La Marine nationale, au service des intérêts économiques de la France
Par Luc Lenoir – Le figaro.fr – Publié le 26/08/2018
Pour protéger ses ressortissants et ses richesses autour du monde, et pour faire respecter ses décisions, la France s’appuie sur une Marine militaire de premier rang. Innovante et agile, elle doit relever de nombreux défis.
«Les larmes de nos souverains ont souvent le goût salé de la mer qu’ils ont ignorée». La formule, prêtée à Richelieu, a été placée en exergue d’une des nombreuses publications du Centre d’Études Stratégiques de la Marine (CESM), la cellule de réflexion, de recherche et d’enseignement de la Marine nationale. Bien que fidèle à son principe de neutralité, la «Royale» se permet toutefois de veiller, d’enquêter et, parfois, d’exprimer quelques vérités scientifiques ou géopolitiques. Une nécessité absolue pour défendre sa légitimité auprès du pouvoir, et rappeler aux Français les intérêts de l’État à maintenir une force maritime de premier rang. Selon la communication de la Défense, on recensait en 2016 35.552 marins sur les 205.121 militaires français, et 2744 personnes consacrées à la Marine sur les 60.337 civils permanents du ministère. Au 1er juillet 2017, ce personnel exploitait 161 navires de tous types (gendarmerie maritime comprise), du voilier d’apprentissage au porte-avions en passant par les sous-marins d’attaque… Ainsi que 183 aéronefs. Dans quel but?
La défense, entre autres, des intérêts économiques de la France
Il s’agit de maintenir une «capacité d’intervenir là où les Français ou leurs intérêts sont menacés ou attaqués», selon le CESM, qui assume une dimension très large: «cette priorité englobe nos concitoyens expatriés, les intérêts économiques de nos sociétés, notre liberté d’entreprendre, nos flux commerciaux mondialisés, la défense de nos valeurs culturelles, sociales ou morales et le respect de nos accords internationaux.» La réponse est d’autant plus large que les entités se dressant au quotidien contre la France et ses intérêts sont pléthoriques:
• L’accroissement de la menace asymétrique, c’est-à-dire provenant d’ennemis non étatiques, aux moyens et aux objectifs différents, est évidemment l’objet de toutes les attentions. Les pirates comme les groupes terroristes constituent actuellement les ennemis les plus concrets de la Marine nationale. Depuis 2014, cette dernière participe ainsi à l’opération Chammal en Irak et en Syrie, et à l’opération Barkhane dans la région du Sahel, contre Daech et d’autres groupes islamistes. Dans la lutte contre la piraterie, les forces navales françaises ont pour mission principale de sécuriser les bateaux.
• La Marine lutte en haute mer contre d’autres menaces, souvent liées aux groupes pirates et terroristes, comme le narcotrafic et le trafic de migrants. Pour lutter contre la drogue, notamment dans la région caraïbe, les marins français utilisent des moyens de détection perfectionnés et peuvent mettre en œuvre des actions ponctuelles à terre pour neutraliser ou saisir. En matière de lutte contre les passeurs, la France met à contribution la Marine dans le cadre de la mission Sophia de l’Union européenne. Les marins conduisent parfois des opérations de sauvetage en urgence dans le cadre de l’Action de l’État en mer.
• La marine insiste sur son rôle de protection. Et protéger, c’est d’abord se poser en recours pour les Français, à l’image de la mission Corymbe, qui déploie depuis 25 ans des bâtiments dans le golfe de Guinée: la Marine y assure notamment la protection de concitoyens expatriés. Elle peut, en plus de lutter localement contre la piraterie, acheminer des moyens d’action (forces spéciales) ou évacuer les ressortissants, comme elle l’a fait récemment au Liban, en Libye et au Yémen. Une présence dont l’objectif est aussi de préserver les intérêts économiques représentés par les Français de la région.
Sur le plan économique, la Marine défend non seulement les intérêts à terre dans certaines régions, mais également sur mer, avec un impératif: la liberté de circulation. Toutes les voies maritimes qui concernent la France sont scrutées par sa Marine, qui y fait respecter l’ordre international, protégeant ainsi les marchandises ravitaillant la France ou que le pays exporte. En plus des routes, sont défendues les infrastructures, «tant les installations de production énergétique ou d’exploitation des ressources au fond des océans que les navires marchands ou scientifiques, de pêche industrielle, les câbliers, etc», explique le capitaine de vaisseau Hervé Hamelin. Pour lui, «assurer la liberté de circulation sur les océans n’est même plus une option: c’est devenu un impératif vital.» La concentration démographique est à la fois le témoin et le moteur de la montée en importance des océans: 80% de la population mondiale habite à moins de 500 kilomètres d’un littoral. Au niveau économique, il faut non seulement sécuriser les échanges mais également encourager leur fluidité. Les entreprises baissent leurs stocks au maximum, et sont de plus en plus interdépendantes dans l’industrie: à titre d’exemple, environ 90% des composants d’une Porsche Cayenne fabriquée en Allemagne sont importés.
La force nucléaire: dissuader les ennemis de la France
La Marine fournit également au pays et aux Français une de leurs principales assurances vie, au sens littéral: la dissuasion nucléaire. Depuis 1971, la France exploite des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), capables de lancer des missiles nucléaires autour du monde. Actuellement, 4 SNLE sont en service, assurant une permanence à la mer: Le Triomphant, Le Téméraire, Le Vigilant, Le Terrible. Longs de 138 mètres, ils embarquent des équipages de 110 hommes, avec un personnel à terre de plus de 3000 personnes. Leurs caractéristiques précises sont tenues secrètes, mais leur énergie nucléaire leur assure une autonomie illimitée: les SNLE fabriquent eux-mêmes leur eau potable, leur air, et pourraient tenir des années sous l’eau si nécessaire. Ils ne sont limités à des missions de 70 jours que par les vivres embarqués et les nécessités humaines. Ils transportent chacun seize missiles nucléaires d’une portée de 6000 à 9000 kilomètres, moyens exclusivement défensifs capables de faire taire ou d’annihiler toute puissance étrangère qui porterait atteinte aux intérêts vitaux de la nation.
À terre, en plus d’un solide dispositif de sécurisation des communications et des routes des SNLE, un escadron se tient même prêt à transmettre les ordres du président de la République en cas de destruction partielle du pays: l’escadron SYDEREC, ou «SYstème du DErnier RECours». Enfin, comme l’armée de l’air, la Marine peut projeter l’arme nucléaire avec un autre vecteur: l’avion de chasse Rafale, embarqué à bord du porte-avions Charles de Gaulle. Le Rafale M peut ainsi emporter et lancer le missile air-sol ASMP-A.
Assurer les défis futurs
Si les objectifs restent fixés dans le marbre, les missions et leurs modalités changent en permanence, et la Marine nationale doit s’y adapter. En avril dernier, le chef d’état-major de la marine, l’amiral Christophe Prazuck, détaillait ainsi en commission parlementaire les quatre principaux défis qui attendent son armée:
• le réarmement naval (incluant la prolifération de sous-marins et de missiles) porté par le «retour des rhétoriques de puissance» de certains pays. Particulièrement visées, les prétentions chinoises et russes. En effet, la Chine construit en quatre ans l’équivalent de la Marine française…
• l’«affaiblissement de l’ordre international», corollaire du premier défi. Habituée à régler les différends selon des schémas reposant sur un système établi à la fin de la Seconde Guerre mondiale puis après la fin de la Guerre froide, la France doit s’adapter à la politique du «fait accompli» qui est de plus en plus pratiquée dans le monde. La Chine, par exemple, remet particulièrement en cause le droit maritime international en mer de Chine méridionale.
• le «pouvoir égalisateur de la technologie»: l’accélération technologique continue, avec une mise à la page de certaines puissances, est une réalité à prendre en compte, et la démocratisation de certaines armes perfectionnées nécessite une mise à niveau des systèmes de défense et de leur doctrine d’emploi. Le CEMM souligne par exemple que «les missiles dotés d’autodirecteurs appartenaient autrefois à l’arsenal des grandes puissances, et sont aujourd’hui disponibles pour des groupes non étatiques».
le «nomadisme des crises et du terrorisme militarisé»: il s’agit là de l’intensification de la «menace asymétrique».
En plus de ces défis extérieurs, qui concernent tous les métiers de la Marine, celle-ci se transforme tous les jours en tant qu’organisation. Comme une grande entreprise, elle se frotte au marché du travail, recrutant 3500 jeunes chaque année. Entité moderne, elle intègre la transformation numérique, non seulement pour ses aspects opérationnels (technologies embarquées), mais aussi pour sa propre gestion. Fidèle à Richelieu, la Marine veut continuer à servir efficacement le souverain peuple français…