L’infanterie, les chars et la guerre en Ukraine (3e partie-Théorie de la ligne)
par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 11 juin 2022
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Cela ne plaît guère, notamment en France, mais la « défense non-offensive » (ou toutes les méthodes de « non-bataille » pour reprendre l’expression du commandant Guy Brossolet), qui consiste à défendre un territoire par une guérilla adossée à des pôles de défense solides est efficace. Elle l’est d’autant plus que les défenseurs sont nombreux (ce qui suppose souvent l’emploi de réservistes) très bien formés, bien équipés d’armes et véhicules légers et qu’ils font face à de grosses mais peu nombreuses colonnes de véhicules-cibles.
L’Ukraine n’a pas eu le temps, ni l’aide étrangère suffisante — qui aurait été moins coûteuse à fournir à ce moment-là que dans l’urgence de la guerre — de réaliser complètement ce modèle nouveau avant l’invasion. À la place d’une « super armée finlandaise », il y a eu un ensemble disparate qui n’a pu empêcher la saisie de larges pans du territoire par les forces russes et même pu leur infliger des pertes décisives.
Le modèle ukrainien a permis de freiner et corroder, imposant le repli à cinq armées russes complètes, mais il s’avère beaucoup moins efficace dès lors qu’il s’agit d’attaquer. Les brigades ukrainiennes ont en effet beaucoup de mal également à franchir les écrans de feux russes, des frappes aériennes aux nombreux canons-mitrailleurs, l’arme principale de l’infanterie moderne, en passant par toute la gamme de l’artillerie et les canons de chars. On aboutit ainsi à une forme de neutralisation tactique où il s’avère presque impossible de détruire les grandes unités de l’autre, hors encerclement suivi d’une longue réduction. Sur les pions de wargames, on donnerait une forte valeur de défense et une faible valeur d’attaque aux unités russes comme aux unités ukrainiennes, ce qui conduit généralement à un blocage et une fixation du front.
Les tranchées du Donbass
Après la bataille de Kiev et le repli russe, la forme des combats change en effet radicalement, à la manière des forces engagées dans la guerre de Corée passant brutalement du combat de mouvement en 1950 à un combat de position de plus en plus rigide en 1951.
La dernière grande manœuvre d’attaque russe porte sur la petite ville d’Izium à 100 km au sud-est de Kharkiv. Izium n’est déjà plus un objectif politique, mais la base de départ nécessaire pour envelopper par l’ouest le Donbass encore ukrainien, objectif stratégique désormais affiché par la Russie à la fin du mois de mars. Sa conquête est difficile, comme tous les assauts urbains conduits par des unités mal adaptées, mais les Russes démontrent qu’ils peuvent prendre un objectif limité — une ville de 45 000 habitants tenue par deux brigades ukrainiennes, manœuvre et territoriale — en trois semaines à condition d’y engager une division d’infanterie motorisée fortement renforcée (brigade de génie et brigade(s) d’artillerie). C’est déjà une bataille d’un nouveau style.
De Kharkiv à Kherson, il y a désormais un front continu de 900 km, soit plus que le front figé de la Manche à la Suisse à l’hiver 1914-1915. La ligne part d’une tête de pont russe au-delà de la frontière au nord de Kharkiv, passe par la rivière Donets et la bande forestière qui court plein est jusqu’à la ville de Severodonetsk. Elle suit ensuite la zone fortifiée nord-sud qui sépare les LNR-DNR du reste de l’Ukraine, puis une longue ligne qui va plein ouest de Novotroitske (au sud de Donetsk) vers le Dniepr et le Dniepr lui-même jusqu’à Kherson et sa tête de pont au-delà du fleuve.
Dans une situation statique, une unité qui ne combat pas creuse. Autrement dit, cette longue bande de front aura mécaniquement tendance, pour peu que les deux armées puissent imposer cet effort à leurs hommes, à se perfectionner sans cesse, prendre plus de profondeur tant vers le bas que vers l’arrière et augmenter encore la capacité de défense des unités qui l’occupent.
Derrière ces fortifications de campagne, les armées russes et les corps LNR-DNR disposent de 2 400 pièces d’artillerie, soit une capacité de plusieurs de milliers d’obus et roquettes quotidiens au minimum, et d’un potentiel de 200 à 400 sorties d’avions et d’hélicoptères d’attaque ainsi que quelques drones armés. Associés à de nombreux capteurs, les Russes peuvent frapper tout ce qui est un peu important et visible sur plusieurs dizaines de kilomètres dans la profondeur du dispositif ukrainien et préparer les assauts.
La réciproque est moins vraie dans la mesure où les moyens ukrainiens de frappe en profondeur sont très inférieurs à ceux des Russes, ne serait-ce que par le manque d’obus et de roquettes qui limitent, selon un officiel ukrainien, les tirs à 6 à 8000 projectiles quotidiens, sans parler des rares aéronefs et des drones armés. Avec parfois l’aide du renseignement américain, les moyens y sont peut-être utilisés plus efficacement, comme en témoignent les frappes régulières sur les postes de commandement et les morts de généraux russes ou encore la destruction complète du bataillon russe voulant franchir la rivière Donets Bilohorivka à l’ouest de Sevordonetsk le 9 mai.
Entre retranchements et feu du ciel, la forme des combats change évidemment. On constate par exemple que les pertes quotidiennes documentées (Oryx) en chars-véhicules d’infanterie sont deux fois moins élevées de part et d’autre que durant la guerre de mouvement. C’est encore plus vrai dès lors que l’on s’éloigne de la ligne de front, avec seulement quelques pièces d’artillerie détruites chaque jour, ce qui témoigne des deux côtés de la faiblesse de la contre-batterie. Les camions sont également beaucoup moins touchés que durant la guerre de mouvement. Cela peut paraître paradoxal surtout du côté ukrainien puisque la logistique doit évoluer sous le feu de l’artillerie et des aéronefs. Il y a dans cette faiblesse des pertes une part d’adaptation — déplacement de nuit, camouflage, dispersion — mais aussi sans doute une simple réduction du débit. On notera que le rapport des pertes matérielles reste toujours nettement en faveur des Ukrainiens, en grande partie parce que les Russes sont le plus souvent à l’attaque.
Il y a moins de pertes matérielles mais tout autant de pertes humaines, sinon plus. Pour la première fois, des officiels ukrainiens évoquent cette question, le président Zelenski, en premier pour évoquer des chiffres de 50 à 100 morts dans le Donbass, et jusqu’à 150 à 200 pour l’ensemble du front, avec par ailleurs cinq fois plus de blessés. C’est vraisemblable et c’est évidemment beaucoup, sans doute plus que pendant la première phase de la guerre. Comme en même temps les pertes en véhicules de combat diminuent, on en conclut que ceux-ci sont moins impliqués dans des combats où l’artillerie russe doit faire 2/3 des pertes ukrainiennes. Cette proportion doit être un peu moindre du côté russe où on tombe aussi beaucoup fauchés par les projectiles directs des canons mitrailleurs et mitrailleuses, des armes antichars, des snipers — très importants dans les combats statiques — et parfois des fusils d’assaut lorsqu’il y a parfois des combats rapprochés.
Bien entendu quand on passe d’une macro-perspective (l’art opératif) au micro (la tactique et les combats) et que tous ces moyens ne sont dispersés sur l’ensemble du front mais concentrés dans seulement certains secteurs, ces secteurs s’appellent l’enfer.
Crise schumpetérienne
Ce nouveau contexte opératif trouble plus les deux adversaires qui ont conservé des volontés de conquête ou de reconquête.
Au regard des moyens disponibles, la Russie décide de se concentrer sur la « libération » complète du Donbass, au moins dans un premier temps. Du côté ukrainien, les choses sont plus délicates. Si les Russes avaient été stoppés sur leur ligne de départ du 24 février, il aurait peut-être été possible de proposer un accord de paix, mais maintenant l’Ukraine se trouve dans la position de la France à la fin de 1914 alors qu’une partie de son territoire a été envahi. Le statu quo paraît difficilement envisageable alors qu’il y a peut-être encore la possibilité d’une libération, mais dans le même temps, on ne sait comment faire pour repousser l’armée russe avec le modèle de forces actuel.
Il n’y a pas d’autre solution pour sortir de cette crise schumpetérienne (de moins en moins de résultats avec toujours autant de morts) que de changer de modèle en quantité et en qualité mais cela prendra du temps.
Pour l’instant, les Russes ont à nouveau l’initiative des opérations. S’appuyant sur un front continu et non sur des flèches, et proches de leurs bases ferroviaires, ils peuvent organiser des flux logistiques routiers plus courts et mieux protégés que durant la guerre de mouvement. Dans la mesure où il faut une grande concentration de moyens pour obtenir des résultats, les forces sont redistribuées en fonction des postures offensives ou défensives des secteurs de combat. D’Izium à Horlivka, le pourtour nord du Donbass encore tenu par les Ukrainiens est entouré d’une cinquantaine de groupements tactiques russes ou LNR, plus au moins sept brigades d’artillerie sur une centaine de kilomètres, les autres secteurs ne disposent de leurs côtés que d’un groupement tactique tous les 10 à 20 km. Ces secteurs défensifs n’ont pour d’autres missions que de tenir le terrain et de fixer l’ennemi, éventuellement par des contre-attaques limitées.
Dans le secteur principal qui va Izium à Horlivka (15 km nord de Donetsk), il s’agit de s’emparer des deux couples de villes Sloviansk-Kramatorsk (S-K) et Severodonetsk-Lysytchansk (S-L) distants l’un de l’autre de 80 km. Une fois ces villes prises, il ne restera plus que la prise de la petite ville et nœud routier de Pokrovsk quelques dizaines de kilomètres plus au sud pour considérer que le Donbass est conquis.
Cette zone clé est défendue initialement par 12 brigades ukrainiennes de manœuvre, territoriales ou de garde nationale ainsi que plusieurs bataillons de milices. On peut estimer alors le rapport de forces général à une légère supériorité numérique russe en hommes, de trois contre deux en leur faveur pour les véhicules de combat et de deux contre un pour l’artillerie et plus encore pour les appuis aériens.
Les groupements tactiques engagés sont rattachés aux trois grandes zones d’action : au nord de S-K, autour de S-L et entre Popasna et Horlivka sur la frontière avec les LNR-DNR, sous divers commandements peu clairs. Les groupements tactiques y sont en fait le plus souvent des bataillons de manœuvre alors que les batteries sous regroupées plus en arrière en masse de feux. Le commandement russe a également formé une « réserve générale » avec 15-20 bataillons de ses meilleures unités, troupes d’assaut par air, troupes de marine, mercenaires Wagner ou gardes nationaux tchétchènes, au passage rien qui ne fasse partie de l’armée de Terre russe qui n’avait pas compris qu’elle aurait besoin d’une puissante infanterie d’assaut. C’est cette réserve générale qui va faire la différence.
La méthode utilisée est celle du martelage à base d’attaques de bataillons. Une attaque type voit ce bataillon tenter de pénétrer dans l’enveloppe de feu de la défense, en espérant que celle-ci a été neutralisée au maximum par l’artillerie et en projetant lui-même autant que possible de la puissance de feu par ses véhicules et ses armes portatives. De cette confrontation se dégage de part et d’autre une impression très subjective sur la possibilité de l’abordage. Tant que celui-ci apparaît comme possible, l’attaquant continue à avancer. Dès que cet espoir disparaît, la tentation devient très forte de se replier. Le raisonnement est évidemment inverse pour le défenseur qui se replie souvent avant que le contact ait eu lieu dès lors que celui-ci est certain. Ce n’est pas forcément très meurtrier au regard de la puissance de feu déployée, il faut plusieurs centaines d’obus et des milliers de cartouches et d’obus légers pour tuer un seul homme, mais très éprouvant. La solidité des bataillons d’infanterie, proportionnelle à leur qualité tactique, mais pouvant fluctuer en fonction de l’usure et des résultats, est évidemment essentielle.
Tout le secteur est ainsi martelé à partir du début d’avril. Il s’agit d’abord de partir d’Izium pour essayer de déborder toute la zone cible S-K et S-L par l’ouest. Les trois brigades et les milices ukrainiennes du secteur échangent de l’espace peu stratégique contre du temps — un kilomètre par semaine, comme sur la Somme en 1916 — et de l’usure. Ne parvenant pas à obtenir d’avantage décisif dans ce secteur, l’effort est reporté sur la zone au nord-est de Sloviansk dans la zone forestière autour de la rivière Donets. À force d’attaques, la position clé de Lyman est abordée de plusieurs côtés par les Russes puis évacuée par les Ukrainiens le 27 mai. La pression s’exerce maintenant sur toute la poche ukrainienne formée au nord de Sloviansk après les progrès russes à son est et à son ouest. Encore plusieurs semaines de combats en perspective avant même d’aborder Sloviansk. Les Russes progressent beaucoup moins vite en Ukraine que les Alliés en France en 1918.
La progression est aussi lente dans la périphérie de Severodonetsk, la seule grande ville ukrainienne sur la ligne de front. Au nord, la petite ville de Rubizhne (56 000 habitants) est conquise définitivement le 13 mai, après plus d’un mois de combat. Au début du mois de juin, Severodonetsk elle-même est abordée, alors que la ville ne peut être ravitaillée que par les ponts qui la relient à Lysychansk.
La seule grande victoire russe de la guerre de position le 7 mai à Popasna (22 000 habitants), 50 km au sud de Severodonetsk, après six semaines de combat et grâce à l’engagement de la Réserve générale. La prise du point haut de Popasna s’accompagne d’une percée de quelques kilomètres, la seule réalisée dans cette phase de la guerre, dans toutes les directions menaçant en particulier la route principale qui alimente S-L.
Les forces ukrainiennes sont placées dans un dilemme. Les petites attaques qu’elles ont menées dans les zones russes en posture défensive ont obtenu quelques succès, en particulier du côté de Kharkiv, mais sans obtenir rien de décisif qui puisse au moins soulager le Donbass. Il leur faut choisir entre le repli de la poche de S-L pour éviter de voir plusieurs brigades se faire encercler ou la résistance ferme voire la contre-attaque. Elles choisissent la seconde option. Avec les renforts, il y a désormais 13 brigades de manœuvre et même 3 brigades de territoriaux, parfois engagées dans des attaques, ainsi que plusieurs bataillons de milices dans le combat pour la poche de Severodonetsk-Lysytchansk, soit presque un tiers du total de l’armée ukrainienne. C’est un pari très risqué.
L’ordinaire et l’extraordinaire
Parmi les mystères de cette guerre, il y a celui du combat sur les arrières, du combat de partisans pour employer la terminologie locale ou encore du combat extraordinaire chinois par complémentarité avec le combat régulier ordinaire. On trouve peu de choses sur l’emploi des spetsnaz russes, peut-être 8 000 à 10 000 engagés en Ukraine, sinon pour décrire une mission de protection sur les arrières…russes contre l’action possible des Forces spéciales ukrainiennes, qui elles-mêmes ont conduit quelques raids de destruction en Russie. Sans doute ces unités sont-elles surtout employées pour renseigner en profondeur.
On sait qu’il y a de nombreux actes de résistance civile dans la zone sud occupée, autrement dit non violents, beaucoup de renseignements donnés par la population aux forces centrales et quelques actes de sabotage, mais on se trouve loin d’une guérilla organisée qui tant d’un point de vue politique, pour signifier l’hostilité à l’occupant, que militaire serait un grand renfort pour l’Ukraine alors que la guerre a tourné au bras de fer. Les super-régiments territoriaux évoqués plus haut, les mêmes qui auraient fait beaucoup plus mal aux groupements tactiques russes auraient pu une fois dépassés constituer la base de cette résistance, régulière et/ou clandestine. Le terrain plutôt ouvert ne se prête pas forcément à une guérilla, mais la densité des forces russes y est aussi très faible. Cela n’a clairement pas été anticipé, mais cela peut toujours monter en puissance malgré ou à cause d’une répression qui risque d’être féroce.
Pour conclure, on se trouve loin en Ukraine du combat mobile blindé-mécanisé comme pendant les guerres israélo-arabes ou la guerre du Golfe (1990) ou même l’invasion américano-britannique de l’Irak en 2003. C’est de la guerre de haute intensité évidemment, mais d’une forme inédite qui emprunte aussi beaucoup au passé. Innover c’est parfois se souvenir et il est probable que les unités de combat à venir ne ressembleront plus à celle de 1945.