Les géants du numérique en savent-ils plus sur les militaires français que le ministère des Armées?
Quand, dans les années 1970, la France de Valéry Giscard d’Estaing mettait un terme au « Plan calcul » lancé par le général de Gaulle et commandait un rapport sur « l’informatisation de la société » (informatisation – et « télématique » – qui devait être initiée par des acteurs étatiques), Steve Wozniak bricolait l’Apple I dans le garage des parents de Steve Jobs, ce dernier s’attachant trouver des fonds pour créer Apple Computer.
Plus tôt, toujours aux États-Unis, la société MITS eut l’idée de commercialiser l’Altair, un ordinateur conçu autour du microprocesseur Intel 8080 et vendu en kit à des milliers d’exemplaires. Et cela fut à l’origine d’un « bouillonnement » technologique, dont Apple sera l’un des avatars. Mais pas seulement car il fallait bien évidemment des logiciels et des systèmes d’exploitation pour faire « tourner » ces machines.
Pourtant, en 1972, le français François Gernelle, qui passera un doctorat en informatique six ans plus tard, mit au point le premier micro-ordinateur (le Micral) sur la base du microprocesseur Intel 8008. Seulement, son imployeur de l’époque (Intertechnique) n’y croyait pas. D’où son départ pour la société R2E, qui sera rachetée par CII Honeywell Bull en 1978. Et, malheureusement, le Micral ne suscita pas en France un engouement similaire à celui que l’on pouvait alors observer aux États-Unis à l’époque.
Puis, dans les années 1980, le gouvernement lança le « Plan informatique pour tous », avec l’objectif de livrer 120.000 ordinateurs à 50.000 établissements scolaires. Alors que, au même moment, Apple présentait son Macintosh 128k, doté d’une interface graphique et d’une souris, et que les premiers PC faisaient leur apparition sur le marché, les collégiens français se disputaient le privilège d’approcher le Thomson TO-7, avec des professeurs (souvent de mathématiques) regardant cette machine comme une poule qui découvre un couteau.
Le « boom » d’Internet, à partir de la fin des années 1990, donna lieu à une frénésie de projets, y compris en France. Au point qu’il suffisait de mettre un .com sur un plan d’affaires plus ou moins pertinent pour avoir l’oreille d’investisseurs soucieux de ne pas rater le train. Seulement, aucun géant français (voire européen) du numérique ne sortit de ce bouillonnement. En revanche, et après le krach du Nasdaq (valeurs technologiques) d’avril 2000, des entreprises comme Google (créé dans un garage à Menlo Park), Amazon ou Paypal sont devenues les géants que l’on connaît aujourd’hui, rejointes par Facebook et autres.
Aussi, il est toujours surprenant de voir des responsables politiques se demander pourquoi il n’y a pas de « champions » français (ou européens) du numérique à l’image de ceux que l’on désigne par le terme « GAFA-M » (Google, Amazon, Facebook, Apple – Microsoft). La réponse paraît évidente : parce que les conditions économiques, législatives et réglementaires, voire des freins culturels, ne l’ont pas permis. Le résultat des courses est que, désormais, la quetion de la « souveraineté numérique » se pose.
D’où, d’ailleurs, la question posée par le député Jean-Charles Larsonneur, lors de l’examen du copieux (et passionnant) rapport sur la numérisation des armées rédigé par Thomas Gassilloud et Olivier Becht. « Concernant la question de la souveraineté numérique, force est de constater que nous faisons appel à un grand nombre de prestataires extérieurs : Microsoft pour les armées, Ericsson ou encore TechOne pour la police et les centres d’appels. Aussi, est-il légitime de se demander : avons-nous une véritable politique permettant de faire émerger des champions nationaux ou européens dans ces domaines? », a-t-il demandé.
« Cette dépendance [aux prestataires extérieurs du numérique] est aujourd’hui majeure », a répondu M. Gassilloud. Et « nous devons être conscients que l’on retrouve chez nos rivaux comme chez nos alliés un écosystème qui produit une sorte de consanguinité entre l’armée et l’industrie numérique. Il s’agit d’un complexe ‘militaro-numérique’ », a-t-il poursuivi. Comme en Chine avec les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xcaomi) et évidemment aux États-Unis avec les GAFA-M.
« La plupart des applications que nous retrouvons sur nos appareils numériques sont aujourd’hui issues de la recherche militaire et ces technologies sont par la suite transférées à l’industrie numérique. Celle-ci les développe et en fait des outils formidables grâce auxquels nous achetons nous-mêmes des millions de produits, qui génèrent des milliards d’euros de profit, qui sont ensuite réinvestis dans la recherche à vocation militaire. Nous l’avons par exemple constaté chez Amazon, qui gère le cloud computing pour la CIA et le Pentagone », a expliqué Thomas Gassilloud.
« Il faut donc qu’au niveau national – ou européen, si l’on considère que la souveraineté doit s’exprimer à ce niveau – nous nous donnions les capacités et les moyens d’avoir nous aussi nos champions numériques. Il en va non seulement de notre capacité à continuer à combattre et à nous défendre – y compris face aux menaces hybrides –, mais également de notre souveraineté et du succès des armes de la France. À travers le numérique, nous ne faisons pas uniquement face à des enjeux de souveraineté militaire, nous sommes face à des choix philosophiques dont dépend pour partie l’avenir de notre humanité », a encore fait valoir le rapporteur.
Mais au-delà de cet aspect, un autre problème se pose : l’utilisation personnelle, par les militaires, de ces outils numériques. Comme, par exemple, l’usage de smartphones.
« Concernant l’utilisation personnelle de technologies telles que le smartphone par des agents du renseignement ou des militaires, il est plus que nécessaire d’avoir conscience des risques induits par le seul service de géolocalisation. On considère que 50 % de la population utilise des téléphones portables fonctionnant sous Android, donc par extrapolation, nous pouvons estimer que cela concerne également la moitié des militaires. Cela implique que Google, qui géolocalise ses utilisateurs en permanence, est en mesure de recomposer l’organigramme de l’armée française », a affirmé M. Gassilloud. Ce qui fait que le logiciel « pourrait identifier la fonction voire le grade du militaire selon ses déplacements sur les sites protégés et ses voyages à l’étranger », a-t-il souligné.
Mais cela ne concerne pas uniquement les fonctions de géolocalisation. « Aujourd’hui, nos soldats ont plus de liens numériques avec la FNAC ou Amazon qu’avec leur employeur. Il serait fâcheux que ce soit Google ou LinkedIn, sans parler de Facebook, qui en sache plus que les armées sur leurs propres soldats », a fait remarquer le député.