Centre de Gravité – Réflexions autour de l’offensive ukrainienne de 2023 (épisode 2)

Centre de Gravité – Réflexions autour de l’offensive ukrainienne de 2023 (épisode 2)


Passée la distraction des gesticulations rebelles wagnériennes — plus proches d’un numéro de clowns que du Götterdämmerung — l’attention est revenue sur l’offensive ukrainienne. Avec une inquiétude qui tourne en boucle : « pourquoi ça n’avance pas » ? Passons sur les réflexes liés à l’immédiateté de notre société, qui ne conçoit guère le temps long comme dépassant la semaine et commence à klaxonner dès que le prédécesseur met plus de deux secondes pour démarrer lorsque le feu passe au vert : le temps médiatique est ce qu’il est, mais on peut néanmoins se poser la question sur le plan de l’analyse des opérations. Est-ce que l’offensive « s’enlise », est-ce qu’elle est un « échec », est-ce qu’elle n’est « pas vraiment commencée », est-ce que, au contraire et malgré les apparences, tout se déroule « a peu près comme prévu », ou est-ce que « le plan a changé » ?

 

Un bilan pas si nul

Tout d’abord, il faut constater que l’armée ukrainienne est toujours celle qui dicte le tempo des opérations. L’armée russe est globalement sur la défensive partout le long de la ligne de contact terrestre et si les Russes mènent toujours ça et là des attaques, elles se limitent à des coups d’épingle sur la première ligne. Ce sont des combats et pas des opérations, sans intention ni moyens d’aller plus loin et sans coordination. L’initiative semble durablement ukrainienne, même si certains rapports annonçant des concentrations russes au nord de l’oblast de Louhansk laissent craindre que Moscou puisse tenter de lancer au moins une contre-attaque d’ampleur pour chambouler un peu la situation. À tout le moins, cette menace latente oblige le commandement ukrainien à conserver des réserves mobiles, ce qui est toujours une bonne politique. Si les Russes demeurent capables de mener des frappes dans la profondeur avec leurs missiles balistiques et de croisière, cet effort s’est réduit à quelques attaques sporadiques par semaine. Trop peu pour avoir un quelconque impact sur les opérations militaires, mais suffisamment pour faire peser sur la population civile une pression qui maintien au loin les réfugiés, internes ou déplacés hors d’Ukraine. Un des rares modes d’action russes, peut-être le seul, à continuer de prouver son « efficacité » au regard de son objectif sordide, dépeupler l’Ukraine.

De son côté, l’armée ukrainienne peut annoncer depuis l’accélération des frappes à la mi-mai et le début des opérations offensives au sol en juin la reprise d’environ 200 km². En un mois, c’est mieux que les dernières opérations offensives russes, et à un coût bien moindre. Sans être certains de savoir si le coût payé est supportable par l’appareil militaire ukrainien, on peut quand même admettre que ce n’est « par rien », même si c’est sans doute « en dessous » des attentes occidentales, toujours prises dans la mystique de la bataille. On attend Austerlitz, une charge héroïque, un chaudron, Stalingrad sur le Dniepr. Or ce qui se déroule n’y ressemble pas. « On » cherche donc les erreurs, les failles, et la fabrique du doute s’installe, alimentée par la propagande pro-russe. Devant Bakhmut pourtant, les deux « pinces » conquises par les Russes ont été réduites, ce qui stabilise le front sans risque d’encerclement des forces ukrainiennes. Au sud, bien que les avancées aient été difficiles, plusieurs localités ont été reprises et des positions favorables ont été enlevées, après des combats difficiles.

 

De vraies difficultés

Au bout d’un mois d’engagement au sol, les difficultés des deux camps commencent à être bien cernées. L’armée ukrainienne butte sur un dispositif étagé en profondeur, plutôt bien construit, correctement planifié, largement pourvu en mines et obstacles, et défendu par des troupes dont la motivation est adéquate pour le combat défensif. L’armée russe peut compter sur l’expérience acquise par ses artilleurs depuis le début du conflit, sur ses stocks encore assez larges d’armes légères, de missiles antichars et de mines, et sur une habitude très ancienne de penser la défense dans la profondeur. La principale « surprise » a été que les positions avancées russes ont été défendues plutôt farouchement, avec le soutien d’hélicoptères de combat qui avaient été comme souvent un peu trop vite rangés au rang des matériels obsolètes, mais qui s’avèrent toujours capables d’infliger de gros dégâts à des forces mécanisées ne disposant pas de couverture aérienne ou antiaérienne suffisante. Ils sont complétés de munitions rodeuses (Lancet notamment), disponibles en quantité, efficaces et bien utilisées. Les faiblesses de l’armée russe sont connues, et elles expliquent que malgré certains succès défensifs locaux il n’y a pas de tentative de renversement de l’initiative par lancement de contre-attaques. L’objectif russe est de « tenir » et les forces ne semblent plus paramétrées pour l’heure que pour cette ambition. La logistique russe est toujours insuffisante, le niveau tactique général des troupes est toujours faible et juste suffisant pour tenir en défensive, les matériels modernes commencent à manquer et – fait nouveau qui a son importance – les obus aussi. Si le rapport de feu est toujours à l’avantage des Russes, l’intensité a diminuée en valeur absolue, entre destructions de dépôts dans la profondeur, gaspillage, insuffisance des fabrications et incapacité de la Russie à se fournir en Iran ou en Corée du Nord au niveau de ses besoins.

De leur côté, les Ukrainiens ont fait l’amère expérience des champs de mines et de la capacité russe à procéder à du « minage dynamique » au moyen de mines antichar dispersées par roquettes. On redécouvre toute la difficulté du « brêchage », de l’ouverture des champs de mines battus par l’artillerie et les armes automatiques, avec des Ka-52 et des Lancet pour compléter un tableau connu depuis les années 1980. L’exercice est périlleux. Il suppose d’abord de reconnaitre les abords du champ de mine, puis d’amener à proximité (quelques centaines de mètres) des lignes explosives de déminage qui vont, en sautant, détonner ou détruire les mines sur une longueur de quelques centaines de mètres. Ensuite, des engins blindés spécialisés munis de fléaux ou de socs ressemblant à de grosses charrues vont idéalement compléter cette action en courant un couloir. Le tout avec des tirs de neutralisation des armes automatiques et des postes antichar adverses. Cela demande un haut niveau de coordination, une préparation fumigène et/ou d’artillerie sur les postes avancés du défenseur et une capacité à insérer rapidement des forces mécanisées dans le couloir ainsi ouvert pour déboucher. Une opération passablement complexe donc, et que le plus petit accroc peut gripper, comme la destruction d’un engin au milieu du couloir, obligeant les autres véhicules à sortir de la zone déminée. La présence de nombreuses haies est propice à la dissimulation des équipes antichar et lance-grenades adverses, tandis que les hélicoptères peuvent intervenir à distance de sécurité et les drones lancés hors de vue.

Au-delà des manques en matière d’engins de brêchage et de défense antiaérienne rapprochée, la plus grande faiblesse de l’Ukraine, face à cette situation, semble être, toujours, le rapport de feu insuffisant. Or, c’est précisément ce qui semble attirer l’attention de l’armée ukrainienne et si les attaques mécanisées semblent s’être ralenties, elle ne demeure pas inactive. On peut penser que, à minima, la phase initiale de « test » du dispositif russe a permis, au prix de pertes sensibles mais nullement critiques, de montrer sa solidité, d’identifier ses forces et faiblesses, et que les Ukrainiens se concentrent maintenant sur le centre de gravité adverse, l’artillerie russe.

 

De Clausewitz à la COPD : de la métaphore de la masse à l’analyse d’un système

La notion de « centre de gravité » semble très simple de prime abord. Mais lorsqu’on commence à chercher à l’appliquer dans une situation concrète, elle se révèle assez délicate à manier (à titre personnel cela m’a occasionné quelques maux de tête et entrainé dans de beaux débats lors du brevet technique interarmées de réserve et depuis). Cette notion apparait sous la plume de Clausewitz au chapitre IX du livre IV de De la Guerre[1], d’abord pour qualifier la bataille de « centre de gravité de la guerre ». Elle est définie ensuite au chapitre XXVII du livre VI. Le passage mérite citation :

 « Le centre de gravité est toujours situé là où la plus grande masse de matière est concentrée et le coup porté au centre de gravité d’un corps est le plus efficace. Les forces armées de tout belligérant ont une certaine unité et par suite une certaine cohésion. Ces forces armées ont donc certains centres de gravité, dont le mouvement et la direction déterminent ceux des autres points, et ces centres de gravité se trouvent là où sont réunis les corps de troupes les plus importants. » Il en déduit que « reconnaître ces centres de gravité de la force militaire ennemie, discerner leurs sphères d’action est donc l’une des fonctions principales du jugement stratégique ».

Cette notion de centre de gravité, dont Clausewitz lui-même écrit en bon philosophe issu de la pensée du XVIIIe siècle qu’elle n’est nullement son invention mais la transcription d’une « méthode naturelle », fera flores dans la pensée stratégique. Plus près de nous, la Compréhensive Operations Planning Directive de l’OTAN (COPD) définit le centre de gravité comme « les caractéristiques, capacités ou localités desquelles une nation, une alliance, une force militaire ou un groupe dérive sa liberté d’action, sa force physique ou sa volonté de combattre ». La définition française retenue dans la PIA-5(B) dédiée à la planification de niveau opératif est sensiblement la même, avec des différences subtiles : « un élément, matériel ou immatériel, dont un Etat, ou un ensemble d’Etats, une collectivité, une force militaire, tire sa puissance, sa liberté d’action ou sa volonté de combattre ». La version française, à raison sans doute, évacue la notion de localité pour se concentrer sur des capacités, matérielles ou immatérielles. On notera l’évolution du concept depuis Clausewitz. Si en faire l’histoire n’est pas pertinent ici, on se contentera de relever que l’évolution est sans doute liée à la transformation industrielle de la guerre au XXe siècle. A l’époque du philosophe prussien, les armées sont toujours composées de la trinité « infanterie, cavalerie, artillerie », avec des portées et des modes d’action qui évoluent certes depuis des siècles, mais de façon assez linéaire, au moins depuis le XVe siècle. La rupture industrielle du tournant du XXe siècle fit entrer les armées modernes dans l’ère des systèmes complexes. La complexification des armes, l’invention de nouvelles armes sans jamais déclasser les anciennes, la dilatation de l’espace stratégique, le développement des transmissions, des transports à longue distance, l’essor des cadences de feu, des potentiels de destruction, la mobilisation des masses, la direction de l’économie en guerre par la bureaucratie… Autant de facteurs qui ont complexifié l’analyse du centre de gravité. Celui-ci n’est plus forcément là où se trouve « le gros des forces » ou « la capitale » de l’adversaire. Il peut se trouver ailleurs, et de façon immatérielle. Attention : il ne s’agit pas d’identifier une fragilité structurelle. Le centre de gravité est bien ce qui permet la liberté d’action de l’adversaire (merci Foch). Trouver le « centre de gravité » de l’adversaire est donc d’abord un exercice de pensée, une construction intellectuelle qui repose sur une analyse de ce qui est connu du « système » adverse. Cette analyse se fait avec, toujours, en arrière pensée l’idée de vaincre et la question du mode d’action qui serait employé. Car l’identification du centre de gravité n’a qu’un objectif : le détruire (ou le neutraliser). Sans aller jusqu’à dire qu’il faut adapter le choix du centre de gravité aux modes d’action disponibles contre lui (ce qui serait un contresens) il faut néanmoins garder à l’esprit qu’il n’y a pas toujours qu’une seule voie pour gravir une montagne et qu’il peut exister plusieurs façons de neutraliser le centre de gravité adverse.

 

Un centre de gravité russe de 152 mm ?

Quel est le centre de gravité des forces russes en Ukraine ? La question à elle seule circonscrit le problème. Il ne s’agit pas de trouver le centre de gravité « de la Russie ». La réponse pourrait rapidement être « ses forces stratégiques nucléaires ». Ce que l’Ukraine souhaite est moins vaincre son agresseur que mettre un terme à cette agression et libérer son territoire. Pour autant, cet objectif de libération territoriale, partagé et entériné par ses soutiens, ne doit pas conduire à tomber dans le piège du centre de gravité « géographique ». Il y a des cas où, bien entendu, on peut considérer qu’un centre de gravité peut l’être. On débat encore pour savoir si Moscou était le centre de gravité soviétique en 1941-1945 ou s’il fallait plutôt le chercher dans le régime soviétique lui-même. En tous cas, ni Tokmak, ni même Melitopol ne répondent à la définition. Ce sont des objectifs importants, à la fois pour des raisons symboliques et opérationnelles (nœuds logistiques). Mais on ne peut pas dire que les forces russes en Ukraine y trouvent leur « liberté d’action ».

La capacité qui répond sans doute le mieux, au moins depuis mai 2022, à cette interrogation est l’artillerie russe. Ce n’est d’ailleurs pas une surprise, tant cette arme est mise en avant par la doctrine, est puissante en termes d’effectifs, et structure la manœuvre des forces terrestres russes. C’est l’artillerie qui a permis, en écrasant l’adversaire par le feu, d’avancer en Donbass en 2022, au prix de millions d’obus tirés (3 ou 4 millions pour Marioupol, Sievierodonetsk et Lysychansk comme le note Michel Goya, soit environ 3000 obus du km² conquis).

En juillet 2023, l’artillerie russe est toujours le centre de gravité des forces russes en Ukraine, notamment dans la manœuvre défensive. Sa capacité à tirer sur les manœuvres de brêchage ukrainiennes puis à reboucher les trous en déployant à la volée des champs de mines comme autant de rustines garantit que les forces mécanisées ukrainiennes ne débouchent pas en terrain libre face à l’infanterie russe. Elle fait peser une lourde menace sur l’infanterie ukrainienne en terrain découvert et demeure capable d’oblitérer toute concentration imprudente qui passerait à sa portée.

Or ce centre de gravité se trouve fragilisé. Certes, l’artillerie russe demeure puissante, malgré d’importantes pertes depuis un an : 253 pièces d’artillerie tractée, 442 canons automoteurs et 233 lance-roquettes multiples (LRM) d’après les chiffres d’Oryx au 10 juillet (sans doute d’avantage donc, en prenant en compte les pertes non documentées et notamment l’usure des pièces). Comme l’a rappelé l’étude de Vincent Tourret et Philippe Gros, le parc russe actif en unité était en 2021 composé d’environ 2 000 canons automoteurs dont 1 750 de 152 mm (à comparer avec la petite centaine de l’armée française), d’un millier de LRM et de 150 canons tractés. Si les stocks de vieux matériels étaient – sur le papier – pléthoriques (4 000 automoteurs, 3 000 LRM et 12 000 canons tractés), leur remise en état a rencontré, comme pour les chars, d’immenses difficultés. Les stocks laissés à l’air libre, souvent en climat hostile, sans entretien, sont souvent réduits à l’état d’épaves.

En prenant en compte l’usure des pièces (espérance de vie de 2 000 à 3 000 coups), les pertes et les difficultés de remise à niveau des vieux matériels, les pertes humaines moindres que pour l’infanterie mais difficiles à remplacer car concernant des officiers et des techniciens, l’artillerie russe n’a sans doute plus beaucoup de capacités à absorber de nouvelles pertes lourdes. Les volumes de feu ont diminué considérablement, ce qui explique d’ailleurs en bonne partie le passage sur la défensive un peu partout. La Russie n’a plus ni les canons ni les obus pour repartir à l’assaut de nouvelles positions comme l’an dernier à Sievierodonetsk et Lysychansk et les assauts de Wagner à Bakhmut ont surtout reposé sur des manœuvres d’infanterie accompagnées de tirs d’artillerie plus parcimonieux (à la grande ire de Evgueni Prigojine). La montée en ligne de mortiers lourds 2S4 de 240 mm identifiée dans le presse est peut-être le signe que les pertes des obusiers de 152 mm 2S19 et 2S3 ne peuvent plus être remplacées (et/ou que les stocks d’obus de 152 mm sont épuisés).

 

La suite de l’offensive : Jutland terrestre à Zaporijjia ?

L’identification faite du centre de gravité adverse (l’artillerie en capacité de tirer bien et beaucoup sur des cibles bien identifiées), de ses forces (nombre de pièces, réactivité correcte, ciblage par drones efficace, roquettes, sous-munitions et mines, soutien antiaérien et GE correct) et de ses faiblesses (flux d’obus en tarissement, flux de matériel juste suffisant, usure des pièces et des hommes, logistique dispersée mais fragile) conduit à envisager les modes d’action possible. Il ne s’agit pas de « simplement » casser des canons, mais de neutraliser les composantes du système qui font qu’il fonctionne. L’artillerie a besoin de canons, d’artilleurs, de munitions et de cibles bien identifiées. La neutralisation de la logistique ou des postes de commandements a constitué un mode d’action important l’an dernier. Il était alors plus « facile », notamment avec les roquettes des HiMARS, de tirer sur les dépôts mal protégés et les postes de commandement insuffisamment disciplinés sur le plan des émissions EM. Mais à l’heure actuelle, le ciblage des pièces d’artillerie semble être devenu le mode d’action le moins inabordable et c’est bien ce que semble s’être résolue à faire l’armée ukrainienne depuis quelques semaines et ce que suggère notamment l’analyse d’un témoin avisé des opérations. Il faut noter que de son côté, l’armée russe n’a pas été inactive pour contrer l’artillerie ukrainienne, comme en témoignent les pertes lourdes subies par l’artillerie livrée par les Occidentaux (surtout par les canons tractés). Or il s’agit bien de faire évoluer le rapport de feu de manière favorable. Si pour éliminer l’artillerie russe l’Ukraine perd la sienne, l’offensive sera aussi impossible. La bataille d’artillerie est une bataille très mobile, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Mais elle se déroule dans un contexte de front assez statique : les batteries se repositionnent en permanence après avoir tiré et l‘affaire est un peu similaire à un duel de navires de ligne au début du siècle, les accidents de terrain en plus : il s’agit de localiser l’adversaire le premier et de tirer avant qu’il ne se déplace, sur la base d’indications de ciblage plus ou moins correctes. Les pays occidentaux auraient sans doute recours pour ce genre de mission à l’arme aérienne, mais l’Ukraine ne peut compter que sur ses propres canons et LRM pour frapper ceux de l’adversaire. Le ciblage s’effectue au moyen de drones, mais aussi de radars de contrebatterie (plus rares et qu’il est délicat de trop utiliser sous peine d’attirer le feu sur eux) ou même de renseignement humain. Il est très possible que d’autres moyens de ciblage soient fournis par le renseignement occidental (interceptions électromagnétiques, imagerie). La réactivité et la précision compte, car dans un contexte de pénurie de munitions, il faut tirer juste et éviter de labourer le sol. Pour l’heure, toujours en se basant sur les données du site Oryx, les pertes russes dépasseraient les 120 pièces en deux mois. C’est encore assez peu, mais il faut tenir compte du fait que ces pertes surviennent sur les arrières des lignes russes et ne sont documentées en sources ouvertes que si un drone passe par là. La qualité et surtout la réactivité du ciblage ukrainien semble être la clé des succès et cela peut fonctionner à condition d’avoir suffisamment d’obus et/ou d’obus de précision : même avec des canons occidentaux très précis comme le CAESAR et de bonnes coordonnées de tir, la destruction d’une pièce adverse n’est jamais évidente. Surtout si les coordonnées sont un peu approximatives (batterie camouflée dans un bois par exemple).

En parallèle de cette attrition, les troupes ukrainiennes mènent toujours des opérations de combat, d’ampleur plus réduite. C’est sans doute important pour accroitre l’aguerrissement des brigades formées pendant l’hiver, et dont beaucoup des personnels n’avaient pas d’expérience militaire préalable. L’expérience des conflits mondiaux a montré l’importance cruciale, au-delà de la formation des individus, de la construction du collectif, surtout dans un contexte interarmes. Les brigades sont des équipes et quelle que soit la qualité de leurs « joueurs », il faut du temps et des épreuves pour former le collectif. Les divisions américaines formées ex nihilo en 1942 connurent la difficile « école » de la Tunisie avant de devenir, deux ans plus tard, de redoutables équipes de combat. Si on peut penser qu’une partie de cet aguerrissement collectif a lieu en Ukraine sous la forme d’entrainement, les « petites » opérations de harcèlement ont le double mérite de forcer l’artillerie russe à tirer (et donc se découvrir) tout en accroissant le niveau tactique des troupes ukrainiennes et en maintenant une pression usante sur les groupes russes, moins mobiles et moins relevés puisque défenseurs de positions.

 

Faire feu de tout bois (hélas)…

Comme souvent, les comparaisons historiques sont utiles mais il ne faut pas en faire des calques de similitude. En particulier, il faut toujours garder à l’esprit que l’Ukraine ne dispose pas d’une arme aérienne capable d’agir dans la profondeur du dispositif adverse et que cette situation ne changera pas avant des mois. Pour l’heure, c’est donc avec les seuls feux de l’artillerie qu’il est possible de réduire le centre de gravité adverse, complétés de quelques missiles Storm Shadow qui peuvent éliminer des nœuds du C2 ou les dépôts importants de la logistique russes. Cette bataille d’artillerie pourrait prendre de longues semaines et durer jusqu’à la fin du mois de juillet, voire se prolonger en août. Si les Ukrainiens y perdent trop d’artilleurs et de canons ou qu’ils tombent à court d’obus, ce sera sans doute un échec et les opérations de brêchage de la ligne russe ne pourront déboucher. Le conflit pourrait alors connaître une phase prolongée de stabilité, le temps qu’un des deux camps reconstruise ne capacité offensive. Mais si l’artillerie russe est réduite à un volume de feu suffisamment faible, il sera alors possible d’utiliser l’artillerie ukrainienne restante pour appuyer par feux roulants et cloisonnant de véritables « percées ». C’est à cette aune qu’il faut lire la volonté américaine de livrer des obus M864 à sous-munitions : les Occidentaux sont arrivés à l’étiage manifeste de leurs armes de précision. Ni la Suède ni la France ne doivent par exemple plus avoir d’obus BONUS à livrer, ni les Américains suffisamment d’obus EXCALIBUR. Des armes qui peuvent justement attaquer avec précision un canon en direction duquel on aurait tiré sur la base d’une signature radar ou d’une détection par drone. Au-delà des questions humanitaires liées à la présence subséquente d’engins non explosés, l’Ukraine n’aura sans doute heureusement pas à craindre de tirer sur des civils, le front sud ayant largement été évacué. Mais c’est bien notre incapacité – collective – à produire suffisamment d’obus et notamment d’obus de précision qui rend nécessaire la livraison de ces armes pour neutraliser le centre de gravité russe et in fine mettre un terme à la guerre d’agression menée par Moscou et qui place l’Ukraine en situation de légitime défense et en état de nécessité au regard du droit.

Enfin, pour la France et les débats sur la LPM, cela ne veut pas forcément dire qu’il faudrait investir dans 500 canons de plus. Si notre modèle interarmes qui compte sur l’arme aérienne reste conceptuellement solide, encore faut-il lui donner les moyens de fonctionner. Ce qui suppose par exemple de disposer de suffisamment de moyens de guerre électronique et antiradars pour éliminer une couche antiaérienne, mais aussi de missiles antiaériens à longue portée pour vider le ciel des aéronefs adverse. Et ensuite de suffisamment d’armes de précision pour que l’aviation élimine l’artillerie adverse. Et dans le doute, mieux vaudrait aussi accroitre les stocks d’obus et d’armes de précision…

  1. N’étant pas germaniste, les citations de l’article sont issues de la traduction de 1955 parue aux Editions de Minuit.
Stéphane AUDRAND est consultant indépendant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles. Titulaire de masters d’Histoire et de Sécurité Internationale des universités de Lyon II et Grenoble, il est officier de réserve dans la Marine depuis 2002. Il a rejoint l’équipe rédactionnelle de THEATRUM BELLI en décembre 2019.