André Malraux et l’esprit guerrier

André Malraux et l’esprit guerrier

par le Colonel (er) Claude Franc – Revue militaire générale n°56 –
 
Le général d’armée de Lattre de Tassigny remet la croix de chevalier de la Légion d’honneur et la croix de guerre avec palme à André Malraux, alias le colonel Berger, chef de corps de la brigade indépendante Alsace-Lorraine qui a combattu au sein de la 1re armée. © Pierre Raoul VIGNAL/ECPAD/Défense
Saut de ligne
Saut de ligne

C’est avec des guerriers que les guerres se gagnent, pas avec des militaires. L’Espoir.

L’auteur exploite l’expérience opérationnelle d’André Malraux lors de deux conflits très différents pour distinguer le militaire du guerrier. Son destin exceptionnel, ses convictions et son engagement politiques constituent une illustration hors norme de l’esprit guerrier manifesté dans des circonstances singulières voire controversées.

Contrairement à la plupart des gens qui exercent telle ou telle profession, le soldat n’a que bien rarement l’occasion d’exercer son métier dans des conditions réelles. À considérer ce terme dans son sens littéral, certains esprits peuvent même aller jusqu’à soutenir, qu’en toute logique, le métier des armes n’est pas une profession, mais un « emploi accidentel ». Et, poussant la logique, ou le paradoxe, jusque dans ses derniers retranchements, on peut même avancer qu’il cessa d’être une profession, le jour où le « soldat de fortune » laissa la place aux « militaires de métier », soit au XVIIe siècle, lors de la Guerre de Trente Ans. C’est-à-dire lorsque les troupes mercenaires, entretenues et employées pour des seuls buts de guerre, furent remplacées par des armées permanentes, lesquelles continuèrent à toucher une solde, quand bien même il n’y avait pas de guerre.

Nous sommes ici, au cœur de l’alternative entre « militaires » et « guerriers ». Même si le « militaire » s’affirme et veut se poser comme « un professionnel de la guerre », il ne sera jamais reconnu comme un véritable guerrier. Ce dilemme entre « militaire » et « guerrier » sous-tend L’Espoir, une des œuvres maîtresses d’André Malraux, en grande partie autobiographique, où l’auteur donne libre cours à sa fabuleuse imagination pour opposer le « militaire » jusqu’au-boutiste jusqu’à l’extrême, qui se sert de sa position pour s’emparer du pouvoir par les armes que l’État lui avait confiées pour le défendre, et le « guerrier », le citoyen espagnol, qui se lève spontanément pour s’opposer à ce pronunciamento, même s’il n’a aucune qualification « professionnelle » pour le faire. En 1944, ayant fédéré les maquis de Corrèze, c’est en tant que commandant de la Brigade Alsace-Lorraine, que le même Malraux se trouve être engagé dans les Vosges, aux côtés des « militaires » de la 1re Armée, nouvelle expérience guerrière qu’il rapporte dansLes Noyers de l’Altenbourg.

Ce sont donc ces deux expériences de « guerrier », le commandement par André Malraux de l’escadrille España en 1936 et de la Brigade Alsace- Lorraine à la Libération qui vont servir de toile de fond à cette approche du « guerrier ».

« Un homme est la somme de ses actes, de ce qu’il a fait, de ce qu’il peut faire », avait écrit André Malraux dans La Condition humaine. Aussi, les actes personnels de Malraux avant sa participation à la Guerre d’Espagne sont-ils importants et démontrent de sa part, une parfaite constante : se situer aux avant-postes de la lutte anti-fasciste, idéologie qui a ravagé l’Europe dans les années trente.

Membre actif, aux côtés d’André Gide, du Comité de Vigilance des Intellectuels anti-fascistes, il milite dès 1933, pour la libération de Dimitrov, dirigeant de l’Internationale, arrêté en Allemagne nazie à la suite de l’incendie du Reichstag, incendie manipulé et orchestré par les nazis. Il va même, toujours en compagnie de Gide, apporter une pétition en ce sens, des Intellectuels français, aux dirigeants nazis. À cette occasion, il aurait, selon sa femme, rencontré Goebbels pour la lui remettre en mains propres. Ici se pose la question de la position idéologique de Malraux. Indéniablement, il n’a jamais été marxiste. Mais, par efficacité dans l’action, il prône et participe à l’alliance avec les communistes, pour lutter contre ce qu’il considère comme étant le mal absolu, le fascisme, qu’il soit italien, nazi en Allemagne ou, plus tard, franquiste en Espagne.

C’est à ce titre, et dans ces dispositions d’esprit, que, « mettant sa peau au bout de ses idées » selon l’expression trotskiste, il fait partie de la délégation française qui se rend à Moscou, au 1er Congrès des Écrivains communistes. Au sein de cette délégation, il côtoie André Gide, Pasternak et Aragon. À Moscou, il rencontre Maxime Gorki1, et il y prononce un discours où, s’il prône l’alignement avec l’Internationale en termes politiques dans un souci d’efficacité, il se pose néanmoins en farouche défenseur de la liberté de pensée et d’expression de l’écrivain, dès lors qu’il quitte le terrain politique pour le domaine strictement littéraire.

Mais le destin de Malraux va basculer lors du putsch militaire espagnol contre la République. Le jour même où Franco organise un pont aérien entre le Maroc et l’Espagne, le 17 juillet 1936, grâce à ses connaissances et ses relations (familiales), Malraux est envoyé en Espagne par Pierre Cot, ministre de l’Air du gouvernement de Front populaire, pour y évaluer la « situation aérienne ». Malraux n’a strictement aucune compétence, ni expérience en la matière. De retour à Paris quarante-huit heures plus tard, il convainc le ministre et son directeur de cabinet (le préfet Jean Moulin) de l’absolue nécessité d’apporter un soutien aérien au gouvernement espagnol, la majorité de l’armée de l’Air espagnole ayant pris fait et cause pour les rebelles. Cot répartit les missions : à Jean Moulin de fournir une quinzaine de vieux Potez aux Gouvernementaux, tandis que Malraux, mis en relation avec Corniglion-Molinier2 qu’il connaissait depuis leur raid commun de 1934 au Yémen, doit recruter des pilotes. Ce sera l’escadrille España. Tout est réalisé avant que le président Léon Blum ne se résigne, sous la pression britannique, à une politique de non-intervention.

Se pose alors une nouvelle fois, la question des relations de Malraux avec les communistes. En fait, ce sont des non-relations, Moscou ne s’étant pas encore résolu à intervenir en Espagne. En effet, le parti communiste espagnol était très minoritaire, voire marginal. Les Gouvernementaux se partageaient entre les socialistes du PSOE (les « sociaux-traitres »), les anarchistes (« l’ennemi de classe ») et les trotskistes (la « bête immonde »). Ce n’est que plus tard que Staline saisira l’intérêt qu’il y avait à noyauter les brigades internationales3. Negrin, chef du gouvernement espagnol, pourtant très proche des communistes, s’est amèrement plaint que Moscou lui envoyait, pour se battre, plus de commissaires politiques que de colonels !

C’est dans ce contexte que Malraux a été amené à engager son escadrille. Singulière unité ! Selon tous les témoignages, la discipline y était absolument inexistante. C’était le Soviet. Malraux ne pouvait pas exercer le moindre commandement au sens tactique du terme, il n’avait aucune compétence, et le savait. Mais, il était le leader, doté d’un très fort charisme, et participait systématiquement à chacun des raids dans un poste d’exécution (mitrailleur). Tous les témoignages concordent pour souligner que les pilotes, dénués de toute motivation idéologique, mais très intéressés par les soldes élevées que payaient rubis sur l’ongle le tandem Cot & Moulin (sur les fonds secrets du gouvernement français), étaient en fait de simples et bons mercenaires. Même s’ils ne comprenaient pas toujours tout ce que leur racontait le « camarade Malraux », ils avaient à son égard une forme de respect naturel et admiraient son courage physique. La simple menace d’un retour en France, seule sanction sérieuse, permettait en outre à Malraux d’asseoir un semblant d’autorité formelle. C’est ainsi que l’escadrille España fut engagée avec succès dans les coups d’arrêt successifs que les Républicains portaient aux rebelles dans leur marche sur Madrid, opérations au cours desquelles ils étaient forcés de se déployer. Lorsque l’escadrille, rebaptisée « escadrille Malraux », fut incorporée au sein de l’armée républicaine pour la bataille de Teruel, bien que son chef ait été « promu » lieutenant-colonel, les appréciations portées sur Malraux par le commandant de l’aviation gouvernementale, Hidalgo de Cisneros, qui ne passait pourtant pas pour un parangon de formalisme militaire, étaient souvent peu amènes, eu égard au fonctionnement particulier de cette unité.

Malraux quitte l’Espagne en 1937. En 1938-39, il y revient pour réaliser un film de propagande qui s’est révélé être contre-productif : en effet, ce film illustre de façon criante les limites de l’action militaire des Républicains qui faisaient faire de la désignation d’objectifs par reconnaissance aérienne à de simples paysans locaux, en les embarquant dans leurs avions ; mais, totalement illettrés, ceux-ci se montraient parfaitement incapables de reporter le terrain observé sur une carte (qu’ils ne savaient d’ailleurs pas lire) ce qui, dans ce genre de missions, est rédhibitoire.

S’agissant toujours de ses relations avec les communistes, Malraux observe, à juste raison, que les anarchistes voulaient faire la révolution immédiate, tandis que les communistes espagnols voulaient d’abord bâtir une armée, vaincre le fascisme et faire la révolution ensuite. C’est la raison pour laquelle ils se sont montrés totalement opposés à la confiscation des terres et à leur redistribution, ce qui peut surprendre mais est à replacer dans ce contexte. Néanmoins en 1937, lorsque l’Internationale s’est rangée avec la force de tous ses moyens du côté des Gouvernementaux4, non seulement son objectif était la lutte armée contre le franquisme, mais également la liquidation physique des trotskistes et des anarchistes. Aussi, lorsque, durant l’été, Barcelone fut le théâtre des combats fratricides entre Gouvernementaux et que Marty (surnommé le « boucher d’Albacete ») agissait de même à la tête des Brigades internationales, Malraux s’est tu et est demeuré absolument silencieux. Il ne les a jamais dénoncés, ce que lui reproche son biographe Jean Lacouture, qui écrit : « Sur les massacres perpétrés en Catalogne par les communistes staliniens, il y a des paroles de Malraux qui nous manqueront à jamais. »

En 1944, entré tardivement dans la Résistance en liaison avec le lieutenant-colonel Jacquot5 responsable O.R.A. de la zone, André Malraux fédère les maquis de Dordogne, de Corrèze, du Lot et du Tarn. Constituée à partir de réfugiés Alsaciens et Lorrains, c’est tout naturellement, qu’il baptise son unité Brigade Alsace-Lorraine. Lui-même se fait appeler « colonel Berger ».

Arrêté par les Allemands, il est délivré lors de la libération de Toulouse, ce qui lui permet de reprendre sa place. Il parvient à faire homologuer son grade, rencontre de Lattre à Dijon, et rallie la Première Armée. Il sera engagé au sein de la 10e D.I. d’origine FFI commandée par le général Billotte, essentiellement dans les Vosges, lorsque la Première Armée prend à sa charge la défense de Strasbourg et de la Basse Alsace, évacuée par la 7e Armée US, à la suite de la contre-offensive allemande dans les Ardennes de décembre 1944.

L’aumônier de la Brigade, le Père Bockel, l’a définie lui-même comme étant une bande de « sauvages », des étudiants, des ouvriers et des paysans lorrains et alsaciens. Mais, grâce à Malraux, ils ont eu le sentiment d’être beaucoup plus qu’ils ne pensaient être. En effet, pour ce qui est du commandement de sa « brigade », Malraux appliquera les mêmes principes que pour son escadrille espagnole : au plan opérationnel, il se reposera entièrement sur Jacquot. Mais, il faut bien comprendre que les ordres, donnés par le colonel Jacquot seul, n’auraient certainement pas eu la même portée que les mêmes ordres, conçus par Jacquot certes, mais validés par Malraux.

C’est ainsi que Malraux apportera à ses combattants issus des maquis, cette transcendance qui leur a permis de réaliser qu’il y avait plus en eux-mêmes que ce qu’il pouvait y avoir chez un résistant ordinaire. Comme les pilotes en Espagne, ils ne comprenaient pas toujours tout ce que leur disait Malraux, mais ils le suivaient d’instinct. Malraux représentait en fait plus un emblème qu’un véritable chef de guerre.

C’est en janvier 1945 que se situe un événement capital pour Malraux : la rupture brutale et définitive avec les communistes. Malraux ne jugeait plus nécessaire cette alliance de circonstance, la réalité des fascismes européens ayant disparu ou étant en train de disparaître : le fascisme italien avait sombré en août 1943, le nazisme allemand était aux abois, et Malraux comme beaucoup de monde, pensait que le franquisme espagnol ne pourrait pas survivre à la victoire, n’imaginant pas un instant que Truman pourrait, pour des raisons de tactique politique, le maintenir en survie. C’est avec ces idées que Malraux, qui appartenait au « Mouvement de Libération nationale » quitta sa brigade quarante-huit heures pour assister à Paris au Congrès des mouvements de Résistance. Il s’opposa à la tentative de noyautage du parti communiste sur son mouvement, imposa son indépendance idéologique et politique et limita ainsi l’emprise communiste sur la Résistance. À compter de cette date, Malraux deviendra un adversaire implacable du communisme et de l’Internationale.

La fin de la guerre devait marquer la fin de l’épopée guerrière de Malraux qui, dès lors, cumulera une carrière politique, il sera onze ans ministre d’État du Général, poursuivant en parallèle sa prolixe activité littéraire. Néanmoins, au cours de cette carrière politique, son passé guerrier revint à la surface lors d’un échange un peu vif, avec quelqu’un qui pourtant appartenait au même gouvernement et n’avait, en outre, aucunement à rougir de son propre passé militaire, bien au contraire : Pierre Messmer.

Au cours d’un déjeuner auquel Malraux assistait en compagnie du ministre des Armées, « vieux FFL » ayant combattu dans les rangs de la 13e D.B.L.E., Malraux, alors ministre d’État chargé des Affaires culturelles voulut lui faire admettre ses titres de guerre. Messmer était la franchise même, sans fard. Le dialogue suivant s’engagea6 :

Malraux : On m’a dit que vous nous preniez pour des amateurs.

Messmer : C’est vrai, nous avions cinq ans de guerre, et vous, cinq mois.

Malraux : Vous oubliez que j’étais colonel dans deux armées.

Messmer : Oui, mais colonel FFI. Et aucun capitaine de Légion n’aurait accepté d’être placé sous les ordres d’un colonel FFI.

Le dialogue s’arrêta là. Messmer, formé au moule de la Légion et militaire dans l’âme, n’a jamais été sensible à l’illusion lyrique en matière guerrière7.

In fine, au-delà de cette glorification du guerrier qui n’est en réalité que seconde, le Malraux d’avant-guerre et de la guerre a accompli le tour de force littéraire sans précédent – et sans doute lui en veut-on un peu pour cela – de réconcilier l’art et l’action, à force de les brouiller inextricablement, comme il l’a fait.

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1 Pour avoir une idée des invraisemblables destins de cette époque, il faut savoir que Gorki, intellectuel et doctrinaire bolchévique, intime de Lénine et d’une fidélité sans bornes envers Staline, aura auparavant protégé Pechkoff qui, naturalisé français à l’issue de la Grande Guerre, commandera un bataillon de Légion au Maroc au cours de la Pacification conduite par Lyautey, rejoindra la France Libre, sera nommé général par de Gaulle et envoyé en tant qu’ambassadeur auprès de Chang Kai Check, puis, avec le grade de général de corps d’armée, désigné comme chef de la mission militaire française auprès de Mac Arthur, proconsul au Japon, alors que la France s’engageait militairement en Indochine.

2 Autre destin fabuleux : démobilisé comme lieutenant d’aviation en 1919, il devient journaliste, tout en poursuivant une riche activité aéronautique. Lors de la bataille de France, il est l’un des deux seuls pilotes de chasse à ajouter des victoires aériennes à son palmarès de celles de la guerre précédente. Dès 1940, il rejoint la France Libre, forme des groupes de bombardement (il confie le commandement du groupe Lorraine à Mendès France), effectue lui-même de nombreuses missions au-dessus de l’Allemagne, et achève la guerre comme général, COMAIR de Larminat sur le Front de l’Atlantique. Ministre de la IVe, c’est en tant que tel, qu’à 57 ans, il bat le record de vitesse entre Paris et Marseille, aux commandes d’un Mystère IV, que Dassault venait de livrer à l’Armée de l’Air.

3 Signe des temps, à la sortie de l’École Supérieure de Guerre en 1937, les stagiaires se sont vu offrir deux places de chef d’état-major de brigades internationales, en position de détachement hors-cadre. L’un d’eux sera le capitaine Putz, cavalier, qui sera tué comme lieutenant-colonel en Alsace, comme commandant de sous-groupement dans la 2e DB. Autre destin particulier !

4 Tandis que fascistes italiens et nazis allemands appuyaient le franquisme.

5 Saint-cyrien, il achèvera sa carrière comme général d’armée, commandant les forces alliées de Centre Europe à Fontainebleau de 1961 à 1964, après avoir commandé les FFA à Baden Baden.

6 Frédéric TURPIN : Messmer, le dernier gaulliste, Paris, Perrin, 2019, p. 188.

7 Il n’empêche que c’est Messmer, alors président de l’Association Présence et action du gaullisme, qui proposa et obtint le transfert des cendres d’André Malraux au Panthéon, où il repose non loin de Jean Moulin.