Hercule empoisonné – 3. Humanitaires et impuissants (1992-1994) par Michel Goya

Hercule empoisonné – 3. Humanitaires et impuissants (1992-1994)

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 3 septambre 2023

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Durant tout le temps de l’opération Noroit au Rwanda, le monde a considérablement changé. Plus d’Union soviétique, plus de guerre froide, et même plus de guerre tout court dans le « nouvel ordre mondial » décrit par le président H. W. Bush en septembre 1990. Il n’y a plus que de la police internationale sous l’égide d’un Conseil de sécurité des Nations-Unies (CSNU) qui n’est plus bloqué par les vétos. De fait, il n’y a plus d’interventions militaires que contre les « Etats voyous », comme on vient de le faire en 1991 contre l’Irak, ou pour gérer les crises à l’intérieur des États.

À ce moment-là d’« État voyou » en Afrique, la Libye de Kadhafi rentrant rapidement dans le rang avant de subir la foudre, mais beaucoup de crises internes, provoquées entre autres par la fin de l’aide des sponsors étrangers, la politique de démocratisation forcée associée à des fins toujours délicates de longs règnes mais aussi la politique imposée de désendettement public. La plupart des États africains s’affaiblissent et certains s’effondrent dans de très violentes guerres civiles.

Au début des années 1990, la première réponse à cette situation est l’opération humanitaire armée. C’est la grande époque du « soldat de la paix », venant à la fois aider les populations du monde en souffrance et geler les problèmes internes jusqu’à une paix négociée. La première de ces grandes opérations de paix en Afrique intervient en Somalie effondrée et chaotique. Le CSNU décide d’y lancer en avril 1992 une opération des Nations unies en Somalie (ONUSOM) afin de protéger l’aide humanitaire et de « faciliter la fin de la guerre » entre les factions. Armée seulement de bonnes intentions et sans effectifs, l’opération ne sert évidemment à rien. Elle est relancée en décembre 1992 par les États-Unis qui demande la formation d’une Force d’intervention unifiée (UNITAF) sous la direction des Nations-Unies mais avec un commandement opérationnel autonome des dix-huit États y participant avec l’autorisation d’employer « tous les moyens nécessaires », c’est-à-dire combattre.

La force principale de l’UNITAF est constituée par les 25 000 soldats américains de Restore Hope. La France, qui croit indispensable de participer aux affaires du monde, fournit la « brigade type » des grandes opérations extérieures : en l’occurrence 2 400 hommes venant de France, de Djibouti ou de l’Océan indien pour prendre en charge avec trois bataillons et un détachement d’hélicoptères la zone de Baïdoa au nord-est de Mogadiscio et la frontière avec l’Éthiopie. Avec cette opération, baptisée Oryx, on intervient pour la première fois en Afrique hors d’une ancienne colonie et d’une manière nouvelle puisqu’il s’agit de rétablir la sécurité dans une zone et d’y protéger l’action humanitaire. Le sort des populations s’améliore incontestablement et les Français s’acquittent particulièrement bien de cette mission, qui plaît alors énormément puisqu’ « on fait le bien » sans prendre trop de risques (il n’y a qu’un seul blessé français).

Le problème est que cela ne résout en rien le problème politique de la lutte entre les principales factions, en particulier celle opposant président par intérim Ali Mahdi Mohamed et le général Mohamed Farah Aïdid, principal seigneur de la guerre du Sud somalien.

Le 26 mars 1993, une nouvelle opération, ONUSOM II, est créée en remplacement d’UNITAF afin de poursuive la protection de l’aide humanitaire, mais aussi désormais de désarmer les factions. Mais c’est à ce moment-là que les États-Unis réduisent leur effort et se placent en réserve des bataillons de Casques bleus.

La France est toujours présente avec Oryx II, soit 1 100 hommes avec un GTIA, et plusieurs bataillons multinationaux sous son commandement (Maroc, Nigéria, Botswana) dans le sud-ouest du pays de l’Éthiopie jusqu’à Kenya. Les choses les plus importantes se passent cependant à Mogadiscio où en juin 1993 la situation dégénère en guerre ouverte entre l’ONUSUM II et le général Aïdid. La France y engage pendant dix jours un sous-groupement interarmes de 200 hommes, avec cinquante véhicules dont onze blindés et quatre hélicoptères. Cet engagement est l’occasion le 17 juin 1993 du combat le plus violent mené par des forces françaises depuis 1979. Le sous-groupement français reçoit pour mission de dégager un bataillon marocain encerclé par la foule et les miliciens d’Aïdid. Après une journée de combats, les Français qui déplorent trois blessés ont dégagé le bataillon marocain et éliminé une cinquantaine de miliciens d’Aïdid. C’est un succès dont les Français n’entendront jamais parler. C’est aussi pratiquement le seul de l’ONUSOM II alors que les accrochages se multiplient. Les Américains, qui mènent en parallèle leur propre guerre contre Aïdid perdent 18 soldats tués dans les combats du 3 et 4 octobre 1993. Le président Clinton décide alors unilatéralement du retrait américain. Sans l’appui des Américains, l’opération l’ONUSOM II s’effondre et connaît la même fin piteuse que la Force multinationale de sécurité de Beyrouth dix ans plus tôt. Les dernières forces françaises se replient de Somalie en décembre 1993.

Cette fin peu glorieuse calme les ardeurs. Lorsque se déclenchent en octobre 1993 les affrontements interethniques au Burundi après l’assassinat du président Ndadaye, la communauté internationale ne réagit pas malgré l’ampleur des massacres qui font entre 80 000 et 200 000 morts selon les estimations. Elle ne le fait non plus lorsque les massacres d’encore plus grande ampleur se déclenchent au Rwanda dès la mort cette fois du président Habyarimana et du nouveau président burundais, Cyprien Ntaryamira, le 6 avril 1994, dans un avion abattu par deux missiles antiaériens SA-16 au-dessus de Kigali. Le lendemain deux sous-officiers français en assistance technique et une épouse sont assassinés à Kigali. Les Hutus radicaux s’emparent du pouvoir et organisent l’assassinat des modérés ainsi que le massacre systématique et déjà préparé de la population tutsie. Le Front patriotique rwandais (FPR) lance de son côté une nouvelle offensive qui s’avère cependant beaucoup plus lente que les précédentes malgré l’absence des Français.

Ce chaos soudain désempare la communauté internationale qui vient donc à peine de sortir du fiasco somalien et se trouve empêtrée dans celui d’ex-Yougoslavie. Échaudés par l’expérience somalienne, les États-Unis, pourtant très informés des projets de massacres via l’Ouganda et le FPR, ne veulent plus bouger et ont même tendance à freiner les décisions du CSNU. À Kigali, la force des Nations-Unies, la MINUAR, en place depuis octobre 1993, est encore plus inefficace que l’ONUSOM à Mogadiscio. Elle est même incapable de protéger la Première ministre Agathe Uwilingiyimana, massacrée par la Garde présidentielle le 7 avril en même temps que dix Casques bleus belges. Le gouvernement belge ordonne le repli de son contingent à Kigali, ce qui finit de vider la MINUAR de sa force.

La France, alors en cohabitation politique, est partagée sur l’attitude à suivre. Mitterrand veut intervenir pour aider ses anciens alliés, alors que le Premier ministre Balladur est réticent. Les tergiversations retardent la décision et surtout aboutissent à une solution de compromis. Balladur accepte une intervention mais sous forme d’opération humanitaire armée, avec un mandat des Nations-Unies et sous commandement national. Il faut attendre le 22 juin 1994 pour que la résolution 929 du CSNU autorise la France à intervenir de « manière impartiale et neutre » afin d’aider autant que possible la population, mais sans réaliser d’interposition. L’opération Turquoise voit donc l’engagement de 2 500 soldats français accompagnés de 500 soldats venus de sept pays africains. Le mandat interdit tout contact des troupes françaises avec le FPR qui est en train de conquérir le sud et l’ouest du pays. Cela impose donc de réduire l’action à la zone sud-ouest du pays qui est transformée en « zone humanitaire sûre » (ZHS) où la population et les organisations humanitaires sont protégées alors que les bandes armées qui s’y trouvent ou qui y entrent sont désarmées.

C’est une mission impossible. Malgré tous les gages, il était naïf d’imaginer que l’on pourrait passer pour neutre dans un pays où quelques mois plus tôt, les soldats français étaient à côté des FAR contre le FPR. Il y a des contacts et donc des accrochages violents avec le FPR qui nous considère toujours logiquement comme un ennemi. Il est également impossible pour les Français de désarmer tous ceux qui fuient à travers la ZHS, ni même de pouvoir contrôler toute cette zone avec aussi peu de forces. Les Français n’ont par ailleurs aucun mandat pour arrêter qui que ce soit. Une grande partie des génocidaires mais aussi tous ceux qui pourraient craindre des représailles, soit plusieurs centaines de milliers de personnes, se réfugient au Congo, le plus souvent en passant par la ville frontière de Goma, à la frontière nord-ouest du Rwanda et donc hors de la ZHS protégée par Turquoise. Certains hauts responsables du pouvoir et du génocide se réfugient en France.

L’opération Turquoise se termine fin août 1994. Avec ses moyens réduits, elle a contribué à sauver la vie de 15 000 personnes et enrayé une épidémie de choléra. C’est une contribution énorme en soi, même si elle est faible au regard de l’ampleur des massacres passés, mais aussi à venir lorsque l’armée du FPR, devenue Armée patriotique rwandaise, envahit le Congo voisin en 1998 et s’y prend de manière épouvantable aux camps de réfugiés. Pour autant si l’opération Turquoise est une réussite humanitaire, c’est un désastre politique puisqu’elle nous a placés immanquablement en position de cibles non pas physiques, mais médiatiques.

Comment ne pouvait-on imaginer en effet que le FPR n’allait pas profiter de la situation pour accuser — non sans raison — l’Élysée de vouloir sauver ses anciens amis devenus génocidaires ? Par quel aveuglement, a-t-on cru que notre acharnement à soutenir le pouvoir en place au Rwanda, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse, n’allait pas avoir des conséquences sur l’image de la France ? Par quelle naïveté n’a-t-on pas vu qu’en intervenant, même de bonne foi et avec les meilleures intentions avec Turquoise, que l’on serait forcément accusés de protéger les génocidaires en fuite, dont certains en France parmi les principaux responsables ?

Associé au fiasco parallèle en Bosnie, l’expérience des grandes opérations humanitaires armées, si séduisantes moralement mais si peu efficaces en réalité, se termine pour la France. Alors qu’il y avait 10 000 soldats français portant simultanément un casque bleu en 1992, la France refuse d’engager à nouveau de bataillon sous-direction onusienne, hormis l’éternelle Force intérimaire des Nations-Unies au Liban. Mais cela ne résout pas le problème de la France en Afrique : comment continuer à être présent militairement et agir éventuellement mais sans apparaître intrusif et colonial ? Comment, pour paraphraser Péguy, avoir les mains pures tout en ayant encore des mains ?

À suivre.