Georgie, Moldavie, Ukraine : le reflux géopolitique euro-atlantiste
Pierre-Emmanuel Thomann* – CF2R – NOTE D’ACTUALITÉ N°659 / novembre 2024
La victoire du parti « Rêve géorgien » en Géorgie, le mauvais résultat lors du référendum sur l’adhésion à l’UE en Moldavie – où la majorité des Moldaves résidents ont voté NON, tandis que le OUI n’est passé qu’avec les voix de la diaspora dans l’UE et dont la légitimité est douteuse –, mais aussi l’élection présidentielle dans ce pays remportée par la présidente sortante Maia Sandu avec les voix de la diaspora de l’UE (elle est Roumaine et a été formatée par sa carrière précédente aux États-Unis), signifient en réalité un renversement de la tendance à l’extension inéluctable de l’espace euro-atlantique et annonce le reflux géopolitique de l’UE mais aussi de l’OTAN.
En effet, suite à la victoire géopolitique de plus en plus inéluctable de la Russie en Ukraine, où la seule inconnue réside dans le nouveau tracé de la frontière à la suite du processus de réunification russe, les citoyens et gouvernement des pays qui ont fait partie du monde russe (et s’en rapprochent à nouveau) ont appris de l’histoire récente. Ils ont remarqué que les pays qui se sont positionnés comme États-fronts contre la Russie sont devenus un champ de bataille entre les États-Unis et la Russie au détriment de leur sécurité et de leur économie, et ont perdu des territoires au cours cet affrontement.
Le positionnement du parti « Rêve géorgien » est ainsi le plus en phase avec les intérêts de sécurité de la Géorgie. Les Géorgiens lucides ont bien compris que positionner leur pays comme instrument de Washington pour encercler la Russie (cf. carte) ne pouvait qu’aboutir à en faire un champ de bataille au seul profit des Américains et de leurs supplétifs de l’OTAN et de l’UE, qui cherchent à les instrumentaliser. La promesse du « Rêve géorgien » était de refuser un politique de sanctions contre la Russie (ce qui détruirait l’économie géorgienne) et d’éviter un nouveau conflit avec la Moscou. D’où le résultat des élections en sa faveur, malgré la tentative de changement de régime raté de la présidente Salomé Zourabichvili, qui travaille pour les intérêts euro-atlantistes sous couvert d’élargissement à l’UE. Les intérêts de la Géorgie sont secondaires pour l’UE qui ne s’intéresse qu’à son « occidentalisation », c’est-à-dire à la réorienter géopolitiquement pour la détacher de Moscou et imposer son modèle de démocratie libérale d’inspiration américaine en synergie avec Washington et l’OTAN. Pour survivre comme civilisation, et au vu de sa position géographique (en Asie) et de sa culture, la Géorgie a intérêt à se rapprocher du monde russe dont elle a fait partie : c’est le sens de la géohistoire. L’occidentalisation (américanisation) de la Géorgie promue par les idéologues admirateurs de l’Occident américanisé, ferait disparaitre la Géorgie comme entité civilisationnelle, c’est donc une dangereuse illusion. Il en va de même pour l’Ukraine et la Moldavie qui risquent l’alinéation géopolitique et culturelle en s’occidentalisant.
Les Géorgiens ont appris des conflits récents en observant la défaite inéluctable du régime de Kiev qui a fait l’erreur stratégique funeste de se positionner comme État-front contre la Russie. Il ont aussi l’expérience de la guerre Russie-Géorgie de 2008 déclenchée par l’ancien président Mikhaïl Saaskachvili, promoteur des intérêts américains et finalement lâché par Washington qui lui avait pourtant promis à long terme une adhésion à l’OTAN avec pour résultat de provoquer la Russie, comme en Ukraine. Ce conflit de 2008 a constitué la première guerre du monde multipolaire : les États-Unis, qui ont tenté, via à la Géorgie, de poursuivre l’élargissement de leur stratégie d’encerclement et de fragmentation de l’Eurasie pour imposer le monde unipolaire, n’ont pas pu absorber ce pays en raison de la réaction russe. Ils continuent cependant de soutenir les forces politiques favorables à l’occidentalisation pour reprendre la manœuvre contre Moscou, à un moment plus favorable.
Après l’échec, pour l’UE, des deux évènements électoraux en Géorgie et en Moldavie, et la défaite des États membres de l’OTAN en Ukraine, c’est un scénario alternatif qui se profile. L’OTAN et l’UE, telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui, ne s’élargiront ni à la Géorgie, ni à l’Ukraine, ni la Moldavie. La réforme de ces deux institutions aux paradigmes de plus en plus obsolètes – défendre la stabilité et la prospérité européennes dans un nouvel ordre géopolitique post-américain, car créées pendant le Guerre froide et consolidées lors du monde unipolaire après la disparition de l’URSS – est une illusion. Les États membres de l’UE et de l’OTAN se diviseront de plus en plus sur la question de l’élargissement et les citoyens de l’UE y sont de plus en plus largement opposés. Seuls les gouvernements vassalisés à Washington y sont favorables et cherchent à accélérer le processus pour éviter que ces pays coopèrent avec Moscou. La visite du Premier ministre hongrois Victor Orban à Tbilissi pour féliciter la victoire électorale du gouvernement géorgien a torpillé toute velléité de l’UE de promouvoir un changement de régime et annonce la fragmentation géopolitique croissante de l’UE, mais aussi de l’OTAN, sur cette question. Les angles morts de la politique d’élargissement de l’UE englobent aussi : l’ambition géopolitique de l’Allemagne – qui cherche à reconstruire sa zone d’influence en Europe centrale et orientale au détriment de la Russie sous le parapluie nucléaire américain –, le projet d’annexion de la Moldavie par la Roumanie, les visées polonaises dans l’Ouest de l’Ukraine (Silésie) et la France, au départ réticente à l’élargissement, mais qui s’est alignée pour contrebalancer l’Allemagne. Tous ces projets sont surtout susceptibles d’aboutir au dépeçage géopolitique de ces pays candidats, dans la pure tradition de la géopolitique du XIXe et XXe siècles.