Gardiens ou guerriers-La sécurité au milieu des populations
par Michel Goya – La Voie de l’épée – Publié le 13 juillet 2020
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Il existe fondamentalement deux manières pour une force armée régulière militaire ou policière de protéger une population contre des éléments hostiles qui vivent en son sein. La première, qu’on qualifiera d’externe, ne s’intéresse qu’aux hostiles, leur détection et leur élimination, par mise hors d’état de nuire par une opération de va-et-vient, un raid, depuis une base extérieure. La seconde, interne, s’intéresse d’abord à cet environnement dont sont issus les hostiles et dont on espère que le contrôle permettra soit d’empêcher leur apparition soit de permettre de les neutraliser facilement. Dans les deux cas, qui ne sont pas totalement incompatibles, l’attitude de la population et en particulier la perception qu’elle a des uns et des autres, de leur légitimité et de leur pouvoir réel, est un facteur clé.
Dans les faits, l’histoire donne plutôt raison à la seconde approche. Elle est pourtant peu utilisée et en premier lieu car elle est contre-intuitive. Elle suppose de privilégier le long terme et impose souvent une prise initiale de risques, quand on décide par exemple de sortir de la protection des bases pour vivre au milieu de la zone hostile. Selon le principe de la courbe d’efficience en J, les premiers temps peuvent être difficiles et les pertes augmenter avant de voir les choses s’améliorer. Des décideurs politiques ambitieux qui ne restent en poste que quelques années préféreront invariablement des résultats visibles, c’est-à-dire souvent chiffrés, et rapides à présenter dans leur bilan. Dans la mesure enfin où elle demande souvent des ressources humaines importantes pour occuper réellement le terrain cette manière apparaît également peu compatible avec la recherche de « productivité budgétaire ». On préfèrera là encore la réduction du nombre et des coûts de fonctionnement visibles et chiffrables aux gains économiques futurs et flous que produirait plus de sécurité dans un environnement.
Au printemps 2007, le basculement américain d’une stratégie de patrouilles externes et de raids à Bagdad à celle d’une présence permanente dans les rues à partir d’un quadrillage de petits postes partagés avec des forces irakiennes a commencé par susciter de nombreuses critiques. Pendant les premiers mois, les pertes américaines ont commencé par augmenter très sensiblement. Beaucoup de militaires jugeaient aussi négativement cette nouvelle pratique, moins confortable que la vie dans les bases, plus ingrate, moins « guerrière » également puisqu’il était consacré beaucoup plus de temps au contact avec la population locale qu’au combat. Les militaires ne sont cependant pas syndiqués et ces jugements n’ont entravé en rien l’action. La courbe en J de l’efficience est descendue fortement (coûts élevés /peu de résultats) mais est remontée très vite au bout de quelques mois. La situation s’est retournée spectaculairement, L’État islamique en Irak a été chassé de Bagdad et l’année suivante l’armée du Mahdi a été neutralisée. Dans le même temps les pertes américaines ont atteint leur niveau le plus bas depuis 2003. Toutes les critiques se sont alors tues.
Au bilan, en privilégiant le visible et l’immédiat, une institution va souvent préférer l’intervention à la prévention. En s’intéressant surtout à ses critères internes de satisfaction, elle tendra aussi à se couper de l’environnement qu’elle est censée servir. Si les choses ne se passent pas bien, que les résultats ne sont plus au rendez-vous et que l’environnement tend de plus en plus vers le rejet, il ne reste généralement que deux solutions : la fuite en avant en réclamant plus de ressources pour continuer comme avant et attendre la crise majeure de manière consciente ou remettre les choses à plat et se transformer, ce qui demande en revanche un difficile effort de remise en cause.
Reprenons un exemple américain et policier cette fois, celui de Camden, ville très moyenne de 27 km2 et 74 000 habitants du New Jersey. Pourquoi Camden ? D’abord parce que cette ville a reçu à plusieurs reprises depuis le début du XXIe siècle le titre peu enviable de « ville la plus dangereuse des États-Unis ». Sur le fond classique parfaitement décrit dans la série The Wire de trafic de drogue et de cloisonnement social, avec une population pauvre trois fois plus importante que la moyenne nationale et très majoritairement noire dans cette région, Camden connaissait un nombre de crimes violents par rapport à sa population particulièrement élevé.
Ensuite parce que ce n’est plus du tout le cas. On reste dans une ville américaine et il y a encore une vingtaine d’homicides chaque année, mais on est très loin de 2012 où il y avait eu 69 meurtres, presque un pour mille habitants. D’une manière générale au-delà des homicides, la criminalité violente a diminué de plus de la moitié en l’espace de six ans. C’est un résultat surprenant et comme tous les résultats surprenants il mérite d’être examiné.
Tout a commencé, comme souvent, par une situation de paralysie organisationnelle. Avant 2013, le département de police de Camden (CDP) cumulait un grand nombre de plaintes de la part des habitants et avait une très mauvaise réputation. Selon le directeur exécutif du comté, qui englobait Camden, « les policiers étaient connus pour leur absentéisme, leur corruption, leur paresse. Ils restaient à leur bureau. Il régnait dans le service un état d’esprit du type “eux contre nous” et les habitants avaient peur des policiers (ref) ». Rien n’allait, mais rien ne changeait non plus en grande partie parce que le syndicat dominant si opposait. Il avait obtenu un système très avantageux pour les policiers n’imposant que peu de présence sur le terrain et beaucoup de récupérations, ce qui autorisait tacitement souvent la possibilité d’un deuxième travail.
On demandait peu de présence sur le terrain, mais on demandait aussi des résultats chiffrés d’arrestations de délinquants et criminels, à la base de primes et de gratifications symboliques. La manière dont ce « bilan de chasse » était établi importait relativement peu. De fait, l’action était d’autant plus brutale que bien souvent les abus restaient peu sanctionnés et qu’on s’intéressait peu à l’image que la police pouvait avoir auprès de l’« environnement de traque » jugé par principe hostile. Vu de l’intérieur, il n’y avait aucune raison et donc aucune volonté de changer. Si les problèmes s’obstinaient à persister, voire à s’aggraver, c’était toujours la faute à des paramètres extérieurs : le manque de moyens, de considération, l’hostilité naturelle d’une partie de la population, etc.
Cela aurait pu continuer ainsi longtemps, mais à partir de 2011 l’État du New Jersey décida d’effectuer des coupes sévères dans ses services publics. Le comté de Camden n’eut plus les moyens de financer une police aussi peu efficiente et il trouva alors la force de tout remettre à plat, de dissoudre le CDP et de licencier tous ses membres, pour de le reconstituer en 2013 un sous la direction d’un nouveau chef Scott Thomson et avec l’aide d’un nouveau syndicat. La transformation ne s’est pas effectuée d’un seul coup. La nouvelle police a évidemment fait l’objet de critiques de la part de l’opposition politique et syndicale, l’accusant évidemment de mollesse coûteuse, mais les autorités ont tenu bon et il y avait cette fois une volonté d’adaptation.
Le premier effort a concerné la présence réelle de la police sur le terrain. Les effectifs ont augmenté de 50 %, mais il a surtout été demandé beaucoup plus d’heures de présence dans les rues. Les patrouilles plus nombreuses ont été complétées par un réseau dense de surveillance par caméras, mais aussi l’aide d’une centaine d’« ambassadeurs » civils, des points de contact avec la population, gérés par une société privée. La politique était alors celle du « carreau cassé » ou de « tolérance zéro », c’est-à-dire la traque de la moindre infraction en espérant ainsi limiter le nombre des grandes. Les résultats n’ont pas été forcément au rendez-vous, du moins n’étaient-ils pas très différents du reste de l’État.
Après la mise en place du quadrillage, le vrai changement de méthode est intervenu en 2015. Les « metrics » et le jugement sur le nombre de contraventions, désastreuses pour les petits salaires dans la population, ont été abandonnés pour s’orienter plutôt vers la vie de la cité et l’impression des habitants honnêtes. Tous les policiers du CDP ont été formés à la désescalade, à l’emploi minimal de la force, et tout simplement moins d’agressivité. Les relations avec la population, notamment la communauté noire, se sont beaucoup améliorées. Les habitants se sont habitués à voir des policiers dans l’espace public : les patrouilles déployées à pied, à vélo, en voiture, les policiers jouant au football avec les jeunes des quartiers ou toquant aux portes pour se présenter et les assurer de leurs services. La population s’est montrée beaucoup plus coopérative et a aidé la police à résoudre un certain nombre de problèmes, notamment avec l’aide des services sociaux et religieux envers les adolescents à risque, source d’un tiers des actes de violence.
Après plusieurs années de cette nouvelle approche, les résultats ont enfin été au rendez-vous. Le nombre de meurtres et de crimes violents a chuté, un phénomène général dans le New Jersey mais amplifié à Camden. La ville reste dangereuse, minée par le trafic de drogue et 37 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté, mais elle connaît un niveau de sécurité inédit depuis le début du siècle et qui ne se dément pas. Les plaintes contre la police, très nombreuses en 2012, ont quasiment disparu. Peut-être est-on là au maximum de ce que peut offrir la police, compte tenu de tous les facteurs économiques et sociaux qu’elle ne maitrise pas.
Ce résultat a nécessité un investissement important, humain et financier, afin d’atteindre la masse critique nécessaire au succès. Le CDP de 2020 coûte plus cher que celle de 2012, mais ses résultats sont incomparablement supérieurs et à comparer aux coûts en tous genres que représentent la criminalité pour une société. Au bilan, un investissement très rentable car le problème initial était également très important. Il le serait évidemment moins dans des endroits plus calmes. Surtout, il a impliqué un changement des méthodes et des mentalités, et c’est bien cette association entre les moyens et l’approche-population qui a fait la différence. Le principal investissement demandé était cependant surtout celui du courage des politiques qui a accepté d’octroyer des moyens sans attendre de bénéfice électoral immédiat, des policiers surtout qui ont accepté de se remettre en cause et de prendre des risques différents.