Jeux d’influence sur le marché électro-gazier européen

Jeux d’influence sur le marché électro-gazier européen

Ecole de Guerre économique – publié le 17 mars 2023

La construction européenne est communément décrite comme un continuum du progrès, une étape nécessaire vers un avenir radieux. S’il est indiscutable que les rapprochements économiques et culturels et le renforcement des interdépendances évitent aux États d’entrer en conflit ouvert, cela ne retire pour autant pas le fait que chaque pays a des intérêts propres à défendre qui seront fonction de son histoire, de sa perception, de sa structure économique, de sa géographie et d’autres facteurs. À partir de cette prémisse, il est insensé de s’imaginer que les normes et modes de fonctionnement promus par l’Union Européenne (UE) fassent le jeu de tous les États qui la composent. Pour paraphraser les cochons de la Ferme aux animaux, au sein de l’UE tous les États sont égaux mais certains le sont plus que d’autres et s’il est un marché dans lequel cette maxime s’applique particulièrement c’est bien celui de l’électricité ou devrait-on dire le marché électro-gazier européen. Nous allons nous rendre compte que la France est la grande perdante de la restructuration de ce marché et que l’Allemagne et les États-Unis en sont les grands gagnants.

La mise à mal de l’organisation de l’électricité en France depuis une trentaine d’années

Commençons par nous intéresser aux deux grands acteurs historiques de la production d’électricité et de la fourniture de gaz en France : Electricité de France (EDF) et Gaz de France (GDF). Ces deux entreprises partageaient la gestion de leur réseau avec la direction EDF Gaz de France distribution. Pratique : pour les travaux publics, les deux entreprises pouvaient s’accorder pour réaliser leurs travaux de réseau en simultané, elles pouvaient aussi miser sur des économies d’échelle et c’est cette entité qui réalisait le service client et la facturation. Quant au statut monopolistique des deux entreprises nationales, il est légitimé par le principe du préambule de la Constitution de 1946 suivant : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». L’idée étant d’éviter que quelques-uns s’accaparent une rente de situation injustifiée au détriment de la collectivité. C’est d’ailleurs la raison d’être officiellement proclamée des projets de « libéralisation » et de défense de la concurrence qui viseraient à éviter la formation de monopoles et donc permettraient l’avènement d’un marché où le consommateur et l’innovation seraient les grands gagnants. Nous verrons plus tard qu’il s’agit surtout de faire le jeu d’autres acteurs très peu intéressés par la pérennisation du modèle français.

La création d’EDF telle que nous la connaissons aujourd’hui a été faite suite aux exigences des communistes à la sortie de la seconde guerre mondiale. Ils ont voulu mettre fin à l’éclatement de la gestion de l’électricité en France. Tous les logements français ont été raccordé au réseau électrique de manière équitable. Il n’a jamais été question de délaisser des foyers en raison de leur situation géographique. Les coûts de l’électricité en France sont historiquement les plus faibles pratiqués du marché européen. Au deuxième semestre 2007, le coût du kWh pour les ménages est de 0,0924 euros en France contre 0,1279 pour l’Allemagne (28% plus chère), 0,1411 pour l’Angleterre (35% plus chère) et 0,1690 pour l’Irlande (45% plus chère) (1). Au deuxième semestre 2020, le coût du kWh est de 0,1292 en France (augmenté de 40%) contre 0,1451 pour l’Allemagne (augmenté de 12%), 0,1532 pour l’Angleterre (augmenté de 8%) et 0,2179 pour l’Irlande (augmenté de 23%) (2). Voilà qui donne une idée du « gain » apporté aux consommateurs français par la désorganisation du marché français de l’électricité dictée par la Commission européenne et implémentée par les autorités françaises. En 2009, le prix payé par les résidents pour le gaz est 46% plus élevé en France qu’en Pologne et il est 4% plus élevé en France qu’en Allemagne (3). En 2020, la Pologne reste le pays qui se procure le gaz au prix le plus avantageux et qui maintient des prix aux résidents 49% inférieurs à ceux pratiqués en France, le gaz est quant à lui 16% moins cher en Allemagne (2). La « libéralisation » du marché gazier en Europe n’a en rien permis de contrebalancer les écarts de facturation structurel du marché « unique » entre consommateurs, ils se sont creusés au détriment des Français.

Le démantèlement de GDF : entre aveuglement idéologique parisien et sanctions bruxelloises

Le 1er juillet 2004, la direction de EDF Gaz de France distribution est scindée en deux entités privées : ERDF pour gérer le réseau EDF et GRDF pour gérer le réseau GDF. Il s’agit de préparer la privatisation d’EDF et de GDF discrètement alors que l’État intervient régulièrement auprès de GDF pour qu’il ne répercute pas les hausses de prix du gaz aux consommateurs, la France n’étant alors responsable que de 10% de sa production de gaz (5). À la fin de l’été 2004, M. Jean-François Cirelli, une des chevilles ouvrières de M. Chirac sur les questions économiques et même considéré comme « vice-ministre de l’Économie » à l’époque, prend la direction de GDF (6). En 2005, le groupe est coté en bourse et M. de Villepin, premier ministre de M. Chirac, fait vendre 20% des parts de GDF à titre de galop d’essai (7). La mise en bourse rapporte gros et M. Thierry Breton alors à Bercy dira même que « Depuis 1997, aucune opération réalisée par l’État n’avait connu un tel succès » et ça tombe bien car EDF doit être introduite en bourse à l’automne qui suit. La loi n’autorise à ce moment que la cession au secteur privé de 30% des parts de GDF.

En juillet 2007, la question de la fusion entre GDF et Suez n’est pas tranchée. Certaines personnalités politiques préfèreraient un rapprochement entre EDF et GDF, une idée soutenue par Mme Ségolène Royal pendant la présidentielle mais ayant aussi séduit M. François Fillon alors premier ministre. Il décide de se rendre à Bruxelles pour sonder Mme Kroes qui lui apprend qu’elle avait refusé que cette fusion se fasse entre les homologues portugais quelques années plus tôt (8). Une fin de non-recevoir. Mais qui est donc cette Mme Neelie Kroes ? La commissaire à la concurrence de la première commission Barroso de 2004 à 2010. Elle a déclaré avoir des liens avec plus de 60 entités juridiques dont Volvo, McDonald’s ou Thales avant de prendre son poste. De 2001 à 2009, elle était membre du comité de direction d’une société installée aux Bahamas, après quoi elle a été engagée comme conseillère par la Bank of America et Uber et elle est entrée au comité exécutif de la société SalesForce. Et la société sise aux Bahamas a été montée pour permettre aux Émirats Arabes Unis de racheter des actifs énergétiques à la société Enron avec notamment pour objectif de diminuer la dépendance de l’Europe au gaz russe. Gageons que Mme Kroes a su se déporter lorsque sa direction à la Commission a décidé d’ouvrir des enquêtes sur six compagnies gazières européennes. (9)

Le 3 septembre 2007, GDF et Suez fusionnent pour devenir GDF-Suez. Les intérêts de la structure historique française vont évoluer et cela se fera au détriment d’EDF, GDF-Suez devenue Engie deviendra l’un des plus fervents promoteurs de la libéralisation du marché de l’électricité en France. Engie a par exemple obtenu de l’Autorité nationale de la concurrence qu’EDF paye 300 millions d’euros d’amende en février 2022 pour abus de position dominante (10).

Le 8 juillet 2009, Mme Kroes inflige 1,1 milliard d’euros d’amende à GDF et E.ON pour une entente conclue suite à l’exploitation commune d’un gazoduc construit dans les années 70 et permettant de faire transiter le gaz russe en Allemagne et en France(11). Le deal semblait pourtant totalement logique et intéressant pour les deux pays, en investissant conjointement dans la construction du gazoduc, les deux acteurs se sont engagés à ne pas empiéter sur le marché de l’autre. Au vu du pedigree de Mme Kroes, il n’est pas question de parler de conflit d’intérêt cela relèverait de l’euphémisme.

En 2017, l’État ne détient plus que 24% du capital de l’entreprise gazière historique qui s’est renommée Engie et qui s’est lancée aussi dans le développement de l’éolien et du photovoltaïque. Le gaz et les énergies renouvelables font partie du nouvel eldorado de la transition « écologique ».

Tenter de privatiser EDF pour permettre à des acteurs privés de mieux bénéficier des aides et investissements publics

GDF privatisé, il ne manque plus qu’à privatiser EDF. Il ne s’agit pourtant pas d’une exigence européenne. La Commission n’attend pas que les entreprises publiques soient privatisées, la structure de l’actionnariat lui importe peu, ce qu’elle désire c’est qu’il n’y ait pas de monopole de fait au sein d’un État membre. Elle a réussi avec la complicité des décideurs français à craqueler le monopole étatique de la production d’électricité : EDF se retrouve avec 75% des capacités de production. Cela n’est pas suffisant car la Commission estime qu’une situation d’abus de position dominante est possible dès lors qu’un acteur contrôle plus de 40% des parts d’un marché. Pratique comme règle pour un pays comme l’Allemagne qui est fortement régionalisé.

L’administration Macron prévoit depuis quelques temps la vente à la découpe de l’entreprise via son plan « Hercule ». En 2022, le groupe est endetté à plus de soixante milliards d’euros et l’État rachète ce qui reste d’actions publiques d’EDF pour en obtenir 100% tout en conservant son statut de société privée. Il n’est pour l’instant pas question de sanctuariser le statut d’entreprise publique mais plutôt de dissimuler certaines informations du grand public. Le projet Hercule serait toujours d’actualité et un nouveau PDG a été nommé à la tête d’EDF pour l’occasion : Luc Rémont, un ancien du cabinet de M. Breton qui a participé à la privatisation de GDF (12).

L’administration Macron compte privatiser les activités rentables d’EDF et en conserver l’activité demandant le plus d’investissement : le nucléaire. Seront privatisés : les barrages mécaniquement rentables — une cagnotte à 1,25 milliards d’euros de dividendes — et la production d’électricité « renouvelable » bénéficiant d’un prix d’achat bien au-dessus du marché et d’aides publiques conséquentes pour un montant estimé à 120 milliards d’euros sur la période de 2011 à 2040 selon la Cour des comptes (13). Une manne dont Engie est l’un des principaux bénéficiaires, étant donné que l’entreprise possède en 2016 le plus grand parc éolien et photovoltaïque de France (14). Ce projet a été tué dans l’œuf par l’Assemblée nationale qui a fait renationaliser EDF.

La vente d’électricité à prix plancher imposée à EDF, un instrument de captation de rente payé par le contribuable à destination d’acteurs non producteurs

Depuis 2011, EDF est obligée de vendre une partie de sa production d’électricité à un prix plancher pour les autres acteurs privés non producteurs qui refacturent son électricité. Ce tarif est fixé via l’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), un dispositif piloté par la Commission de régulation de l’énergie (CRE), une autorité adoubée par la Commission européenne et qui depuis les années 2000 se charge de superviser la transformation du secteur énergétique français. L’ARENH contraint EDF à vendre une part de son électricité à 42 euros par MWh même si les prix du marché sont plus élevés. Les nouveaux acteurs peuvent donc profiter d’une électricité à prix plancher — le tarif n’a pas changé depuis sa mise en place et est susceptible d’évoluer en 2022. Cette aberration permet à des acteurs non producteurs de fournir les consommateurs avec des prix plus avantageux que ceux d’EDF et à prendre des parts de marché à cette dernière qui se retrouve alors avec moins de ressources (15). La CRE a ouvert sa première enquête en 2022 pour « abus d’ARENH », certains acteurs profiteraient du différentiel entre le prix de l’ARENH et le prix sur le marché de gros pour encaisser des marges faramineuses (16).

Il est intéressant de noter que l’établissement de la loi NOME en 2010 qui a poussé le marché électrique français dans cette direction n’est pas advenue de manière spontanée, bien au contraire, les autorités européennes ont su présenter un argument de taille : la menace de 6 milliards d’euros d’amende pour EDF en ouvrant une enquête en mars 2008. Car si les médias commencent à prendre conscience de l’extra-territorialité du droit américain, c’est pour mieux oublier les ingérences de Bruxelles qui sont-elles d’autant plus retorses que naturellement acceptées par les décideurs politiques au nom de l’intégration européenne. La menace de la direction de la concurrence dirigée par Mme Kroes s’est faite en mars 2008, un an avant l’amende à 550 millions pour GDF. Un bon sens du timing de la part de la Commission, vu que l’amende pour GDF et la menace d’amende pour EDF sont entrés en exécution après que M. Sarkozy ait fait valider la ratification du traité de Lisbonne le 8 février.

Les contradictions générées par les pièges du marché

Les acteurs du marché électrique en France désirent systématiquement un volume plus élevé d’électricité à prix ARENH. Dans son rapport annuel en date de février 2015, la Cour des comptes fait part des remarques de Direct Energie et de GDF Suez, qui s’inquiètent du tarif et d’un volume trop bas de l’ARENH dans un contexte économique déprimé, elles évoquent tous les éléments de la nov-langue bruxelloise et s’inquiètent qu’EDF ne soit pas incitée à innover et qu’elle se repose sur ses acquis tandis que les nouveaux entrants ne sont pas incités à investir (17). Dans ce même rapport GDF-Suez se soucie de l’arrivée à expiration de ses droits sur ses concessions hydro-électriques alors qu’EDF n’est pas immédiatement concernée. Et en octobre 2015, la Commission se faisait l’écho symétrique des remarques soulevés dans le rapport de la Cour des comptes par les acteurs non producteurs en parlant de d’« inégalité des chances » entre les acteurs sur le marché de l’hydro-électrique. Engie bénéficiera pourtant en février 2022 de l’extension de la concession de la Compagnie nationale du Rhône jusqu’en 2041 (18).

Toutes ces remarques des acteurs présents sur le sol français ressemblent au verbatim d’une décision de la Commission européenne du 8 novembre 2016 sur les régimes d’aide concernant la « Décision d’Ouverture ». Dans cette décision, la Commission n’hésite pas à parler de « remède » à apporter à la situation pour faire en sorte notamment que les prix de l’électricité en France se réfèrent à une norme CONE — pour Cost of New Entry et basés sur les coûts de production d’une centrale à gaz — pour permettre l’émergence d’une concurrence sur le sol français. La Commission s’inquiète également des distorsions de prix que pourraient amener l’ARENH sur le marché « libre » de l’électricité. Pour autant les nouveaux entrants qui se concentrent sur l’installation de production « renouvelable » voient leur électricité rémunérée à des prix bien au-dessus de ceux du marché via un complément de tarification exigé par la Commission et payé in fine par les consommateurs (19).

En 2022, les mêmes acteurs qui s’inquiétaient d’un tarif trop bas de l’ARENH souhaitent encore que EDF leur vende plus d’électricité à prix cassé. En 2015, ce n’était pas l’argument de la crise qui justifiait l’augmentation des quotas ARENH mais la nécessité de développer un marché plus concurrentiel, il manquait d’électricité à prix plancher pour assurer le développement d’un marché « libre » de l’électricité en France. Pour autant ces mêmes acteurs n’ont pas hésité à assigner EDF en justice durant la crise du Covid pour faire jouer la clause de cas de « force majeure » et leur permettant ainsi d’annuler leurs commandes d’électricité à prix plancher vu qu’il était devenu deux à trois fois plus élevé que celui du marché. En 2020, TotalEnergies et Gazel — une entreprise appartenant au milliardaire tchèque de l’énergie Daniel Kretinsky actionnaire du Monde et premier producteur d’électricité au charbon en Europe — obtiennent gain de cause à la Cour d’appel de Paris (20). Et maintenant que les prix de l’électricité ont plus que triplé, ce sont les acteurs du renouvelable qui aimeraient voir leur rémunération se caler sur les prix du marché. Tout cela s’apparente à des pratiques interdites par le droit français : il s’agit ni plus ni moins de l’application de clauses léonines.

La filière électrique française à l’agonie

En parallèle de ce montage pluri-quinquennal destiné à « épauler » EDF dans la production d’électricité sur le sol français, nous pouvons constater que la production électrique française ne s’est pas améliorée selon les dernières données publiées par RTE (21). En 2012, la France produit pour 541 TWh (dont 18 TWh d’éolien et photovoltaïque) et a un solde exportateur net de 44 TWh. En 2020, la France produit 497 TWh (dont 51 TWh d’éolien et photovoltaïque) et a un solde exportateur négatif. La France se retrouve même à avoir un solde négatif avec l’Allemagne et la Belgique en 2016, 2017. En 2020 se sont rajoutés à cette liste : l’Italie, le Royaume-Uni et l’Espagne…

La crise énergétique de 2022 ne fait que révéler l’absence totale de stratégie de la France dans la gestion de son secteur énergétique. Le prix consenti par le contribuable français est énorme pour une stratégie de « décarbonnation » de l’électricité avec un impact nul ou presque. L’électricité de France est pourtant décarbonnée à plus de 90% depuis des décennies tandis que celle de son voisin allemand est actuellement décarbonnée à moins de 60% ; et la puissance économique et culturelle de l’Allemagne tient en grande partie à la production de grosses cylindrées. Plutôt que de s’appuyer sur ces arguments de poids pour faire valoir le modèle français, les dirigeants français se laissent séduire par l’idée d’un marché dont la mise en œuvre depuis deux décennies n’a su que précariser la situation énergétique d’un pays qui se targue d’être souverain dans ce domaine. Cette feuille de route a mené GDF, un acteur français historique aligné sur les intérêts du pays, à devenir le premier promoteur de la « libéralisation » et l’un des premiers profiteurs des subventions tout comme les nouveaux acteurs non producteurs. À cela s’ajoutent les déboires de la filière nucléaire civile française : arrêt de Super Phénix dans les années 90, trahison d’une ministre dans la défense du nucléaire au niveau européen(22), fermeture de Fessenheim, cumul des anomalies sur la production des EPR, retard dans la mise en service de l’EPR de Flamanville, scandales de corruption chez Areva — notamment avec l’affaire Uramin —, arrêt du programme Astrid par M. Macron et sa décision de laisser les Américains prendre le contrôle d’Alstom Power.

Le modèle allemand grand gagnant des choix de Bruxelles

Les impératifs dictés à la France par la Commission européenne font le jeu de l’Allemagne. Avec ces nouveaux modes de fonctionnement, la France ne peut plus fournir une électricité à prix compétitif à ses entreprises et voit ses prix alignés sur ceux pratiqués en Allemagne. De plus, depuis son abandon du nucléaire, l’Allemagne vise avant tout à développer l’éolien et le photovoltaïque ce qui lui permet de poursuivre deux objectifs : assurer des débouchés à sa propre production, assurer des débouchés en Chine et aux États-Unis La production de dispositifs photovoltaïques est avant tout le fait d’entreprises chinoises (23). Quant à l’éolien, cette production bénéficie à ses entreprises énergétiques comme RWE qui tire une manne substantielle de ses champs éoliens — selon le rapport 2021 du groupe, 1,5 milliards de ses 2,5 milliards d’EBITDA proviennent des activités éoliennes dont le tiers de la puissance installée se situe aux États-Unis. À cela s’ajoute la capacité de l’Allemagne à produire elle-même des éoliennes avec Enercon et Siemens qui possède un fort ancrage espagnol via Siemens Gamesa. Il est intéressant de constater que sur un peu plus de cinquante années de Commission européenne le poste de commissaire à l’énergie a été détenu pendant 14 ans par des Allemands, 12 ans par des Espagnols et jamais une seule fois par un Français.

Attardons-nous sur le cas de M. Günther Oettinger. Commissaire à l’énergie de février 2010 à novembre 2014, il est arrivé à ce poste après avoir été ministre-président du Land de Bade-Wurtemberg. Il arrive au moment des négociations sur la loi Nome visant notamment à imposer à EDF la revente d’électricité à prix plancher. À la mi-mars 2010, la Commission clôt l’enquête à l’encontre d’EDF et la menaçant de plusieurs milliards d’amende. Le 7 décembre 2010 la loi Nome est promulguée. Et, à la veille de la promulgation, EDF officialise la revente de 45% des parts qu’il avait dans EnBW, troisième fournisseur d’électricité en Allemagne et véhicule exclusif des investissements d’EDF en Allemagne, qui sera à présent détenu à 100% par le Land de Bade-Wurtemberg et ses collectivités (24). Un hasard de calendrier qui laisse songeur.

Contrairement à la France, le marché électrique allemand est structuré autour de quatre grands acteurs : E.ON, RWE, EnBW et le Suédois Vatenfall. Les règlementations européennes ne risquaient en rien de mettre à mal son organisation bien au contraire, elles ont permis d’offrir des débouchés à ses entreprises notamment à l’Est et au Nord. Et depuis qu’elle a décidé de se débarrasser du nucléaire en 2011, outre le « renouvelable », l’Allemagne souhaite développer tous azimuts le gaz en substitution du charbon pour assurer sa « décarbonation ». Cette stratégie faisait sens pour les Allemands, il s’agissait de bénéficier en plein de la machinerie européenne pour financer sa transition « écologique » et promouvoir ce modèle de développement dans tous les pays qui la composent. L’Allemagne se voyait déjà en maître de l’Europe de l’énergie grâce à l’ouverture prochaine de Nord Stream 2 qui allait lui fournir du gaz à un prix imbattable, l’affranchir de la sur-taxe des droits de passage — versés notamment à la Pologne, la Slovaquie et l’Ukraine — et renforcer sa position de producteur d’électricité et de fournisseur de gaz en Europe. La stratégie était bien étudiée mais c’était sans compter sur la farouche opposition des Américains et des pays de l’Est de l’Union à ce projet qui a culminé avec le sabotage de Nord Stream 2 avant son entrée en service.

Le primat du gaz dans le mix électrique européen : une stratégie délibérée de l’Allemagne et de l’Union Européenne

Le tropisme allemand et bruxellois en faveur du gaz dans le mix énergétique « vert » est confirmé par un livre de 2017 intitulé The European Gas Markets(25).  Le livre est préfacé par le vice-président de la Commission européenne en charge de l’Union énergétique de la période 2014 – 2019, M. Maros Sefcovic, un ancien diplomate slovaque. M. Sefcovic nous indique dans la préface que les capacités d’approvisionnement en GNL doivent continuer à se développer en Europe et notamment sur la péninsule ibérique et dans les pays baltes (26). Les coordinateurs du livre, qui est une compilation de papiers de recherche, nous informent que l’éolien et le photovoltaïque ne pourront pas être autant développés que voulu en raison des coûts engendrés par leur intégration à la grille énergétique (27). Les coordinateurs considèrent que parmi les sources traditionnelles d’électricité que sont le gaz, le charbon, le nucléaire et le pétrole, c’est le gaz qui est le mieux placé pour poursuivre la « décarbonisation » de l’économie — principalement en l’utilisant en substitution du charbon (28). Ils considèrent qu’il est important de ne pas avoir recours aux subventions et que des instruments comme le marché carbone doivent être privilégiés (29). Pour rappel, la première mouture du marché carbone créée en 2005 n’a eu aucun effet sur la diminution des émissions et a donné lieu à une gigantesque fraude à la TVA ayant fait perdre aux États participants des milliards d’euros. Les fraudeurs français ayant volé pour plus d’un milliard aux finances françaises se sont réfugiés en Israël et jouissent en toute impunité du produit de leur forfait (30).

L’étude patronnée par l’exécutif bruxellois va même plus loin concernant le potentiel du gaz en Europe : « La demande en gaz augmentera après 2020 dans tous les scénarios envisagés. La croissance des renouvelables va probablement ralentir après 2020 parce que les possibilités d’intégration au système seront limitées » (31). Il n’y a donc aucun doute à Bruxelles sur le primat du gaz dans le mix électrique européen de ces prochaines années. En 2019 la France a déréglementé les tarifs du gaz suite à une injonction de la Commission européenne au nom du marché et du pouvoir d’achat (32). Depuis la guerre en Ukraine les variations du marché « libre » se font bien ressentir par les consommateurs européens et poussent leurs dirigeants à juguler par tous les moyens la hausse des prix de l’énergie qui devient intenable. Certains experts estiment que l’Allemagne n’est pas prête à subventionner le prix de son gaz par peur de financer indirectement le contribuable français forcé à faire appel à du gaz allemand lors des pics de consommation — une solution pourtant mise en place en Espagne et qui a permis de juguler l’inflation des coûts de l’électricité (33).

L’Allemagne souhaite étendre l’Union Européenne à d’autres pays pour agrandir son influence, la France sera d’autant plus marginalisée

La centre d’étude German Council on Foreign Relations a récemment publié un papier sur la nouvelle donne énergétique européenne suite à la guerre en Ukraine (34). Il affirme que l’Allemagne a retrouvé sa place centrale de fournisseur d’énergie grâce à des imports de gaz depuis la Norvège — grâce à des champs off-shore qui ont été développés par Elf Aquitaine à l’époque. Ainsi l’Allemagne se retrouve en mesure d’alimenter le reste de l’Europe et de se placer en pièce maîtresse du développement énergétique à l’Est de l’Europe. Cet enjeu est vital pour l’Allemagne car, comme l’explique le papier, le groupe de Visegràd — composé de la Hongrie, de la Tchéquie, de la Slovaquie et de la Pologne — est le premier partenaire commercial de l’Allemagne et se positionne devant la Chine au premier semestre 2022. Face à cette dépendance économique majeure, l’Allemagne est inquiète du fort taux de nucléarisation des pays du groupe qui dépendent de technologies russes et souhaite tout mettre en œuvre pour y développer des alternatives. À cet égard la Hongrie est encore plus pénible à gérer pour l’Allemagne vu qu’elle dépend presque exclusivement de la Russie pour son gaz et son pétrole ce qui peut expliquer l’attention médiatique dont fait régulièrement l’objet le gouvernement de M. Orbán. Dans toute la prospective du papier, la France n’apparaît que pour être mentionnée comme un fournisseur occasionnel d’électricité. Ce papier démontre à quel point la situation géographique et la structuration du marché de l’électricité français placent la France plus qu’en marge des développements à venir de l’Union européenne. La France n’est qu’un pays parmi d’autres et n’aura pas voix au chapitre. L’extension voulue de l’UE aux Balkans — et même à la Géorgie — a été récemment réaffirmée par Olaf Scholz dans la revue Foreign Affairs (35). Cette extension ne fera qu’accélérer la perte de contrôle de la France sur la structure européenne au profit de l’Allemagne qui a su mêler ses intérêts à ceux des pays de l’Est : en y étant le principal partenaire commercial, un fournisseur d’énergie et bientôt un fournisseur d’armes.

L’Europe pour les Américains : un marché, une zone d’influence et une puissance à contenir

En 1997, M. Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale de M. Carter, présentait sa compréhension des jeux de pouvoir au niveau mondial dans son livre Le grand échiquier. Pour M. Brzezinski, l’enjeu géostratégique majeur des États-Unis est d’arriver à maîtriser et contenir toute nouvelle super puissance sur le continent eurasiatique. Il présente dans son ouvrage les jalons — et les dates associées — de l’expansion de l’OTAN aux pays du pacte de Varsovie ainsi qu’une intégration européenne de plus en plus étendue (36). Pour lui, la Russie n’est à ce moment plus qu’une puissance régionale de moyenne importance et marginalisée. Il désire maximiser son écartement du bloc européen de l’ouest en lui limitant l’accès à la Mer Baltique et à la Mer Noire, sources majeures de ses échanges avec l’Europe de l’ouest. Il compte sur la ferveur nationaliste des pays limitrophes de la Russie pour contrer son expansion. De manière assez prophétique, il est conscient que la Chine rattrapera son retard dans les années 2020. Cette grille de lecture nous permet de mieux comprendre en quoi l’Union européenne et l’OTAN ne sont pas tant des constructions permettant à l’Europe d’être indépendante mais des véhicules défendant les positions géostratégiques américaines. L’échec répété des Américains à nouer des relations en bonne intelligence avec l’establishment russe post-Elstine n’a fait que renforcer leur projet stratégique : créer un glacis de pays farouchement anti-russe sur le flan ouest du pays et faire le jeu de l’Allemagne dans la mesure où celle-ci la suit : par des achats d’armement par exemple — 15 milliards de dollars de commande passées entre 2018 et 2022 (37) ou de gaz de schiste américain maintenant que l’approvisionnement en gaz russe n’est plus d’actualité.

Les Américains mènent une guerre hybride contre la vente de gaz russe en Europe depuis un demi-siècle

Alors que les médias ont fait leurs gros titres sur le sabotage de Nord Stream 2, peu de cas a été fait d’une réalité vieille d’un demi-siècle : la volonté farouche des Américains que les Européens renoncent au gaz russe. Le pays des libertés est l’un des premiers à savoir que les dépendances énergétiques sont les plus importantes car elles permettent d’assurer la subsistance et la vitalité économique d’un pays.

L’administration Biden a fait nommer Antony Blinken — un Américain d’origine ukrainienne — à la tête de la diplomatie américaine. Dans les années 80, M. Blinken a écrit un livre intitulé « l’Amérique, l’Europe et la crise du gazoduc sibérien » (38). Les administrations changent de tête, les enjeux géostratégiques demeurent. Au début des années 80, la Russie décide d’augmenter ses apports en gaz aux pays de l’Europe de l’Ouest viaun nouveau gazoduc et les États-Unis comptent bien l’empêcher. Nous nous permettons de retranscrire à ce sujet quelques extraits choisis du livre Dans le secret des présidents de Vincent Nouzille :

« Les réunions des sept dirigeants des pays riches donnent ensuite lieu à des échanges beaucoup plus vifs. Novice en matière de sommets, Reagan, tout sourire, défend le libéralisme économique avec la foi du charbonnier et appelle à une solidarité sans faille de l’Occident face à l’URSS. S’appuyant sur des rapports de la CIA, il dénonce le projet de gazoduc soviétique destiné à alimenter l’Europe de l’Ouest, qui doit, selon lui, servir à renforcer l’économie soviétique. Le président américain veut étrangler le camp communiste. Tout comme Mitterrand, le chancelier allemand, Helmut Schmidt, s’oppose à de telles mesures : “J’en ai marre de vos interdictions”, lance-t-il à Reagan. » À l’époque, les dirigeants européens mettaient clairement en avant l’intérêt de leurs pays avant celui des Américains.

« La France est indirectement visée, puisque le gouvernement de Pierre Mauroy a entamé, en juillet 1981, des négociations avec Moscou pour la fourniture complémentaire de gaz naturel et la construction d’un pipeline reliant la Sibérie à l’Europe de l’Ouest. Ronald Reagan a écrit plusieurs fois à François Mitterrand à ce sujet, le priant de renoncer à ce contrat. Des officiels américains agitent des menaces contre les pays européens prêts à acheter du gaz soviétique. Ces pressions unilatérales alimentent l’hostilité de Mitterrand, qui n’entend pas se laisser dicter sa politique énergétique par Washington. Les négociations franco-soviétiques s’achèvent le 22 janvier 1982, quelques semaines après le coup de force en Pologne : l’URSS doit livrer à la France huit milliards de mètres cubes supplémentaires de gaz par an. Critiqué par l’opposition, Mitterrand est aussi attaqué par Reagan, qui lui écrit deux nouvelles lettres de protestation, les 22 février et 6 mars 1982. Furieux, le président français décide d’aller s’expliquer avec lui directement à Washington. ». À l’époque les rapports de force s’exprimaient clairement.

Les révélations de Vladimir Vetrov, un traitre russe aussi connu sous le nom de code Farewell, que les renseignements français ont immédiatement communiqué à leurs alliés américains ont permis à ces derniers de saboter les installations gazières russes. « La duperie réussit au-delà des espérances. De faux plans d’une navette spatiale de la NASA sont discrètement « rendus disponibles » pour des agents soviétiques. Le Pentagone laisse filtrer des informations trompeuses sur ses programmes d’avions ou de défense spatiale. Des industriels américains se font délibérément « voler » des puces électroniques défectueuses, qui endommagent la production d’usines chimiques et celle d’une usine de tracteurs en URSS. Par l’intermédiaire d’une société canadienne, les Américains surveillent les agents de la « ligne X » lorsqu’ils dérobent un logiciel de gestion des turbines des oléoducs et gazoducs ; la CIA y a implanté des virus informatiques qui se déclenchent après quelques mois de parfait fonctionnement. En juin 1982, une gigantesque explosion endommage un pipeline en Sibérie. La déflagration est si puissante que les experts militaires américains croient d’abord qu’il s’agit d’un missile nucléaire. Après analyse, ils la décrivent comme « la plus grosse explosion non nucléaire de tous les temps ». À la Maison-Blanche, cet accident fait sourire Gus Weiss. Grâce à Farewell, il a réussi à saboter le secteur énergétique soviétique. » La cyber guerre est une réalité depuis les années 80 tout comme le sabotage d’infrastructures gazières.

L’opposition générale des Européens au diktat américain et à son action clandestine a payé : « Devant l’opposition réitérée de Paris, Londres, Rome et Bonn, Washington cède du terrain. Ni les tentatives de négociation avec les ministres européens sur l’aménagement des sanctions, ni les allégations de la CIA à propos de l’emploi de prisonniers du goulag sur le chantier du gazoduc ne portent leurs fruits. Le 13 novembre 1982, l’administration américaine lève l’embargo qu’elle impose depuis juin aux entreprises travaillant sur le contrat de gazoduc avec l’URSS, tout en évoquant un “accord” et des consultations avec ses alliés sur les achats de gaz et la politique de crédits. Dans un courrier adressé la veille à son “cher François”, “Ron” tente de ménager l’avenir : “Je suis sûr que les politiques communes que nous allons mettre en place auront plus d’effets sur le comportement agressif de l’Union soviétique que les mesures unilatérales que nous avons été amenés à prendre depuis un an.” » M. Reagan, plus raisonné que M. Obama ? En tout cas les Etats-Unis se sont vus opposés un rapport de force par les Européens qu’ils ont su accepter.

Avant la guerre en Ukraine, une guerre commerciale ouverte contre le gaz russe

Depuis 1997, la Russie envisage de contourner les pays de l’est de l’union européenne pour alimenter directement le centre de l’Europe en gaz en passant par la Baltique. Les gazoducs Nord Stream permettent de contourner l’Ukraine — gazoduc fraternité — et la Pologne — gazoduc Yamal — pour livrer directement l’Allemagne, le principal consommateur de gaz en Europe (39). Le premier gazoduc Nord Stream a été inauguré en 2012. Forte de ce succès, la Russie a désiré augmenter ses capacités d’acheminement par la Baltique, d’où le projet Nord Stream 2. Les États-Unis et les pays de l’Est ont tout mis en œuvre pour que le projet Nord Stream 2 n’aboutisse pas et pour contrer les influences russes de manière générale.

Le 6 juin 2017, le Congrès passe une nouvelle loi intitulée Countering Russian Influence in Europe and Eurasia Act of 2017 ou « contrer l’influence russe en Europe et en Eurasie » (40) et qui nous annonce tout de go que les États-Unis n’acceptent pas le bellicisme russe. La loi prévoit en conséquence d’allouer de l’argent aux pays de l’OTAN et de l’Union européenne vulnérables aux agressions ou aux influences russes. L’objectif de cette loi est d’assurer la diversité des sources d’approvisionnement en énergie des pays concernés, comprendre : qu’ils importent du GNL étranger pour se défaire de leur dépendance au gaz russe. Il s’agit d’une déclaration officielle de guerre commerciale attestée par l’augmentation exponentielle des imports de gaz américain par les pays membres de l’UE. Il n’y a qu’à observer l’évolution de ces imports sur la période 2017 / 2020 et le montant associé : fois 20 pour l’Espagne pour atteindre 4 milliards de dollars et 16% des approvisionnements en gaz, fois 10 pour la Pologne, fois 10 pour la Grèce, fois 4 pour la France pour atteindre 440 millions de dollars et 6% des approvisionnements en gaz (41). En novembre 2020, les exportations de GNL américain ont atteint un sommet historique (42).

En 2018, France Culture nous apprend que (43):« L’ambassadeur américain auprès de l’UE, Gordon Sondland, menaçait encore le 13 novembre les Européens de sanctions américaines si “Nord Stream 2” continuait : “nous espérons qu’une opposition au projet se développera en interne” à l’Union, déclarait-il à l’European Policy Centre de Bruxelles ; “mais si cette philosophie n’était pas préférée et que “Nord Stream 2” se poursuivait, le Président (américain) dispose de très nombreux outils lui permettant de freiner ou même d’arrêter le projet”. Et, bien sûr, ajoutait l’ambassadeur, cette opposition américaine à ”Nord Stream 2” n’a rien à voir avec les espoirs américains de vendre aux Européens son GNL à la place du gaz russe. » Pour autant, quatre ans plus tard et suite à la guerre en Ukraine, les entreprises d’exploitations d’hydro-carbure américaines ont cumulé un bénéfice record de 200 milliards de dollars entre avril et septembre 2022 dopé par la vente de GNL aux Européens (44).

Depuis 2019, les États-Unis ont fait passer une loi intitulée Protecting Europe’s Energy Security Act ou « protéger la sécurité énergétique de l’Europe ». La diplomatie américaine explique que les sanctions présentes dans cette loi seront appliquées à la lettre et que : « Nous continuons à exiger que la Russie cesse d’utiliser ses ressources d’énergie à des fins de contrainte. La Russie utilise ses gazoducs pour exporter son énergie et créer des dépendances nationales et régionales à l’égard de l’énergie russe. La Russie utilise cette dépendance pour étendre son influence politique, économique et militaire, pour affaiblir la sécurité de l’Europe. Elle nuit à la sécurité des États-Unis et à sa politique étrangère. » (45) Il n’est en fait pas vraiment question des intérêts de l’Europe mais plutôt des intérêts américains en Europe. Ce régime de sanction a été à nouveau durci en 2020 pour retarder la mise en service du gazoduc Nord Stream 2 (46). La guerre en Ukraine a fini d’achever ce projet d’opposition civilisée et le sabotage du gazoduc l’a mené à son terme.

La Pologne est un État clé pour le développement de la stratégie américaine en Europe

La Pologne a reçu 224 millions d’euros de la Commission européenne pour augmenter les capacités de son terminal de GNL en 2017(47). Fin 2018, M. Trump a négocié avec la Pologne un contrat d’approvisionnement en GNL pour une durée de 20 ans (48). Un an après la signature du contrat gazier, la Pologne est prête à dépenser 2 milliards d’euros pour que les forces américaines s’installent de manière permanente sur son sol dans un « Fort Trump », dans l’esprit opportuniste qui le définit M. Trump dira « Je pense que la Russie a agi agressivement » (49). En 2021, la Pologne souhaite que les États-Unis renforcent encore leur présence militaire sur son sol et est reconnaissante des gestes de M. Trump en faveur de la Pologne (50). M. Trump n’est donc pas une marionnette manipulée par M. Poutine. Les dirigeants européens n’ont rien trouvé à redire au rapprochement de l’administration de M. Trump avec la Pologne alors qu’ils se mettent tous d’accord sur le primat de l’écologie et leur détestation du populisme. Pourtant, la Pologne veut, dès cette époque, importer en masse du gaz de schiste au bilan environnemental plus que discutable et développer cette activité sur son sol, elle est favorable au maintien du charbon dans son mix énergétique (51), elle s’est montrée très accueillante pour M. Trump et elle interdit encore à sa population de blasphémer (52).

En octobre 2020, l’autorité de la concurrence polonaise a condamné la société d’exploitation russe Gazprom à 6,5 milliards d’euros d’amende pour la construction du projet Nord Stream 2(53).

L’importance de la Pologne pour les États-Unis s’est encore renforcée en novembre 2022 lorsque Westinghouse y a remporté la construction de la première centrale nucléaire du pays pour un montant estimé à 40 milliards de dollars et les États-Unis s’attendent à prochainement remporter un contrat en Roumanie (54). À cela s’ajoute des commandes de matériel militaire entre 2017 et 2022 qui pourraient atteindre les 34 milliards de dollars (55). Le tribut polonais versé à l’industrie de défense américaine est deux fois plus élevé que celui de l’Allemagne.

L’initiative des Trois mers : un groupe d’influence structuré pour défendre les intérêts des pays du centre et de l’est de l’UE à Bruxelles avec le soutien actif de Washington

Les États-Unis comptent sur les quatre États rassemblés au sein du groupe de Visegrád mais aussi par extension sur une coalition de pays via l’initiative des Trois mers dont ils sont à l’origine et qui rassemble : l’Autriche, la Bulgarie, la Croatie, la Tchéquie, l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, l’Estonie, la Lituanie, la Pologne, la Slovaquie, la Slovénie et la Roumanie. L’initiative est lancée en 2015 par la Pologne et la Croatie. L’objectif est de constituer une « plateforme informelle pour sécuriser le soutien politique et des actions déterminantes sur des dossiers d’intérêts transfrontaliers, à l’échelle de la région concernée et d’importance stratégique pour les États concernés au sujet de l’énergie, des transports, du numérique » (56). Soit les trois axes de développement des grands investissements de la Commission européenne via l’initiative Connecting Europe Facility (CEF) lancée en 2014.

En 2017, M. Trump en personne participera au sommet de Varsovie, les États-Unis y sont considérés comme un État partenaire et les pays membres y décident de « faire du Three Seas Business Forum une plateforme de coopération économique pour la région » et y réaffirment « l’importance stratégique de la coopération transatlantique » (57).

En 2018, un nouveau sommet se tient à Bucarest, y sont notamment présents : le président de la Commission européenne, le ministre allemand des Affaires étrangères et le secrétaire à l’énergie des États-Unis. Nous y apprenons que le Business Forum a réaffirmé comme priorité le développement de l’énergie, des infrastructures et de la digitalisation (58). Sur la période 2014 – 2020 le programme CEF dans les infrastructures de transport dispose d’une enveloppe de 24 milliards d’euros dont 6,4 milliards pour les seuls pays du groupe de Visegrád (59) — la Commissaire aux transports à ce moment est une Slovène. Le CEF pour l’énergie pour cette même période représente quant à lui 5,35 milliards d’euros et son responsable est un Slovaque.

Ce forum qui s’est doté d’une structure d’investissement est une véritable instance d’échange et d’influence dont la France est complètement absente mais où l’Allemagne et les États-Unis sont présents avec des représentants de très haut niveau — en 2019 le président allemand participera au Business Forum. Nous apprenons en 2020 que « l’annonce d’un financement de 1 milliard de dollars pour l’initiative des Trois mers par le secrétaire Pompeo est la démonstration de l’engagement continu des États-Unis en Europe » et que « cela met en exergue la reconnaissance de l’importance stratégique de l’Europe centrale par les États-Unis et la confiance de Washington dans le développement et les perspectives économiques des pays membres de l’intiative » (60). Il s’agirait de participer à un projet d’infrastructure à plus de 500 milliards de dollars pour remédier aux séquelles laissées par le régime soviétique, un plan Marshall nouvelle génération.

Cette organisation et les décisions prises par la Commission européenne montrent que les Américains ont réussi un coup de maître en sécurisant leurs intérêts économico-militaires tout en assurant un discours cohérent permettant de mettre au ban la Russie. Les Allemands ont bien compris l’enjeu de ce qui se trame et restent présents pour en tirer le meilleur parti. Il faudrait que la France cesse de penser que l’Union européenne est une coalition d’États unis dans un projet commun, il n’y a que des intérêts à défendre et des unions informelles ou plus formelles y sont à l’oeuvre. L’adhésion sans fard au discours sur la concurrence et le libéralisme fait que les élites françaises ne sont pas capables d’analyser les dynamiques d’influence et donc de faire valoir les intérêts de leur pays. Et elles sont loin du compte comme va nous le montrer une petite analyse de ce qui se passe récemment au niveau de l’Atlantic Council.

L’Atlantic Council ou l’influence américaine para-étatique mal comprise en France

L’Atlantic Council ? Une organisation façonnée par la guerre froide, elle est historiquement liée à la défense des intérêts de l’OTAN et surtout des États-Unis (61). C’est cette organisation qui est derrière la création et la promotion de l’initiative des Trois mers (62).

Le président de cet organe n’est autre que John F. W. Rogers (63), le directeur de cabinet des dirigeants de la toute puissante Goldman Sachs, chief of staff dans le texte — une banque qui a débauché M. Barroso après son mandat de président de la Commission européenne. Il y est secondé par James L. Jones Jr., ancien conseiller à la sécurité nationale de M. Obama — il assistait le président dans la situation room et dans ses rapports avec les dignitaires étrangers —, il est un ancien commandeur en chef de l’OTAN, ancien responsable des forces américaines en Europe, ancien lobbyiste pour la promotion des intérêts du secteur énergétique américain à l’international et spécialisé dans la sécurité énergétique (64). Le général Jones est derrière un papier de l’Atlantic Council qui a permis à l’initiative des Trois mers de voir le jour (65).

En 2021, l’Atlantic Council a décidé d’ouvrir un centre en Europe. L’annonce de cette excroissance organisationnelle censée défendre « une Europe forte, responsable et s’affirmant au cœur de la relation transatlantique » a été faite le 5 février 2021 lors d’une visioconférence à l’Élysée (66). L’introduction est faite par M. Rogers qui s’adresse à « son excellence Emmanuel Macron, président de la République française ». Pour officialiser le lancement de l’European Center de l’Atlantic Council, M. Macron est invité à partager sa vision de l’Europe, surtout que M. Rogers nous renseigne sur l’importance de son point de vue « je sais que je parle pour la plupart d’entre nous quand je dis que nous attendons d’entendre votre vision du futur de l’Union Européenne en tant que leader global et impactant et en tant que partenaire des États-Unis lorsque nous nous retrouvons ensemble aujourd’hui pour parler des plus grands défis de notre siècle qui se déroulent devant nous »(67). M. Macron aura l’occasion de l’exprimer avec plus de 9000 mots prononcés, dont 2 « français », 3 « France », 11 « Europe », 13 « merci », 47 « européen » et plus de 150 « je ». La bataille pour défendre les intérêts de la France en Europe n’est pas près de commencer.

 

MSIE 41 de l’EGE


Sources

(1): Eurostat, « Electricity prices for household consumers – bi-annual data (from 2007 onwards), jeu de données NRG_PC_204.

(2): Ibid.

(3): Eurostat, « Gas prices for household consumers – bi-annual data (from 2007 onwards). 

(4): Ibid.

(5): GDF-Suez, le dossier secret de la fusion, op. cit., p. 94

(6): Ibid. p. 83.

(7): Ibid. p. 96.

(8): Ibid. p. 224

(9): Juliette Garside, « Ex-EU commissioner Neelie Kroes failed to declare directorship of offshore firm », The Guardian 21 septembre 2016.

(10): Sharon Wajsbrot, « EDF écope d’une amende de 300 millions d’euros pour abus de position dominante »,  Les Échos 22 février 2022.

(11): Ian Traynor, « Brussels hits gas pact pair with £1bn fine », The Guardian 8 juillet 2009

(12): David Garcia, « Absurdistan électrique » Le Monde Diplomatique janvier 2023.

(13): Cour des comptes, « Le soutien aux énergies renouvelables », mars 2018, p. 46, montant en euros 2018.

(14): Engie, « Les énergies renouvelables, un pari gagnant pour ENGIE » , août 2016.

(15): Anne Debrégeas et David Garcia, « Une régulation au bénéfice du privé », Le Monde diplomatique février 2021.

(16): Commission de régulation de l’énergie, « La CRE lance une enquête contre un fournisseur d’électricité », 9 septembre 2022.

(17): Cour des comptes, Rapport public annuel de 2015, chapitre 2 « L’ouverture du marché de l’électricité à la concurrence : une construction inaboutie », février 2015

(18): Compagnie Nationale du Rhône, « La loi ”Aménagement du Rhône“ prolonge la concession de CNR jusqu’en 2041 ».

(19): Connaissances des énergies, « Électricité d’origine renouvelable : comment fonctionnent les tarifs d’achat ? ».

(20): Cour d’appel de Paris, Arrêt du 28 juillet 2020

(21): RTE, données annualisées définitives de 2012 à 2020, publiées sur la page éCO2mix.

(22): Emmanuelle Ducros, « Quand Dominique Voynet se vantait d’avoir sabordé le nucléaire Français », l’Opinion 8 décembre 2022.

(23): Wikipedia, « List of photovoltaics companies ».

(24): Thibaut Madelin, « EDF revend sa part dans EnBW pour 4,7 milliards au Land de Bade-Wurtemberg » , Les Échos 6 décembre 2010

(25): Manfred Hafner et Simone Tagliapietra, The European Gas Markets

(26): Ibid. préface.

(27): Ibid. p. 12.

(28): Ibid. p. 14.

(29): The European Gas Markets, loc. cit.

(30): Lire à ce sujet Carbone Connexion de Aline Robert

(31): The European Gas Markets, op. cit., « The Potential Role of Gas in Decarbonizing Europe: A quantitative Assessment ».

(32): Ministère de la transition écologique, « La fin des tarifs réglementés de vente de gaz »(https://www.ecologie.gouv.fr/tarifs-gaz) 6 mai 2021

(33): Jacques Percebois, « Réforme du marché de l’électricité en Europe : quand les CAPEX détrônent les OPEX », Connaissance des énergies 10 novembre 2022.

(34): Guntram Wolff et Alexandra Gritz, « Gas and Energy Security in Germany and Central and Eastern Europe », German Council on Foreign Relations 14 décembre 2022.

(35): Olaf Scholz, « The Global Zeitenwende »() Foreign Affairs janvier / février 2023.

(36): Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier, fin du chapitre « La tête de pont de la démocratie ».

(37): Defense Security Cooperation Agency, « Germany ».

(38): Sylvie Kauffmann, « Navalny, Blinken, Merkel et le gaz russe, Le Monde 3 février 2021.

(39): U.S. Energy Information Administration, « Germany ».

(40): U.S. Congress, « S.1221 – Countering Russian Influence in Europe and Eurasia Act of 2017 », 6 juin 2017.

(41): U.S. Energy Information Administration, « U.S. Natural Gas Exports and Re-Exports by Country ».

(42): U.S. Energy Information Administration, « U.S. liquefied natural gas exports set a record in November ».

(43): Eric Biegala, « La bataille ouverte du gaz naturel en Europe », France Culture 27 décembre 2018.

(44): Pierre Rimbert, « Les poires européennes » Le Monde Diplomatique janvier 2023.

(45): U.S. Department of State, « Protecting Europe’s Energy Security Act (PEESA), as Amended », 9 avril 2021.

(46): U.S. Congress, « S.3897 – Protecting Europe’s Energy Security Clarification Act of 2020 », 6 avril 2020.

(47): European Commission, « Upgrade of Polish port’s LNG terminal to strengthen energy security ».

(48): « Poland signs 20-year liquefied natural gas deal with US », Deutsche Welle 19 décembre 2018.

(49): Zoya Sheftalovich, « US considering building ‘Fort Trump’ in Poland,  Politico 19 septembre 2018.

(50): Dorota Bartyzel, « Poland Wants Biden to Boost U.S. Military Presence on Its Soil », Bloomberg 22 janvier 2021.

(51): Agathe Osinski et Matthias Petel, « La Pologne s’accroche à son charbon », Le Monde diplomatique novembre 2020.

(52): « Offending religious feelings (Poland) », Wikipedia.

(53): America Hernandez et Thibault Larger, « Poland hits Gazprom with the world’s largest competition fine », Politico 7 octobre 2020.

(54): Department of Energy, « Poland and U.S. Announce Strategic Partnership to Launch Poland’s Civil Nuclear Program », communiqué de presse du 3 novembre 2022.

(55): U.S. Department of State, « U.S. Security Cooperation With Poland , fact sheet du 31 octobre 2022.

(56): Three Seas, « Dubrovnik Summit 2016 ».

(57): Three Seas, « Warsaw Summit 2017 ».

(58): Three Seas, « Bucharest Summit 2018 ».

(59): Pologne: 3,9 milliards – Hongrie: 1 milliard – République tchèque: 956 millions – Slovaquie: 541 millions. European Commission, « CEF Transport projects by country ».

(60): Atlantic Council, « US commits $1 billion dollars to develop Central European infrastructure », communiqué de presse du 15 février 2020.

(61): Atlantic Council, « Since 1961 ».

(62): Three Seas, « Three Seas Story ».

(63): « John F. W. Rogers », Wikipedia.

(64): Atlantic Council, « CV de James L. Jones.

(65): Atlantic Council, « Completing Europe: From the North-South Corridor to Energy, Transportation, and Telecommunications Union », 9 avril 2015.

(66): Atlantic Council, « Transcript: President Macron on his vision for Europe and the future of transatlantic relations », 5 février 2021.

(67): « And I know I speak for the broader audience when I say we look forward to hearing your vision for the European Union as an impactful, global leader and partner with the United States as we come together today in tackling this century’s biggest challenges so far unfolding before us », Atlantic Council, op. cit.