Indopacifique : penser pour agir

Indopacifique : penser pour agir

 

par Jean-Baptiste Noé* – Revue Conflits – publié le 16 mars 2023

https://www.revueconflits.com/editorial-n44-indopacifique-penser-pour-agir/


La pensée précède l’action et la conditionne. Penser, c’est à la fois créer, définir, délimiter. Énoncer un concept crée le cadre de vie de celui-ci et l’action se déroule dans le cadre ainsi créé. 

Concept étranger. Le concept d’Indopacifique est à l’origine étranger à la pensée française. Utilisé par le Japon et l’Australie, repris par les États-Unis, ce n’est qu’ultérieurement que la France s’est emparée de celui-ci pour le faire sien et l’intégrer à sa stratégie. Mais sans clarifier ses ambiguïtés. Quelles limites géographiques donner à un espace qui varie entre les côtes africaines et américaines ? Est-ce seulement la menace chinoise qui rend intéressante cette notion, comme une façon de l’enserrer dans un containment qui n’ose pas dire son nom ? Quels rapports peut-il exister entre les océans Indien et Pacifique, au-delà de la présence maritime ? À vouloir adopter un concept conçu pour répondre aux besoins stratégiques américains, la France n’obère-t-elle pas sa singularité et ses libertés ? Si la notion d’Indopacifique est une façon de contrer les ambitions chinoises, alors Paris devra se positionner par rapport à la politique de Pékin : la Chine est-elle notre adversaire, voire notre ennemi et, en cas d’invasion de Taïwan, allons-nous nous aligner unilatéralement sur les États-Unis ou bien allons-nous opter pour un autre chemin diplomatique ? Si pour l’instant ces questions sont soigneusement éludées, il est pourtant vital d’y répondre, afin de préparer l’armée française et les esprits. 

Indopacifique ? Ce concept est à la fois trop grand, trop large et trop disparate. Quoi de commun entre le détroit du Mozambique et les îles du Pacifique ? Quoi de commun entre la vision française, indienne et chinoise ? Loin de délimiter et donc d’aider la pensée, l’Indopacifique dilue, mélange, confond. C’est pourtant la France qui fait le lien et donne son unité à cet espace. Des liens territoriaux d’abord, elle qui est le seul pays d’Europe à y posséder des territoires. Des liens maritimes bien sûr, qui ont commencé dès le xviie siècle, des liens économiques, avec ses entreprises, des liens culturels. La notion d’Indopacifique peut exister comme celle d’un « espace français », lieu de sa projection. Ce territoire français va des îles Éparses à la Polynésie, il englobe une histoire longue qui a vu défiler nombre de marins et d’explorateurs, il rappelle la présence des comptoirs indiens et des colonies indochinoises, il permet de décentrer le regard de Paris en n’étant pas obnubilé uniquement par l’Afrique de l’Ouest et le Sahel. L’Indopacifique permet à la France d’être une puissance mondiale et l’oblige à sortir de son provincialisme pour se frotter aux grandes nations de ce monde. 

Les Trois France. Pour qu’il devienne un atout français, encore faut-il apprendre à le voir. Les territoires d’outre-mer doivent cesser d’être perçus uniquement comme des régions dangereuses, percluses de problèmes sociaux, soignées par volées d’argent magique et d’aides sociales. Il est temps d’en changer notre perception, d’en comprendre les atouts et de les développer. Au risque sinon que la diffusion indienne à La Réunion, Maurice et l’Afrique du Sud nous en fassent perdre définitivement le contrôle. À la France d’Europe et d’Amérique s’ajoute donc cette troisième France, celle de l’Indopacifique dont les atouts ne sont pas uniquement militaires mais aussi économiques et culturels. Apprendre à voir les atouts de cette région, et notamment l’importance cruciale de la Nouvelle-Calédonie, dont le 3e référendum d’autodétermination s’est effectué dans un silence presque total. L’Indonésie, la Thaïlande, l’ancienne Indochine sont des pays dont l’avenir est beaucoup plus prometteur que ceux des Grands Lacs ou du golfe de Guinée. Accepter donc de voir, pour ensuite vouloir. Afin de renouer avec la grande tradition française en Indopacifique, initiée par Bougainville et poursuivie par Dumont d’Urville.

Jean-Baptiste Noé*
Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d’économie politique à l’Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.