

Pour les armées françaises, la prise en compte de la menace terroriste croissante en Afrique restera un impératif, parce qu’elle vise nos ressortissants, nos emprises, nos intérêts et nos partenaires locaux et aussi parce qu’elle met en péril la stabilité des États.

Ces fragilités constituent des opportunités que nos compétiteurs stratégiques tentent de saisir. Je m’attarderai sur les deux compétiteurs principaux que sont la Russie et la Chine. Moscou s’est réengagé avec volontarisme sur le continent africain depuis le début des années 2000. Son offre sécuritaire est maintenant diversifiée : vente d’armes, déploiement de sociétés militaires privées, formation des armées africaines… Ces offres se conjuguent à une exploitation désinhibée du champ informationnel pour lutter contre les influences ou la présence occidentales. La Russie a fait de la Libye et de la Centrafrique des pays tests avant de propager son influence. Mais l’exploitation par Moscou du renversement de pouvoirs étatiques, notamment au Sahel, par son appui aux juntes, ne sera probablement pas de nature à juguler l’extension de la menace terroriste. L’action russe en Mozambique a été un échec dont on ne parle pas assez, et nulle part l’action russe n’a suffi à imposer la paix.

La Chine, pour défendre ses intérêts et apparaître comme une puissance responsable, déploie une offre militaire au profit d’États africains. Elle le fait sous trois formes : un engagement accru dans les opérations militaires de paix de l’Onu ; l’approfondissement des relations de défense avec la presque totalité des pays d’Afrique ; l’exportation d’armements vers des États africains. À cela se combine la volonté d’ouvrir des bases en Afrique. Il existe une base chinoise à Djibouti depuis quelques années et la Chine essaye désormais de créer une base sur la façade atlantique.

Au nombre de nos autres compétiteurs, je mentionnerai la Turquie et des pays du Golfe, présents de façon structurelle.

En conclusion, l’Afrique, continent en mutation, demeurera une priorité pour la DRM en raison des menaces que font peser son instabilité, le renforcement de l’activité terroriste et la présence croissante de compétiteurs. Faire face de façon cohérente à l’ensemble de ces menaces exige une coopération entre les services qui s’améliore jour après jour.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Je vous présente les excuses du directeur général, M. Bernard Emié, empêché d’être présent par de fortes contraintes professionnelles dues à une actualité particulièrement dense. Ayant pris mes fonctions il y a environ deux mois, je suis accompagné par le secrétaire général pour l’analyse et la stratégie, dont la mémoire suppléera la mienne, si besoin est, pour la période des deux dernières années, pendant lesquelles je servais à la DRM.

Cette audition s’inscrit dans le débat parlementaire sur la politique africaine de la France ; ce rendez-vous est très important pour la DGSE, un service secret et spécial certes, mais surtout ancré dans le système démocratique. Le zoom sur l’Afrique fait par le directeur du renseignement militaire correspond parfaitement à la vision de la DGSE. Je compléterai cette présentation à laquelle nous souscrivons entièrement par quelques remarques particulières.

La DGSE a toujours décliné, à son niveau, la politique africaine décidée par les autorités politiques. À ce titre, l’Afrique représente depuis les années 1960 une priorité pour le service, la France ayant des intérêts politiques et économiques à y défendre et des concitoyens à y protéger. Son empreinte en Afrique reflète donc celle que ce continent occupe dans la politique étrangère française. Bien entendu, la part des moyens consacrés par la DGSE à l’Afrique évolue. Ainsi, depuis 2013 et même avant cela, le service a renforcé son dispositif pour soutenir l’engagement français au Sahel et la priorité donnée à la lutte anti-terroriste. Le service se réarticule en permanence en fonction de l’évolution des menaces et des enjeux. C’est ainsi qu’aujourd’hui il se tourne encore plus vers les puissances émergentes anglophones et lusophones.

Je souhaite désamorcer dès maintenant le soupçon selon lequel nous aurions peut-être manqué de caractériser certaines évolutions politiques en Afrique, j’entends par là les récents putschs, parce que nous aurions donné la priorité, voire l’exclusivité, à la lutte antiterroriste. Le service n’a jamais abandonné la recherche et l’analyse politique africaines, dont les moyens ont toujours été préservés et même renforcés ces dernières années. Mais la DGSE n’est pas omnisciente et ses capteurs techniques et humains ne lui permettent pas de savoir ce que mijote chaque officier sahélien. Au Mali, au Burkina, au Niger, le service a, à chaque fois, caractérisé la vulnérabilité des régimes en place ; ces putschs ont été des dérapages rapides, soudains et surprenants, y compris pour leurs auteurs, de mutineries locales ou de coups de sang individuels.

Sur le plan général, pour la DGSE, les risques et les menaces sécuritaires en Afrique sont de trois ordres et s’interpénètrent. Ce sont le terrorisme, la déstabilisation politique et les risques qu’elle fait peser sur la paix civile dans les États concernés, les ingérences étrangères particulièrement hostiles à nos intérêts. Le continent est en effet devenu le théâtre d’une compétition féroce entre les démocraties et des puissances autoritaires qui remettent en cause l’ordre international. Je pense bien sûr à Wagner, mais aussi au piège de la dette chinoise qui encourage la mauvaise gouvernance.

S’agissant du contre-terrorisme, il faut souligner le bilan positif de la lutte menée par la France au regard des objectifs assignés, et les services ont joué un rôle déterminant. Cette lutte doit continuer à nous mobiliser, sous des formes différentes. Les opérations conduites par les forces françaises au Sahel, souvent sur renseignements de la DGSE et de la DRM, ont permis la réduction drastique des actions terroristes contre les intérêts occidentaux, empêché la création d’un sanctuaire d’Al-Qaïda susceptible de devenir un lieu de projection de la menace sur le territoire français et profondément affaibli Al Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Il en est résulté qu’aucune attaque meurtrière contre les intérêts occidentaux n’a été perpétrée en Afrique occidentale depuis 2018, ni en Europe depuis l’Afrique.

Malheureusement, les difficultés politiques et économiques qui ont fait le terreau de l’expansion des groupes djihadistes ne pouvaient pas être résolues par la seule action militaire, et les gouvernements sahéliens n’ont pas voulu ou pas pu traiter les problèmes qui étaient et qui sont toujours de leur ressort. Le renseignement de la DGSE visait à entraver des structures et des réseaux menaçant nos intérêts, non à conduire une action globale de contre-insurrection. Plus généralement, la France ne pouvait se substituer à ces États, mais seulement les aider.

Ces groupes prospèrent également en raison de certains mauvais choix. Ainsi, au Mali, les exactions commises par les miliciens de Wagner ne font qu’élargir le fossé entre l’État et certaines franges de la population, les communautés peule ou touareg. Étant donné les déficiences des armées locales et de programmes politiques qui délaissent la lutte antiterroriste, nous anticipons une dégradation rapide de la situation sécuritaire en Afrique, devenue l’épicentre du djihad mondial en raison du relatif affaiblissement des centrales terroristes dans la zone syro-irakienne et dans le sanctuaire afghan, même si ces structures restent très menaçantes.

Aussi peut-on craindre la reprise des opérations contre les capitales sahéliennes et l’instauration d’émirats territorialisés dans la zone des trois frontières entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso, et le risque, plus crédible encore à terme, de projection de la menace vers le Maghreb et l’Europe en raison du regain d’attractivité du djihad sahélien et de l’impossibilité pour les volontaires de rallier le théâtre irako-syrien.

Il faut noter que ce danger ne se limite pas au Sahel. Dans la Corne de l’Afrique, le Chabab al-Islami, filiale locale d’Al-Qaïda, contrôle des pans entiers du territoire somalien, et l’État islamique prospère au Mozambique et en RDC. Tout cela advient alors que le nouvel émir mondial de l’État islamique est le djihadiste somalien Abdulqadir Mumin. Cela doit faire craindre une attention renforcée de cette organisation au continent africain : que le nouvel émir de l’État islamique soit un Africain est tout un symbole.

Notre service intensifie ses efforts de recrutement de sources au cœur des cibles pour être en mesure de prévenir aussitôt que possible les menaces qui viseront nos intérêts dans la région. En parallèle, nous demeurons particulièrement vigilants sur l’anticipation et le suivi des crises politiques qui peuvent constituer une menace sécuritaire comportant éventuellement une dimension terroriste. Je citerai l’exemple du Soudan d’où nous avons dû évacuer les ressortissants français et européens en avril dernier,

Mais ces menaces, non plus que les autres défis que sont la démographie et le changement climatiques, ne pourront être réglées par les seules solutions militaires et sécuritaires. Pour réduire la conflictualité, il nous revient, avec nos partenaires européens et africains, de construire une approche plus politique, caractérisée par un investissement collectif coordonné dans l’aide au développement et à la bonne gouvernance. Nous devons aussi être très vigilants face à l’endoctrinement de la jeunesse, désormais soumise, même dans les lieux reculés, à une propagande et à une désinformation massives. Il nous faut pour cela lutter sans relâche contre les auteurs de ces campagnes de désinformation en les privant de leurs moyens d’expression et militer en faveur de l’éducation du grand public à une approche critique des informations diffusées sur les réseaux sociaux.

M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure. Les sujets évoqués par mes collègues touchent avant tout à la stabilité des États africains. Sur le plan sécuritaire, l’exposition principale, pour la France, ce sont les personnes physiques et les sociétés françaises représentées en Afrique plutôt que nos intérêts sur le territoire national. Les conséquences actuelles ou potentielles sur notre territoire de la situation de crise et des tendances décrites à l’instant sont néanmoins réelles. Il était donc logique que la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) soit associée à cette audition et je vous remercie de votre invitation.

L’action de la DGSI sur le territoire national en lien avec l’Afrique suit trois axes. Je dirai d’abord un mot des conséquences éventuelles de la dégradation de la situation en matière de risque terroriste pour nos intérêts à l’intérieur de nos frontières. D’autre part, la DGSI, avec ses partenaires de la communauté du renseignement, notamment les renseignements territoriaux, suit des communautés étrangères ou des individus d’origine étrangère résidant sur le territoire national qui peuvent interagir avec la situation dans les pays dont ils ont la nationalité ou dont ils sont originaires. Enfin, je traiterai des manœuvres de déstabilisation informationnelle, qui s’appuient pour partie sur des structures ou des personnes physiques résidant en France ou pouvant y séjourner. Vous comprendrez que je m’abstienne de partager toute information relevant du secret de la défense nationale.

Il ne m’appartient pas de dresser l’état des lieux de la menace terroriste visant le territoire national. Vous le savez, elle est essentiellement endogène. Néanmoins, depuis une grosse année, les conséquences de l’existence des théâtres extérieurs que sont la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan mais aussi l’Afrique pèsent à nouveau, de manière croissance, sur le niveau de la menace terroriste en France. En 2022, pour la première fois en six ans, la DGSI a déjoué un projet d’attentat impliquant deux individus qui venaient de rentrer en France et qui étaient en lien direct avec des opérationnels de l’État islamique en Afghanistan, ce que l’on n’avait plus vu pendant plusieurs années.

En Afrique, où la dégradation de la situation sécuritaire est très nette, les tentatives des groupes jihadistes de prendre pied sur ce continent ne sont pas nouvelles. Mais ce théâtre n’a jamais été très attractif pour les velléitaires ou les sympathisants djihadistes français. Pendant la période postrévolutionnaire en Tunisie, la permissivité à l’égard du groupe Ansar al-Charia avait conduit quelques Français avaient rejoint ce groupe au début des années 2010 ; il s’agissait certes de profils très sérieux qui ont ensuite combattu sur le théâtre syro-irakien, mais ils n’étaient que quatre en Tunisie. De même, de modestes filières s’étaient créées en Libye en 2015 et 2016 mais une dizaine de Français tout au plus y avaient rejoint l’État islamique. En bref, jamais au cours des dernières décennies les théâtres djihadistes africains n’ont conduit à la création de filières de départs de djihadistes français au niveau de ce que l’on a connu en Afghanistan et au Pakistan et surtout en Syrie et en Irak.

La période actuelle ne fait pas exception. C’est que l’accès à ces pays est bien plus compliqué que l’accès au théâtre syro-irakien et qu’à ce jour les groupes terroristes n’ont créé ni structures d’accueil ni réseaux de facilitation pour attirer ce type de combattants. De plus, mes collègues l’ont dit, ces groupes terroristes poursuivent à ce jour un objectif local et n’ont pas, pour l’instant tout au moins, le dessein de projeter la menace. Cela explique qu’aucun projet d’action terroriste en provenance de la zone africaine n’a été détecté ces dernières années visant le territoire national – ce qui ne signifie pas que nos intérêts n’ont pas été visés – et qu’à ce jour aucun ressortissant français n’évolue au sein d’un groupe terroriste en Afrique.

Ce cadre étant dessiné, je tiens à vous dire notre préoccupation quant à l’évolution de la situation, et donc notre vigilance. Nous observons en effet depuis quelques mois des signaux faibles : on constate l’attrait croissant de sympathisants djihadistes pour ce théâtre. Par « attrait croissant », j’entends quelques individus seulement, mais cela ne se voyait pas il y a deux ou trois ans. Ces derniers mois, trois projets de rejoindre une organisation terroriste africaine ont été détectés et déjoués. On est très loin des 1 400 individus qui avaient rejoint l’État islamique sur le théâtre syro-irakien, mais ce phénomène était inexistant il y a peu.

D’autre part, si la dégradation de la situation, qui a été bien décrite, vise avant tout nos intérêts à l’étranger, nous sommes attentifs à cinq facteurs susceptibles d’avoir des conséquences à moyen terme sur le territoire national. C’est d’abord la propagande très active de ces groupes terroristes. C’est ensuite que leurs succès tactiques contribuent à nourrir une image à nouveau dynamique des organisations terroristes, alors que l’attrait pour l’État islamique des velléitaires français pâtissait des revers militaires infligés par la coalition dans la zone syro-irakienne. C’est aussi le risque patent de voir des combattants francophones, notamment en provenance de pays maghrébins, rejoindre ces groupes terroristes et structurer des réseaux de facilitation ou d’échanges avec des sympathisants ou des velléitaires en France. C’est encore le gain territorial à l’œuvre, qui peut traduire une élévation capacitaire et donc peut-être aussi un renforcement de la capacité de planification d’actions extérieures. Enfin, nous devons être extrêmement vigilants pour éviter que des combattants se greffent aux flux migratoires et entrent sur le territoire national animés par la volonté de commettre un acte terroriste, ou que des profils radicalisés ou d’anciens combattants migrent vers l’Europe pour des raisons économiques mais qu’ils présentent des profils à risque compte tenu de leur parcours. Cela entraîne, en lien avec l’ensemble des services, des mesures très strictes de criblage aux frontières et d’interdictions d’accès.

La DGSI a pour autre mission cardinale la lutte contre les ingérences étrangères, ce qui l’amène à suivre les diasporas ou les individus d’origine étrangère résidant en France. Les crises, les coups d’État ou les tensions internes ont des conséquences sur les citoyens des pays concernés résidant sur le territoire national, même si ces communautés sont souvent de taille modeste et bien intégrées. Il s’agit parfois d’une immigration très ancienne, intégrée et présente pour travailler ou pour étudier, si bien que les conséquences en termes d’ordre public des troubles observés en Afrique sont restés très limitées sur le territoire national ces dernières années.

Nous suivons certains mouvements avec attention. Mais, globalement, les conséquences des troubles politiques en Afrique, en termes de sécurité publique sur le territoire national, sont réduites et contenues.

Sachez enfin que le ministère de l’intérieur est mobilisé à chaque fois qu’il nous faut réagir à des coups d’État ou des actions hostiles à nos intérêts.

Je conclurai par quelques mots sur les outils informationnels, devenus une arme aux mains de nos compétiteurs. Ces outils sont l’objet d’une veille par les services et par Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères créé il y a deux ans, avec lequel la DGSI interagit. Le cœur de l’activité d’un service de renseignement intérieur est d’essayer de détecter et d’identifier les individus ou les organismes qui participent aux manœuvres informationnelles hostiles à notre égard, parfois manipulés par des puissances étrangères. Certaines ont été citées. En leur nombre, la Russie déploie le dispositif le plus élaboré, en tenant un discours qui touche la sphère panafricaniste francophobe. La DGSI suit et s’efforce d’entraver ces actions, en l’état du droit à chaque fois que c’est possible. Je me réjouis que la délégation parlementaire au renseignement (DPR) ait repris certaines propositions avancées par les services et se soit prononcée en faveur d’une réflexion sur une évolution du cadre légal et juridique qui nous permettrait d’être plus efficaces et plus réactifs dans notre lutte.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie tous les trois pour ces interventions éclairantes et complémentaires. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Jean-Philippe Ardouin (RE). Pour les Européens, l’Afrique est le symbole d’une perte d’influence et une source d’inquiétude lorsqu’un pays sombre dans l’instabilité. Depuis de nombreuses années, nous constatons avec impuissance les ambitions russes en Afrique. Quel regard portez-vous sur les activités du groupe Wagner sur ce continent ? Un rapport d’experts indépendants vient d’établir que cette société militaire privée a rapporté 2,5 milliards d’euros à la Russie. Son rôle demeure stratégique malgré la disparition de son dirigeant historique en août dernier et elle continue d’exploiter la principale mine de la République centrafricaine et d’extraire de l’or au Soudan, couplant profits indirects pour la Russie et développement de partenariats privilégiés. Nous devinons qu’elle entretient aussi des relations très étroites avec les armées de certains États africains pour nouer des alliances défensives. Elle s’est imposée dans plusieurs pays, sous les ordres de Moscou, notamment au Mali à la suite du retrait des forces françaises, à la demande de la junte au pouvoir. Comment s’articulent les autorités officielles russes et les sociétés telles que Wagner dans la stratégie d’influence de la Russie en Afrique ? Cette stratégie vous paraît-elle pérenne ? Comment la France y réagit-elle ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Avant la tentative de putsch sur Moscou, la société militaire privée (SMP) russe Wagner procurait une offre sécuritaire de garde prétorienne à des régimes fragiles en échange d’une prédation économique ciblée, dépendant des pays considérés – ici, une mine, là une usine –, se nourrissant donc de la déliquescence des États. Depuis lors, la SMP Wagner n’a plus connu de croissance dans cette zone mais elle a conservé l’héritage. Ils sont donc toujours stationnés dans les pays où ils étaient établis et le troc prédation contre-offre sécuritaire locale à des régimes fragiles se poursuit. Dans les faits, le régime russe, qui essaye de récupérer l’héritage de Wagner à des fins différentes, procède à la découpe de la société Wagner par appartements.

La SMP Wagner exerce ses activités sans scrupule : exactions, s’il le faut, pour exercer ses fonctions de garde prétorienne et, dans tous les cas, désinformation de masse pour contribuer à maintenir artificiellement la légitimité des gouvernements en place.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Pour compléter ce propos sur l’interdépendance entre cette SMP et des États faillis ou en quasi-faillite, je soulignerai que l’offre de Wagner s’articule en deux volets : formation d’une part, lutte contre des opposants/terroristes d’autre part – la définition dépend des circonstances ou des pays. Bien souvent, l’action de Wagner accentue les clivages ethniques, et les exactions mentionnées ciblent telle ou telle ethnie en fonction des régions dans lesquelles ils opèrent. Wagner est implanté dans un nombre de pays très limité : la Libye, la RCA et le Mali. Cela montre que si « l’offre Wagner » a semblé fasciner le continent africain il y a quelques années, certains pays en sont revenus, se rendant compte que l’activité de ce groupe avait un effet déstabilisateur sur les équilibres ethniques et pouvait entraîner une perte de souveraineté. Plusieurs chefs d’État africains ont compris le danger d’y avoir recours. Enfin, on ne souligne pas suffisamment les échecs de Wagner, notamment au Mozambique d’où ils ont été chassés quatre mois après y être intervenus.

Mme Caroline Colombier (RN). Le retrait de nos troupes en Afrique de l’Ouest nous impose de revoir notre positionnement stratégique dans la région. Nous semblons avoir été progressivement remplacés par des compétiteurs inattendus dans cette partie du monde, la Russie et la Chine, qui créent le sentiment anti-français sur place puis en tirent bénéfice. Ces puissances paraissent avoir pris une longueur d’avance dans le champ informationnel, transformant l’Afrique du Nord en champ de bataille potentiel pour les futurs conflits hybrides auxquels la France pourrait être confrontée. En écoutant les spécialistes invités par notre commission, on ne sait pourquoi la France s’est résignée à une posture défensive et réactive, principalement justifiée par des raisons diplomatiques. Cette doctrine a nui à notre capacité d’anticipation des crises et limité notre présence à une sorte de ligne Maginot minimale de défense de nos intérêts dans la région, ce qui nous a coûté cher ces derniers mois. Même si nous avons réussi à déjouer des manœuvres de désinformation au début de l’année 2022, ce succès marginal est loin de traduire une stratégie claire de la France dans la région. Pourtant, certains d’entre vous avaient souligné par le passé la nécessité pour vos services de recevoir des consignes nettes des autorités politiques.

Dans ce contexte, comment envisagez-vous de réorganiser vos services pour ne pas perdre pied en Afrique et pour conserver le renseignement d’intérêt militaire de qualité indispensable à notre liberté d’action dans la région ? Si une volonté politique s’exprimait pour faire de l’offensive la ligne directrice de notre action, quelles seraient les priorités stratégiques budgétaires et humaines ? Enfin, quelles évolutions du cadre juridique du renseignement souhaite la DGSI ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Je n’ai pas le sentiment d’une dichotomie absolue entre offensif et défensif. Les deux axes d’action s’entrecroisent mais, face à des compétiteurs qui usent du mensonge de la désinformation, la France a fait le choix stratégique de ne pas entrer dans ce jeu-là, si bien que, pour ne pas perdre notre âme nous ne jouons pas à armes égales, ce qui peut donner une impression de fragilité. C’est le pari que, dans la durée, la parole française restera fiable. Quand nous observons des opérations de désinformation, nous les condamnons et nous pouvons décider de manœuvres d’entrave, qui restent secrètes. Tout n’est pas dans le monde visible mais sachez que la France se défend, y compris dans le champ informationnel.

La réorganisation du dispositif de renseignement français pour faire face aux menaces est permanente. Je vous ai indiqué que nous nous investissons davantage dans le Golfe de Guinée, pour contrer les nouvelles menaces au Mozambique et j’ai fait allusion à l’Afrique anglophone et lusophone. Nous continuerons de nous adapter en permanence, avec une agilité assez prononcée au regard du tempo habituel de l’administration française.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Notre dispositif de renseignement évolue en permanence, singulièrement en ce moment. Tout part évidemment des accès, que nous adaptons en fonction des menaces, de l’acceptabilité des pays hôtes et de la capacité du renseignement d’intérêt militaire à s’adosser à des dispositifs de forces déployées en opération ou prépositionnées. Aujourd’hui, nous repensons à nouveau nos accès en essayant d’anticiper sur le temps long. Nous sommes parfois en décalage avec les dispositifs militaires parce qu’il nous faut créer des accès et capitaliser les informations dans la durée pour produire du renseignement. Repenser nos accès en Afrique signifie se diluer davantage et trouver d’autres partenaires, africains ou internationaux. Tous les services de renseignement troquent avec des partenaires étrangers. Il faut le faire sans naïveté et sans créer de dépendance ; cela fonctionne assez bien, mais il faut des monnaies d’échange. Enfin, nous essayons de progresser en matière d’innovations. Même si la technologie ne fait pas tout et que le renseignement humain est un volet essentiel de nos capacités, l’innovation technologique nous offre des accès dont nous ne pouvions bénéficier hier. Sur le plan budgétaire, je pense que nous nous accorderons pour dire que nous faisons un métier infini avec des moyens finis, si bien que quand bien même notre budget et nos effectifs seraient cent fois plus élevés, nous ne remplirions pas notre mission de façon exhaustive.

M. Nicolas Lerner. Le sujet de l’information, sensible à l’étranger, l’est encore plus quand on parle du territoire national où, la question du champ d’activité des services ou leur capacité de réponse peut très vite venir télescoper les principes constitutionnels de liberté de conscience et de liberté d’informer. C’est pourquoi je pense salutaire la définition d’un cadre relatif aux opérations de désinformation et à la manipulation de l’information. Le décret portant création de Viginum définit précisément ce qui relève d’une action publique et ce qui tient de la libre opinion. Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, dès lors qu’on reste dans les limites de la loi, on est libre, dans notre pays, de penser que la France mène une politique coloniale en Afrique ou que le président Poutine mène en Ukraine une action salutaire.

Néanmoins, la manipulation de l’information par une manière trompeuse d’influencer l’opinion entre dans le champ d’action du service. Depuis quelques mois, grâce à la création de Viginum et à une attitude beaucoup plus offensive de nos autorités, un moyen d’action existe, parfaitement démocratique, qui est de décrire les manœuvres en cours et de les dénoncer. Ce fut le cas pour deux opérations hostiles. L’une était pilotée par l’Azerbaïdjan. L’autre – les étoiles de David apposées sur des murs parisiens – par la Russie ; nous en sommes convaincus même si une enquête judiciaire est en cours. Le Gouvernement a donc décidé de nommer et de dénoncer les compétiteurs auteurs de ces opérations. Tel est l’état d’esprit actuel, et je partage l’opinion du directeur du renseignement militaire au sujet de l’entremêlement des volets défensif et offensif de notre action : la France, en tout cas ses services, s’est adaptée au nouveau contexte d’agressivité stratégique, dit ce qui est, et répond.

Sur le plan juridique, deux propositions des services soumises à la DPR ont été reprises dans le volet public de son rapport annuel. Un mot, d’abord, sur le cadre général. Le service chargé de la lutte contre l’espionnage et les ingérences est confronté en France à trois comportements. L’espionnage, puni par le code pénal, consiste à récupérer des informations que l’on n’est pas censé avoir. De l’autre côté du spectre, la politique d’influence menée par les États vise à promouvoir leur modèle et leurs valeurs ; ce procédé est légal et la France mène elle-même une politique d’influence à l’étranger. Entre les deux, il y a une zone grise, l’ingérence, autrement dit la volonté d’un État d’agir au bénéfice de ses intérêts ou contre les nôtres en avançant masqué, utilisant à cette fin des relais qui taisent au nom de qui ils parlent. Cette zone grise pourrait être mieux prise en compte par la loi et c’est à quoi tendent nos propositions.

La première tend à créer un registre des représentants d’intérêts étrangers inspiré du Foreign Agents Registration Act américain, récemment décliné au Canada et au Royaume-Uni, pays qui ne sont pas connus pour être des démocraties moins efficaces que la nôtre. Ce dispositif vise à rendre obligatoire la déclaration des liens de soumission ou de dépendance à un État étranger. Cela ne signifie pas que l’on est empêché de mener une activité d’influence mais qu’il faut dire d’où l’on parle et quels liens préexistent. Il s’agit simplement de renforcer la transparence du débat public.

Notre deuxième proposition tend à pénaliser l’ingérence, et la création d’un registre nous y aiderait : toute personne qui ne dirait pas précisément au nom de quels intérêts elle s’exprime pourrait être sanctionnée. C’est sur ce terrain que le Royaume-Uni a récemment avancé.

Ces deux propositions ont retenu l’attention favorable de la DPR.

M. le président Thomas Gassilloud. Si l’on vous entend bien, l’ingérence serait alors considérée comme une forme de trahison ?

M. Nicolas Lerner. Oui. Le fait d’agir pour le compte d’une puissance étrangère contre nos intérêts ou pour défendre les intérêts de cet État sans le déclarer relèverait alors du crime de trahison, puni de vingt ans de réclusion criminelle.

M. François Piquemal (LFI-NUPES). Je vous remercie tous trois pour vos propos liminaires qui contribuent à éclairer tous les députés. Il est normal que nous parlions de nos intérêts nationaux, mais cette audition porte sur la sécurité en Afrique en général, et si la situation sécuritaire au Maghreb et dans la bande sahélo-saharienne intéresse particulièrement la France, bien d’autres événements méritent aussi une analyse de leur importance et de l’impact qu’ils peuvent avoir sur la sécurité du continent.

Avant d’y revenir, je vous interrogerai, étant donné les récents coups d’État survenus en Afrique, sur les moyens mis en place par les services de renseignement pour repérer d’éventuels signaux de contestation du pouvoir dans les cercles politiques et sécuritaires et au sein de la population. Quels étaient les dispositifs ? Comment la remontée d’informations s’est-elle faite ? Des divergences dans l’analyse du renseignement ont-elles conduit à des appréciations différentes de certaines situations ?

Alors que les activités armées du Mouvement du 23 mars, le M23, déstabilisent la zone frontière entre la République du Congo et le Rwanda et qu’un drame humanitaire perdure dans le Nord-Kivu, des élections vont avoir lieu dans ces deux pays ; comment pourraient-elles influencer la stabilité de la région ? Le conflit entre Israël et le Hamas se poursuit ; quels pourraient être les risques sécuritaires et le potentiel déstabilisateur de cette guerre pour l’Afrique ? Étant donné le risque d’accroissement de conflits liés aux problèmes climatiques ou à l’appropriation de ressources, quel pourrait être le potentiel déstabilisateur pour la région de la compétition entre l’Éthiopie, le Soudan et l’Égypte à propos de la gestion des ressources du Nil ?

Enfin, en soulignant qu’une intervention militaire ne suffit pas à offrir la stabilité à des peuples, vous avez mis en cause les responsables politiques locaux. Mais la France aurait-elle pu faire davantage pour obtenir de meilleurs résultats de ce point de vue ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Vous comprendrez, Monsieur le député, que je ne puisse décrire précisément nos dispositifs de renseignement. De manière générale, tous les services s’attachent à faire converger les trois moyens de captation que sont le renseignement humain, le renseignement technique et le renseignement partenarial. L’exercice est très complexe, car le renseignement qui remonte peut-être positif ou négatif, il peut être faux, et ce peut être une mauvaise piste. Il faut combiner tout cela et analyser les renseignements recueillis avec un discernement qui n’est pas infaillible pour essayer d’en tirer une ligne directrice. Cela continue et je ne trahis aucun secret en vous disant que nous avons des sources humaines et quelques accès techniques en Afrique, et que la remontée d’informations est permanente. Il n’y a aucune rétention d’informations locales des services de renseignement en Afrique.

J’ai traité du résultat obtenu dans mon propos introductif et je le redis : un service de renseignement est un thermomètre, ce n’est pas lui qui fait monter ou baisser la température. Il observe des choses et en fait part. Il dit : « La température monte » ou : « Le régime semble aller à sa chute » ; ensuite, une étincelle se produit au hasard de l’Histoire. D’autre part, tous ces putschs sans exception ont été anticipés parce que nous avions tous sous les yeux des régimes déliquescents, mais aucun n’a été prévu précisément ni par les services de renseignements locaux qui sont les premiers concernés ni par les services de renseignement américains ni par les services de renseignement russes. L’instabilité en Afrique étant très forte, nous avons encore des inquiétudes sur la stabilité à venir de certains régimes.

La RDC est en effet dans une situation inquiétante. Les élections en RDC ont lieu en ce moment même et je ne sais comment elles évoluent mais ce sont effectivement des élections à fort enjeu. À ce stade, je puis seulement vous dire que la conscience collective est très forte qu’un embrasement est possible, et de grands partenaires locaux, tels l’Angola, et internationaux, la France et les États-Unis, tentent de calmer le jeu. Mme Avril Haines, la directrice du renseignement national américain, a fait une tournée locale et a obtenu une déconflictualisation provisoire avec des engagements respectifs, pour qu’au moins les proxies ne soient pas à l’origine d’une flambée régionale. On espère que cet accord local tiendra, mais comme dans toute situation de tension, le risque est fort.

M. le président Thomas Gassilloud. Iriez-vous jusqu’à assimiler les motivations des Rwandais à celles de Wagner ou cette comparaison vous semble-t-elle hasardeuse ? La prédation économique justifie-t-elle, ici aussi, des approches sécuritaires ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Toutes les crises profondes dans des régions compliquées trouvent leur origine dans un mille-feuilles historique, économique, ethnique et sociologique. C’est pourquoi, si l’on s’en tient à une seule grille de lecture, quelle qu’elle soit, on ne répond qu’à une petite partie de la crise. À ne pas traiter le problème dans son ensemble, on en arrive à une paix intermédiaire mais la tension reste sous-jacente.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Vous avez fait allusion à d’éventuelles divergences entre les services. Ce mot n’est pas adapté à la réalité de la situation ou à la façon dont nous travaillons ensemble ; il y a plutôt des complémentarités. Les échanges sont quotidiens entre les services de renseignement politique, de renseignement militaire, de renseignement économique et les experts du continent africain. Ils permettent des visions souvent complémentaires, parfois identiques, parfois pas exactement alignées. D’autre part, le renseignement produit ne nous appartient pas. Il est exploité au niveau politique ou, pour ce qui me concerne, à celui du chef d’état-major des armées.

L’instrumentalisation des crises à des fins électorales est récurrente en Afrique, avec des pics d’intensité avant les élections. On en voit un exemple aujourd’hui dans la région des Grands Lacs où certains acteurs politiques se sont efforcés de faire vibrer la fibre nationaliste pour mobiliser l’électorat. Mais le conflit lui-même, vieux de plusieurs décennies, a de multiples explications : un volet ethnique qu’il ne faut pas sous-estimer, la gestion de la croissance démographique et celle de ressources à très forte valeur ajoutée.

M. le président Thomas Gassilloud. Malheureusement, l’instrumentalisation des crises à des fins électorales n’est ni un monopole africain ni celui des régimes autoritaires.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Au nombre des outils d’influence il y a la diplomatie de l’armement et la fourniture d’armements. On sait que notre base industrielle et technologique de défense (BITD), historiquement très présente en Afrique, n’a plus les succès à l’export qu’elle a eus en d’autres temps. Comment analysez-vous cette évolution ? Est-ce que notre combinaison prix/produit ne correspond plus exactement aux besoins ? Est-ce lié à des choix politiques des gouvernements considérés ? Est-ce dû à une action particulière de nos compétiteurs stratégiques, puisque l’on parle de drones turcs et iraniens ? Quel rôle les services jouent-ils en cette matière ? Sur un autre plan, pourriez-vous faire le point sur la situation, difficilement intelligible, en Libye ?

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Ma sphère de compétences n’est pas la BITD à proprement parler mais plutôt ce que nous comprenons des souhaits des États africains en matière d’armement. Je vous répondrai donc de manière indirecte, comme je l’ai fait dans mon propos liminaire : nous constatons que les matériels utilisés sont de plus en plus létaux et montent en gamme et en technicité. Mais il faut être conscient des forces et des faiblesses du soutien que nos compétiteurs fournissent en matière d’armement. Ces matériels sont assez compétitifs ce qui correspond aux ressources budgétaires limitées de certains États africains ; on pense par exemple aux drones TB2 turcs et aux avions L-39 présents au Mali. Néanmoins, certains pays sont déçus par ces équipements. D’une part, ils ne sont pas toujours performants ; c’est notamment le cas d’armements chinois qui ne répondent pas aux espérances initiales de leurs acheteurs. D’autre part, il n’y a pas toujours de maintien en condition opérationnelle, singulièrement pour les équipements russes, la Russie se concentrant actuellement sur ses besoins propres au détriment des matériels vendus aux pays africains. Dans ce domaine, notre rôle est d’évaluer les capacités des matériels détenus par les armées africaines et les performances de nos compétiteurs pour aider notre BITD.

M. le président Thomas Gassilloud. Je rappelle l’argument de vente des Turcs : « La qualité européenne au prix des Chinois » Vu d’Afrique, c’est un argument qui fonctionne en général.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Avec un bémol cependant : le drone TB2 turc était l’alpha et l’oméga au début de la guerre en Ukraine mais au bout de trois mois on n’en a moins parlé car il est brouillé et de ce fait inopérant. Les systèmes de brouillage sont encore peu répandus en Afrique, mais ils apparaîtront un jour.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Le conflit israélo-palestinien et la dislocation de l’Afrique sahélienne éclipsent la Libye, qui disparaît de l’actualité. La situation, effectivement assez difficile à comprendre, n’évolue pas beaucoup. Le processus de reconstruction politique, très lent, se fait avec la médiation des Émirats arabes unis et de l’Égypte mais il se heurte à la milicianisation du pays. Une multitude de milices locales tiennent des régions plus ou moins vastes dont elles se nourrissent comme de prébendes qu’elles ne lâcheront pas facilement pour se fondre dans une unité nationale retrouvée. Œuvre aussi en Libye une société militaire privée turque, la Sadat.

En gros, le pays est découpé en quatre zones. À l’est, la Cyrénaïque est toujours tenue par le clan Hafter, le maréchal, , essayant de transmettre l’héritage à ses fils et à des proches. La Tripolitaine, très fragilisée, très milicianisée, très morcelée, est tenue par M. Dbeiba qui ne peut guère sortir de Tripoli. Au centre, Misrata, héritage du comptoir turc, essaye de jouer une partition intermédiaire. Enfin, le sud, essentiellement contrôlé par des tribus nomades, n’envisage pas sa géopolitique locale comme nationale mais comme transnationale, sur l’axe migratoire sahélien. Les grandes puissances qui participaient au processus libyen sont désormais occupées à autre chose : la Russie, qui avait une ambition locale, se consacre à l’Ukraine, et l’Égypte regarde soudainement sa frontière Est.

M. le président Thomas Gassilloud. La Libye est en quelque sorte une peau de léopard de groupes semi-privés ou paraétatiques. On en revient quasiment à l’époque coloniale, avec des États qui ont du mal à assurer la souveraineté sur leur territoire et où des pouvoirs locaux se réinstallent.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Effectivement, et les États voisins, Algérie et Tunisie d’un côté, Égypte de l’autre, craignent évidemment le débordement de l’instabilité.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Quel sera l’impact sécuritaire de la fin de l’opération Barkhane et de la dissolution du G5 Sahel, la force africaine conjointe de lutte contre le terrorisme soutenue par la France ? Quelle coopération sécuritaire pourrait être envisagée avec la Mauritanie et le Tchad ? Comment évaluez-vous le risque djihadiste pour cette région et par répercussion pour notre pays ?

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. La fin de l’opération Barkhane et du G5 Sahel ont fragilisé les États sahéliens dans le domaine sécuritaire. Cette dégradation a été un élément déclencheur des différents coups d’État. La fragilisation régionale structurelle tient à plusieurs facteurs précédemment décrits. Les conséquences de ces événements sont d’une part, une fragilisation encore accrue en raison de la disparition d’une partie de l’aide dont bénéficiaient ces pays et dont ils ont choisi volontairement de se séparer, d’autre part l’extension de la menace terroriste, à la fois géographique et en intensité. Aujourd’hui, l’action terroriste s’exprime sur l’ensemble du territoire malien, y compris à proximité de la frontière sénégalaise, voire des frontières guinéenne et ivoirienne, et peut s’étendre au-delà, vers les pays du Golfe de Guinée. Cette tendance est donc plutôt négative. Les juntes coopèrent : les trois pays ont créé une association politique et militaire. L’évolution des pays sahéliens inquiète non seulement les pays du Golfe de Guinée mais aussi d’autres pays limitrophes comme le Sénégal et la Mauritanie. Les pays du Maghreb constatent également avoir moins d’influence sur les pays sahéliens, ce qui fragilise leurs frontières, avec des risques de déstabilisation interne, notamment au sud de l’Algérie.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. J’ai dit dans mon introduction que nous avons des conséquences de l’évolution au Sahel une vision très pessimiste. Le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, affilié à Al Qaïda, qui a toujours pour objectif de construire un califat local, exerce une pression croissante sur les capitales sahéliennes. En outre se recrée une alliance de proximité avec la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), qui rallume le feu sécessionniste au Nord Mali avec des jeux troubles entre visions califales et visions sécessionnistes. La tension avec les régimes des capitales est donc croissante. Bamako a réussi à revenir à Kidal, mais il ne faut pas imaginer que cette rentrée très symbolique soit une illustration de la solidité du régime au Nord-Mali, et il sera extrêmement compliqué pour le gouvernement central de se maintenir à Kidal dans les années qui viennent, d’autant que dans le même temps l’État islamique se construit un sanctuaire très fort. Nos inquiétudes sont encore avivées par les liens croissants entre l’État islamique en Afrique centrale, l’État islamique en Afrique de l’Ouest et l’État islamique dans le Grand Sahara. Ces connexions croisées qui se traduisent par des soutiens individuels, logistiques et doctrinaux rendront ces organisations encore plus résilientes.

M. Nicolas Lerner. Si l’on considère le nombre de morts causées, les principales victimes de ces groupes terroristes sont les populations locales des pays considérés. Sont aussi visés les intérêts français dans la région. Je précise à ce sujet que la DGSI est systématiquement saisie en judiciaire des attentats commis à l’étranger. Je l’ai dit, la menace visant le territoire national est aujourd’hui très limitée. Il n’y a aucun combattant français aux côtés des groupes terroristes évoqués qui, à ce jour, n’ont pas pour programme de projeter la menace ni d’ailleurs la capacité de le faire. Néanmoins, des signaux faibles appellent la vigilance sur l’attrait croissant pour ces groupes et sur la double menace que représenterait la création d’un califat territorial structuré : le risque que des populations francophones rejoignent ces groupes combattants, et le risque, par ricochet, que des liens directs s’établissent avec des velléitaires sur le territoire national.

Mme Anna Pic (SOC). Je prends la parole au nom du groupe socialiste pour suppléer ma collègue Isabelle Santiago, empêchée. Le rapport public de la DPR déposé le 29 juin dernier, qui s’appuie sur des entretiens et des auditions conduites avec les services que vous dirigez, détaille les stratégies d’influence et d’ingérence qui menacent les positions stratégiques françaises en Afrique. Il évoque une guerre d’influences, mentionne l’importation massive d’armes russes et chinoises, la mainmise du groupe Wagner sur les mines, l’intensification de la présence de la Chine dans le secteur bancaire et la multiplication des accords de formation militaire. Ces phénomènes se conjuguent au volet plus habituel d’une bataille d’influences par le biais de média de propagande tels que Russia Today et Afrique Media et le soutien de certains partis politiques par des régimes étrangers. Ces manœuvres ont abouti à l’abstention de dix-sept pays africains lors du vote, en mars 2022, de la résolution de condamnation de l’invasion russe de l’Ukraine. Comment ces faits n’ont-ils pas permis d’analyser les risques pour les intérêts stratégiques français de cette guerre d’influence dont nous avons subi ces derniers mois les premières conséquences ? Quels enseignements tirer du retard manifeste de la France à s’adapter aux nouvelles guerres hybrides ?

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. La stratégie d’influence des compétiteurs est un sujet pris à bras-le-corps au niveau interministériel. Ces manœuvres sont anciennes, mais il existe effectivement des stratégies d’influence structurées chez certains de nos compétiteurs, et les Russes sont de ceux-là. À certains, on prête parfois des capacités supérieures à ce qu’elles sont. Face à cela, nous ne restons pas les bras ballants. La coordination ministérielle et interministérielle monte progressivement en puissance pour porter nos objectifs stratégiques et nos valeurs. Les services de renseignement coopèrent à l’action des structures d’influence en décrivant l’état de la menace et en aidant à porter les messages les plus efficaces possible.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. En matière d’influence, l’enjeu principal des services de renseignements est de la détecter, dans ses deux registres. Il y a d’une part la manipulation de l’information, et nous nous efforçons de débusquer les usines à trolls et les auteurs de désinformation. Il y a d’autre part la partie influence, et en ce domaine il faut connaître les hommes et les réseaux ; c’est tout l’enjeu du renseignement géopolitique, que nous n’avons jamais perdu et qui consiste à démasquer les acteurs de l’influence de nos compétiteurs locaux. C’est le travail quotidien des services de renseignement, pour savoir comment s’exercent l’influence chinoise dans tel pays, l’influence russe dans tel autre, qui en sont les acteurs et quels sont leurs leviers.

M. Loïc Kervran (HOR). Je remercie, au nom du groupe Horizons, les hommes et les femmes des services de renseignement qui travaillent en Afrique ou sur l’Afrique dans des circonstances difficiles et parfois dangereuses avec un dévouement remarquable. Je remercie aussi le directeur général adjoint de la DGSE de nous avoir donné des exemples du succès de certaines de nos opérations d’entrave en Afrique, car il y a toujours un déséquilibre dans l’évaluation de l’efficacité de nos services, en raison du secret bien sûr, mais aussi parce que ce que l’on a évité est par définition difficilement mesurable.

Dans le passé, certains services ont justifié notre présence militaire en Afrique par la nécessité de maîtriser le risque de menace projetée. Vous avez tous indiqué que, pour les diverses raisons que vous avez exposées, ce risque est faible aujourd’hui ; dans ce contexte, peut-on imaginer maîtriser la menace projetée sans présence militaire française au Sahel, en tout cas sans présence permanente ? D’autre part, que font les services dans la lutte contre les réseaux d’immigration clandestine ? C’est une autre de leurs missions, assez récente et importante, singulièrement quand on entend l’ambassadeur de France au Niger rappeler que la junte nigérienne a dépénalisé le trafic d’êtres humains et libéré beaucoup de ses auteurs.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. En parlant de la menace, on en revient aux conséquences de l’évolution de notre dispositif militaire en Afrique. Ces dernières années, l’action française dans sa globalité – pas uniquement l’action militaire mais aussi l’action diplomatique, économique et culturelle – a permis de contenir la menace terroriste au Sahel, mais elle ne l’a pas éradiquée car elle n’aurait pu le faire seule. Le directeur général adjoint de la DGSE a souligné certains renoncements ou défaillances d’États africains dans la lutte contre le terrorisme et le fait que nous ne pouvions nous substituer à l’action indispensable de ces États dans tous les domaines. Alors que notre action a permis de contenir la menace terroriste depuis une dizaine d’années, ce sera beaucoup moins le cas désormais, comme on le voit déjà, avec l’extension de leurs zones d’actions et du nombre de victimes depuis le départ de la France du Mali, du Niger et du Burkina Faso où la situation a explosé depuis deux ans. Il faut donc distinguer le passé d’un futur certes difficile à écrire mais dont le directeur général adjoint de la DGSE a souligné plusieurs fois que les tendances, toutes très négatives, incitent au pessimisme à la fois pour ces pays et les pays limitrophes. Le concept de menace projetée sera probablement plus prégnant demain en raison de la fin de l’aide que nous apportions.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Que l’on ne se méprenne pas : la DGSE ne travaille pas à entraver l’immigration en cherchant les migrants. Je vous l’ai dit, notre action consiste à prendre la température pour permettre la prise de décisions par nos autorités. Aussi la DGSE s’efforce-t-elle de cerner la réalité objective du panorama des routes de migration pour disposer de l’image la plus actualisée possible des grands axes migratoires. D’autre part, elle agit sous le prisme de la traite d’êtres humains, en s’efforçant d’identifier les réseaux qui profitent de la misère humaine pour s’enrichir. Nous le faisons, hors nos frontières, avec nos moyens, soit avec des partenaires locaux quand ils le veulent et quand ils le peuvent, soit seuls. Une fois des trafiquants identifiés, nous lançons une coopération avec les services locaux pour essayer de les entraver. C’est à ce niveau que nous agissons, et ce ne peut être plus que cela. C’est aussi à cette fin que nous menons un dialogue avec tous les acteurs du Sud de la Méditerranée.

M. le président Thomas Gassilloud. Considérez-vous que le développement des flux migratoires lié à la désorganisation de cette région peut être un objectif recherché par la Russie dans sa lutte systémique contre l’Europe ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Ce n’est pas caractérisé. Je pense que la Russie profitera de toute opportunité pour nous fragiliser mais aucun renseignement fiable ne me signale qu’elle utilise ce moyen à ce stade.

M. le président Thomas Gassilloud. Cependant, elle a utilisé ce moyen à l’Est de l’Europe.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. La thématique était autre et la difficulté tenait aussi au protocole Cazeneuve conclu avec la Turquie.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des autres députés.

Mme Gisèle Lelouis (RN). Combien de Français sont présents dans des zones à risque ou qui peuvent le devenir ? Comment le contact est-il maintenu entre eux et nos ambassades ?

M. le directeur général adjoint de la DGSE. Je n’ai pas en tête tous les chiffres, tant les zones à risque sont nombreuses. Seul fait référence le site de conseils aux voyageurs du ministère des Affaires étrangères. C’est la voix officielle, avec une granularité précise des zones à risque. Notre mission principale, à laquelle nous nous consacrons chaque jour, est de protéger nos compatriotes, mais elle ne consiste pas à assurer la protection individuelle de tous les Français à l’étranger. Notre stratégie, difficile, est de pénétrer les groupes et les organisations de tous types qui nous menacent pour connaître leurs intentions et anticiper leurs attaques avant qu’ils les concrétisent. Notre sport journalier, que nous conduisons avec plus ou moins de réussite, est de pénétrer les groupes terroristes pour savoir quel est leur prochain coup, et les mouvements subversifs pour savoir comment ils vont évoluer, puis de faire remonter les informations sur les menaces vers le ministère des affaires étrangères pour assurer au mieux la protection des Français à l’étranger.

M. le président Thomas Gassilloud. Messieurs, je vous remercie.