L’empire contre-attaque. Point de situation des opérations en cours

L’empire contre-attaque. Point de situation des opérations en cours

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 16 mars 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com


Ceci est le brouillon pour un article de journal à venir beaucoup plus court. Rien de nouveau pour le lecteur habituel de ce blog, mais une courte synthèse des opérations en cours en Ukraine

Rappelons d’abord la théorie : une guerre suppose, dans les deux camps opposés, d’avoir un but politique à atteindre et une stratégie pour y parvenir en fonction des moyens disponibles. Dans le cadre de cette stratégie, on met en œuvre ensuite des opérations dans différents domaines, militaires ou non, qui sont autant de cartes jouées afin d’atteindre ce but politique. Chacune de ces opérations consiste à enchaîner des actions de même nature dans un même cadre espace-temps.

Dans un cadre dialectique, tout cela est le plus souvent très mouvant. Il peut arriver en effet que l’on parvienne à atteindre rapidement le but politique par quelques opérations, voire une seule, qui désarment l’adversaire et le soumettent à sa volonté à la table des négociations. Si ce n’est pas le cas, car le rapport de forces s’avère plus équilibré que prévu et que la stratégie de chacun entraîne l’échec de celle de l’autre, il faudra continuer jusqu’à ce qu’un des camps trouve enfin une combinaison but-stratégie-opérations-actions qui fonctionne, ce qui peut prendre des années.

Duellistes dans un espace mouvant

L’objectif politique russe initial était sans aucun doute la vassalisation de l’Ukraine partagée entre une zone occupée russe et une zone libre soumise. Devant l’échec à prendre Kiev et de vaincre l’armée ukrainienne, il s’est rapidement réduit en « libération » complète du Donbass, puis même simplement à une époque, éviter une défaite militaire et préserver les acquis, pour revenir apparemment à nouveau la conquête du Donbass. L’objectif politique ukrainien a également évolué depuis la survie à l’invasion russe jusqu’à l’ambition de chasser l’ennemi jusqu’à la ligne de départ du 24 février 2022, puis finalement de tout le territoire ukrainien dans ses limites de 1991.

On se trouve donc de part et d’autre avec deux théories de la victoire fondées sur des conquêtes de terrain antagonistes suivies d’une proposition de négociations de paix une fois seulement ces conquêtes assurées par l’un ou par l’autre. C’est un jeu à somme nulle sans limites de temps où les Russes mènent au score depuis leurs conquêtes en début de conflit.

À la conjonction des moyens utilisables sans susciter trop de turbulences intérieures et du but à atteindre, la théorie actuelle russe a produit une stratégie d’étouffement visant à presser l’Ukraine et ses alliés dans tous les domaines jusqu’à les affaiblir suffisamment pour permettre de planter un drapeau russe sur Kramatorsk et de tuer tout espoir ukrainien de reconquête des territoires occupés. La stratégie ukrainienne de son côté consiste d’abord à résister à cette pression par une défense anti-accès tous azimuts, y compris au sol, puis à reprendre l’initiative en lançant de grandes opérations d’anéantissement dans les territoires encore occupés, seul moyen d’atteindre le but politique actuel.   

La guerre est avant tout un duel des armes. Les opérations visent donc in fine à vaincre l’armée adverse, c’est-à-dire lui infliger suffisamment de pertes humaines et/ou de terrain pour qu’elle ne puisse atteindre son but. Elles peuvent y contribuer indirectement en affaiblissant les ressources qui l’alimentent, matérielles (armements, équipements divers, logistique, nombre de combattants) et immatérielles (compétences tactiques et techniques individuelles et collectives, cohésion, détermination, espoir de victoire).  Elles peuvent surtout le faire à s’attaquant directement aux forces de l’autre.

Blackout et Corsaire

Dans le cadre de la guerre contre l’Ukraine, plusieurs opérations russes d’affaiblissement perdurent, comme les attaques numériques et le blocus des ports ukrainiens, hors commerce de céréales, mais elles semblent avoir atteint le maximum de leurs possibilités, probablement assez loin de ce qui était espéré au départ. Il semble en être de même de la dernière opération aérienne de frappes dans la profondeur, commencée le 10 octobre 2022, et que l’on baptisera « Blackout ». Comme les Allemands en 1944-45 avec les missiles V1 et V2, les Russes utilisent des moyens inanimés, missiles en tout genre et drone-rôdeurs, pour frapper dans la profondeur du territoire ennemi et non des aéronefs pilotés, le réseau défensif antiaérien ukrainien s’avérant trop dangereux pour eux. Cela diminue considérablement les risques pour les Russes mais aussi et de très loin la puissance de feu projetable. Cette nouvelle campagne de missiles est cependant la plus cohérente de toutes celles qui ont déjà été lancées par sa concentration sur un objectif critique – le réseau électrique – et sa méthode faite de salves de plusieurs dizaines de missiles et drones sur une seule journée afin de saturer la défense et de frapper les esprits.

Son objectif est d’entraver autant que possible le fonctionnement de la société ukrainienne, son économie, ses déplacements et la vie même des habitants en provoquant une crise humanitaire à la veille de l’hiver. Comme la campagne allemande, il s’est agi aussi de montrer à sa propre population et son armée que l’on ne se contente pas de subir les évènements, tout en espérant au contraire affaiblir la détermination ukrainienne. Mais comme la campagne des V1 et V2, si cela a produit de la souffrance, cela n’a eu que peu d’effets stratégiques. Les salves se sont succédé, 16 au total du 10 octobre au 9 mars, à quoi a répondu une opération ukrainienne de défense aérienne de plus en plus efficace au fur et à mesure de l’acquisition d’expérience et de l’arrivée de systèmes de défense occidentaux. En quantité, de 8 missiles par jour fin 2022 à 3 en février-mars 2023, et en qualité, avec une proportion de plus en plus importante de missiles imprécis, l’efficacité de cette campagne n’a cessé de diminuer. On en est actuellement à environ 1 missile par jour qui atteint sa cible. Les Russes peuvent continuer ainsi très longtemps puisque cela correspond à peu près à la capacité de production, mais sans imaginer avoir le moindre effet stratégique sur un pays aussi vaste que l’Ukraine.

Quant aux drones-rôdeurs iraniens Shahed 136, un sur deux est intercepté et ils sont vingt fois moins puissants qu’un missile. Le principal résultat de cette opération est peut-être d’avoir attiré des moyens de défense aérienne, notamment à basse et très basse altitude qui manquent désormais sur la ligne de front.

À ce stade, la Russie ne pourrait relancer sa campagne de frappes en profondeur qu’en augmentant massivement sa production de missiles et/ou en important des missiles iraniens ou autres (avec un risque de sanctions et même de représailles pour ces pays fournisseurs). Elle pourrait aussi engager à nouveau à l’intérieur sa force aérienne, en mode « kamikaze » avec le risque de la détruire face à la défense aérienne ukrainienne, ou après avoir suffisamment innové techniquement et tactiquement pour être capable de mener des opérations de neutralisation et de pénétration, ce qui est pour l’instant peu probable. Au bilan, il semble que la Russie n’a plus à court terme les moyens d’affaiblir encore plus l’économie ukrainienne, il est vrai déjà très atteinte, ni même de réduire directement l’arrivée de l’aide occidentale.

De leur côté, les Ukrainiens n’ont pas les moyens d’affecter l’économie russe, laissant ce soin aux sanctions imposées par ses alliés, avec pour l’instant un effet plutôt mitigé. Ils ont en revanche la possibilité, un peu inattendue, de frapper des objectifs militaires dans la grande profondeur. C’est l’opération « Corsaire » qui a permis d’attaquer plusieurs bases aériennes et navales russes, au plus près à l’aide de vieux missiles balistiques Tochka et au plus loin jusqu’à proximité de Moscou et sur la Volga par de vieux drones modifiés Tu-141, en passant par des attaques de drones navals contre la base de Sébastopol, des raids de sabotage, des raids héliportés ou des choses encore mystérieuses comme la frappe sur le pont de Kerch, le 8 octobre ainsi que plusieurs attaques en Crimée. Il n’y a là rien de décisif, mais les coups portés ne sont pas négligeables matériellement, notamment par le nombre d’appareils endommagés ou simplement chassés de leur stationnement par précaution. Ils ont néanmoins surtout des effets symboliques, sans doute stimulants pour les Ukrainiens, mais nourrissants également le discours russe d’agression générale contre la Russie et de justification d’une guerre défensive susceptible de monter plus haut vers les extrêmes.

Donbass 2 et l’Opération X

Toutes les opérations sur les ressources évoquées précédemment n’agissent qu’indirectement sur ce duel en affaiblissant les forces armées de l’autre, mais ce n’est que l’usage direct de la violence qui permet au bout du compte de s’imposer à la suite d’une suite de combats, par ailleurs uniquement aéroterrestres, c’est-à-dire au sol et dans le ciel proche. Plusieurs grandes opérations offensives et défensives se sont ainsi succédé sur le sol ukrainien, selon le camp qui avait l’initiative.

Les Russes ont actuellement l’initiative et ont lancé depuis février une opération offensive que l’on baptisera Donbass 2 tant elle semble proche de celle lancée de fin mars à début juillet et visant à contrôler complètement des deux provinces du Donbass. Son objectif concret serait donc la prise de la conurbation Sloviansk-Kramatorsk-Droujkivka-Kostiantynivka, soit l’équivalent de quatre Bakhmut, pour situer l’ampleur de la tâche en admettant que les Russes arrivent jusque-là. Elle est également identique dans la méthode faite d’une multitude de petites attaques simultanées sur l’ensemble du front, du nord de Koupiansk à la province de Zaporijjia, avec des efforts particuliers qui constituent autant de batailles à Koupiansk, Kreminna, Avdiïvka, Vouhledar et surtout à Bakhmut qui a pris une dimension symbolique très au-delà de son intérêt tactique.

Donbass 2 se fait avec plus d’hommes qu’au mois de mars, peut-être 180 bataillons de manœuvre au total, mais moins d’artillerie, car, comme les missiles, les obus commencent aussi à manquer. Il y a surtout, et c’est le plus important, moins de compétences. En dessous d’un certain seuil de pertes une armée progresse tactiquement au cours d’une guerre, au-dessus d’un certain seuil elle régresse. Quand une brigade d’élite avant-guerre comme la 155e brigade d’infanterie de marine est détruite et reconstituée deux fois avec des hommes sans formation, ce n’est plus une unité d’élite et sa très médiocre performance lors de son offensive contre Vuhledar mi-mars 2023 en témoigne. Or, c’est un peu le cas de beaucoup d’unités russes renforcées ou totalement constituées de mobilisés, les mobiks, jetés sur le front sans grande formation.  

En ce sens, Donbass 2 a probablement été lancée trop tôt. Elle fait suite à Hindenburg 1917, l’opération défensive d’octobre à janvier menée par le général Surovikine et visant, comme l’opération allemande en France en 1917, à renforcer le front par raccourcissement (tête de pont de Kherson), fortification et renforcement humain issu de la mobilisation partielle de 300 000 hommes. Cela avait alors réussi puisque les attaques ukrainiennes ont fini par atteindre leur point culminant fin novembre. La suite de la stratégie allemande consistait cependant à reconstituer patiemment ses forces avant de relancer les opérations offensives en 1918 avec une supériorité qualitative et quantitative. Les Russes n’ont pas eu cette patience. Le général Gerasimov, chef d’état-major des armées et placée directement à la tête de l’ « opération militaire spéciale » en janvier 2023 a décidé au contraire de reprendre l’offensive le plus vite possible, sans doute sous une pression politique exigeant paradoxalement des résultats opérationnels rapides tout en annonçant une guerre longue. Accompagnée d’opérations de diversion laissant planer le doute sur une possible intervention depuis et avec la Biélorussie, depuis la région russe de Briansk ou peut-être encore en simulant une déstabilisation de la Moldavie, cette offensive est lancée sur l’ensemble du front ukrainien et donc sans deuxième échelon, ce qui interdit toute possibilité de percée. Tous les combats restent sous couverture d’artillerie.  

Face à Donbass 2 et comme pour Donbass 1 les Ukrainiens opposent aux Russes une défense ferme. Ce n’est pas forcément la meilleure option militaire, car elle permet aux Russes d’exploiter au maximum leur supériorité en artillerie. Il serait sans doute plus efficace de mener plutôt un combat mobile de freinage et harcèlement dans la profondeur comme autour de Kiev en février-mars. Le rapport des pertes avait été beaucoup plus favorable aux Ukrainiens que par la suite dans le Donbass et tout le territoire initialement perdu avait été reconquis. Mais abandonner le terrain pour mieux le reprendre ensuite est contre-intuitif. Cela déplaît aussi et surtout à l’échelon politique qui mesure l’importance symbolique et psychologique de la tenue ou de la conquête des villes. Les Ukrainiens savent également par ailleurs ce qui peut se passer dans les zones occupées par les Russes.

Résistance pied à pied donc, coûteuse pour les Ukrainiens, mais finalement efficace. Il est probable que le rapport de pertes soit encore plus défavorable aux Russes que pour Donbass 1 et pour ce prix, les Russes n’ont réussi à conquérir depuis le 1er janvier 2023 que 500 km2, le dixième d’un département français, soit là encore une performance inférieure à Donbass 1. À court terme et à ce rythme, les Russes peuvent seulement espérer obtenir une victoire tactique à Bakhmut.

Mais ce n’est pas en se contentant de défendre que les Ukrainiens peuvent atteindre dans les six mois leur objectif de reconquête complète. Pour cela, il n’y a toujours pas d’autres solutions que de mener de nouvelles opérations d’anéantissement, combinant de fortes pertes ennemies et une large conquête, comme après Donbass 1. Contrairement aux Russes, ils y travaillent patiemment avec un effort de mobilisation important et peut-être la construction de 19 nouvelles brigades de manœuvre, dont trois ou quatre avec des véhicules de combat fournis par les Alliés. Si les Ukrainiens jouent d’une certaine façon le jeu des Russes en s’accrochant au terrain, les Russes jouent aussi le jeu des Ukrainiens en s’affaiblissant dans des attaques au bout du compte stériles. Cela peut donc paradoxalement renforcer les chances de succès de l’opération X, l’offensive que les Ukrainiens lanceront, probablement dans la province de Louhansk ou dans celle de Zaporajjia, les zones offrant le meilleur rapport probabilité de réussite et de gains espérés.

Il y a cependant deux problèmes. Le premier est que si les Russes sont moins efficaces offensivement qu’à l’époque de Donbass 1, ils semblent en revanche plus solides défensivement. Les opérations Kharkiv et Kherson ont été lancées contre des zones faibles russes, pour des raisons différentes, il n’y a apparemment plus de zones faibles sur le front russe. Le second est que l’opération X devra obligatoirement être suivie d’une opération Y de puissance équivalente, puis Z, si les Ukrainiens veulent atteindre leur objectif stratégique, en admettant que l’ennemi ne réagisse pas et ne se transforme pas à nouveau, ce qui est peu probable.

Russie victoire impossible, Ukraine victoire improbable

En résumé, on se trouve actuellement face à la matrice suivante en considérant les deux opérations, Donbass 2 et X comme successives et non simultanées.

Donbass 2 réussit. Les Russes poursuivent un effort irrésistible, parviennent à percer dans une zone du front, les forces ukrainiennes se découragent, engagent finalement tous les moyens de l’opération X dans la défense de la conurbation de Kramatorsk. Kramatorsk tombe néanmoins durant l’été et Donbass 2 bis prolonge le succès russe jusqu’à Pokrovsk, dernière ville un peu importante du Donbass encore aux mains des Ukrainiens. L’armée ukrainienne consomme toutes ses forces dans la bataille défensive et se retrouve impuissante devant la ligne de front. Considérant sa victoire relative, les forces russes passent en posture défensive et Moscou propose la paix. Découragée, l’Ukraine peut l’accepter, mais il est plus probable qu’elle cherche à reconstituer ses forces pour relancer une opération offensive au plus vite. La probabilité de ce scénario de victoire russe sans doute momentanée semble, au regard des performances actuelles, très faible.

Donbass 2 échoue et l’opération X échoue. Les Russes n’avancent plus dans le Donbass, mais les Ukrainiens échouent à leur tour à percer où que ce soit. C’est finalement une variante du scénario précédent. « Menant au score » avec les territoires conquis et annexés, Poutine laisse la Russie dans cette situation de demi-guerre totale sans mobilisation générale ni nationalisation de l’économie. Du côté ukrainien, le pays s’organise à son tour pour durer et préparer « la revanche » quelques mois ou quelques années plus tard. C’est un scénario plus probable que le précédent.

Donbass 2 échoue et l’opération X réussit : c’est la réédition exacte de la situation de l’été 2022. Après avoir contenu l’offensive russe, les Ukrainiens percent dans la province de Zaporijjia ou dans celle de Louhansk et parviennent jusqu’à Melitopol ou Starobilsk. La situation devient très dangereuse pour les Russes, surtout si l’opération ukrainienne s’effectue au sud. L’armée ukrainienne se rapproche aussi d’objets à « très forte gravité » politique comme les deux républiques séparatistes, la Crimée ou simplement l’ébranlement du pouvoir poutinien. La Russie passe à un stade supérieur de mobilisation de la nation et de nationalisation de l’économie, au prix de possibles troubles internes. Si les Ukrainiens ont les moyens de lancer et réussir l’opération Y après le succès de X, l’instabilité russe s’accroîtra encore sans que l’on sache trop ce que cela va donner entre effondrement ou nouveau rétablissement militaire, acceptation de la défaite ou montée aux extrêmes. D’une réalité stratégique actuelle compliquée mais avec des inconnues connues, on sera passée alors à une réalité complexe puis peut-être chaotique. C’est un scénario également probable.

En résumé, les scénarios les plus probables pour cet été sont la guerre de longue durée sur un front statique peu différent du front actuel ou la rupture de ce même front au profit des Ukrainiens, mais au prix de turbulences en Russie et d’une grande incertitude. Ce ne sera pas facile à gérer, mais comme souvent à la guerre. Et puis, il y a toujours la possibilité, à tout moment, qu’un évènement extraordinaire – mort d’un grand leader, bascule politique, intervention de la Chine, etc. – survienne sous la pression des évènements ordinaires. Tout sera à refaire dans les combinaisons et les prévisions. Ce ne sera pas la première fois.

Jeux d’influence sur le marché électro-gazier européen

Jeux d’influence sur le marché électro-gazier européen

Ecole de Guerre économique – publié le 17 mars 2023

La construction européenne est communément décrite comme un continuum du progrès, une étape nécessaire vers un avenir radieux. S’il est indiscutable que les rapprochements économiques et culturels et le renforcement des interdépendances évitent aux États d’entrer en conflit ouvert, cela ne retire pour autant pas le fait que chaque pays a des intérêts propres à défendre qui seront fonction de son histoire, de sa perception, de sa structure économique, de sa géographie et d’autres facteurs. À partir de cette prémisse, il est insensé de s’imaginer que les normes et modes de fonctionnement promus par l’Union Européenne (UE) fassent le jeu de tous les États qui la composent. Pour paraphraser les cochons de la Ferme aux animaux, au sein de l’UE tous les États sont égaux mais certains le sont plus que d’autres et s’il est un marché dans lequel cette maxime s’applique particulièrement c’est bien celui de l’électricité ou devrait-on dire le marché électro-gazier européen. Nous allons nous rendre compte que la France est la grande perdante de la restructuration de ce marché et que l’Allemagne et les États-Unis en sont les grands gagnants.

La mise à mal de l’organisation de l’électricité en France depuis une trentaine d’années

Commençons par nous intéresser aux deux grands acteurs historiques de la production d’électricité et de la fourniture de gaz en France : Electricité de France (EDF) et Gaz de France (GDF). Ces deux entreprises partageaient la gestion de leur réseau avec la direction EDF Gaz de France distribution. Pratique : pour les travaux publics, les deux entreprises pouvaient s’accorder pour réaliser leurs travaux de réseau en simultané, elles pouvaient aussi miser sur des économies d’échelle et c’est cette entité qui réalisait le service client et la facturation. Quant au statut monopolistique des deux entreprises nationales, il est légitimé par le principe du préambule de la Constitution de 1946 suivant : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». L’idée étant d’éviter que quelques-uns s’accaparent une rente de situation injustifiée au détriment de la collectivité. C’est d’ailleurs la raison d’être officiellement proclamée des projets de « libéralisation » et de défense de la concurrence qui viseraient à éviter la formation de monopoles et donc permettraient l’avènement d’un marché où le consommateur et l’innovation seraient les grands gagnants. Nous verrons plus tard qu’il s’agit surtout de faire le jeu d’autres acteurs très peu intéressés par la pérennisation du modèle français.

La création d’EDF telle que nous la connaissons aujourd’hui a été faite suite aux exigences des communistes à la sortie de la seconde guerre mondiale. Ils ont voulu mettre fin à l’éclatement de la gestion de l’électricité en France. Tous les logements français ont été raccordé au réseau électrique de manière équitable. Il n’a jamais été question de délaisser des foyers en raison de leur situation géographique. Les coûts de l’électricité en France sont historiquement les plus faibles pratiqués du marché européen. Au deuxième semestre 2007, le coût du kWh pour les ménages est de 0,0924 euros en France contre 0,1279 pour l’Allemagne (28% plus chère), 0,1411 pour l’Angleterre (35% plus chère) et 0,1690 pour l’Irlande (45% plus chère) (1). Au deuxième semestre 2020, le coût du kWh est de 0,1292 en France (augmenté de 40%) contre 0,1451 pour l’Allemagne (augmenté de 12%), 0,1532 pour l’Angleterre (augmenté de 8%) et 0,2179 pour l’Irlande (augmenté de 23%) (2). Voilà qui donne une idée du « gain » apporté aux consommateurs français par la désorganisation du marché français de l’électricité dictée par la Commission européenne et implémentée par les autorités françaises. En 2009, le prix payé par les résidents pour le gaz est 46% plus élevé en France qu’en Pologne et il est 4% plus élevé en France qu’en Allemagne (3). En 2020, la Pologne reste le pays qui se procure le gaz au prix le plus avantageux et qui maintient des prix aux résidents 49% inférieurs à ceux pratiqués en France, le gaz est quant à lui 16% moins cher en Allemagne (2). La « libéralisation » du marché gazier en Europe n’a en rien permis de contrebalancer les écarts de facturation structurel du marché « unique » entre consommateurs, ils se sont creusés au détriment des Français.

Le démantèlement de GDF : entre aveuglement idéologique parisien et sanctions bruxelloises

Le 1er juillet 2004, la direction de EDF Gaz de France distribution est scindée en deux entités privées : ERDF pour gérer le réseau EDF et GRDF pour gérer le réseau GDF. Il s’agit de préparer la privatisation d’EDF et de GDF discrètement alors que l’État intervient régulièrement auprès de GDF pour qu’il ne répercute pas les hausses de prix du gaz aux consommateurs, la France n’étant alors responsable que de 10% de sa production de gaz (5). À la fin de l’été 2004, M. Jean-François Cirelli, une des chevilles ouvrières de M. Chirac sur les questions économiques et même considéré comme « vice-ministre de l’Économie » à l’époque, prend la direction de GDF (6). En 2005, le groupe est coté en bourse et M. de Villepin, premier ministre de M. Chirac, fait vendre 20% des parts de GDF à titre de galop d’essai (7). La mise en bourse rapporte gros et M. Thierry Breton alors à Bercy dira même que « Depuis 1997, aucune opération réalisée par l’État n’avait connu un tel succès » et ça tombe bien car EDF doit être introduite en bourse à l’automne qui suit. La loi n’autorise à ce moment que la cession au secteur privé de 30% des parts de GDF.

En juillet 2007, la question de la fusion entre GDF et Suez n’est pas tranchée. Certaines personnalités politiques préfèreraient un rapprochement entre EDF et GDF, une idée soutenue par Mme Ségolène Royal pendant la présidentielle mais ayant aussi séduit M. François Fillon alors premier ministre. Il décide de se rendre à Bruxelles pour sonder Mme Kroes qui lui apprend qu’elle avait refusé que cette fusion se fasse entre les homologues portugais quelques années plus tôt (8). Une fin de non-recevoir. Mais qui est donc cette Mme Neelie Kroes ? La commissaire à la concurrence de la première commission Barroso de 2004 à 2010. Elle a déclaré avoir des liens avec plus de 60 entités juridiques dont Volvo, McDonald’s ou Thales avant de prendre son poste. De 2001 à 2009, elle était membre du comité de direction d’une société installée aux Bahamas, après quoi elle a été engagée comme conseillère par la Bank of America et Uber et elle est entrée au comité exécutif de la société SalesForce. Et la société sise aux Bahamas a été montée pour permettre aux Émirats Arabes Unis de racheter des actifs énergétiques à la société Enron avec notamment pour objectif de diminuer la dépendance de l’Europe au gaz russe. Gageons que Mme Kroes a su se déporter lorsque sa direction à la Commission a décidé d’ouvrir des enquêtes sur six compagnies gazières européennes. (9)

Le 3 septembre 2007, GDF et Suez fusionnent pour devenir GDF-Suez. Les intérêts de la structure historique française vont évoluer et cela se fera au détriment d’EDF, GDF-Suez devenue Engie deviendra l’un des plus fervents promoteurs de la libéralisation du marché de l’électricité en France. Engie a par exemple obtenu de l’Autorité nationale de la concurrence qu’EDF paye 300 millions d’euros d’amende en février 2022 pour abus de position dominante (10).

Le 8 juillet 2009, Mme Kroes inflige 1,1 milliard d’euros d’amende à GDF et E.ON pour une entente conclue suite à l’exploitation commune d’un gazoduc construit dans les années 70 et permettant de faire transiter le gaz russe en Allemagne et en France(11). Le deal semblait pourtant totalement logique et intéressant pour les deux pays, en investissant conjointement dans la construction du gazoduc, les deux acteurs se sont engagés à ne pas empiéter sur le marché de l’autre. Au vu du pedigree de Mme Kroes, il n’est pas question de parler de conflit d’intérêt cela relèverait de l’euphémisme.

En 2017, l’État ne détient plus que 24% du capital de l’entreprise gazière historique qui s’est renommée Engie et qui s’est lancée aussi dans le développement de l’éolien et du photovoltaïque. Le gaz et les énergies renouvelables font partie du nouvel eldorado de la transition « écologique ».

Tenter de privatiser EDF pour permettre à des acteurs privés de mieux bénéficier des aides et investissements publics

GDF privatisé, il ne manque plus qu’à privatiser EDF. Il ne s’agit pourtant pas d’une exigence européenne. La Commission n’attend pas que les entreprises publiques soient privatisées, la structure de l’actionnariat lui importe peu, ce qu’elle désire c’est qu’il n’y ait pas de monopole de fait au sein d’un État membre. Elle a réussi avec la complicité des décideurs français à craqueler le monopole étatique de la production d’électricité : EDF se retrouve avec 75% des capacités de production. Cela n’est pas suffisant car la Commission estime qu’une situation d’abus de position dominante est possible dès lors qu’un acteur contrôle plus de 40% des parts d’un marché. Pratique comme règle pour un pays comme l’Allemagne qui est fortement régionalisé.

L’administration Macron prévoit depuis quelques temps la vente à la découpe de l’entreprise via son plan « Hercule ». En 2022, le groupe est endetté à plus de soixante milliards d’euros et l’État rachète ce qui reste d’actions publiques d’EDF pour en obtenir 100% tout en conservant son statut de société privée. Il n’est pour l’instant pas question de sanctuariser le statut d’entreprise publique mais plutôt de dissimuler certaines informations du grand public. Le projet Hercule serait toujours d’actualité et un nouveau PDG a été nommé à la tête d’EDF pour l’occasion : Luc Rémont, un ancien du cabinet de M. Breton qui a participé à la privatisation de GDF (12).

L’administration Macron compte privatiser les activités rentables d’EDF et en conserver l’activité demandant le plus d’investissement : le nucléaire. Seront privatisés : les barrages mécaniquement rentables — une cagnotte à 1,25 milliards d’euros de dividendes — et la production d’électricité « renouvelable » bénéficiant d’un prix d’achat bien au-dessus du marché et d’aides publiques conséquentes pour un montant estimé à 120 milliards d’euros sur la période de 2011 à 2040 selon la Cour des comptes (13). Une manne dont Engie est l’un des principaux bénéficiaires, étant donné que l’entreprise possède en 2016 le plus grand parc éolien et photovoltaïque de France (14). Ce projet a été tué dans l’œuf par l’Assemblée nationale qui a fait renationaliser EDF.

La vente d’électricité à prix plancher imposée à EDF, un instrument de captation de rente payé par le contribuable à destination d’acteurs non producteurs

Depuis 2011, EDF est obligée de vendre une partie de sa production d’électricité à un prix plancher pour les autres acteurs privés non producteurs qui refacturent son électricité. Ce tarif est fixé via l’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), un dispositif piloté par la Commission de régulation de l’énergie (CRE), une autorité adoubée par la Commission européenne et qui depuis les années 2000 se charge de superviser la transformation du secteur énergétique français. L’ARENH contraint EDF à vendre une part de son électricité à 42 euros par MWh même si les prix du marché sont plus élevés. Les nouveaux acteurs peuvent donc profiter d’une électricité à prix plancher — le tarif n’a pas changé depuis sa mise en place et est susceptible d’évoluer en 2022. Cette aberration permet à des acteurs non producteurs de fournir les consommateurs avec des prix plus avantageux que ceux d’EDF et à prendre des parts de marché à cette dernière qui se retrouve alors avec moins de ressources (15). La CRE a ouvert sa première enquête en 2022 pour « abus d’ARENH », certains acteurs profiteraient du différentiel entre le prix de l’ARENH et le prix sur le marché de gros pour encaisser des marges faramineuses (16).

Il est intéressant de noter que l’établissement de la loi NOME en 2010 qui a poussé le marché électrique français dans cette direction n’est pas advenue de manière spontanée, bien au contraire, les autorités européennes ont su présenter un argument de taille : la menace de 6 milliards d’euros d’amende pour EDF en ouvrant une enquête en mars 2008. Car si les médias commencent à prendre conscience de l’extra-territorialité du droit américain, c’est pour mieux oublier les ingérences de Bruxelles qui sont-elles d’autant plus retorses que naturellement acceptées par les décideurs politiques au nom de l’intégration européenne. La menace de la direction de la concurrence dirigée par Mme Kroes s’est faite en mars 2008, un an avant l’amende à 550 millions pour GDF. Un bon sens du timing de la part de la Commission, vu que l’amende pour GDF et la menace d’amende pour EDF sont entrés en exécution après que M. Sarkozy ait fait valider la ratification du traité de Lisbonne le 8 février.

Les contradictions générées par les pièges du marché

Les acteurs du marché électrique en France désirent systématiquement un volume plus élevé d’électricité à prix ARENH. Dans son rapport annuel en date de février 2015, la Cour des comptes fait part des remarques de Direct Energie et de GDF Suez, qui s’inquiètent du tarif et d’un volume trop bas de l’ARENH dans un contexte économique déprimé, elles évoquent tous les éléments de la nov-langue bruxelloise et s’inquiètent qu’EDF ne soit pas incitée à innover et qu’elle se repose sur ses acquis tandis que les nouveaux entrants ne sont pas incités à investir (17). Dans ce même rapport GDF-Suez se soucie de l’arrivée à expiration de ses droits sur ses concessions hydro-électriques alors qu’EDF n’est pas immédiatement concernée. Et en octobre 2015, la Commission se faisait l’écho symétrique des remarques soulevés dans le rapport de la Cour des comptes par les acteurs non producteurs en parlant de d’« inégalité des chances » entre les acteurs sur le marché de l’hydro-électrique. Engie bénéficiera pourtant en février 2022 de l’extension de la concession de la Compagnie nationale du Rhône jusqu’en 2041 (18).

Toutes ces remarques des acteurs présents sur le sol français ressemblent au verbatim d’une décision de la Commission européenne du 8 novembre 2016 sur les régimes d’aide concernant la « Décision d’Ouverture ». Dans cette décision, la Commission n’hésite pas à parler de « remède » à apporter à la situation pour faire en sorte notamment que les prix de l’électricité en France se réfèrent à une norme CONE — pour Cost of New Entry et basés sur les coûts de production d’une centrale à gaz — pour permettre l’émergence d’une concurrence sur le sol français. La Commission s’inquiète également des distorsions de prix que pourraient amener l’ARENH sur le marché « libre » de l’électricité. Pour autant les nouveaux entrants qui se concentrent sur l’installation de production « renouvelable » voient leur électricité rémunérée à des prix bien au-dessus de ceux du marché via un complément de tarification exigé par la Commission et payé in fine par les consommateurs (19).

En 2022, les mêmes acteurs qui s’inquiétaient d’un tarif trop bas de l’ARENH souhaitent encore que EDF leur vende plus d’électricité à prix cassé. En 2015, ce n’était pas l’argument de la crise qui justifiait l’augmentation des quotas ARENH mais la nécessité de développer un marché plus concurrentiel, il manquait d’électricité à prix plancher pour assurer le développement d’un marché « libre » de l’électricité en France. Pour autant ces mêmes acteurs n’ont pas hésité à assigner EDF en justice durant la crise du Covid pour faire jouer la clause de cas de « force majeure » et leur permettant ainsi d’annuler leurs commandes d’électricité à prix plancher vu qu’il était devenu deux à trois fois plus élevé que celui du marché. En 2020, TotalEnergies et Gazel — une entreprise appartenant au milliardaire tchèque de l’énergie Daniel Kretinsky actionnaire du Monde et premier producteur d’électricité au charbon en Europe — obtiennent gain de cause à la Cour d’appel de Paris (20). Et maintenant que les prix de l’électricité ont plus que triplé, ce sont les acteurs du renouvelable qui aimeraient voir leur rémunération se caler sur les prix du marché. Tout cela s’apparente à des pratiques interdites par le droit français : il s’agit ni plus ni moins de l’application de clauses léonines.

La filière électrique française à l’agonie

En parallèle de ce montage pluri-quinquennal destiné à « épauler » EDF dans la production d’électricité sur le sol français, nous pouvons constater que la production électrique française ne s’est pas améliorée selon les dernières données publiées par RTE (21). En 2012, la France produit pour 541 TWh (dont 18 TWh d’éolien et photovoltaïque) et a un solde exportateur net de 44 TWh. En 2020, la France produit 497 TWh (dont 51 TWh d’éolien et photovoltaïque) et a un solde exportateur négatif. La France se retrouve même à avoir un solde négatif avec l’Allemagne et la Belgique en 2016, 2017. En 2020 se sont rajoutés à cette liste : l’Italie, le Royaume-Uni et l’Espagne…

La crise énergétique de 2022 ne fait que révéler l’absence totale de stratégie de la France dans la gestion de son secteur énergétique. Le prix consenti par le contribuable français est énorme pour une stratégie de « décarbonnation » de l’électricité avec un impact nul ou presque. L’électricité de France est pourtant décarbonnée à plus de 90% depuis des décennies tandis que celle de son voisin allemand est actuellement décarbonnée à moins de 60% ; et la puissance économique et culturelle de l’Allemagne tient en grande partie à la production de grosses cylindrées. Plutôt que de s’appuyer sur ces arguments de poids pour faire valoir le modèle français, les dirigeants français se laissent séduire par l’idée d’un marché dont la mise en œuvre depuis deux décennies n’a su que précariser la situation énergétique d’un pays qui se targue d’être souverain dans ce domaine. Cette feuille de route a mené GDF, un acteur français historique aligné sur les intérêts du pays, à devenir le premier promoteur de la « libéralisation » et l’un des premiers profiteurs des subventions tout comme les nouveaux acteurs non producteurs. À cela s’ajoutent les déboires de la filière nucléaire civile française : arrêt de Super Phénix dans les années 90, trahison d’une ministre dans la défense du nucléaire au niveau européen(22), fermeture de Fessenheim, cumul des anomalies sur la production des EPR, retard dans la mise en service de l’EPR de Flamanville, scandales de corruption chez Areva — notamment avec l’affaire Uramin —, arrêt du programme Astrid par M. Macron et sa décision de laisser les Américains prendre le contrôle d’Alstom Power.

Le modèle allemand grand gagnant des choix de Bruxelles

Les impératifs dictés à la France par la Commission européenne font le jeu de l’Allemagne. Avec ces nouveaux modes de fonctionnement, la France ne peut plus fournir une électricité à prix compétitif à ses entreprises et voit ses prix alignés sur ceux pratiqués en Allemagne. De plus, depuis son abandon du nucléaire, l’Allemagne vise avant tout à développer l’éolien et le photovoltaïque ce qui lui permet de poursuivre deux objectifs : assurer des débouchés à sa propre production, assurer des débouchés en Chine et aux États-Unis La production de dispositifs photovoltaïques est avant tout le fait d’entreprises chinoises (23). Quant à l’éolien, cette production bénéficie à ses entreprises énergétiques comme RWE qui tire une manne substantielle de ses champs éoliens — selon le rapport 2021 du groupe, 1,5 milliards de ses 2,5 milliards d’EBITDA proviennent des activités éoliennes dont le tiers de la puissance installée se situe aux États-Unis. À cela s’ajoute la capacité de l’Allemagne à produire elle-même des éoliennes avec Enercon et Siemens qui possède un fort ancrage espagnol via Siemens Gamesa. Il est intéressant de constater que sur un peu plus de cinquante années de Commission européenne le poste de commissaire à l’énergie a été détenu pendant 14 ans par des Allemands, 12 ans par des Espagnols et jamais une seule fois par un Français.

Attardons-nous sur le cas de M. Günther Oettinger. Commissaire à l’énergie de février 2010 à novembre 2014, il est arrivé à ce poste après avoir été ministre-président du Land de Bade-Wurtemberg. Il arrive au moment des négociations sur la loi Nome visant notamment à imposer à EDF la revente d’électricité à prix plancher. À la mi-mars 2010, la Commission clôt l’enquête à l’encontre d’EDF et la menaçant de plusieurs milliards d’amende. Le 7 décembre 2010 la loi Nome est promulguée. Et, à la veille de la promulgation, EDF officialise la revente de 45% des parts qu’il avait dans EnBW, troisième fournisseur d’électricité en Allemagne et véhicule exclusif des investissements d’EDF en Allemagne, qui sera à présent détenu à 100% par le Land de Bade-Wurtemberg et ses collectivités (24). Un hasard de calendrier qui laisse songeur.

Contrairement à la France, le marché électrique allemand est structuré autour de quatre grands acteurs : E.ON, RWE, EnBW et le Suédois Vatenfall. Les règlementations européennes ne risquaient en rien de mettre à mal son organisation bien au contraire, elles ont permis d’offrir des débouchés à ses entreprises notamment à l’Est et au Nord. Et depuis qu’elle a décidé de se débarrasser du nucléaire en 2011, outre le « renouvelable », l’Allemagne souhaite développer tous azimuts le gaz en substitution du charbon pour assurer sa « décarbonation ». Cette stratégie faisait sens pour les Allemands, il s’agissait de bénéficier en plein de la machinerie européenne pour financer sa transition « écologique » et promouvoir ce modèle de développement dans tous les pays qui la composent. L’Allemagne se voyait déjà en maître de l’Europe de l’énergie grâce à l’ouverture prochaine de Nord Stream 2 qui allait lui fournir du gaz à un prix imbattable, l’affranchir de la sur-taxe des droits de passage — versés notamment à la Pologne, la Slovaquie et l’Ukraine — et renforcer sa position de producteur d’électricité et de fournisseur de gaz en Europe. La stratégie était bien étudiée mais c’était sans compter sur la farouche opposition des Américains et des pays de l’Est de l’Union à ce projet qui a culminé avec le sabotage de Nord Stream 2 avant son entrée en service.

Le primat du gaz dans le mix électrique européen : une stratégie délibérée de l’Allemagne et de l’Union Européenne

Le tropisme allemand et bruxellois en faveur du gaz dans le mix énergétique « vert » est confirmé par un livre de 2017 intitulé The European Gas Markets(25).  Le livre est préfacé par le vice-président de la Commission européenne en charge de l’Union énergétique de la période 2014 – 2019, M. Maros Sefcovic, un ancien diplomate slovaque. M. Sefcovic nous indique dans la préface que les capacités d’approvisionnement en GNL doivent continuer à se développer en Europe et notamment sur la péninsule ibérique et dans les pays baltes (26). Les coordinateurs du livre, qui est une compilation de papiers de recherche, nous informent que l’éolien et le photovoltaïque ne pourront pas être autant développés que voulu en raison des coûts engendrés par leur intégration à la grille énergétique (27). Les coordinateurs considèrent que parmi les sources traditionnelles d’électricité que sont le gaz, le charbon, le nucléaire et le pétrole, c’est le gaz qui est le mieux placé pour poursuivre la « décarbonisation » de l’économie — principalement en l’utilisant en substitution du charbon (28). Ils considèrent qu’il est important de ne pas avoir recours aux subventions et que des instruments comme le marché carbone doivent être privilégiés (29). Pour rappel, la première mouture du marché carbone créée en 2005 n’a eu aucun effet sur la diminution des émissions et a donné lieu à une gigantesque fraude à la TVA ayant fait perdre aux États participants des milliards d’euros. Les fraudeurs français ayant volé pour plus d’un milliard aux finances françaises se sont réfugiés en Israël et jouissent en toute impunité du produit de leur forfait (30).

L’étude patronnée par l’exécutif bruxellois va même plus loin concernant le potentiel du gaz en Europe : « La demande en gaz augmentera après 2020 dans tous les scénarios envisagés. La croissance des renouvelables va probablement ralentir après 2020 parce que les possibilités d’intégration au système seront limitées » (31). Il n’y a donc aucun doute à Bruxelles sur le primat du gaz dans le mix électrique européen de ces prochaines années. En 2019 la France a déréglementé les tarifs du gaz suite à une injonction de la Commission européenne au nom du marché et du pouvoir d’achat (32). Depuis la guerre en Ukraine les variations du marché « libre » se font bien ressentir par les consommateurs européens et poussent leurs dirigeants à juguler par tous les moyens la hausse des prix de l’énergie qui devient intenable. Certains experts estiment que l’Allemagne n’est pas prête à subventionner le prix de son gaz par peur de financer indirectement le contribuable français forcé à faire appel à du gaz allemand lors des pics de consommation — une solution pourtant mise en place en Espagne et qui a permis de juguler l’inflation des coûts de l’électricité (33).

L’Allemagne souhaite étendre l’Union Européenne à d’autres pays pour agrandir son influence, la France sera d’autant plus marginalisée

La centre d’étude German Council on Foreign Relations a récemment publié un papier sur la nouvelle donne énergétique européenne suite à la guerre en Ukraine (34). Il affirme que l’Allemagne a retrouvé sa place centrale de fournisseur d’énergie grâce à des imports de gaz depuis la Norvège — grâce à des champs off-shore qui ont été développés par Elf Aquitaine à l’époque. Ainsi l’Allemagne se retrouve en mesure d’alimenter le reste de l’Europe et de se placer en pièce maîtresse du développement énergétique à l’Est de l’Europe. Cet enjeu est vital pour l’Allemagne car, comme l’explique le papier, le groupe de Visegràd — composé de la Hongrie, de la Tchéquie, de la Slovaquie et de la Pologne — est le premier partenaire commercial de l’Allemagne et se positionne devant la Chine au premier semestre 2022. Face à cette dépendance économique majeure, l’Allemagne est inquiète du fort taux de nucléarisation des pays du groupe qui dépendent de technologies russes et souhaite tout mettre en œuvre pour y développer des alternatives. À cet égard la Hongrie est encore plus pénible à gérer pour l’Allemagne vu qu’elle dépend presque exclusivement de la Russie pour son gaz et son pétrole ce qui peut expliquer l’attention médiatique dont fait régulièrement l’objet le gouvernement de M. Orbán. Dans toute la prospective du papier, la France n’apparaît que pour être mentionnée comme un fournisseur occasionnel d’électricité. Ce papier démontre à quel point la situation géographique et la structuration du marché de l’électricité français placent la France plus qu’en marge des développements à venir de l’Union européenne. La France n’est qu’un pays parmi d’autres et n’aura pas voix au chapitre. L’extension voulue de l’UE aux Balkans — et même à la Géorgie — a été récemment réaffirmée par Olaf Scholz dans la revue Foreign Affairs (35). Cette extension ne fera qu’accélérer la perte de contrôle de la France sur la structure européenne au profit de l’Allemagne qui a su mêler ses intérêts à ceux des pays de l’Est : en y étant le principal partenaire commercial, un fournisseur d’énergie et bientôt un fournisseur d’armes.

L’Europe pour les Américains : un marché, une zone d’influence et une puissance à contenir

En 1997, M. Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale de M. Carter, présentait sa compréhension des jeux de pouvoir au niveau mondial dans son livre Le grand échiquier. Pour M. Brzezinski, l’enjeu géostratégique majeur des États-Unis est d’arriver à maîtriser et contenir toute nouvelle super puissance sur le continent eurasiatique. Il présente dans son ouvrage les jalons — et les dates associées — de l’expansion de l’OTAN aux pays du pacte de Varsovie ainsi qu’une intégration européenne de plus en plus étendue (36). Pour lui, la Russie n’est à ce moment plus qu’une puissance régionale de moyenne importance et marginalisée. Il désire maximiser son écartement du bloc européen de l’ouest en lui limitant l’accès à la Mer Baltique et à la Mer Noire, sources majeures de ses échanges avec l’Europe de l’ouest. Il compte sur la ferveur nationaliste des pays limitrophes de la Russie pour contrer son expansion. De manière assez prophétique, il est conscient que la Chine rattrapera son retard dans les années 2020. Cette grille de lecture nous permet de mieux comprendre en quoi l’Union européenne et l’OTAN ne sont pas tant des constructions permettant à l’Europe d’être indépendante mais des véhicules défendant les positions géostratégiques américaines. L’échec répété des Américains à nouer des relations en bonne intelligence avec l’establishment russe post-Elstine n’a fait que renforcer leur projet stratégique : créer un glacis de pays farouchement anti-russe sur le flan ouest du pays et faire le jeu de l’Allemagne dans la mesure où celle-ci la suit : par des achats d’armement par exemple — 15 milliards de dollars de commande passées entre 2018 et 2022 (37) ou de gaz de schiste américain maintenant que l’approvisionnement en gaz russe n’est plus d’actualité.

Les Américains mènent une guerre hybride contre la vente de gaz russe en Europe depuis un demi-siècle

Alors que les médias ont fait leurs gros titres sur le sabotage de Nord Stream 2, peu de cas a été fait d’une réalité vieille d’un demi-siècle : la volonté farouche des Américains que les Européens renoncent au gaz russe. Le pays des libertés est l’un des premiers à savoir que les dépendances énergétiques sont les plus importantes car elles permettent d’assurer la subsistance et la vitalité économique d’un pays.

L’administration Biden a fait nommer Antony Blinken — un Américain d’origine ukrainienne — à la tête de la diplomatie américaine. Dans les années 80, M. Blinken a écrit un livre intitulé « l’Amérique, l’Europe et la crise du gazoduc sibérien » (38). Les administrations changent de tête, les enjeux géostratégiques demeurent. Au début des années 80, la Russie décide d’augmenter ses apports en gaz aux pays de l’Europe de l’Ouest viaun nouveau gazoduc et les États-Unis comptent bien l’empêcher. Nous nous permettons de retranscrire à ce sujet quelques extraits choisis du livre Dans le secret des présidents de Vincent Nouzille :

« Les réunions des sept dirigeants des pays riches donnent ensuite lieu à des échanges beaucoup plus vifs. Novice en matière de sommets, Reagan, tout sourire, défend le libéralisme économique avec la foi du charbonnier et appelle à une solidarité sans faille de l’Occident face à l’URSS. S’appuyant sur des rapports de la CIA, il dénonce le projet de gazoduc soviétique destiné à alimenter l’Europe de l’Ouest, qui doit, selon lui, servir à renforcer l’économie soviétique. Le président américain veut étrangler le camp communiste. Tout comme Mitterrand, le chancelier allemand, Helmut Schmidt, s’oppose à de telles mesures : “J’en ai marre de vos interdictions”, lance-t-il à Reagan. » À l’époque, les dirigeants européens mettaient clairement en avant l’intérêt de leurs pays avant celui des Américains.

« La France est indirectement visée, puisque le gouvernement de Pierre Mauroy a entamé, en juillet 1981, des négociations avec Moscou pour la fourniture complémentaire de gaz naturel et la construction d’un pipeline reliant la Sibérie à l’Europe de l’Ouest. Ronald Reagan a écrit plusieurs fois à François Mitterrand à ce sujet, le priant de renoncer à ce contrat. Des officiels américains agitent des menaces contre les pays européens prêts à acheter du gaz soviétique. Ces pressions unilatérales alimentent l’hostilité de Mitterrand, qui n’entend pas se laisser dicter sa politique énergétique par Washington. Les négociations franco-soviétiques s’achèvent le 22 janvier 1982, quelques semaines après le coup de force en Pologne : l’URSS doit livrer à la France huit milliards de mètres cubes supplémentaires de gaz par an. Critiqué par l’opposition, Mitterrand est aussi attaqué par Reagan, qui lui écrit deux nouvelles lettres de protestation, les 22 février et 6 mars 1982. Furieux, le président français décide d’aller s’expliquer avec lui directement à Washington. ». À l’époque les rapports de force s’exprimaient clairement.

Les révélations de Vladimir Vetrov, un traitre russe aussi connu sous le nom de code Farewell, que les renseignements français ont immédiatement communiqué à leurs alliés américains ont permis à ces derniers de saboter les installations gazières russes. « La duperie réussit au-delà des espérances. De faux plans d’une navette spatiale de la NASA sont discrètement « rendus disponibles » pour des agents soviétiques. Le Pentagone laisse filtrer des informations trompeuses sur ses programmes d’avions ou de défense spatiale. Des industriels américains se font délibérément « voler » des puces électroniques défectueuses, qui endommagent la production d’usines chimiques et celle d’une usine de tracteurs en URSS. Par l’intermédiaire d’une société canadienne, les Américains surveillent les agents de la « ligne X » lorsqu’ils dérobent un logiciel de gestion des turbines des oléoducs et gazoducs ; la CIA y a implanté des virus informatiques qui se déclenchent après quelques mois de parfait fonctionnement. En juin 1982, une gigantesque explosion endommage un pipeline en Sibérie. La déflagration est si puissante que les experts militaires américains croient d’abord qu’il s’agit d’un missile nucléaire. Après analyse, ils la décrivent comme « la plus grosse explosion non nucléaire de tous les temps ». À la Maison-Blanche, cet accident fait sourire Gus Weiss. Grâce à Farewell, il a réussi à saboter le secteur énergétique soviétique. » La cyber guerre est une réalité depuis les années 80 tout comme le sabotage d’infrastructures gazières.

L’opposition générale des Européens au diktat américain et à son action clandestine a payé : « Devant l’opposition réitérée de Paris, Londres, Rome et Bonn, Washington cède du terrain. Ni les tentatives de négociation avec les ministres européens sur l’aménagement des sanctions, ni les allégations de la CIA à propos de l’emploi de prisonniers du goulag sur le chantier du gazoduc ne portent leurs fruits. Le 13 novembre 1982, l’administration américaine lève l’embargo qu’elle impose depuis juin aux entreprises travaillant sur le contrat de gazoduc avec l’URSS, tout en évoquant un “accord” et des consultations avec ses alliés sur les achats de gaz et la politique de crédits. Dans un courrier adressé la veille à son “cher François”, “Ron” tente de ménager l’avenir : “Je suis sûr que les politiques communes que nous allons mettre en place auront plus d’effets sur le comportement agressif de l’Union soviétique que les mesures unilatérales que nous avons été amenés à prendre depuis un an.” » M. Reagan, plus raisonné que M. Obama ? En tout cas les Etats-Unis se sont vus opposés un rapport de force par les Européens qu’ils ont su accepter.

Avant la guerre en Ukraine, une guerre commerciale ouverte contre le gaz russe

Depuis 1997, la Russie envisage de contourner les pays de l’est de l’union européenne pour alimenter directement le centre de l’Europe en gaz en passant par la Baltique. Les gazoducs Nord Stream permettent de contourner l’Ukraine — gazoduc fraternité — et la Pologne — gazoduc Yamal — pour livrer directement l’Allemagne, le principal consommateur de gaz en Europe (39). Le premier gazoduc Nord Stream a été inauguré en 2012. Forte de ce succès, la Russie a désiré augmenter ses capacités d’acheminement par la Baltique, d’où le projet Nord Stream 2. Les États-Unis et les pays de l’Est ont tout mis en œuvre pour que le projet Nord Stream 2 n’aboutisse pas et pour contrer les influences russes de manière générale.

Le 6 juin 2017, le Congrès passe une nouvelle loi intitulée Countering Russian Influence in Europe and Eurasia Act of 2017 ou « contrer l’influence russe en Europe et en Eurasie » (40) et qui nous annonce tout de go que les États-Unis n’acceptent pas le bellicisme russe. La loi prévoit en conséquence d’allouer de l’argent aux pays de l’OTAN et de l’Union européenne vulnérables aux agressions ou aux influences russes. L’objectif de cette loi est d’assurer la diversité des sources d’approvisionnement en énergie des pays concernés, comprendre : qu’ils importent du GNL étranger pour se défaire de leur dépendance au gaz russe. Il s’agit d’une déclaration officielle de guerre commerciale attestée par l’augmentation exponentielle des imports de gaz américain par les pays membres de l’UE. Il n’y a qu’à observer l’évolution de ces imports sur la période 2017 / 2020 et le montant associé : fois 20 pour l’Espagne pour atteindre 4 milliards de dollars et 16% des approvisionnements en gaz, fois 10 pour la Pologne, fois 10 pour la Grèce, fois 4 pour la France pour atteindre 440 millions de dollars et 6% des approvisionnements en gaz (41). En novembre 2020, les exportations de GNL américain ont atteint un sommet historique (42).

En 2018, France Culture nous apprend que (43):« L’ambassadeur américain auprès de l’UE, Gordon Sondland, menaçait encore le 13 novembre les Européens de sanctions américaines si “Nord Stream 2” continuait : “nous espérons qu’une opposition au projet se développera en interne” à l’Union, déclarait-il à l’European Policy Centre de Bruxelles ; “mais si cette philosophie n’était pas préférée et que “Nord Stream 2” se poursuivait, le Président (américain) dispose de très nombreux outils lui permettant de freiner ou même d’arrêter le projet”. Et, bien sûr, ajoutait l’ambassadeur, cette opposition américaine à ”Nord Stream 2” n’a rien à voir avec les espoirs américains de vendre aux Européens son GNL à la place du gaz russe. » Pour autant, quatre ans plus tard et suite à la guerre en Ukraine, les entreprises d’exploitations d’hydro-carbure américaines ont cumulé un bénéfice record de 200 milliards de dollars entre avril et septembre 2022 dopé par la vente de GNL aux Européens (44).

Depuis 2019, les États-Unis ont fait passer une loi intitulée Protecting Europe’s Energy Security Act ou « protéger la sécurité énergétique de l’Europe ». La diplomatie américaine explique que les sanctions présentes dans cette loi seront appliquées à la lettre et que : « Nous continuons à exiger que la Russie cesse d’utiliser ses ressources d’énergie à des fins de contrainte. La Russie utilise ses gazoducs pour exporter son énergie et créer des dépendances nationales et régionales à l’égard de l’énergie russe. La Russie utilise cette dépendance pour étendre son influence politique, économique et militaire, pour affaiblir la sécurité de l’Europe. Elle nuit à la sécurité des États-Unis et à sa politique étrangère. » (45) Il n’est en fait pas vraiment question des intérêts de l’Europe mais plutôt des intérêts américains en Europe. Ce régime de sanction a été à nouveau durci en 2020 pour retarder la mise en service du gazoduc Nord Stream 2 (46). La guerre en Ukraine a fini d’achever ce projet d’opposition civilisée et le sabotage du gazoduc l’a mené à son terme.

La Pologne est un État clé pour le développement de la stratégie américaine en Europe

La Pologne a reçu 224 millions d’euros de la Commission européenne pour augmenter les capacités de son terminal de GNL en 2017(47). Fin 2018, M. Trump a négocié avec la Pologne un contrat d’approvisionnement en GNL pour une durée de 20 ans (48). Un an après la signature du contrat gazier, la Pologne est prête à dépenser 2 milliards d’euros pour que les forces américaines s’installent de manière permanente sur son sol dans un « Fort Trump », dans l’esprit opportuniste qui le définit M. Trump dira « Je pense que la Russie a agi agressivement » (49). En 2021, la Pologne souhaite que les États-Unis renforcent encore leur présence militaire sur son sol et est reconnaissante des gestes de M. Trump en faveur de la Pologne (50). M. Trump n’est donc pas une marionnette manipulée par M. Poutine. Les dirigeants européens n’ont rien trouvé à redire au rapprochement de l’administration de M. Trump avec la Pologne alors qu’ils se mettent tous d’accord sur le primat de l’écologie et leur détestation du populisme. Pourtant, la Pologne veut, dès cette époque, importer en masse du gaz de schiste au bilan environnemental plus que discutable et développer cette activité sur son sol, elle est favorable au maintien du charbon dans son mix énergétique (51), elle s’est montrée très accueillante pour M. Trump et elle interdit encore à sa population de blasphémer (52).

En octobre 2020, l’autorité de la concurrence polonaise a condamné la société d’exploitation russe Gazprom à 6,5 milliards d’euros d’amende pour la construction du projet Nord Stream 2(53).

L’importance de la Pologne pour les États-Unis s’est encore renforcée en novembre 2022 lorsque Westinghouse y a remporté la construction de la première centrale nucléaire du pays pour un montant estimé à 40 milliards de dollars et les États-Unis s’attendent à prochainement remporter un contrat en Roumanie (54). À cela s’ajoute des commandes de matériel militaire entre 2017 et 2022 qui pourraient atteindre les 34 milliards de dollars (55). Le tribut polonais versé à l’industrie de défense américaine est deux fois plus élevé que celui de l’Allemagne.

L’initiative des Trois mers : un groupe d’influence structuré pour défendre les intérêts des pays du centre et de l’est de l’UE à Bruxelles avec le soutien actif de Washington

Les États-Unis comptent sur les quatre États rassemblés au sein du groupe de Visegrád mais aussi par extension sur une coalition de pays via l’initiative des Trois mers dont ils sont à l’origine et qui rassemble : l’Autriche, la Bulgarie, la Croatie, la Tchéquie, l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, l’Estonie, la Lituanie, la Pologne, la Slovaquie, la Slovénie et la Roumanie. L’initiative est lancée en 2015 par la Pologne et la Croatie. L’objectif est de constituer une « plateforme informelle pour sécuriser le soutien politique et des actions déterminantes sur des dossiers d’intérêts transfrontaliers, à l’échelle de la région concernée et d’importance stratégique pour les États concernés au sujet de l’énergie, des transports, du numérique » (56). Soit les trois axes de développement des grands investissements de la Commission européenne via l’initiative Connecting Europe Facility (CEF) lancée en 2014.

En 2017, M. Trump en personne participera au sommet de Varsovie, les États-Unis y sont considérés comme un État partenaire et les pays membres y décident de « faire du Three Seas Business Forum une plateforme de coopération économique pour la région » et y réaffirment « l’importance stratégique de la coopération transatlantique » (57).

En 2018, un nouveau sommet se tient à Bucarest, y sont notamment présents : le président de la Commission européenne, le ministre allemand des Affaires étrangères et le secrétaire à l’énergie des États-Unis. Nous y apprenons que le Business Forum a réaffirmé comme priorité le développement de l’énergie, des infrastructures et de la digitalisation (58). Sur la période 2014 – 2020 le programme CEF dans les infrastructures de transport dispose d’une enveloppe de 24 milliards d’euros dont 6,4 milliards pour les seuls pays du groupe de Visegrád (59) — la Commissaire aux transports à ce moment est une Slovène. Le CEF pour l’énergie pour cette même période représente quant à lui 5,35 milliards d’euros et son responsable est un Slovaque.

Ce forum qui s’est doté d’une structure d’investissement est une véritable instance d’échange et d’influence dont la France est complètement absente mais où l’Allemagne et les États-Unis sont présents avec des représentants de très haut niveau — en 2019 le président allemand participera au Business Forum. Nous apprenons en 2020 que « l’annonce d’un financement de 1 milliard de dollars pour l’initiative des Trois mers par le secrétaire Pompeo est la démonstration de l’engagement continu des États-Unis en Europe » et que « cela met en exergue la reconnaissance de l’importance stratégique de l’Europe centrale par les États-Unis et la confiance de Washington dans le développement et les perspectives économiques des pays membres de l’intiative » (60). Il s’agirait de participer à un projet d’infrastructure à plus de 500 milliards de dollars pour remédier aux séquelles laissées par le régime soviétique, un plan Marshall nouvelle génération.

Cette organisation et les décisions prises par la Commission européenne montrent que les Américains ont réussi un coup de maître en sécurisant leurs intérêts économico-militaires tout en assurant un discours cohérent permettant de mettre au ban la Russie. Les Allemands ont bien compris l’enjeu de ce qui se trame et restent présents pour en tirer le meilleur parti. Il faudrait que la France cesse de penser que l’Union européenne est une coalition d’États unis dans un projet commun, il n’y a que des intérêts à défendre et des unions informelles ou plus formelles y sont à l’oeuvre. L’adhésion sans fard au discours sur la concurrence et le libéralisme fait que les élites françaises ne sont pas capables d’analyser les dynamiques d’influence et donc de faire valoir les intérêts de leur pays. Et elles sont loin du compte comme va nous le montrer une petite analyse de ce qui se passe récemment au niveau de l’Atlantic Council.

L’Atlantic Council ou l’influence américaine para-étatique mal comprise en France

L’Atlantic Council ? Une organisation façonnée par la guerre froide, elle est historiquement liée à la défense des intérêts de l’OTAN et surtout des États-Unis (61). C’est cette organisation qui est derrière la création et la promotion de l’initiative des Trois mers (62).

Le président de cet organe n’est autre que John F. W. Rogers (63), le directeur de cabinet des dirigeants de la toute puissante Goldman Sachs, chief of staff dans le texte — une banque qui a débauché M. Barroso après son mandat de président de la Commission européenne. Il y est secondé par James L. Jones Jr., ancien conseiller à la sécurité nationale de M. Obama — il assistait le président dans la situation room et dans ses rapports avec les dignitaires étrangers —, il est un ancien commandeur en chef de l’OTAN, ancien responsable des forces américaines en Europe, ancien lobbyiste pour la promotion des intérêts du secteur énergétique américain à l’international et spécialisé dans la sécurité énergétique (64). Le général Jones est derrière un papier de l’Atlantic Council qui a permis à l’initiative des Trois mers de voir le jour (65).

En 2021, l’Atlantic Council a décidé d’ouvrir un centre en Europe. L’annonce de cette excroissance organisationnelle censée défendre « une Europe forte, responsable et s’affirmant au cœur de la relation transatlantique » a été faite le 5 février 2021 lors d’une visioconférence à l’Élysée (66). L’introduction est faite par M. Rogers qui s’adresse à « son excellence Emmanuel Macron, président de la République française ». Pour officialiser le lancement de l’European Center de l’Atlantic Council, M. Macron est invité à partager sa vision de l’Europe, surtout que M. Rogers nous renseigne sur l’importance de son point de vue « je sais que je parle pour la plupart d’entre nous quand je dis que nous attendons d’entendre votre vision du futur de l’Union Européenne en tant que leader global et impactant et en tant que partenaire des États-Unis lorsque nous nous retrouvons ensemble aujourd’hui pour parler des plus grands défis de notre siècle qui se déroulent devant nous »(67). M. Macron aura l’occasion de l’exprimer avec plus de 9000 mots prononcés, dont 2 « français », 3 « France », 11 « Europe », 13 « merci », 47 « européen » et plus de 150 « je ». La bataille pour défendre les intérêts de la France en Europe n’est pas près de commencer.

 

MSIE 41 de l’EGE


Sources

(1): Eurostat, « Electricity prices for household consumers – bi-annual data (from 2007 onwards), jeu de données NRG_PC_204.

(2): Ibid.

(3): Eurostat, « Gas prices for household consumers – bi-annual data (from 2007 onwards). 

(4): Ibid.

(5): GDF-Suez, le dossier secret de la fusion, op. cit., p. 94

(6): Ibid. p. 83.

(7): Ibid. p. 96.

(8): Ibid. p. 224

(9): Juliette Garside, « Ex-EU commissioner Neelie Kroes failed to declare directorship of offshore firm », The Guardian 21 septembre 2016.

(10): Sharon Wajsbrot, « EDF écope d’une amende de 300 millions d’euros pour abus de position dominante »,  Les Échos 22 février 2022.

(11): Ian Traynor, « Brussels hits gas pact pair with £1bn fine », The Guardian 8 juillet 2009

(12): David Garcia, « Absurdistan électrique » Le Monde Diplomatique janvier 2023.

(13): Cour des comptes, « Le soutien aux énergies renouvelables », mars 2018, p. 46, montant en euros 2018.

(14): Engie, « Les énergies renouvelables, un pari gagnant pour ENGIE » , août 2016.

(15): Anne Debrégeas et David Garcia, « Une régulation au bénéfice du privé », Le Monde diplomatique février 2021.

(16): Commission de régulation de l’énergie, « La CRE lance une enquête contre un fournisseur d’électricité », 9 septembre 2022.

(17): Cour des comptes, Rapport public annuel de 2015, chapitre 2 « L’ouverture du marché de l’électricité à la concurrence : une construction inaboutie », février 2015

(18): Compagnie Nationale du Rhône, « La loi ”Aménagement du Rhône“ prolonge la concession de CNR jusqu’en 2041 ».

(19): Connaissances des énergies, « Électricité d’origine renouvelable : comment fonctionnent les tarifs d’achat ? ».

(20): Cour d’appel de Paris, Arrêt du 28 juillet 2020

(21): RTE, données annualisées définitives de 2012 à 2020, publiées sur la page éCO2mix.

(22): Emmanuelle Ducros, « Quand Dominique Voynet se vantait d’avoir sabordé le nucléaire Français », l’Opinion 8 décembre 2022.

(23): Wikipedia, « List of photovoltaics companies ».

(24): Thibaut Madelin, « EDF revend sa part dans EnBW pour 4,7 milliards au Land de Bade-Wurtemberg » , Les Échos 6 décembre 2010

(25): Manfred Hafner et Simone Tagliapietra, The European Gas Markets

(26): Ibid. préface.

(27): Ibid. p. 12.

(28): Ibid. p. 14.

(29): The European Gas Markets, loc. cit.

(30): Lire à ce sujet Carbone Connexion de Aline Robert

(31): The European Gas Markets, op. cit., « The Potential Role of Gas in Decarbonizing Europe: A quantitative Assessment ».

(32): Ministère de la transition écologique, « La fin des tarifs réglementés de vente de gaz »(https://www.ecologie.gouv.fr/tarifs-gaz) 6 mai 2021

(33): Jacques Percebois, « Réforme du marché de l’électricité en Europe : quand les CAPEX détrônent les OPEX », Connaissance des énergies 10 novembre 2022.

(34): Guntram Wolff et Alexandra Gritz, « Gas and Energy Security in Germany and Central and Eastern Europe », German Council on Foreign Relations 14 décembre 2022.

(35): Olaf Scholz, « The Global Zeitenwende »() Foreign Affairs janvier / février 2023.

(36): Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier, fin du chapitre « La tête de pont de la démocratie ».

(37): Defense Security Cooperation Agency, « Germany ».

(38): Sylvie Kauffmann, « Navalny, Blinken, Merkel et le gaz russe, Le Monde 3 février 2021.

(39): U.S. Energy Information Administration, « Germany ».

(40): U.S. Congress, « S.1221 – Countering Russian Influence in Europe and Eurasia Act of 2017 », 6 juin 2017.

(41): U.S. Energy Information Administration, « U.S. Natural Gas Exports and Re-Exports by Country ».

(42): U.S. Energy Information Administration, « U.S. liquefied natural gas exports set a record in November ».

(43): Eric Biegala, « La bataille ouverte du gaz naturel en Europe », France Culture 27 décembre 2018.

(44): Pierre Rimbert, « Les poires européennes » Le Monde Diplomatique janvier 2023.

(45): U.S. Department of State, « Protecting Europe’s Energy Security Act (PEESA), as Amended », 9 avril 2021.

(46): U.S. Congress, « S.3897 – Protecting Europe’s Energy Security Clarification Act of 2020 », 6 avril 2020.

(47): European Commission, « Upgrade of Polish port’s LNG terminal to strengthen energy security ».

(48): « Poland signs 20-year liquefied natural gas deal with US », Deutsche Welle 19 décembre 2018.

(49): Zoya Sheftalovich, « US considering building ‘Fort Trump’ in Poland,  Politico 19 septembre 2018.

(50): Dorota Bartyzel, « Poland Wants Biden to Boost U.S. Military Presence on Its Soil », Bloomberg 22 janvier 2021.

(51): Agathe Osinski et Matthias Petel, « La Pologne s’accroche à son charbon », Le Monde diplomatique novembre 2020.

(52): « Offending religious feelings (Poland) », Wikipedia.

(53): America Hernandez et Thibault Larger, « Poland hits Gazprom with the world’s largest competition fine », Politico 7 octobre 2020.

(54): Department of Energy, « Poland and U.S. Announce Strategic Partnership to Launch Poland’s Civil Nuclear Program », communiqué de presse du 3 novembre 2022.

(55): U.S. Department of State, « U.S. Security Cooperation With Poland , fact sheet du 31 octobre 2022.

(56): Three Seas, « Dubrovnik Summit 2016 ».

(57): Three Seas, « Warsaw Summit 2017 ».

(58): Three Seas, « Bucharest Summit 2018 ».

(59): Pologne: 3,9 milliards – Hongrie: 1 milliard – République tchèque: 956 millions – Slovaquie: 541 millions. European Commission, « CEF Transport projects by country ».

(60): Atlantic Council, « US commits $1 billion dollars to develop Central European infrastructure », communiqué de presse du 15 février 2020.

(61): Atlantic Council, « Since 1961 ».

(62): Three Seas, « Three Seas Story ».

(63): « John F. W. Rogers », Wikipedia.

(64): Atlantic Council, « CV de James L. Jones.

(65): Atlantic Council, « Completing Europe: From the North-South Corridor to Energy, Transportation, and Telecommunications Union », 9 avril 2015.

(66): Atlantic Council, « Transcript: President Macron on his vision for Europe and the future of transatlantic relations », 5 février 2021.

(67): « And I know I speak for the broader audience when I say we look forward to hearing your vision for the European Union as an impactful, global leader and partner with the United States as we come together today in tackling this century’s biggest challenges so far unfolding before us », Atlantic Council, op. cit.

« L’humanité est à un malentendu de l’anéantissement » : Lettre ASAF du mois de mars 2023

« L’humanité est à un malentendu de l’anéantissement » : Lettre ASAF du mois de mars 2023

 

Souvenons-nous de Sarajevo ! Celui du 28 juin 1914 qui a vu l’assassinat d’un obscur archiduc, certes prince héritier de l’Empire d’Autriche Hongrie, mais pratiquement inconnu des chancelleries européennes. Et pourtant ! La conséquence en fut une guerre mondiale de 51 mois, 20 millions de morts, 21 millions de blessés et le démembrement de quatre empires : russe, austro-hongrois, allemand et ottoman.

« L’humanité est à un malentendu de l’anéantissement » : Lettre ASAF du mois de mars 2023

« L’humanité est à un malentendu de l’anéantissement »
Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, le 1er août 2022

 

Souvenons-nous de Sarajevo ! Celui du 28 juin 1914 qui a vu l’assassinat d’un obscur archiduc, certes prince héritier de l’Empire d’Autriche Hongrie, mais pratiquement inconnu des chancelleries européennes. Et pourtant ! La conséquence en fut une guerre mondiale de 51 mois, 20 millions de morts, 21 millions de blessés et le démembrement de quatre empires : russe, austro-hongrois, allemand et ottoman.

Aujourd’hui la guerre en Ukraine, outre l’affrontement direct de deux armées nationales et de milices plus ou moins affiliées à celles-ci, génère de nombreuses « frictions » aux frontières entre la Russie et ses voisins immédiats (Pays baltes, Pologne, Roumanie, Moldavie), y compris dans les espaces aériens correspondants et jusqu’en Méditerranée où des navires occidentaux sont souvent victimes d’attitudes « inamicales » de la part d’unités de la marine russe. En outre, depuis peu, la flotte russe du Nord a repris, en mer de Barents, une forte activité qui inquiète fort les pays scandinaves et principalement la Finlande et la Norvège.

Le 10 mars 2022, un drone de combat de fabrication russe, mais utilisé aussi par l’armée ukrainienne, s’est écrasé dans un parc en Croatie, après avoir survolé la Roumanie et la Hongrie, heureusement sans faire de victime. Aucun des belligérants n’a avoué être à l’origine de cette « bavure » que l’on ne connaît toujours pas aujourd’hui.. C’est dire que le sujet est suffisamment sérieux pour que seul le silence soit utilisé comme moyen pour éviter d’autres embrasements.

Mais peut-on ériger comme règle que de tels incidents n’auront jamais de suite ? Si un missile russe, même « égaré », tombait sur une école, un hôpital ou un centre commercial d’un pays frontalier de la Russie, membre de l’OTAN, en faisant de nombreuses victimes, ou si, à l’inverse, un pilote français d’un avion Rafale basé en Lituanie, un peu fébrile, détruisait un avion russe s’amusant à des provocations en s’introduisant dans l’espace aérien européen et otanien , sommes-nous sûrs que le conflit ne changerait pas de dimension ?

Sur les frontières séparant la Russie et l’Ukraine de leurs voisins otaniens, c’est-à-dire sur une bande nord-sud étendue, mais de profondeur relativement étroite, sont concentrés tellement de moyens militaires et d’armements modernes que les risques d’un « malentendu » sont multipliés. Certes, les états-majors occidentaux veillent à réduire au maximum ces aléas, mais un accident est toujours possible.

Néanmoins, et même si le pire n’est pas toujours sûr, où pourrait nous conduire une telle « bavure » ? À une troisième guerre mondiale comme Sarajevo nous a conduits à la première ?  Certes, le contexte n’est pas le même et, en particulier, la dissuasion nucléaire n’existait pas en 1914. Cependant, l’arme nucléaire est-elle une garantie absolue d’éviter l’extension de la guerre ? Arme de non emploi, elle suppose que ceux qui en sont dotés adhèrent à l’essence même de la dissuasion qui repose sur un raisonnement cartésien, presque sur une logique mathématique : si tu me fais du mal et même si tu me détruis, je serai moi-aussi capable de te détruire. Est-on sûr que le logiciel intellectuel de monsieur Poutine fonctionne comme le nôtre et que le maître du Kremlin soit sensible à une casuistique nucléaire qui repose sur un mode de raisonnement extrêmement subtile ?

Dès l’été 1944, il était écrit que l’Allemagne serait vaincue et même écrasée. Cela a-t-il empêché Hitler de poursuivre la lutte au risque de l’anéantissement de sa population ? Non ! La première bombe atomique lancée sur Hiroshima n’a pas suffi à faire plier le militarisme japonais ; il en a fallu une seconde sur Nagasaki. L’opération militaire américaine El Dorado Canyon menée en 1986 contre Kadhafi a-t-elle amené celui-ci à résipiscence ? Non ! Il a fallu une nouvelle opération, multinationale celle-là, en 2011, pour éliminer ce fauteur de troubles.

« Le Rhin sort de son lit, jusqu’au bûcher ; le feu se répand au sein du Walhalla, le paradis des guerriers, qui finit par brûler de fond en comble. Un monde disparaît, un autre est à reconstruire… » Les dignitaires nazis, à commencer par leur chef suprême, adoraient Richard Wagner. Pourtant ; c’est bien ainsi que se termine le « Crépuscule des Dieux » préfigurant la propre fin de leur régime. Espérons que monsieur Poutine soit plus sensible à la musique de « Kalinka » ou des « Bateliers de la Volga » qu’à celle du maître de Bayreuth.                                                                                                      

Gilbert Robinet
Secrétaire général de l’ASAF

https://www.asafrance.fr/item/le-necessaire-retour-des-forces-morales-lettre-asaf-du-mois-de-mars-2023.html

La Direction générale de l’armement dévoile sa nouvelle vision stratégique

La Direction générale de l’armement dévoile sa nouvelle vision stratégique

 

https://www.opex360.com/2023/03/15/la-direction-generale-de-larmement-devoile-sa-nouvelle-vision-strategique/


« Nos missions conditionnent notre organisation. Or les missions de la DGA avaient été attribuées pour la dernière fois en 2009, par un décret. Il nous a donc semblé utile de les questionner. Parmi ces missions, nous souhaitons faire apparaître de manière explicite le maintien du fondement de la dissuasion nucléaire et le développement de notre capacité, y compris en matière de cyber », avait expliqué M. Chiva, lors de sa dernière audition parlementaire en date, dédiée à la dissuasion nucléaire.

Dans le détail, cette vision stratégique fixe cinq missions à la DGA, avec l’objectif d’apporter les « meilleures réponses aux besoins de nos armées et préparer l’avenir ».

Ainsi, et sans surprise, la première vise à « équiper et soutenir les armées de façon souveraine en assurant la maîtrise d’œuvre étatique du système de défense ». Ce qui passera par la création d’une « Direction des opérations, du Maintien en condition opérationnelle et du numérique ». Celle-ci sera dotée d’une « force d’acquisition rapide » afin de réduire la durée des cycles d’approvisionnement, voire de procéder plus rapidement à des achats sur étagère quand cela sera nécessaire [et pertinent].

Plus généralement, il s’agira « d’associer les maîtres d’œuvre industriels dès la conception des programmes, afin d’évaluer les poids calendaires et financiers des exigences et les arbitrer avec les armées » et de « mettre en place une méthodologie d’analyse des risques partagée entre DGA et l’État-major des armées pour permettre l’accélération du processus d’équipement des forces ». Il sera aussi question de « repenser les méthoses d’intervention pour mieux exploiter tout le potentiel offert par les technologies du numérique ».

Le document évoque également un assouplissment des contraintes imposées aux industriels pour « permettre d’améliorer leur performance et les coûts ». Mais ce sera du donnant-donnant car, en retour, la DGA attendra de la part des industriels une « visibilité suffisante sur la qualité et l’avancement de leurs travaux »… ainsi qu’une réduction des coûts d’acquisition des acquisitions et du soutien.

D’ailleurs, il reviendra à la Direction de l’industrie de défense à « veiller à la performance » de la BITD française, en accordant notamment une « attention renforcée à la résilience du modèle industriel, aux capacités d’accélération et à la maîtrise des coûts » et en fixant « les orientations industrielles pour chaque filière d’armement ».

Cette direction aura, via un service dédié, à accroître les capacités de la DGA en matière d’intelligence économique et de renseignement en source ouverte, ceci afin d’anticiper « l’évolution du contexte, des marchés et de la concurrence industrielle ». Ce qui profitera à la BITD française, laquelle bénéficiera d’un soutien pour renforcer sa sécurité informatique et sa résilience [ce qui concernera notamment les PME et les Établissements de taille intermédiaire].

« La mission de la DGA est de s’assurer de la capacité de la BITD à répondre en toutes circonstances et sur la durée aux besoins du ministère des Armées. Pour faire face aux nouveaux enjeux dictés par l’évolution du contexte géopolitique, le dialogue avec l’industrie doit être renforcé, notamment pour qu’elle puisse se projeter dans un modèle d’économie de guerre », est-il expliqué dans cette vision stratégique.

Et celle-ci de préciser : « Une connaissance fine des performances industrielles est donc indispensable pour répondre aux exigences du besoin des forces et pour accélérer, à la demande, les cadences d’activités, notamment de production. Cela passe par un renforcement des actions en faveur des PME et ETI qu’il convient d’informer, d’aider et de protéger lorsque c’est nécessaire ».

Autre mission de la DGA [citée en seconde position dans la vision stratégique] : l’anticipation. La Direction de la préparation, de l’avenir et de la programmation sera créée à cette fin… Et le rôle de l’Agence de l’Innovation de Défense [AID] sera « amplifié ». Il s’agira ainsi de « bâtir une capacité d’anticipation globale pour contribuer à la fonction stratégique connaissance / compréhension / anticipation afin de ne pas passer à côté des ruptures technologiques, voire pour avoir un temps d’avance.

« La lutte dans tous les milieux, jusqu’à l’Espace et les fonds marins et dans tous les champs informationnels, la guerre cognitive, la lutte informatique d’influence comme la résilience cyber doivent être mises en avant comme des enjeux prioritaires pour l’élaboration et la conduite de nos futurs programmes d’armement, car l’hybridité des conflits futurs s’impose comme une menace centrale pour notre Défense », fait valoir la DGA.

En outre, poursuit-elle, il est « est impératif d’identifier les prochaines ruptures technologiques susceptibles de représenter des ruptures géostratégiques. Les applications militaires de l’intelligence artificielle et les systèmes autonomes, la maîtrise des armes à énergie dirigée, la convergence des nanotechnologies, biotechnologies, de l’informatique et des sciences cognitives, l’hypervélocité et le quantique sont illustratifs de ces ruptures possibles ».

La vision stratégique aurait pu commencer par là étant donné que la dissuasion est la mission historique de la DGA [elle a d’ailleurs été créée en 1961 à cette fin]. Mais au nucléaire est venu s’ajouter le « cyber », élevé au rang de « domaine stratégique »,. En effet, le document parle de « maintenir le fondement de la dissuasion » tout en développant « la capacité cyber du ministère des Armées au profit de la sécurité nationale ».

Comme M. Chiva l’avait indiqué aux députés, un « poste d’ajoint Dissuasion », directement rattaché au Délégué général pour l’armement, sera créé. « Il pourra agir sur les trois grands programmes d’ensemble mais aussi sur le contrôle gouvernemental, les études techniques et tout ce qui a trait à la dissuasion », avait-il expliqué.

Enfin, la « promotion d’une approche pragmatique de la coopération et le soutien des exportations » constituent l’une des cinq missions de la DGA. Cependant, s’agissant de ce chapitre, la vision stratégique s’attarde surtout sur le volet « coopération ».

Et à ce sujet, alors que certains programmes, notamment menés avec l’Allemagne, connaissent des aléas, le document parle d’amorcer une « réflexion sur des modèles alternatifs de coopération ». Et d’ajouter : « La France doit poursuivre sa recherche de nouveaux partenaires pour renforcer sa liberté de manoeuvre et ne pas se trouver isolée ». Et cela fait échos aux propos tenus par le président Macron, lors de ses voeux aux Armées, le 20 janvier.

Celui-ci avait en effet parlé de « penser autrement nos partenariats, nos alliances, tout en demeurant un leader en Europe et un allié fiable à l’Otan » et de « mieux capitaliser sur la relation exceptionnelle bâtie avec des pays comme la Grèce, l’Égypte, les Émirats arabes unis ou l’Inde ».

Quoi qu’il en soit, rappelle la DGA, « l’harmonisation des besoins opérationnels en amont du lancement d’une coopération, ainsi que la nécessité de trouver des accords sur le développement des industries respectives, tout en protégeant notre savoir-faire national antérieur, sont des conditions clefs de la réussite d’une coopération ». Et, à ce titre, la vision stratégique veut « affirmer » un « droit de revisite objective de nos coopérations ».

Photo : Nouveau logo de la DGA

Indopacifique : penser pour agir

Indopacifique : penser pour agir

 

par Jean-Baptiste Noé* – Revue Conflits – publié le 16 mars 2023

https://www.revueconflits.com/editorial-n44-indopacifique-penser-pour-agir/


La pensée précède l’action et la conditionne. Penser, c’est à la fois créer, définir, délimiter. Énoncer un concept crée le cadre de vie de celui-ci et l’action se déroule dans le cadre ainsi créé. 

Concept étranger. Le concept d’Indopacifique est à l’origine étranger à la pensée française. Utilisé par le Japon et l’Australie, repris par les États-Unis, ce n’est qu’ultérieurement que la France s’est emparée de celui-ci pour le faire sien et l’intégrer à sa stratégie. Mais sans clarifier ses ambiguïtés. Quelles limites géographiques donner à un espace qui varie entre les côtes africaines et américaines ? Est-ce seulement la menace chinoise qui rend intéressante cette notion, comme une façon de l’enserrer dans un containment qui n’ose pas dire son nom ? Quels rapports peut-il exister entre les océans Indien et Pacifique, au-delà de la présence maritime ? À vouloir adopter un concept conçu pour répondre aux besoins stratégiques américains, la France n’obère-t-elle pas sa singularité et ses libertés ? Si la notion d’Indopacifique est une façon de contrer les ambitions chinoises, alors Paris devra se positionner par rapport à la politique de Pékin : la Chine est-elle notre adversaire, voire notre ennemi et, en cas d’invasion de Taïwan, allons-nous nous aligner unilatéralement sur les États-Unis ou bien allons-nous opter pour un autre chemin diplomatique ? Si pour l’instant ces questions sont soigneusement éludées, il est pourtant vital d’y répondre, afin de préparer l’armée française et les esprits. 

Indopacifique ? Ce concept est à la fois trop grand, trop large et trop disparate. Quoi de commun entre le détroit du Mozambique et les îles du Pacifique ? Quoi de commun entre la vision française, indienne et chinoise ? Loin de délimiter et donc d’aider la pensée, l’Indopacifique dilue, mélange, confond. C’est pourtant la France qui fait le lien et donne son unité à cet espace. Des liens territoriaux d’abord, elle qui est le seul pays d’Europe à y posséder des territoires. Des liens maritimes bien sûr, qui ont commencé dès le xviie siècle, des liens économiques, avec ses entreprises, des liens culturels. La notion d’Indopacifique peut exister comme celle d’un « espace français », lieu de sa projection. Ce territoire français va des îles Éparses à la Polynésie, il englobe une histoire longue qui a vu défiler nombre de marins et d’explorateurs, il rappelle la présence des comptoirs indiens et des colonies indochinoises, il permet de décentrer le regard de Paris en n’étant pas obnubilé uniquement par l’Afrique de l’Ouest et le Sahel. L’Indopacifique permet à la France d’être une puissance mondiale et l’oblige à sortir de son provincialisme pour se frotter aux grandes nations de ce monde. 

Les Trois France. Pour qu’il devienne un atout français, encore faut-il apprendre à le voir. Les territoires d’outre-mer doivent cesser d’être perçus uniquement comme des régions dangereuses, percluses de problèmes sociaux, soignées par volées d’argent magique et d’aides sociales. Il est temps d’en changer notre perception, d’en comprendre les atouts et de les développer. Au risque sinon que la diffusion indienne à La Réunion, Maurice et l’Afrique du Sud nous en fassent perdre définitivement le contrôle. À la France d’Europe et d’Amérique s’ajoute donc cette troisième France, celle de l’Indopacifique dont les atouts ne sont pas uniquement militaires mais aussi économiques et culturels. Apprendre à voir les atouts de cette région, et notamment l’importance cruciale de la Nouvelle-Calédonie, dont le 3e référendum d’autodétermination s’est effectué dans un silence presque total. L’Indonésie, la Thaïlande, l’ancienne Indochine sont des pays dont l’avenir est beaucoup plus prometteur que ceux des Grands Lacs ou du golfe de Guinée. Accepter donc de voir, pour ensuite vouloir. Afin de renouer avec la grande tradition française en Indopacifique, initiée par Bougainville et poursuivie par Dumont d’Urville.

Jean-Baptiste Noé*
Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d’économie politique à l’Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.

Les relations entre la France et l’OTAN de 1949 à nos jours

Les relations entre la France et l’OTAN de 1949 à nos jours

CERCLE MARÉCHAL FOCH

par le Cercle Maréchal Foch – Theatrum Belli – publié le 14 mars 2023 

Il y a encore quelques mois, avant que l’attaque russe ait tout changé, le président de la République pointait du doigt une alliance atlantique proche d’une mort cérébrale. Ces propos, certes sévères, sont illustratifs d’une attitude française dans les relations de notre pays avec l’OTAN. Le colonel (ER) Claude Franc nous propose de revenir sur ces dernières qui depuis l’origine peuvent être qualifiées de complexes.

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Depuis la mise sur pied de l’OTAN, en tant qu’organisation militaire intégrée permanente de l’Alliance atlantique, ses relations avec la France n’ont pas toujours été au beau fixe. Toutefois, la France a toujours été un allié indéfectible de l’Alliance et de ses alliés, lorsque les enjeux étaient graves, comme ce fut le cas à l’occasion de la crise de Cuba.

À sa création en 1950, le siège du commandement de l’OTAN (SHAPE) s’est installé à Rocquencourt, celui du Collège de l’OTAN à Paris (Porte Dauphine) et le commandement d’AFCENT (Centre Europe), le plus important sous-théâtre européen, à Fontainebleau où il était exercé par une haute personnalité militaire française (le premier titulaire en a été le maréchal Juin). C’est dire l’importance que l’Organisation concédait à la France, dont la langue était d’ailleurs la langue de travail, alors en parité avec l’anglais. Le chef d’état-major d’Eisenhower, et futur SACEUR lui-même, le général Gruenther, était autant francophile que francophone. Il s’exprimait parfaitement en français, en saisissait toutes les nuances, et veillait à ce que les cours de français, dispensés à SHAPE, fussent suivis par tout le monde anglophone, quel que soit son grade.

Enfin, la France été représentée au « Groupe permanent de l’OTAN », le standing group où les gouvernements successifs enverront toujours des personnalités militaires de premier plan, qu’il s’agisse, par exemple, des généraux Ely ou Beaufre. Les instances relatives à la planification des feux nucléaires demeureront fermées quant à elle aux représentants français.

Du retrait du commandement intégré à la chute du Mur de Berlin

La décision de retrait de 1966, formulée par le Général de Gaulle, avait été précédée, dès 1958, par celui de l’escadre de Méditerranée du commandement intégré naval et du redéploiement hors du territoire français des escadres aériennes américaines dotées de l’armement nucléaire.

Mais, ce n’était pas le seul souci d’indépendance qui avait alors guidé le Général de Gaulle dans sa décision de retrait en 1966. Certes, pour que la « défense de la France fût française », comme il l’avait annoncé en 1959 dans une allocution retentissante à l’École militaire, le Général avait donc, dans le cadre du commandement intégré, déjà fait preuve d’indépendance dès son retour au pouvoir en 1958. Puis, en 1964, lorsque les Forces Aériennes Stratégiques sont devenues opérationnelles, par la première prise d’alerte d’un escadron de Mirage IV, la France affichait haut et fort ce souci d’indépendance, et ce, sous une forme très concrète.

La décision de 1966, longuement mûrie, aggravée par de très mauvaises relations personnelles entre De Gaulle et Lyndon Baines Johnson1, reposait en fait, largement, sur le changement de portage de la stratégie américaine du début des années soixante, qui était passée des représailles massives (massive retaliations) à la riposte graduée (flexible response) dans laquelle le Général de Gaulle distinguait un risque réel d’un amoindrissement de la valeur effective du « parapluie nucléaire » américain au profit de l’Europe.

Par ailleurs, cette décision ne remettait cependant nullement en cause le principe de solidarité de la France vis-à-vis de ses alliés. L’annonce du retrait de la France du commandement intégré s’accompagnait immédiatement de la signature des accords Ailleret-Lemnitzer (respectivement CEMA et SACEUR), qui organisaient l’engagement des forces françaises en Centre Europe dans le cadre de l’OTAN, selon le principe du contrôle opérationnel exercé par AFCENT sur les forces que la France mettait à la disposition de l’OTAN. Cet accord allait être suivi, en 1969, de la mise sur pied à Strasbourg, de l’état-major de la 1re Armée, de manière à ce qu’AFCENT disposât d’un interlocuteur-subordonné français unique dédié à l’engagement des forces françaises en Centre Europe, et que ces forces fussent commandées par un PC également unique, intégrant les forces terrestres (1re armée) et aériennes (FATAC). Il en résulta la signature des accords Valentin-Ferber (le Commandant la 1re Armée et le CINCENT) qui faisaient des forces de la 1re Armée-FATAC, la seule réserve de l’Alliance en Centre Europe, la France ne participant pas à la « bataille de l’avant ». C’est sur ces bases d’une indépendance affirmée, dans le cadre d’une solidarité non moins réelle, que fonctionnèrent les relations entre la France et l’OTAN jusqu’à la chute du Mur de Berlin.

C’est ainsi que les relations entre la France et l’OTAN sont en réalité toujours demeurées très loin d’une rupture totale contrairement à la caricature qui en a été faite. Certes, l’indépendance de la politique de défense française était à la fois un principe et une réalité, mais nullement exclusive d’une réelle solidarité avec nos alliés atlantiques.

De la chute du Mur de Berlin à la guerre en Ukraine

Compte tenu de la forte implication française dans le commandement des forces de l’OTAN déployées dans les Balkans (en Bosnie avec l’IFOR et la SFOR et au Kosovo avec la KFOR), la France songea alors à réintégrer le commandement intégré de l’OTAN, de manière à officialiser ce qui correspondait de plus en plus à un état de fait. En 1995, bien que n’ayant toujours pas rejoint ce commandement intégré, la France allait exercer le commandement de la Division multinationale du Sud Est (DMNSE), implantée à Mostar, au sein de la SFOR, puis, au sein de la KFOR, celui de la Brigade Multinationale Nord à Mitrovica. Par deux fois, le commandement de la KFOR, à Pristina, échut à un officier général français, les généraux de corps d’armée Valentin et de Kermabon.

Mais le Président Chirac mit alors comme condition au retour de la France au sein du commandement intégré, l’attribution à la France du commandement d’AFSOUTH, qui devenait de la sorte, le pendant du commandement d’AFCENT exercé par la France avant 1966. L’OTAN et les États-Unis y mirent un avis défavorable, et l’affaire en demeura là. Fortement présente donc au sein des forces que l’Alliance a déployées dans les Balkans, la France s’est très impliquée par ailleurs dans sa participation aux forces de l’OTAN. Elle a participé d’emblée à la force déployée en Afghanistan. Si, en 2003, Paris a désapprouvé avec éclat l’intervention américaine en Irak, à laquelle elle a refusé de prendre part, il s’agissait d’un différend franco-américain, et aucunement une marque de défiance vis-à-vis de l’OTAN. Toujours sans être partie prenante au commandement intégré, l’armée française a constitué et mis sur pied des grands commandements terrestres et navals certifiés « HRF » (Force de réaction rapide répondant à des critères d’organisation et de fonctionnement fixés par SHAPE), ce qui l’amenait à prendre un tour d’alerte au sein de l’OTAN. Il était en effet apparu à Paris que l’OTAN constituait la seule structure de commandement fiable lors de la constitution de coalitions multinationales.

La question s’est donc à nouveau posée d’un retour de la France au sein des structures de commandement intégrées de l’OTAN. En 2007, Nicolas Sarkozy, président nouvellement élu, décide alors de franchir le pas. À cette occasion, le Commandement pour la Transformation (ACT), implanté à Norfolk en Virginie, a été attribué à la France, laquelle y affecte systématiquement depuis l’ancien chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace.

Est-ce à dire que la France y a perdu une partie de son indépendance, qui s’exprime par son autonomie de décision ? Observer certaines situations permettra de répondre à cette question.

Le cas afghan est symptomatique. Dès que la France a rejoint le commandement intégré de l’OTAN, elle s’est vu attribuer une zone d’action spécifique, en Kâpîssâ où ses moyens, regroupés en une brigade, se trouvaient subordonnés à une division américaine. En 2012, peu avant les élections présidentielles, estimant que les pertes françaises étaient trop élevées, le Président Sarkozy a décidé de fortement restreindre l’activité opérationnelle des forces françaises dans cette province. Décision politique nationale, qui a certes créé une situation un peu tendue au sein du commandement local, mais dont les conséquences ne sont pas allées plus loin. De même, après l’alternance politique créée par les mêmes élections, le nouveau Président Hollande a décidé unilatéralement de rapatrier le contingent français. Il n’y a eu aucune entrave de la part de l’OTAN, à cette nouvelle décision politique nationale française. En outre, ce retrait s’est déroulé dans des délais exceptionnellement brefs. Il n’y a donc pas eu, à proprement parler, de limite à l’indépendance de la France en termes d’engagement de ses moyens au sein de l’Alliance.

Si l’OTAN constitue un remarquable outil d’interopérabilité, dont le formalisme est à certains égards, néanmoins un peu pesant, en revanche, son aspect normatif bride souvent la liberté d’action de ses membres. Les normes de certification HRF, les conditions de prise d’alerte de la NRF (NATO Response Force) imposent des volumes de PC et des savoir-faire qui peuvent bousculer la culture militaire des États membres, dont notamment la nôtre. In fine, compte tenu de l’évolution du contexte international marqué par le balancement de l’effort américain de la zone Atlantique à la zone Pacifique, annoncé par l’administration Obama et effectif par l’administration suivante, l’OTAN perd de son pouvoir d’attraction.

Ce désintérêt de l’OTAN est en plus marqué par les États-Unis eux-mêmes, le président Trump reprochant ouvertement à ses alliés européens de s’en remettre au « parapluie » américain et de ne pas consentir suffisamment d’efforts budgétaires à leur propre défense. Tant et si bien qu’un chef d’État européen, et non des moindres, a pu, en 2020, déclarer officiellement l’OTAN en « état de mort cérébrale », sans que son propos ne fasse scandale.

C’est l’agression russe contre l’Ukraine le 24 février 2022 qui a, de manière tout à fait paradoxale, « ressuscité » l’OTAN, non seulement par la mise en place d’un dispositif militaire de réassurance dans les États membres de la frontière Est (Pays Baltes, Pologne et Roumanie) auquel la France a pris une part significative, mais également par un regain d’intérêt en termes d’adhésion, de la part de la Finlande, qui se sent sous la menace directe de la Russie, et, plus surprenant de celle de la Suède, pays qui possède une très longue tradition de neutralité, puisque la dernière campagne à laquelle ses armées ont pris part, a été la campagne de France contre Napoléon en 1814, sous les ordres de Bernadotte. De lac russe, la mer Baltique va ainsi devenir une mer otanienne !


  1. Qui se concrétiseront par la très sévère admonestation portée par le Général De Gaulle lors de son discours de Phnom Penh, le 1er septembre 1966, qui était une condamnation sans appel de l’intervention américaine au Vietnam.

CERCLE MARÉCHAL FOCH

Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

Cette France que je n’oublierai jamais d’aimer*: Pourquoi j’ai souhaité devenir française

Cette France que je n’oublierai jamais d’aimer*: Pourquoi j’ai souhaité devenir française


Cette France que je n’oublierai jamais d’aimer*: Pourquoi j’ai souhaité devenir française
Image d’illustration Unsplash

Je vous salue, ma France aux yeux de tourterelle…


* L’auteur d’origine russe et naturalisé français Andreï Makine est l’auteur d’un vibrant hommage fait à son pays d’élection : Cette France qu’on oublie d’aimer, Points, Paris, 2010.


Je suis devenue française le 9 mars 2023. Belge de naissance, j’ai fait le vœu d’acquérir la nationalité française au moment où, débarquant de Londres, je posais mes valises à Paris il y a sept ans. La ville m’avait alors éblouie par sa beauté. Ce mot sacré, subtil et un peu étrange, qui fit vaciller Stendhal à Florence, dont Périclès affirmait qu’elle rendait Athènes supérieure aux autres villes grecques[1], mot dont Dostoïevski disait qu’il sauvera le monde, est presque tabou aujourd’hui, comme une réminiscence de l’Ancien Régime (« Beauté, mon beau souci », François de Malherbe). Pourtant, la beauté subsiste, et tout ne se vaut pas, n’en déplaise aux égalitaristes. C’est bien elle qui arrache un cri d’admiration à des millions de touristes venus contempler Versailles, le Louvre, les bocages en Normandie, les vignobles en Bourgogne à l’automne, les champs de lavande bercés par le son des cigales en Provence, la mer entourant de ses bras le Mont Saint-Michel à l’aube, ou le reflet doré d’un soleil couchant sur le Mont-Blanc. La France n’est pas belle : elle est déchirante de beauté.

Mes chers concitoyens, soyez dignes de la France, faites-la briller 

J’avais presque perdu espoir de voir ma demande de naturalisation aboutir. Après deux années et plusieurs allers-retours postaux du dossier avec la préfecture de police pour des bagatelles administratives (somme toute très françaises elles aussi), j’ai été convoquée pour un entretien censé vérifier mon stade d’intégration. Plusieurs dizaines de questions me furent posées sur l’histoire, la géographie et les symboles du pays. Quelle est la devise de la France ? De quand date la Révolution française ? Quelle est la symbolique des couleurs du drapeau français ? Rien qui soit hors d’atteinte pour un élève de CM2. Les remparts de la citadelle française me semblèrent soudain moins hauts.

Lorsque je reçus le courrier de la préfecture de police m’indiquant qu’« une suite favorable » avait été accordée à ma demande, c’est la fierté – oui, une immense fierté patriotique, expression surannée et en sursis elle aussi – qui m’a saisie. Car j’appartiens désormais à une nation grandiose, où mes ancêtres – même si j’attrape le train en marche – portent des noms qui brillent comme des phares dans l’Histoire : de Gaulle, Napoléon, Louis XIV ou Charlemagne ; mais aussi en littérature : Flaubert, Proust, Baudelaire, Hugo, Racine, Maupassant, Céline ; ou encore dans l’art : David, Delacroix, Poussin, Monet, Géricault, Degas, Debussy. Je regarde l’excellence de l’armée française, l’exigence de ses grandes écoles, le raffinement de son artisanat, la douce musique de sa langue, dont Camus disait qu’elle était sa patrie, et qui est de l’or à mes oreilles. Et je réalise alors cette chance inouïe, phénoménale, vertigineuse de pouvoir me murmurer: « Tout cela, c’est mon pays ! ».

Pourtant, quand j’explique ma démarche, des yeux s’écarquillent autour de moi et les questions fusent : « Pourquoi veux-tu devenir française ? Qu’est-ce que cela t’apporte, puisque tu es Belge ? » Dialogue de sourds. Je réalise alors combien les Français méprisent leur pays, et combien ce mépris est funeste.

Il est vrai que la France est une pelote de contradictions. Aux prises tout à la fois avec un goût de château, un brin passéiste et nostalgique, rêvant de ses ors, de ses rois et de sa grandeur passés ; et un goût de Révolution, de têtes coupées, du branle-bas de combat et d’avant-garde. Elle est tiraillée entre une tradition chrétienne d’une part, en digne « fille aînée de l’Église » (Jean-Paul II), qui fit ériger un clocher dans le moindre de ses villages et se trouva crucifiée de douleur quand la flèche de Notre-Dame sombra dans les flammes – et sa laïcité d’autre part, martelée sans cesse et brandie partout comme un bouclier. Tourmentée, complexe, chatoyante, la France ne se laisse pas réduire à une notion abstraite, comme la République ou la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Elle s’incarne dans une terre, un peuple, une âme ; bref, un monde.

Il est vrai aussi qu’elle ne sait plus très bien où elle va. Entre cette modernité cyber-mercantile qui promet un bonheur sous cellophane, ce multiculturalisme encouragé et dans laquelle elle ne se reconnaît pas, son modèle social insoluble dans le capitalisme moderne, ce christianisme sans larmes ni miracle, la France semble manquer de souffle. Elle peine à trouver sa place et se laisse déborder de toute part. Indécision, fatigue existentielle ? On guette en vain les traces de son audace et son singulier sens de l’Histoire, son génie, son élégant panache. Un président qui ne cesse de battre sa coulpe pour des « fautes » commises par ses prédécesseurs, selon un culte de la résipiscence très en vogue, en afflige plus d’un, tant il est vrai qu’un pays qui se méprise à ce point-là et s’incline devant tout ne fait pas rêver. La culture française elle-même semble en passe de devenir une machine d’ennui, volupté sage et consolation élégante, orpheline de ses génies, où le wokisme ratiboise tout ce qui « offense » son public.

Le discours de circonstance qui nous fut adressé à l’occasion de la cérémonie d’accueil dans la citoyenneté française nous vanta sans surprise la richesse que représente cette assimilation d’étrangers par la France. Nous étions 70 nouveaux Français à écouter l’agent administratif dans la salle (dont une trentaine de nationalités représentées). « Vous avez sans doute souhaité rejoindre la France pour des motifs professionnels ou familiaux… », nous dit-il. Tandis qu’il s’appesantissait sur nos droits fraîchement acquis, je songeais à d’autres qui, comme moi, sont nés à l’étranger et ont acquis la nationalité par amour de la France et certainement rien que cela: Romain Gary, Zola, Apollinaire, Kundera, Marie Curie, Blaise Cendrars ou Joseph Kessel.

Soudain, cette phrase inattendue: « Mes chers concitoyens, soyez dignes de la France, faites-la briller ». Et là, sous le vernis régulier et bien-pensant, par une déchirure, comme un rappel, le souvenir d’un monde ancien aboli, un aperçu des rêves de grandeur et de l’admiration éprouvée pour son pays. Si le désir de « faire briller la France », à nouveau, pouvait triompher dans les cœurs, taire les amertumes, rassembler les âmes ! Nous sortîmes, des sourires se peignant sur tous les visages, et me revenaient dans l’air frémissant les beaux vers d’Aragon : « Je vous salue, ma France aux yeux de tourterelle… ».


[1] Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, « Éloge funèbre pour les premiers athéniens morts à la guerre ».

Char Leclerc : les premiers XLR à l’été et une pérennisation en attente de notification

Char Leclerc : les premiers XLR à l’été et une pérennisation en attente de notification

 – Forces opérations Blog – publié le 

Les premiers Leclerc revalorisés sont attendus pour cet été, apprenait-on il y a peu. Restera à concrétiser l’autre pan du programme de rénovation à mi-vie du char français : un effort de pérennisation dont la contractualisation devrait être actée cette année.

Livré en décembre 2022, le premier char XLR sert depuis lors à la poursuite des évaluations technico-opérationnelles et qualifications menées respectivement par la STAT et la DGA. Le volet mobilité s’est achevé autour d’un constat : la prise de masse résultante de l’ajout de blindages n’entraîne aucune régression sur les capacités essentielles du char. Certes, le Leclerc XLR accélère un peu moins vite, mais le niveau de performance reste supérieur au « besoin historique ». 

Les travaux se concentrent aujourd’hui sur la capacité d’agression. Une partie des algorithmes a été réécrite pour accompagner l’évolution vers une électronique moderne, le tout entraînant la nécessité de valider à nouveau la conduite de tir. « Au vu des essais réalisés, nous estimons cela très satisfaisant », nous explique-t-on. À terme, cette conduite permettra d’exploiter tout le potentiel de la munition multimode M3M de Nexter Arrowtech, une fois celle-ci développée et acquise par l’armée de Terre. Cette volet se clôturera fin avril par une campagne de tirs majeure à Canjuers (Var). 

Les prochaines évaluations porteront sur le comportement en ambiances NRBC et électromagnétique, ainsi que sur la conduite d’attaques cyber afin de vérifier la résistance à une prise de contrôle à distance. Pour l’ensemble des acteurs concernés, il s’agira d’être au rendez-vous de la livraison des quatre exemplaires de pré-série, programmée pour la fin du printemps.

Pourquoi une pré-série ? Parce qu’il faut pouvoir livrer rapidement tout en achevant certaines intégrations. Ainsi, ces quatre chars seront perçus sans le tourelleau téléopéré T2B conçu par le groupe belge FN Herstal à partir de sa solution deFNder medium. Ils seront remis à niveau par la suite. Un décalage sans réel impact pour l’armée de Terre, qui disposera de toute façon de 100 kits de tourelleaux pour l’ensemble du parc et s’attend donc à travailler sur des chars qui, parfois, n’en seront pas équipés. Idem pour le kit anti-IED BARAGE, lui aussi commandé à raison de 100 unités. Deux briques pour lesquelles des tranches optionnelles peuvent être activées si l’opportunité d’équiper tout le parc se présente. 

Les exemplaires de série suivront à compter de la fin de l’été pour porter le parc perçu à 18 Leclerc XLR en fin d’année. Le régime ira ensuite croissant pour atteindre le volume d’une trentaine de chars produits par an pour parvenir à un parc de 200 XLR à l’horizon 2029, conformément à la loi de programmation militaire en cours. La vingtaine de chars non revalorisés, mais conservés pour éviter une perte de capacité au cours du programme, devrait être stockée.

Qui en seront les premiers bénéficiaires ? Non pas les quatre régiments de chars de l’armée de Terre, mais l’école de cavalerie de Saumur et les écoles militaires de Bourges pour la formation des futurs cavaliers et des maintenanciers. Suivront les perceptions en unité selon une priorisation qui n’est pas encore arrêtée, celle-ci dépendant essentiellement du rythme opérationnel.

Si la modernisation progresse, la pérennisation du Leclerc doit encore être notifiée. En ligne avec le marché MSS 2 notifié en 2021 et pour 10 ans, le second pilier du programme RMV Leclerc comprend trois axes d’effort : le traitement des obsolescences du groupe motopropulseur, la réindustrialisation du soutien de la turbomachine et le traitement des obsolescences des viseurs. Il s’agira notamment de réinvestir dans une chaîne de MCO au profit de la turbomachine, élément pour lequel les stocks de pièces disponibles arrivent à leur terme. 

Ces images ne montrent pas un bombardement impliquant l’armée française au Niger

Ces images ne montrent pas un bombardement impliquant l’armée française au Niger


Des photos publiées sur Facebook sont censées montrer un récent bombardement de l’armée française sur un convoi militaire nigérien. Les internautes qui partagent ces images affirment que l’attaque présumée aurait fait 71 soldats brûlés, 26 soldats portés disparus et 16 soldats gravement blessés. Le lieu exact de cet incident n’est pas précisé mais il se serait produit à proximité du village d’Adab-Dab, dans le sud-ouest du Niger. Attention, ces images n’ont aucun lien avec une attaque impliquant l’armée française. Elles ont été prises lors du violent incendie qui a ravagé le marché de la ville de Tahoua, en février.

Les images font apparaître des hommes en uniforme qui tentent d’éteindre un incendie en dirigeant un jet d’eau vers des flammes. A côté de cette photo, les portraits des présidents français Emmanuel Macron et nigérien Mohamed Bazoum. Dans une publication distincte reprenant les mêmes affirmations, une photo montre des personnes debout au milieu de débris calciné et une autre un village en proie aux flammes.

Capture d’écran Facebook réalisée le 14 mars 2023
Capture d’écran Facebook réalisée le 14 mars 2023

Le texte qui accompagne ces images relayées par plusieurs pages Facebook (1, 2, 3) depuis la mi-février est exactement le même à chaque fois. Il a pour titre : “AU NIGER SA TUE EN MASSE”. L’auteur indique que selon sa source, “les militaires nigériens auraient attrapé des djihadistes en complicité avec des soldats français et ils ont décidé de les ramener à Niamey pour montrer sa à la population. Ce que le chef d’état major français du BARKHANE a refusé et a demandé à ce que les militaires français attrapés avec les djihadistes soient libérés sur le champ“.

Selon ce texte, les militaires nigériens auraient refusé d’obéir “à leurs maîtres impérialistes et ont pris la route pour la capitale du pays. Juste après leurs départs, le chef d’état major français aurait ordonné et les forces spéciales français présentes dans le pays ont pris leur avion et ont ensuite bombardé le convoi militaire transportant les djihadistes avec les français arrêtés“.

Les militaires français “ont décidé de bombarder le convoi pour camoufler l’identité des français attrapés qui sont en collaboration avec les djihadistes“, affirme encore l’auteur de la publication.

Capture d’écran Facebook réalisée le 14 mars 2023
Capture d’écran Facebook réalisée le 14 mars 2023

 

Ce message a commencé à circuler une semaine après une attaque contre des éléments de l’opération Almahaou aux alentours de la localité d’Intagamey, dans la région de Tillabéri, en février. Cette région d’une superficie de 100.000 km² se situe dans la zone dite “des trois frontières” aux confins du Niger, du Burkina Faso et du Mali.

L’embuscade tendue le 10 février par un “groupe d’hommes armés terroristes” a fait au moins “dix-sept morts, treize blessés, douze portés disparus“, selon un bilan actualisé du ministère nigérien de la Défense daté du 17 février.

L’opération Almahaou qui vise notamment à sécuriser la frontière avec le Mali bénéficie du soutien de la France. Quelque 250 soldats français appuient Niamey dans un “partenariat de combat“.

Au même moment, le président Bazoum était en visite officielle en France, où il a rencontré son homologue français pour une “séance de travail en tête-à-tête”, a indiqué le compte Twitter de la Présidence du Niger le 16 février.

L’incendie d’un marché

Une recherche par image inversée nous a permis de confirmer que les images partagées sur Facebook n’ont aucun lien avec une quelconque attaque jihadiste ou un bombardement impliquant l’armée française. La photo des hommes en uniforme qui tentent d’éteindre un incendie et celle montrant des personnes au milieu de débris calcinés renvoient toutes deux à l’incendie du marché de Tahoua, dans le centre du Niger, le 15 février. Les informations relatives à cet incendie, accompagnées de ces mêmes photos, ont été largement relayées par plusieurs médias en ligne (1, 2, 3).

Capture d’écran Google réalisée le 14 mars 2023

L’incendie dont l’origine reste inconnue s’est déclaré dans le principal marché de la ville de Tahoua, logé dans le stade régional. Il n’a causé aucune perte humaine mais d’importants dégâts matériels. Plusieurs centaines de boutiques sont parties en fumée.

Au-delà des images décontextualisées, les publications accusent “le chef d’état-major français du BARKHANE” d’avoir ordonné le bombardement de la colonne de l’armée nigérienne. Or, il n’y a pas d’état-major de Barkhane au Niger.

Entre 2013 et 2022, les forces armées françaises étaient engagées au Sahel dans le cadre des opérations Serval (2013-2014) et Barkhane (2014-2022). L’opération Barkhane a pris fin en novembre 2022. Environ 3.000 militaires français restent toutefois déployés dans la région, notamment au Niger et au Tchad.

Contrairement au Mali et au Burkina Faso qui ont demandé le départ des forces françaises, qui s’est concrétisé ces derniers mois, le Niger maintient sa coopération sécuritaire avec la France.

Cette proximité entre Niamey et Paris a suscité récemment une avalanche de rumeurs et de critiques sur les réseaux sociaux visant le Niger. De nombreuses publications ont aussi relayé l’annonce d’un faux coup d’Etat à Niamey et l’exagération du bilan de l’attaque d’Intagamey, dans ce qui s’apparente, selon des sources françaises, à des attaques informationnelles coordonnées.

Les mêmes recettes qu’au Mali et au Burkina sont employées au Niger. On assiste à une bascule d’effort pour déstabiliser le gouvernement, qui héberge des troupes françaises“, fait-on valoir à Paris. “Il s’agit peut-être d’une vaste stratégie informationnelle qui vise à investir les uns après les autres les pays d’Afrique de l’Ouest pour évincer les Occidentaux dans le champ des perceptions“.

Les relations entre Paris et les juntes parvenues au pouvoir à Bamako et à Ouagadougou à la suite de coups d’Etat se sont largement détériorées depuis quelques années. Celles-ci ont privilégié d’autres partenaires, notamment la Russie, sur le plan économique ou de la lutte contre les jihadistes qui sévissent dans la région.

Au Mali, ce rapprochement se matérialise entre autres par la présence du groupe paramilitaire privé Wagner – bien que la junte démente et parle d'”instructeurs russes” – alors que la France, ancienne puissance coloniale, est de plus en plus critiquée. Moscou est de son côté accusée – notamment par Paris – de mener une guerre d’influence via les médias et les réseaux sociaux pour faire valoir ses intérêts.

C’est dans ce contexte que le chef de l’État français Emmanuel Macron a annoncé récemment une refonte du dispositif militaire français en Afrique, pour tendre vers une diminution des effectifs. Cette volonté s’inscrit dans une dynamique visant à bâtir une “relation nouvelle” avec l’Afrique, a-t-il insisté lors de sa dernière tournée sur le continent début mars.

L’AUKUS finit de torpiller l’ex-contrat avec la France et équipe l’Australie en sous-marins nucléaires d’attaque

L’AUKUS finit de torpiller l’ex-contrat avec la France et équipe l’Australie en sous-marins nucléaires d’attaque

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par philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 14 mars 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr


Joe Biden, Anthony Albanese et Rishi Sunak, ont révélé, lundi soir, sur la base navale de Point Miramar, à San Diego (Californie), le détail du programme que l’alliance à trois baptisée AUKUS, entend mettre en oeuvre (photos Reuters).

On se rappellera que l’AUKUS est née après la dénonciation par l’Australie du programme de construction de 12 sous-marins classiques par la France, ce qui avait fait enrager Paris et torpillé le fameux contrat du siècle de Naval Group.

Le programme de sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire, mais qui ne porteront pas d’armes nucléaires, pour respecter le principe de non-prolifération, a l’ambition de remodeler la présence militaire occidentale dans le Pacifique et de rééquilibrer les forces face à la Chine..

Il se déclinera en trois phases (lire le communiqué des Britanniques).

Il y aura d’abord une phase de familiarisation de l’Australie – qui n’a pas de sous-marins à propulsion nucléaire, ni de technologie nucléaire qu’elle soit militaire ou civile. Ses marins, ingénieurs, techniciens seront formés au sein d’équipages américains et britanniques, ainsi que dans les chantiers navals et les écoles spécialisées des Etats-Unis et du Royaume-Uni. L’objectif est de déployer, à partir de 2027 et sur un principe de rotation, quatre sous-marins américains et un sous-marin britannique sur la base australienne de Perth (ouest).

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Dans un deuxième temps, et sous réserve du feu vert du Congrès américain, l’Australie va acheter trois sous-marins américains à propulsion nucléaire de la classe Virginia, avec une option sur deux navires submersibles supplémentaires. Les sous-marins doivent être livrés à partir de 2030. Il s’agira certainement de certains des sous-marins livrés à l’US Navy entre 2003 et 2010 et dont la question du remplacement se pose déjà. Le premier successeur des Virginia (programme SSN-X) est attendu pour 2031.

Enfin – c’est la troisième, et la plus ambitieuse étape du programme – les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni vont s’associer pour une nouvelle génération de sous-marins d’attaque, baptisée SSN AUKUS. Ces SNA vont impliquer un gigantesque effort industriel, en particulier de la part de l’Australie, qui doit se doter d’un nouveau chantier naval à Adelaïde, dans le sud. Les nouveaux navires, de conception britannique et incorporant des technologies américaines avancées, seront construits et déployés par le Royaume-Uni et l’Australie. Ils doivent être livrés à partir de la fin des années 2030 et du début des années 2040. Cette plate-forme hybride commune pourrait être développé à partir du remplaçant des SNA britanniques de la classe Astute, remplaçants dont l’entrée en service est attendue dans les années 2040.

Pourquoi cet échéancier ?

Deux motifs sont à considérer.

D’abord prévaut l’urgence d’armer l’Australie face à la Chine dont la marine se déploie de plus en plus loin de ses bases. Des SNA de l’AUKUS en maraude constitueront une vraie menace que les groupes navals de Pékin ne pourront pas ignorer en mer de Chine et dans le Pacifique.

Ensuite, le plan de charge des chantiers navals américains et britanniques est saturé. Londres aura à construire des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de la classe Dreadnought et Washington doit encore construire 17 SNA de la classe Virginia d’ici à 2032. L’horizon industriel s’éclaircira ensuite.