Le Japon passe en mode guerre

Le Japon passe en mode guerre

 

par Revue ConflitsArticle original paru sur War on the Rocks. Traduction de Conflits – publié le 25 janvier 2023

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Tout au long de la guerre froide, les États-Unis et le Japon se sont concentrés sur la menace de l’Union soviétique. Mais avec l’augmentation des tensions autour de Taïwan, Tokyo s’est tourné vers son sud, adoptant les principes que l’ancien Premier ministre Shinzo Abe avait poussés avant sa mort. Rompant avec sa ligne pacifiste, le Japon est désormais sur le pied de guerre.

 

Les événements de cette semaine sont les derniers en date de cette tendance, et la visite du Premier ministre Fumio Kishida à Washington marque un changement significatif dans l’alliance américano-japonaise. Pour la première fois depuis des décennies, Tokyo et Washington se préparent sérieusement à l’éventualité d’un conflit majeur à court terme. Comme l’indique la nouvelle stratégie de sécurité nationale du Japon : « On ne peut exclure la possibilité qu’une situation grave se produise à l’avenir dans la région indo-pacifique, en particulier en Asie de l’Est. » Hier, les dirigeants de l’alliance ont annoncé une série de changements de posture de défense, une mise à jour des relations de commandement et de nouvelles dispositions en matière de formation. En bref, l’alliance américano-japonaise passe sur le pied de guerre.

Il peut sembler évident que le Japon et les États-Unis doivent se préparer à mener une guerre dans la région indo-pacifique. Après tout, les alliés sont confrontés à des défis croissants de la part de trois adversaires dotés d’armes nucléaires : la Chine, la Russie et la Corée du Nord. Au cours de la dernière décennie, les États-Unis et le Japon ont réagi en renforçant lentement mais délibérément leurs capacités militaires afin de dissuader tout conflit. Mais l’invasion de l’Ukraine par le président Vladimir Poutine et la pression croissante exercée par le secrétaire général Xi Jinping sur Taïwan ont rappelé aux dirigeants de Tokyo et de Washington que même les efforts de dissuasion soigneusement élaborés peuvent échouer, et que les conséquences peuvent être désastreuses. Un ensemble plus robuste de réponses face à une nouvelle incertitude est devenu nécessaire.

Le premier allié de l’Amérique en Asie

Le Japon est dans une position unique pour dissuader les conflits régionaux. Tokyo dirige la troisième plus grande économie du monde, a progressivement augmenté ses dépenses de défense ces dernières années et a pris des mesures importantes pour moderniser son alliance avec les États-Unis sous la direction de M. Abe. Le Japon abrite également plus de troupes américaines que tout autre pays au monde. Et les dirigeants japonais ont intensifié leurs contributions sur un large éventail de questions, qu’il s’agisse de sanctionner l’agression de la Russie en Ukraine, de fournir une aide à Kiev, de coopérer sur les chaînes d’approvisionnement en semi-conducteurs ou de soutenir le cadre économique indo-pacifique de l’administration Biden.

Les experts ont noté à juste titre qu’il ne s’agit pas d’un rejet révolutionnaire du pacifisme, mais plutôt d’un ensemble plus modeste de changements évolutifs dans la politique de sécurité japonaise. En effet, les principaux éléments du programme de transformation d’Abe n’avaient pas encore été réalisés au moment de son assassinat l’année dernière. Mais bon nombre des limites introduites par la constitution et l’histoire pacifistes du Japon sont désormais assouplies ou ajustées. L’augmentation des dépenses de défense du Japon et l’adoption de capacités de contre-attaque ne sont que deux exemples du changement qui s’opère sous la direction de Kishida.

En effet, la préparation du Japon au conflit était jusqu’à présent en retard sur celle des autres principaux alliés des États-Unis. La Corée du Sud et les États-Unis disposent d’un commandement combiné et ont l’habitude de répondre ensemble aux fréquentes provocations de la Corée du Nord. L’Australie a combattu aux côtés des États-Unis dans tous les conflits majeurs du siècle dernier. Et les alliés de l’OTAN sont confrontés à la guerre à leur porte ; ils ont combattu ensemble en Afghanistan et ont été actifs dans les conflits des Balkans après la fin de la guerre froide. L’alliance américano-japonaise, en comparaison, a du retard à rattraper si elle veut être pleinement préparée à une éventualité majeure.

Cette semaine marque donc le début d’un changement majeur – et remarquablement rapide – dans l’approche du Japon. Certains détails ont déjà été annoncés par le Comité consultatif sur la sécurité, la réunion bilatérale des ministres/secrétaires de la défense et des affaires étrangères connue sous le nom familier de réunion 2+2. Ces annonces montrent que trois transformations majeures sont en cours simultanément : 1) une augmentation des dépenses de défense à Tokyo, 2) des relations de commandement repensées, et 3) des changements substantiels de posture et de capacité. Chacune de ces mesures est importante en soi, mais ensemble, elles constituent un changement radical de l’approche de l’alliance américano-japonaise en matière de dissuasion et de conduite de la guerre.

Un programme ambitieux

Tout d’abord, le Japon augmente ses dépenses de défense et constitue les stocks militaires qu’exige la conduite de la guerre moderne. Pendant des décennies, les dépenses de défense japonaises sont restées inférieures ou égales à 1 % du produit intérieur brut. Aujourd’hui, M. Kishida cherche à presque doubler les dépenses de défense pour atteindre 2 % sur cinq ans. Si ce projet est mené à bien, le Japon passera du neuvième au troisième rang des pays les plus dépensiers en matière de défense, après les États-Unis et la Chine.

Bien entendu, l’augmentation des dépenses de défense pose de réels problèmes. Il faudra convaincre le public japonais de payer plus d’impôts, et les détails sont encore débattus à la Diète. En outre, les nouvelles capacités ne peuvent être acquises du jour au lendemain. Comme les États-Unis l’apprennent en Ukraine, les stocks ne peuvent être reconstitués que lentement, étant donné la capacité industrielle limitée de nombreux systèmes d’armes clés. La livraison de nouveaux missiles, tels que les Tomahawks ou une version améliorée du missile surface-navire japonais de type 12, prendra des années. Cela nécessitera donc une coopération étroite non seulement entre les gouvernements, mais aussi entre les industries de défense alliées.

Deuxièmement, les États-Unis et le Japon actualisent tous deux leurs dispositifs de commandement et de contrôle. Tokyo a annoncé qu’il allait créer un quartier général conjoint permanent au Japon pour commander les forces d’autodéfense japonaises en cas de crise. S’il est pleinement mis en œuvre, ce quartier général donnera au Japon sa propre version d’un commandement de combat et simplifiera sa coordination avec les forces américaines en cas d’urgence majeure. Entre-temps, le Congrès américain a exigé l’établissement d’un nouveau quartier général de forces conjointes dans la région indo-pacifique afin de faire de même pour les forces militaires américaines.

Ces changements prendront, bien sûr, du temps. Mais une fois en place, ils fourniront à l’alliance américano-japonaise les prémices d’une architecture nécessaire au commandement et au contrôle en temps de guerre. Contrairement à l’OTAN ou à l’alliance militaire entre les États-Unis et la Corée du Sud, Washington et Tokyo n’ont jamais disposé d’une structure de commandement véritablement combinée. Cela a été évident lors de l’opération Tomodachi en 2011, lorsque les alliés ont eu du mal à répondre au tremblement de terre et au tsunami de Tohoku. L’établissement d’un quartier général conjoint devrait être une première étape, pour aboutir à terme à un commandement conjoint et combiné qui sera capable d’assurer le commandement et le contrôle des alliés en temps de guerre, même dans les scénarios les plus stressants.

Troisièmement, les alliés ajustent leur dispositif militaire en transférant davantage de capacités vers les îles du sud-ouest du Japon, une région géographique critique qui s’étend du Japon continental vers le sud jusqu’à 100 miles à peine au large de la côte de Taiwan. Tout au long de la guerre froide, le Japon s’est concentré sur l’Union soviétique au nord, avant de se tourner principalement vers la Corée du Nord à l’est pendant la période de l’après-guerre froide. Par conséquent, la Chine au sud n’a pas été une priorité absolue jusqu’à cette dernière décennie. Aujourd’hui, les perspectives d’un conflit sérieux à propos de Taïwan s’accroissent, obligeant les alliés à modifier fondamentalement leur approche. Dans cette optique, les alliés annoncent une étape majeure : la création d’un régiment de marine littorale américain à Okinawa, qui sera opérationnel d’ici 2025.

Cette unité sera capable de mener des opérations de déni de mer puisqu’elle comprendra à la fois un bataillon d’infanterie et une batterie de missiles antinavires armée du lanceur à moyenne portée NMESIS du Corps des Marines. Une telle unité opérera probablement à partir d’Okinawa, mais sera également présente autour d’Ishigaki, de Yonaguni et de Miyako, offrant ainsi de nouvelles capacités à proximité du détroit de Taiwan. L’armée américaine jouera également un rôle en déplaçant des embarcations pour permettre une variété d’opérations au Japon et dans les environs. Il est également possible que les forces alliées intensifient leur formation et leurs exercices dans les îles du sud-ouest du Japon. Toutes ces mesures indiqueront clairement à la Chine que Washington et Tokyo améliorent régulièrement leur alliance pour parer à toute éventualité, y compris dans les eaux entourant Taïwan.

Conclusion

Ces mesures semblent être le début, et non la fin, d’une série d’initiatives destinées à renforcer la dissuasion en améliorant le dispositif et les capacités américano-japonais. Les annonces attendues concernant les efforts déployés avec les Philippines, l’Australie et d’autres pays laissent présager ce que le secrétaire adjoint à la Défense, Ely Ratner, a appelé « la plus grande année en matière de posture depuis une génération ». Il reste encore beaucoup de travail à faire pour mettre en œuvre ces réformes, mais il s’agit d’un progrès notable qui mérite d’être salué.

Ce cadre régional plus large renforce l’idée que les changements dans l’alliance américano-japonaise ne se produisent pas dans le vide. La Corée du Sud, l’Australie, les Philippines et d’autres pays resserrent leurs liens avec les États-Unis en réponse au comportement plus affirmé de la Chine. Ces efforts devront être étroitement coordonnés pour se renforcer mutuellement. Il existe toutefois de réelles possibilités d’inclure des tiers dans cette nouvelle approche, comme c’est le cas avec le Japon et les États-Unis qui s’entraînent dans le nord de l’Australie.

Si le Japon parvient à augmenter ses dépenses de défense, à moderniser ses dispositifs de commandement et de contrôle et à améliorer son dispositif de défense, Tokyo s’engagerait sur une nouvelle voie importante. Washington devrait saluer la vision audacieuse de Kishida et sa solide contribution à la sécurité régionale. La transition du Japon du pacifisme au statut de protecteur régional n’est pas encore achevée, mais il est désormais indéniable qu’elle est bien engagée.

Zack Cooper est senior fellow à l’American Enterprise Institute et partenaire d’Armitage International. Il anime le podcast Net Assessment pour War on the Rocks et a précédemment occupé divers postes au Pentagone et à la Maison Blanche.

Eric Sayers est membre non résident de l’American Enterprise Institute et directeur général de Beacon Global Strategies. Il était auparavant assistant spécial du commandant du Commandement Indo-Pacifique (INDOPACOM).