Vers une guerre de corsaires en Ukraine ?
par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 10 août 2022
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Dans le point de situation du 21 mai, j’estimais que si les rapports de force restaient comme ils étaient et s’ils continuaient à « alimenter » le front avec les mêmes ressources, les Russes devraient s’être emparés du couple de villes Severodonetsk-Lysychansk pour le mois de juillet et du couple Sloviansk-Kramatorsk pour la fin du mois d’août. La conquête du Donbass, l’objectif offensif affiché officiellement depuis le 29 mars, aurait alors été presqu’atteint. Il ne manquerait plus que la prise de la petite ville de Pokrovk nœud routier au centre de ce qui resterait sous contrôle ukrainien de la province de Donetsk pour afficher une victoire complète.
Si la première partie de l’hypothèse s’est avérée exacte, il est désormais infiniment peu probable que les forces russes parviennent à s’emparer de Sloviansk-Kramatorsk avant la fin du mois d’août, ni même celui de septembre. C’est qu’entre temps, les choses ont effectivement changé et que l’on s’approche du point Oméga, ce moment où les ressources disponibles en stock ou en production ne suffisent plus à alimenter les attaques. Celles-ci continuent bien sûr, du côté de Bakhmut notamment, la porte d’entrée sud du saillant de Kramatorsk ou plus au sud à proximité de la ville Donetsk, mais le rendement global de tous ces combats en km2 conquis depuis un mois est le plus faible de toute la guerre. Les choses ne vont pas mieux du côté ukrainien, où plusieurs avancées avaient pu être réalisées dans la région de Kharkiv, avant d’y être stoppées et parfois refoulées. Du côté de Kherson, l’autre front offensif ukrainien, le résultat de la division entre le nombre de fois où le mot « contre-offensive » a été prononcé depuis deux mois et le nombre de km2 réellement conquis ne cesse d’augmenter.
Avant même la publication de cartes montrant la réduction rapide du nombre de frappes d’artillerie, le nerf de la guerre de positions, il y a eu des indices de changement. Le 8 juillet, Vladimir Poutine annonçait que « les choses sérieuses n’avaient pas encore commencé en Ukraine ». Quelques jours plus tard, son ministre des affaires étrangères promettait une extension territoriale du conflit « au-delà du Donbass » ajoutant un peu plus tard que « La Russie aidera obligatoirement l’Ukraine à se débarrasser du régime “antipopulaire” de Kiev ». En général, quand des dirigeants politiques se croient obligés d’annoncer qu’ils ne lâcheront rien, c’est qu’en réalité le terrain est déjà en train de les lâcher. Toutes ces déclarations coïncidaient en effet avec la période la moins active des forces russes depuis le début de la guerre, ce que l’on a baptisé « pause opérationnelle », c’est-à-dire une phase de reconstitution/redistribution des forces qui devaient déboucher normalement sur une nouvelle impulsion. Idem du côté ukrainien, où après l’ébranlement de la défaite dans le saillant de Severodonetsk, on s’est cru obligés de remobiliser les forces par une purge interne et la une nouvelle annonce d’une grande offensive à Kherson, alors qu’on pansait surtout les blessures du Donbass.
Une guerre est une conjonction de deux calculs de coût à la marge. Si on pense que les sacrifices du combat du lendemain peuvent permettre d’atteindre quelque résultat, même symboliques, on continue. C’est ainsi que par cumul de petites décisions de continuer des guerres finissent par devenir longue et horriblement coûteuses pour tout le monde, contrairement à ce qui était presque toujours souhaité au départ. Ce n’est que lorsqu’au moins un des deux camps finit par considérer qu’il n’y a pour lui aucun espoir et que tout sacrifice est désormais inutile, que l’on peut envisager une paix par soumission. Tout cela est évidemment très subjectif. Le commandement stratégique allemand considère en octobre 1918 qu’il n’y a plus aucune utilité à continuer la guerre, car il n’y a plus aucun scénario possible de victoire. Celui de 1945 continue la guerre jusqu’à la prise de Berlin, car il s’accroche encore à l’idée d’un retournement possible grâce notamment aux « armes miracles » ou au changement d’alliance des Alliés occidentaux contre l’Union soviétique. Vaincre, c’est détruire tous les scénarios de victoire chez l’ennemi.
Il peut arriver, plus exceptionnellement, que les deux camps considèrent simultanément l’inutilité de continuer, parce qu’on a atteint de part et d’autre au moins un objectif acceptable qui réduit l’utilité de continuer. On peut parvenir ainsi à une paix par commun accord. Cela supposerait en Ukraine que comme dans la théorie des jeux, les Russes considèrent avoir atteint le minimum des objectifs atteignables avec ce qu’ils ont déjà conquis et les Ukrainiens le maximum de ce qu’ils pouvaient espérer compte tenu du rapport des forces initial. C’est souvent un point d’équilibre instable et cela ne donne généralement qu’une paix provisoire.
On n’en cependant pas encore là en Ukraine, les deux adversaires ne pouvant pas encore se satisfaire de la situation actuelle et chacun d’eux ayant encore des scénarios de victoire. Dans ces conditions tout ce qui peut permettre, même un peu, de poursuivre la conquête du Donbass d’un côté et de refouler les Russes vers les lignes du 24 février de l’autre est considéré comme utile et justifie de continuer.
Le problème et pour reboucler avec ce qui a été plus haut est que ces objectifs imposent de conquérir du terrain, or c’est de plus en plus difficile. Attaquer une solide position défensive signifie réunir des moyens importants et réunir des moyens importants dans un environnement très surveillé signifie être vu et frappé. On peut essayer de se camoufler, de réunir les forces au dernier moment, de contre-battre au préalable l’artillerie ennemie, de s’entourer d’une solide bulle antiaérienne, de neutraliser les défenses par des feux indirects puis de mener l’assaut, mais tout cela demande des efforts considérables pour gagner un village ou au mieux quelques kilomètres. C’est possible mais coûteux alors que les ressources déclinent.
Le pendant défensif de ce jeu à somme nulle, c’est-à-dire freiner l’autre dans l’atteinte de son objectif est plus facile, que ce soit statiquement avec des fortifications de campagne qui, à condition de travailler, sont de plus en plus résistantes avec le temps, ou plus dynamiquement par des frappes en profondeur sur le réseau de commandement ou de logistique. C’est ainsi que l’on vient dans les médias à plus commenter des frappes d’artillerie que des batailles.
Toute la question est de savoir si on assiste ainsi à une nouvelle phase des combats après la « guerre » (il manque en français la distinction entre War— la guerre comme acte politique — et Warfare — l’art opérationnel) de mouvement, la guerre de conquête de positions et que l’on pourrait baptiser « guerre de corsaires », pour reprendre un terme utilisé pendant la guerre d’Indochine et donner une appellation un peu romantique à ce qui n’est en réalité qu’une guerre d’usure. L’idée est qu’il est « hors de prix » en l’état actuel des forces de conquérir et tenir de grandes portions de terrain, et qu’il faut donc se contenter d’attaquer l’ennemi de manière ponctuelle par des raids et des frappes. Cela peut servir à appuyer un long processus de négociation comme en Corée de 1951 à 1953. Cela peut parfois, par cumul de petites actions indépendantes, faire émerger un effet stratégique comme lors du siège de Sadr City par les Américains en 2008 ou même lors des affrontements réguliers entre Israël et le Hamas ou très récemment le Jihad islamique à Gaza. Cela peut aussi servir à montrer que l’on fait quelque chose et maintenir la motivation de tous, l’armée, la population et les Alliés, en multipliant les petites victoires, alors que pendant ce temps on transforme son armée. C’est la stratégie française de l’été 1917 au printemps 1918 face aux Allemands. C’est celle de l’Égypte pendant la guerre d’usure de 1969 à 1970. C’est peut-être ce qui est en train de se passer en Ukraine.
La guerre d’usure signifie donc porter des coups avec les moyens dont on dispose mais, sauf très ponctuellement, sans occuper le terrain. Dans le dernier exemple cité avant l’Ukraine, les Égyptiens ont ainsi utilisé leur puissante artillerie puis des unités de commandos de plus en plus nombreuses pour harceler les postes israéliens le long du canal de Suez ou attaquer le port d’Eilat. Les Israéliens ont répliqué à leur tour par des raids de commandos spectaculaires y compris sur le territoire égyptien, des frappes d’artillerie sur les villes proches du canal et surtout par une campagne de raids aériens en Égypte. L’intervention par surprise d’une division de défense aérienne soviétique, bel exemple de stratégie de « piéton imprudent » a mis fin à la guerre d’usure. Les Soviétiques ont été battus tactiquement mais leur escalade a provoqué la peur d’une extension du conflit, ce qui a calmé toutes les ardeurs. Comme souvent dans ce type d’affrontement les deux adversaires peuvent prétendre l’avoir emporté, ce qui dans le cas égyptien était psychologiquement inestimable après le désastre de la guerre des Six Jours en 1967.
La guerre en Ukraine commence effectivement à prendre cette forme. La pause opérationnelle russe s’est terminée officiellement le 16 juillet. On constate depuis un déclin assez rapide de l’action de l’artillerie russe, pour des raisons diverses mais surtout l’entrave à la logistique des obus frappés par les tirs ukrainiens ou la raréfaction des stocks. Or dans la guerre de positions « l’artillerie conquiert et l’infanterie occupe », avec moins d’obus, il y a nécessairement moins d’attaques. Celle-ci se limitent de fait à quelques petites actions dans le Donbass sans grand résultat, sauf peut-être du côté de Bakhmut, ce qui est maigre au regard de la puissance globale de l’armée russe déployée en Ukraine ainsi que ses alliés. On constate par ailleurs le déploiement du volume d’une armée russe dans la zone sud du Dniepr, probablement à destination défensive, ce qui, si cela se confirmait témoignerait de la nouvelle orientation.
On a surtout assisté depuis la fin de la pause russe à une multiplication des tirs de missiles balistiques ou de croisière sur de nombreuses villes ukrainiennes. Cette capacité à mener cette longue campagne de frappes témoigne d’ailleurs de ressources matérielles que l’on avait sous-estimé (tout en surestimant leur fiabilité technique), mais les Russes parviennent à maintenir les frappes de missiles, quitte à utiliser des vieux missiles antinavires déclassés KH-22 Kitchen ou même des missiles antiaériens S-300 frappant à terre. Ils utilisent toujours avec puissance leur redoutable force de lance-roquettes multiples, beaucoup moins précise que les batteries américaines de HIMARS mais bien plus volumineuse, et qui peut toujours frapper les arrières ukrainiens ainsi que l’aviation d’attaque et les hélicoptères russes.
Une des surprises de ce conflit est la discrétion des unités de commandos russes. Les Russes ont pourtant construit une véritable armée de soldats fantômes de la 45e brigade spéciale aux brigades de Spetsnaz des différentes armées et une force de raids avec quatre divisions et quatre brigades aéroportées/assaut par air. L’échec des raids aéromobiles initiaux à Kiev a sans doute refroidi l’audace du commandement russe, et la 45e brigade et les unités d’assaut aérien ont surtout été engagées comme unités d’infanterie. Les Spetsnaz aussi sont parfois employés comme unités de bonne infanterie, notamment à Kherson, mais ils servent aussi sans aucun doute pour fournir du renseignement de ciblage dans la profondeur ou inversement pour contrer les infiltrations des Forces spéciales ukrainiennes notamment près de l’axe logistique de Belgorod au Donbass. Pour autant, on ne peut mettre aucune action spectaculaire — au sens d’audacieuse et médiatique — à leur actif, ce qui pourtant est assez paradoxalement pour des « hommes de l’ombre » un de leur intérêt. Un ciel dangereux se prête mal aux infiltrations par voie aérienne, mais les coups de main restent possibles sur le front.
En face, les choses sont plus ambiguës politiquement, car si les forces ukrainiennes peuvent évidemment agir sans autre retenue que la préservation de la population dans les zones occupées par les Russes ou les républiques séparatistes, il leur est beaucoup plus délicat d’attaquer la Russie de peur de provoquer une escalade jusqu’à l’entrée en guerre officielle de la Russie et une mobilisation des moyens qui iraient au-delà de la « mobilisation molle » actuelle.
Les Ukrainiens disposent de moins de moyens mais ceux-ci sont plus variés et leur emploi est sans doute plus imaginatif. Ils bénéficient également de plus de renseignements dans la profondeur ennemie que les Russes grâce à l’appui technique des États-Unis, mais aussi et peut-être surtout par le lien toujours maintenu avec la population des zones occupées. Ils ont été capables de « coups » en profondeur moins nombreux mais d’autant plus spectaculaires qu’ils ont parfois eu lieu, sans être revendiqués, en territoire russe. On se souvient donc des frappes par missiles sur la base aérienne russe de Millerovo dès le 25 février, sur les navires de débarquement dans le port de Berdiansk ou sans doute le 9 août sur la base aérienne de Saki en Crimée. Il y a eu aussi un raid aéromobile sur Belgorod le 1er avril et des destructions de ponts ferroviaires en Russie. La livraison de l’artillerie « moderne » (elle date en réalité souvent un peu) occidentale, comme les pièces Caesar et surtout les lance-roquettes multiples de grande précision HIMARS ou M-270 qui à condition d’un suivi logistique précis offre des perspectives nouvelles à la guérilla d’artillerie, avec depuis plusieurs semaines une campagne de frappes sur les dépôts d’obus russes.
Les actions les plus spectaculaires ont eu lieu en mer, ce qui est normal pour une guerre de corsaires, avec bien sûr la destruction du croiseur Moskva le 14 avril par la combinaison d’un raid de drones et d’une frappe de missiles antinavires. Il y a eu aussi plusieurs attaques de drones, d’avions de combat et de tir d’artillerie sur l’île aux serpents prise et occupée par les Russes dès le début de la guerre qui ont abouti, exemple rare de ce qu’une stratégie de coups peut obtenir, à son abandon par les Russes le 30 juin et un planter de drapeau ukrainien un peu plus tard. La mer offre d’ailleurs certaines possibilités de guérilla sur les côtes, de part et d’autre. On peut imaginer ce que les Ukrainiens pourraient faire avec les petits patrouilleurs Mark VI Patrol Boat commandés avant-guerre et livrables via les fleuves européens, une fois armés de missiles légers Sea Griffin ou de drones rôdeurs de type Switchblade 600, voire de roquettes anti-sous-marines.
Comme pour les Russes on attend toujours des raids spectaculaires de commandos, mais là encore peut-être que les circonstances actuelles les empêchent. On attend surtout la mise en place d’un véritable réseau de partisans de l’ampleur par exemple de la guérilla arabe sunnite en Irak contre les Américains à partir de l’été 2003. Ce serait là une véritable menace pour les forces russes et un grand atout ukrainien. Mais pour l’instant, par peur de subir le sort des Tchétchènes, par manque de moyens, par désintérêt aussi ou même parfois adhésion russe, cette guérilla se limite à quelques sabotages, des assassinats de collaborateurs des Russes, du renseignement et des tracts. La capacité à construire ou non cette guérilla est un enjeu majeur pour l’Ukraine.
Bien entendu cette guerre de corsaires s’exerce dans tous les domaines, y compris civils, et rejoint en cela la confrontation Occident-Russie. Des cyberattaques jusqu’à l’influence auprès des sympathisants afin d’influer la politique des États en passant par tous les instruments de pression économiques, tout est utilisable pour saper la force de l’autre. Tout cela est bien connu désormais.
Maintenant, on l’a dit tout cela est rarement décisif. On peut comme dans le Sinaï faire des raids et des attaques pendant des mois, voire des années sans rien changer à la situation stratégique. À moins que les deux camps réduisent leurs objectifs, ce type de guerre ne peut se concevoir réellement qu’en accompagnement ou en substitut provisoire d’une nouvelle campagne où on plantera des drapeaux sur une carte, Pour cela, pas d’autres solutions que de transformer les armées actuelles afin qu’elles soient à nouveau capables de percer ou au moins de marteler le front avec plus d’efficacité. On suppose que c’est un processus déjà engagé de part et d’autre. Ce n’est pas seulement un problème de volume de forces. C’est une transformation profonde qui est nécessaire, ce qui prendrait des années dans une armée en paix mais devra s’effectuer en quelques mois au cœur de la guerre. Le premier qui combinera à nouveau une puissance de feu écrasante, d’où qu’elle vienne, avec de véritables et nombreuses divisions d’attaque de positions plantera les drapeaux en premier.