«Un multiplicateur de menaces Un qualificatif presque euphémique employé par le département de la Défense américain pour qualifier le changement climatique, dont les effets préoccupent de plus en plus la communauté militaire internationale. Preuve en est, le sujet était au cœur de la réunion informelle, jeudi, des ministres de la Défense de l’Union européenne à Helsinki en Finlande (lire encadré). En cause, l’exacerbation des conflits provoquée par l’accélération de la désertification dans des zones déjà socialement en difficulté, tels le Sahel (lire page 10) et la Somalie ; l’aggravation des migrations internes et au-delà des frontières, comme au Bangladesh, un des pays le plus densément peuplé au monde, où 15 % à 20 % des terres pourraient être submergées d’ici 2050 ; ou encore l’accroissement des tensions sur les routes de circulation dans l’Arctique, libérées par la fonte des glaces (lire page 9).

Adaptation

En 2017, selon l’Index mondial sur la paix, 61 % des déplacements de populations ont été causés par des catastrophes liées au climat, contre 38 % par des conflits armés. De quoi alarmer de plus en plus de nations. Début juin, le Comité sur le renseignement de la Chambre des représentants américaine organisait ainsi un énième débat sur le sujet. Plusieurs membres des services de renseignements y ont témoigné de leurs inquiétudes quant aux conséquences de ce bouleversement mondial pour le maintien de la paix. Et un élu a appelé à la création d’un centre spécialisé sur le climat au sein de la CIA.

Dans la même lignée, 41 députés français ont publié une tribune dans le Parisien fin juillet, appelant l’armée française à devenir un acteur majeur de l’adaptation face au dérèglement climatique. Dès 2016, le ministère des Armées avait créé par contrat un centre de recherche dédié au sujet au sein de l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris).

Les conclusions de ces chercheurs sont éclairantes. Dans un rapport consacré au Sahel, ils développent entre autres comment, au Niger, d’ici 2050, la hausse de 2,5 °C des températures, la réduction de la saison des pluies de 20 % et l’augmentation des épisodes extrêmes (inondations, fortes chaleurs) provoqueront la baisse des rendements agricoles de 20 % et un assèchement important du fleuve Niger. Fleuve déjà fortement pollué par l’exploitation minière, sur des sites gérés notamment par Areva. Cette situation forcera des populations à se déplacer hors des frontières, pour certaines vers la Libye et l’Europe. Une partie du pays deviendrait plus difficile à contrôler, avec des groupes terroristes tentant de profiter de la situation. La France devrait alors déployer plus de troupes, pour protéger entre autres les expatriés employés dans le secteur minier.

Un exemple parmi d’autres des réactions en chaîne pouvant être provoquées par le dérèglement du climat. En janvier, une session du Conseil de sécurité de l’ONU a été consacrée à l’inclusion de ce facteur dans la gestion des conflits, avec des pays très demandeurs, tels l’Allemagne, la France et les nations caribéennes, et d’autres plus en retrait, Etats-Unis en tête… Inédit, un Conseil militaire international sur la sécurité et le climat (IMCCS), réunissant des experts privés de la sécurité et des hauts gradés a été créé à La Haye en février.

L’humanitaire d’urgence reste lui aussi en retard sur la prise en considération du facteur climatique, reconnaît Catherine-Lune Grayson, conseillère au Comité international de la Croix-Rouge : «Nous observons clairement l’effet combiné des conflits et des chocs climatiques dans l’affaiblissement des populations. Au Mozambique, lors du passage du cyclone Idai en mars, la réponse humanitaire n’a pu être déployée correctement à cause des tensions sécuritaires. Au Kenya, le réchauffement provoque une montée de la malaria en altitude, ce qui nécessite un déploiement plus large des structures de santé.»

Dans le nord du Mali, qui connaît une année d’inondations, les populations qui d’habitude parcourent de longues distances pour déplacer le bétail dans des zones de pâturages non inondées se retrouvent coincées par les forces armées et privées de leurs moyens de subsistance. «Ces situations, dans des régions difficiles d’accès où l’Etat n’est plus présent, nous démontrent les limites de l’adaptation, ajoute Catherine-Lune Grayson. Difficile de voir d’autres issues pour ces populations que l’exode vers les villes.» Plus que la gravité des effets du changement climatique, la stabilité des Etats et leur capacité d’action semblent être les éléments les plus déterminants pour les populations. La chercheuse du CICR poursuit : «Dans les pays où des Etats fonctionnels arrivent à gérer les ressources, les chocs climatiques n’exacerbent pas les conflits.»

Morts de chaud

Sur le terrain, les infrastructures militaires et les troupes sont elles aussi déjà affectées. D’après le Pentagone, les deux tiers des installations militaires «essentielles» américaines sont ou seront exposées à un risque d’inondation, et plus de la moitié à un risque de sécheresse. Début octobre 2018, l’ouragan Michael, de catégorie 5 (la plus haute sur l’échelle de Saffir-Simpson) a ainsi dévasté la base aérienne de Tyndall en Floride, détruisant au passage près de 700 bâtiments et forçant 11 000 personnes à l’évacuer. Autre révélateur, des données militaires, publiée le 23 juillet par le site Inside Climate News, révèlent que 17 soldats américains sont morts à cause de la chaleur lors d’entraînements depuis 2008. Cela alors que le nombre de soldats sur le terrain diagnostiqués comme souffrant de problèmes liés à la chaleur a augmenté de 60 % sur la dernière décennie. L’armée française n’est pas épargnée. «Le ministère des Armées est préoccupé par ses installations dans la zone Asie-Pacifique qui sont menacées par la montée des eaux et le renforcement des catastrophes naturelles, expliquait Alice Baillat, chercheuse à l’Iris, en mars 2018 à Libération. Rien n’est encore prévu pour déplacer ces infrastructures.» Camilla Born, chercheuse associée à l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), confirme : «Les armées occidentales changent leurs pratiques car elles ont compris qu’elles devaient évoluer dans des environnements différents, souvent plus chauds. Mais la communauté militaire peine à adapter sa façon de penser le rôle de l’armée dans les sociétés, qui va forcément évoluer sous l’influence des chocs climatiques futurs.»