Cette France que je n’oublierai jamais d’aimer*: Pourquoi j’ai souhaité devenir française

Cette France que je n’oublierai jamais d’aimer*: Pourquoi j’ai souhaité devenir française


Cette France que je n’oublierai jamais d’aimer*: Pourquoi j’ai souhaité devenir française
Image d’illustration Unsplash

Je vous salue, ma France aux yeux de tourterelle…


* L’auteur d’origine russe et naturalisé français Andreï Makine est l’auteur d’un vibrant hommage fait à son pays d’élection : Cette France qu’on oublie d’aimer, Points, Paris, 2010.


Je suis devenue française le 9 mars 2023. Belge de naissance, j’ai fait le vœu d’acquérir la nationalité française au moment où, débarquant de Londres, je posais mes valises à Paris il y a sept ans. La ville m’avait alors éblouie par sa beauté. Ce mot sacré, subtil et un peu étrange, qui fit vaciller Stendhal à Florence, dont Périclès affirmait qu’elle rendait Athènes supérieure aux autres villes grecques[1], mot dont Dostoïevski disait qu’il sauvera le monde, est presque tabou aujourd’hui, comme une réminiscence de l’Ancien Régime (« Beauté, mon beau souci », François de Malherbe). Pourtant, la beauté subsiste, et tout ne se vaut pas, n’en déplaise aux égalitaristes. C’est bien elle qui arrache un cri d’admiration à des millions de touristes venus contempler Versailles, le Louvre, les bocages en Normandie, les vignobles en Bourgogne à l’automne, les champs de lavande bercés par le son des cigales en Provence, la mer entourant de ses bras le Mont Saint-Michel à l’aube, ou le reflet doré d’un soleil couchant sur le Mont-Blanc. La France n’est pas belle : elle est déchirante de beauté.

Mes chers concitoyens, soyez dignes de la France, faites-la briller 

J’avais presque perdu espoir de voir ma demande de naturalisation aboutir. Après deux années et plusieurs allers-retours postaux du dossier avec la préfecture de police pour des bagatelles administratives (somme toute très françaises elles aussi), j’ai été convoquée pour un entretien censé vérifier mon stade d’intégration. Plusieurs dizaines de questions me furent posées sur l’histoire, la géographie et les symboles du pays. Quelle est la devise de la France ? De quand date la Révolution française ? Quelle est la symbolique des couleurs du drapeau français ? Rien qui soit hors d’atteinte pour un élève de CM2. Les remparts de la citadelle française me semblèrent soudain moins hauts.

Lorsque je reçus le courrier de la préfecture de police m’indiquant qu’« une suite favorable » avait été accordée à ma demande, c’est la fierté – oui, une immense fierté patriotique, expression surannée et en sursis elle aussi – qui m’a saisie. Car j’appartiens désormais à une nation grandiose, où mes ancêtres – même si j’attrape le train en marche – portent des noms qui brillent comme des phares dans l’Histoire : de Gaulle, Napoléon, Louis XIV ou Charlemagne ; mais aussi en littérature : Flaubert, Proust, Baudelaire, Hugo, Racine, Maupassant, Céline ; ou encore dans l’art : David, Delacroix, Poussin, Monet, Géricault, Degas, Debussy. Je regarde l’excellence de l’armée française, l’exigence de ses grandes écoles, le raffinement de son artisanat, la douce musique de sa langue, dont Camus disait qu’elle était sa patrie, et qui est de l’or à mes oreilles. Et je réalise alors cette chance inouïe, phénoménale, vertigineuse de pouvoir me murmurer: « Tout cela, c’est mon pays ! ».

Pourtant, quand j’explique ma démarche, des yeux s’écarquillent autour de moi et les questions fusent : « Pourquoi veux-tu devenir française ? Qu’est-ce que cela t’apporte, puisque tu es Belge ? » Dialogue de sourds. Je réalise alors combien les Français méprisent leur pays, et combien ce mépris est funeste.

Il est vrai que la France est une pelote de contradictions. Aux prises tout à la fois avec un goût de château, un brin passéiste et nostalgique, rêvant de ses ors, de ses rois et de sa grandeur passés ; et un goût de Révolution, de têtes coupées, du branle-bas de combat et d’avant-garde. Elle est tiraillée entre une tradition chrétienne d’une part, en digne « fille aînée de l’Église » (Jean-Paul II), qui fit ériger un clocher dans le moindre de ses villages et se trouva crucifiée de douleur quand la flèche de Notre-Dame sombra dans les flammes – et sa laïcité d’autre part, martelée sans cesse et brandie partout comme un bouclier. Tourmentée, complexe, chatoyante, la France ne se laisse pas réduire à une notion abstraite, comme la République ou la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Elle s’incarne dans une terre, un peuple, une âme ; bref, un monde.

Il est vrai aussi qu’elle ne sait plus très bien où elle va. Entre cette modernité cyber-mercantile qui promet un bonheur sous cellophane, ce multiculturalisme encouragé et dans laquelle elle ne se reconnaît pas, son modèle social insoluble dans le capitalisme moderne, ce christianisme sans larmes ni miracle, la France semble manquer de souffle. Elle peine à trouver sa place et se laisse déborder de toute part. Indécision, fatigue existentielle ? On guette en vain les traces de son audace et son singulier sens de l’Histoire, son génie, son élégant panache. Un président qui ne cesse de battre sa coulpe pour des « fautes » commises par ses prédécesseurs, selon un culte de la résipiscence très en vogue, en afflige plus d’un, tant il est vrai qu’un pays qui se méprise à ce point-là et s’incline devant tout ne fait pas rêver. La culture française elle-même semble en passe de devenir une machine d’ennui, volupté sage et consolation élégante, orpheline de ses génies, où le wokisme ratiboise tout ce qui « offense » son public.

Le discours de circonstance qui nous fut adressé à l’occasion de la cérémonie d’accueil dans la citoyenneté française nous vanta sans surprise la richesse que représente cette assimilation d’étrangers par la France. Nous étions 70 nouveaux Français à écouter l’agent administratif dans la salle (dont une trentaine de nationalités représentées). « Vous avez sans doute souhaité rejoindre la France pour des motifs professionnels ou familiaux… », nous dit-il. Tandis qu’il s’appesantissait sur nos droits fraîchement acquis, je songeais à d’autres qui, comme moi, sont nés à l’étranger et ont acquis la nationalité par amour de la France et certainement rien que cela: Romain Gary, Zola, Apollinaire, Kundera, Marie Curie, Blaise Cendrars ou Joseph Kessel.

Soudain, cette phrase inattendue: « Mes chers concitoyens, soyez dignes de la France, faites-la briller ». Et là, sous le vernis régulier et bien-pensant, par une déchirure, comme un rappel, le souvenir d’un monde ancien aboli, un aperçu des rêves de grandeur et de l’admiration éprouvée pour son pays. Si le désir de « faire briller la France », à nouveau, pouvait triompher dans les cœurs, taire les amertumes, rassembler les âmes ! Nous sortîmes, des sourires se peignant sur tous les visages, et me revenaient dans l’air frémissant les beaux vers d’Aragon : « Je vous salue, ma France aux yeux de tourterelle… ».


[1] Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, « Éloge funèbre pour les premiers athéniens morts à la guerre ».