La France a-t-elle vraiment les moyens de ses ambitions dans la région Indo-Pacifique?
Un autre aspect de l’affaire des sous-marins austaliens est que Canberra, Londres et Washington n’ont pas jugé pertinent d’associer Paris dans l’alliance AUKUS pour la région Indo-Pacifique alors que la France est le seul pays membre de l’Union européenne à être présent dans cette partie du monde, via notamment La Réunion, la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie [ces deux territoires représentant à eux deux les 2/3 de la zone économique exclusive [ZEE] française, ndlr].
On peut avancer au moins deux raisons pour expliquer cette mise à l’écart de la France. La première est que l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis sont très liées via le cercle des « Five Eyes », une alliance forgée au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale dans le domaine du renseignement. Quant à la seconde, elle serait liée à la faiblesse des forces françaises – et en particulier navales – dans la région du Pacifique. « Quand les types de 130 kilos disent certaines choses, les types de 60 kilos les écoutent », faisait dire Michel Audiard à Jean-Paul Belmondo dans « Cent mille dollars au soleil ».
Sur le plan militaire, les États-Unis mènent évidemment le bal, au regard des moyens qu’ils sont en mesure de déployer dans la région [groupe aéronaval, capacités d’assaut amphibie, moyens aériens, etc…]. Le Royaume-Uni, qui a fait de l’Indo-Pacifique l’une de ses priorités dans le cadre de sa stratégie « Global Britain », a l’intention d’y accroître la présence de ses forces, comme en témoigne la mission qu’y conduit actuellement le porte-avions HMS Queen Elizabeth et son escorte.
Un tel déploiement de la Royal Navy a par ailleurs vocation à devenir récurrent, d’autant plus qu’elle disposera, à terme, de deux porte-avions. En outre, Londres a annoncé son intention de baser deux patrouilleurs au Japon.
Et la France dans tout ça? Ces dernières années, et malgré leur contribution aux principales fonctions stratégiques [connaissance et anticipation, prévention, protection et intervention] et l’appui éventuel qu’elles peuvent apporter à la dissuasion, les forces dites de souveraineté, car affectés aux départements et territoires d’outre-Mer, ont vu leur format se réduire comme peau de chagrin, sous l’effet de la professionnalisation des armées [1995-2001] et la Révision générale des politiques publiques [RGPP], menée entre 2007 et 2013.
Et leurs moyens ont fait les frais des contraintes budgétaires…
Ainsi, devant les reports successifs de certains programmes [comme le BATSIMAR…], la Marine nationale a dit craindre, à plusieurs reprises, de connaître des « ruptures temporaires de capacités » [RTC] susceptibles de devenir définitives. Cela étant, des mesures ont été prises pour y remédier partiellement, comme avec la livraison des Bâtiments de soutien et d’assistance outre-Mer [BSAOM] et, dans le cadre de l’actuelle Loi de programmation militaire, la commande de six patrouilleurs outre-Mer [POM].
Dans le dossier de présentation de la stratégie pour l’Indo-Pacifique publié par l’Élysée, il est précisé que les moyens militaires déployés en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française se composent sept navires, de neuf avions et de sept hélicoptères. Le tout servi par 2840 militaires. Mais ce document fait l’impasse sur les capacités réelles de ces forces de souveraineté.
Ainsi, alors que cela fait maintenant plusieurs années que l’on parle de « militarisation » de la région Indo-Pacifique, avec des budgets militaires constamment en hausse [tant en Chine qu’au Japon ou en Corée du Sud], on affirmait, à Paris, que le principal armement d’un navire français dans cette région était son pavillon… Ce qui est sans doute vrai pour des pêcheurs illégaux ou des trafiquants… Ce qui l’est moins pour des pays aux intentions peu pacifiques.
Dans le détail, les Forces armées en Nouvelle-Calédonie disposent de la frégate de surveillance Vendémiaire [avec son Alouette III], du BSAOM D’Entrecasteaux et du patrouilleur P400 « La Glorieuse ». Aucun de ces navires n’est doté de capacités de lutte anti-sous-marine. Pire encore : en juillet, et suite à l’incendie du D’Entrecasteaux, la Marine nationale n’avait plus de bâtiment disponible, seule la vedette de la gendarmerie maritime étant en mesure de prendre la mer.
S’agissant des Forces armées en Polynésie française, la situation est identique, avec la frégate de surveillance Prairial, le patrouilleur Arago [doté seulement de deux mitrailleuses de 12,7 mm] et le BSAOM Bougainville. La gendarmerie maritime met en oeuvre le patrouilleur côtier « Jasmin », qui n’est guère mieux armé que l’Arago.
Quant aux capacités aériennes, elles reposent sur quatre avions de transport CN-235, cinq hélicoptères [dont 3 antiques Puma en Nouvelle-Calédonie et 2 Dauphin de la Marine en Polynésie] et de cinq avion de surveillance maritime Falcon 200 Gardian, dont le retrait du service avait été prévu… en 2015.
Évidemment, on peut toujours penser que capacités seront renforcées, le cas échéant, par des moyens venus de métropole… C’est ce qu’ont d’ailleurs montré les missions Pitch Black, Pégase et Heifara Wakea, conduites en 2018 et en 2021 par l’armée de l’Air & de l’Espace, avec la « projection » de Rafale en Australie et en Polynésie. Ou encore les déploiements du groupe aéronaval formé autour du porte-avions Charles de Gaulle [en 2019] et du sous-marin nucléaire d’attaque [SNA] Émeraude, accompagné par le Bâtiment de soutien et d’assistance métropolitain [BSAM] Seine, en 2020. Mais de telles missions ne sont pas récurrentes…
Cependant, dans un entretien récemment accordé à La Tribune, le chef d’état-major de la Marine nationale [CEMM], l’amiral Pierre Vandier, avait avancé l’idée de prépositionner des moyens dans la zone. « Quand un bateau doit partir de l’autre côté de la planète, vous avez quasiment deux mois pour y aller et deux mois pour revenir. Sur quatre mois de déploiement, vous ne pouvez faire que dix jours sur place. Ce n’est pas intéressant. Aujourd’hui, tous nos partenaires – américains et britanniques principalement – repensent le concept de prépositionnement. Nous devons donc réfléchir à des bateaux qui soient maintenables dans l’univers technique de l’Asie », avait-il dit.
Plus largement, le CEMM avait estimé qu’il fallait « probablement remilitariser notre présence en Indo-Pacifique ». Et d’ajouter : « Si nous voulons échanger avec nos alliés au même niveau en termes de renseignements, de guerre électronique, de guerre anti-sous-marine, de connexions de systèmes d’armes, etc… nous devons remplacer nos frégates de surveillance, dont le système d’armes est obsolète sur le plan militaire ».
Mais avec seulement 15 frégates de premier rang, six SNA [dont un – La Perle – est actuellement hors course] et un seul porte-avions, la marge de manoeuvre est [très] étroite. « Nous sommes largement au-delà des missions prévues par le Livre blanc », avait d’ailleurs souligné l’amiral Vandier dans l’entretien donné à La Tribune. Le même constat avait été dressé par ses prédécesseurs.
Au quotidien Le Monde, qui lui a demandé si la France avait les moyens de ses ambitions dans la région Indo-Pacifique, la ministre des Armées, Florence Parly, a rappelé que le budget de la Défense devrait atteindre les 40,9 milliards d’euros en 2022 [mais aucune commande de navire ne sera passée pour la Marine, ndlr].
« Ce n’est pas moi qui vous dirai que la France n’a pas les moyens de ses ambitions. La question essentielle est surtout celle de la coordination des efforts entre Européens. Un pays seul, bien sûr, n’a pas le même impact dans une zone aussi vaste. En revanche, si plusieurs pays se placent sous bannière européenne et assument cette volonté d’avoir leur voix propre dans cette région, cela a beaucoup de sens », a répondu la ministre.
Quoi qu’il en soit, tout est question de priorité. Ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, pendant que les moyens de ses armées se réduisaient, la France se couvraient de ronds-point qui, pour l’hedomadaire Challenges, ne « servent pas à grand chose, sinon à dégrader nos paysages » tout en coûtant « très cher : 4 à 5 milliards d’euros par an pour plus de 50 milliards depuis [leur] introduction […] il y a 40 ans ». Soit le coût d’un porte-avions ou celui de dix frégates multimissions par an… Les marins n’en demandent pas tant.