Leçon inaugurale du cycle confrontations et recompositions stratégiques. Général d’armée T. Burkhard
Par , , le 23 février 2024
Le 7 juillet 2021, le général d’armée Thierry Burkhard est nommé en Conseil des ministres chef d’état-major des armées à compter du 22 juillet 2021. Il est commandeur de la Légion d’honneur, commandeur de l’Ordre national du Mérite, titulaire de la Croix de guerre des théâtres d’opérations extérieures et de la Croix de la Valeur militaire. Louis Gautier, directeur de la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains, professeur associé à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Synthèse de la conférence par Gabrielle Gros pour Diploweb.com.
Conférence organisée par la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains, le 22 janvier 2024 à l’amphithéâtre Richelieu en Sorbonne (Paris). La Chaire a pour objectif de mieux ancrer les études stratégiques dans le paysage universitaire français, de donner la parole à tous et d’établir des relations avec de grandes universités étrangères afin de pérenniser les activités d’enseignement, d’assurer le passage de relais à de nouvelles générations et de contribuer au rayonnement de la pensée stratégique française. Pour ce faire elle organise son 11e cycle de conférences du 22 janvier au 25 mars 2024. Le propos introductif de cette leçon inaugurale a été tenu par le Professeur Louis Gautier, Procureur général près la Cour des comptes et président de la Chaire ainsi qu’Elie Tenenbaum, docteur en Histoire et directeur du centre des études de sécurité de l’IFRI. Puis le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées françaises a pris la parole pour une vaste présentation des bouleversements stratégiques à l’oeuvre. La synthèse est rédigée par Gabrielle Gros pour Diploweb.com
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Synthèse pour Diploweb.com de la conférence du général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées françaises, par Gabrielle Gros
Richelieu, qui avait le souci de la maîtrise de l’information, s’est en particulier distingué par sa capacité à inscrire son action dans le temps long. Dans son sillage, le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées françaises, rappelle que pour continuer à peser, il est impératif d’anticiper afin se saisir des sujets, d’agir et de se positionner. Trois éléments sont ici explorés : l’environnement stratégique, les bouleversements stratégiques à l’œuvre et la réponse des armées à ces états de fait.
En premier lieu l’environnement stratégique se comprend aujourd’hui par quatre marqueurs appuyant son importance. Il faut d’abord voir la dynamique de la force dans le contexte du retour du rapport de force comme mode de règlement des conflits. Le moyen d’imposition de la volonté d’un État est de plus en plus le recours à la force ; le Haut Karabagh qui fut une question réglée en 24 heures en est un exemple. L’escalade des moyens et la recherche de la létalité via l’artillerie et les frappes en profondeur, témoignent de cette dynamique. De même l’emploi du nucléaire est une question rapidement revenue au centre de la dialectique dans le cadre de l’extension des domaines d’emploi des forces. L’emploi de la force est probablement aussi lié à une atténuation de l’ordre international qui peine à réguler les conflits, preuve en est le poids déclinant des résolutions de l’ONU. Par ailleurs, la puissance de l’information est d’une valeur stratégique exceptionnelle. Dans la lutte informationnelle, il n’existe pas de victoire décisive, la palette d’effets est extrêmement large et en conséquence l’ensemble des perspectives doivent être prises en compte. L’intelligence artificielle générative est une piqure de rappel acerbe de cette réalité. En outre, il convient de porter une attention particulière à la manœuvre de désoccidentalisation à laquelle nous assistons dans la volonté, notamment à l’initiative du Sud global, de créer un ordre alternatif. Nous faisons face à des compétiteurs extrêmement offensifs qui cherchent à accéder à de nouvelles ressources et à contester les acquis. Enfin le changement climatique, instrumentalisé contre nous par certains grands compétiteurs est un catalyseur du chaos. Il est une préoccupation majeure pour un certain nombre de nos partenaires et est un paramètre de plus en plus structurant en particulier en garnison avec la question des moteurs thermiques qui resterons à l’usage exclusif des armées alors que l’électrique va devenir la norme pour le reste des véhicules civils.
Ainsi nous nous trouvons dans un monde qui est en recomposition par la rupture. Le point de bascule est identifié comme le 24 février 2022 mais cette réalité était déjà inscrite bien avant. De ce fait, l’évolution en tendance ne suffit plus aujourd’hui et il nous faut penser de manière beaucoup plus stratégique c’est-à-dire dans le temps long et en ayant la capacité d’inclure d’avantage d’acteurs. Pour mieux échanger et faire évoluer les affrontements, une nouvelle grille de lecture stratégique composée du triptyque compétition, contestation, affrontement, paraît aujourd’hui plus pertinent que le continuum paix, crise, guerre mis en place après la Seconde Guerre mondiale. La compétition désigne en réalité l’état dans lequel nous vivons puisqu’elle s’applique à tous les domaines de l’activité humaine. Elle a pour objectif d’infléchir la résolution de compétiteurs et de resserrer les liens. En cela il s’agit d’une forme de guerre avant la guerre qu’il s’agit donc de gagner. La contestation désigne le moment où un Etat décide de transgresser les règles admises afin d’obtenir en avantage. Cela a été le cas en Crimée. Pour empêcher l’affrontement, l’objectif est de forcer l’adversaire à se déplacer, ce qui nécessite de la réactivité. Quant à l’affrontement, qui ne doit être que le dernier recours dans une situation de crise, il requiert une grande attention de la part des armées qui doivent détecter les signaux faibles, anticiper la bascule et in fine être capable de monter en puissance voire de livrer la guerre en cas de nécessité.
En second lieu, un bouleversement stratégique est à l’œuvre et il faut en voir aussi bien les réalités que les conséquences. Nous voyons d’abord le retour de la guerre imposée. Dans une armée, agir dans une situation de guerre imposée change radicalement la manière de voir les choses. Si les opérations menées par la France ont pu être complexes, il existait une capacité relative de l’État et des autorités militaires françaises à réguler le tempo de l’engagement sans que cela se traduise par une défaite sur le terrain. Cependant, en rupture avec les opérations de maintien de la paix, l’engagement en Afghanistan a marqué le retour d’adversaires dont l’objectif est de nous tuer. Cela nous mène à un second point qui est le changement de paradigme opérationnel. Il est accompagné d’un changement d’échelle en ce qui concerne les opérations qui étaient auparavant de l’ordre du bataillon, de quelques bâtiments ou appareils. Aujourd’hui des centaines de milliers d’hommes sont impliqués en Ukraine. Une opération concernant des corps d’armée se dirige d’une toute autre façon et cela a été cruellement rappelé aux Ukrainiens qui ont eu du mal à maîtriser la mobilisation à grande échelle au cours de l’offensive. Pour faire face, l’entraînement interarmées est essentiel ainsi que la préparation dans le domaine capacitaire puisque le changement d’échelle se traduit de manière visible dans la consommation de munitions ainsi que les pertes humaines. Par ailleurs, sur le théâtre, ce changement de paradigme se traduit également par la fin du confort opérationnel. Nous devons désormais être préparé à la contestation simultanée de tous les milieux alors que par exemple au Sahel, seul l’espace terrestre nous était contesté. Vouloir acquérir et conserver la supériorité sur un milieu devient désormais probablement illusoire et contre le principe d’économie des forces.
Tout ceci demande d’adapter profondément notre système unitaire. Cela demande également une adaptation au niveau civil. Non seulement par les industriels mais encore par une implication sociale et une implication des mentalités. Nous voyons bien aujourd’hui que si l’armée ukrainienne est capable de résister à l’armée russe c’est aussi parce qu’ils sentent que la nation est derrière eux.
En dernier lieu, la réponse des armées face à ces enjeux multiples se regroupe sous divers axes. Premièrement l’héritage et l’ambition, deuxièmement l’exercice de la souveraineté, troisièmement la gestion de la singularité française, en particulier sur le plan nucléaire car la dissuasion est au cœur de notre stratégie de défense et quatrièmement le soutien de la logique de défense collective de l’Europe en étant capable de peser. En somme, l’ambition pour les armées est de gagner la guerre avant la guerre tout en étant apte à s’engager dans un affrontement de haute intensité par souci de cohérence et de crédibilité. En effet dans une guerre imposée, il faut avoir une construction cohérente en fond qui permet le maintien en condition opérationnelle, la possession de munition et l’entraînement par les hommes. Pour cela il faut agir avec les autres. Tout ceci ne fonctionnera que grâce à la détermination et l’abnégation ici saluée, d’hommes et de femmes engagés au service de la France.
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