« Il y a en France une sclérose de la pensée militaire et stratégique »
ENTRETIEN. Notre pays s’illusionne sur sa puissance et s’aveugle sur la nouvelle réalité géopolitique, écrit dans un livre Jean-Dominique Merchet, spécialiste des questions de défense.
Jean-Dominique Merchet, journaliste au quotidien L’Opinion et expert des questions militaires et stratégiques, publie un ouvrage réquisitoire (Sommes-nous prêts pour la guerre ? Robert Laffont, 216 pages, 18 euros) sur l’état d’impréparation de l’armée française face aux nouvelles menaces. « Si, par malheur, la France se retrouvait demain impliquée dans une guerre majeure, non, nous ne serions pas prêts. C’est l’évidence même », écrit-il.
« L’économie de guerre » décrétée par Emmanuel Macron en 2022 n’a pas eu de traduction concrète. La taille de l’armée a fondu depuis trente ans comme la neige sous le réchauffement climatique. Notre modèle d’armée, tourné vers les interventions en Afrique ou au Proche-Orient, n’est plus adapté à une guerre de haute intensité sur le sol européen. Les leçons de la guerre d’Ukraine n’ont toujours pas été tirées alors même que les États-Unis menacent de se désengager du théâtre européen. Où sont les réformes qui seraient indispensables pour s’adapter ?
Le Point : Votre livre tire la sonnette d’alarme sur l’impréparation militaire de la France. Comment en est-on arrivé là alors que le budget de la défense aura quasiment doublé pendant les deux mandats de Macron ?
Jean-Dominique Merchet : Emmanuel Macron a consacré des moyens considérables à la défense, mais il n’a pas accompagné cette progression budgétaire d’une rupture stratégique, contrairement à ce que Charles de Gaulle a fait dans les années 1960 – dissuasion nucléaire et indépendance par rapport aux États-Unis – ou Jacques Chirac en 1996 – fin de la conscription et passage à l’armée professionnelle. Il n’y a engagé aucune réforme importante. Les militaires et les industriels sont contents car il y a plus de moyens, mais cela manque d’analyse stratégique.
Pourquoi la France n’a-t-elle pas modifié cette analyse alors même que la guerre d’Ukraine a montré depuis deux ans que la principale menace était à l’est ?
Cela renvoie à ce que j’appelle l’illusion de la puissance française : la France membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, dotée de l’arme nucléaire… On considère toujours qu’on doit être une puissance mondiale, présente militairement sur l’ensemble du globe, y compris dans les zones les plus éloignées, comme le Pacifique. La guerre d’Ukraine et la menace d’un désengagement américain auraient dû nous fournir l’occasion de réorienter la défense française vers l’Europe. Nous aurions même dû être les initiateurs de ce mouvement ! Mais Emmanuel Macron, tout comme la plupart des militaires et des diplomates français, n’aime pas l’Otan. Nous n’avons donc pas pris cette décision, ce qui est confortable car il aurait fallu aussi faire des choix douloureux dans l’appareil militaire, par exemple renforcer l’armée de terre au détriment d’un nouveau porte-avions, fermer des bases en Afrique ou ailleurs… On se maintient avec une petite armée « bonsaï », qui sait à peu près tout faire mais pas longtemps, et pas beaucoup.
Vous écrivez que l’armée française ne serait probablement pas capable de tenir un front de plus de 80 km de long, alors que l’armée ukrainienne est déployée sur un front de 1 000 km…
C’est effrayant, oui. Elle ne serait pas non plus capable, par exemple, de faire ce que l’armée israélienne fait à Gaza aujourd’hui. Nous n’en avons pas les moyens, en termes d’effectifs.
De toutes les lacunes de notre armée que vous décrivez – capacités de déploiement, artillerie, génie, service médical même –, quelle est la plus grave ?
Paradoxalement, c’est la lacune intellectuelle. L’historien Marc Bloch écrivait que les grandes défaites sont d’abord intellectuelles. Il y a en France une sclérose de la pensée militaire et stratégique, y compris autour de la dissuasion nucléaire. Il y a une forme de désarmement intellectuel. Nous n’avons plus de débat comme dans les années 1950 et 1960. Par ailleurs, quand on regarde dans le détail, notre armée de terre est trop légère. Elle est souple, mobile, réactive, mais, en cas de guerre, on a besoin de masse, de blindage, de puissance.
La malédiction n’est pas typiquement française.
Vous rappelez que l’armée française n’a pas gagné de guerre depuis 1918. Faut-il y voir une malédiction ?
La plupart des pays européens, à l’exception de la Grande-Bretagne, ont subi au cours de leur histoire récente des défaites significatives. La perte des empires coloniaux, les invasions étrangères que pratiquement tous ont subies… C’est de ces défaites qu’est née la perspective européenne. La malédiction n’est donc pas typiquement française. Néanmoins, il serait bon de reconnaître nos défaites et, surtout, d’en tirer les leçons. Il y a eu 1940, 1954, 1962 et, plus récemment, l’Afghanistan et surtout le Sahel… Cela rejoint mon constat sur le désarmement intellectuel.
Un rétablissement du service militaire pourrait-il aider ?
Ceux qui plaident pour cela portent un regard faux sur ce qu’était vraiment le service militaire. Jacques Chirac a réussi à transformer l’armée française pour en faire une véritable armée professionnelle. C’est une avancée. En revanche, cette réforme a eu un prix : la perte de la fluidité entre la société civile et la société militaire. Il faut la rétablir. Elle ne peut être imposée que par le pouvoir politique car les militaires n’en veulent pas. Cela pourrait prendre la forme d’une vaste armée de réserve. Aucune opération militaire ne devrait avoir lieu sans l’implication de réservistes.
Beaucoup de chefs militaires français ont tendance, selon vous, à être prorusses. Cela explique-t-il la faiblesse de notre aide militaire à l’Ukraine lorsqu’on la compare avec ce que font le Royaume-Uni et l’Allemagne ?
Non, car l’influence de ces militaires est assez limitée. Ils étaient proserbes au moment des guerres de Yougoslavie, cela n’a pas empêché la France de faire la guerre deux fois, en Bosnie puis au Kosovo. Certes, ils ne font rien pour que cela s’améliore, mais, si nous sommes peu engagés, c’est surtout parce que nos capacités de production industrielle sont très faibles.
A-t-on encore les moyens d’entretenir notre force de frappe nucléaire, dont vous estimez le coût à plus de 7 milliards d’euros par an ?
Elle est coûteuse, mais pourrait-elle être meilleur marché ? On ne le sait pas car, de manière regrettable, les données ne sont pas publiques. Je pense que, malgré son prix, on a intérêt à la conserver. Néanmoins, je plaide pour une révision doctrinale car, telle qu’elle est conçue, elle tend à nous isoler en Europe. À mon avis, nous devrions réintégrer le Comité des plans nucléaires de l’Otan. Nous devrions même proposer à nos partenaires européens une forme de partage de l’arme nucléaire, sur le modèle de ce que font les Américains.
L’enjeu essentiel est la sécurité de l’Europe.
Est-ce à dire que le maintien d’une force nucléaire indépendante contredit l’objectif d’autonomie stratégique européenne ?
Oui, car nos intérêts fondamentaux ne sont pas en ligne avec ceux de nos alliés. Pour tous nos alliés européens, la garantie ultime est l’alliance avec les États-Unis ; pour nous, elle est notre force de dissuasion indépendante. Voilà pourquoi cela bloque en permanence. Il faudrait faire évoluer le système en mettant beaucoup plus qu’on ne le fait notre force nucléaire dans le pot commun, qui n’est pas européen mais atlantique. Je sais qu’il s’agit d’un tabou mais, au moins, il faut ouvrir le débat.
On pourrait vous objecter que nous sommes loin des principaux théâtres de conflit, que nous avons la bombe atomique et que nous n’avons donc pas vraiment besoin de nous préparer à un affrontement militaire classique…
C’est vrai, mais l’enjeu essentiel est la sécurité de l’Europe, d’autant que plane la menace du retrait américain. Aujourd’hui, nous avons tendance à voir la France comme une puissance mondiale. Pour ma part, je pense que Varsovie est plus important que Tahiti. Cela implique de faire des choix. Par exemple, je ne suis pas sûr qu’on ait besoin d’une industrie du char en France, car les Allemands en ont une bien plus performante que la nôtre. En revanche, nos avions de combat sont excellents, nos sous-marins et notre canon Caesar aussi, c’est cela qu’il faut renforcer. Non pas pour préparer la guerre d’Ukraine ou celle de Gaza, mais pour faire face à la présence, à 2 000 km de nos frontières, d’un pays fondamentalement hostile à ce que nous sommes : la Russie. Une Russie devenue agressive et hostile. C’est un changement politique majeur, de même importance que la chute du mur de Berlin il y a 35 ans.