L’ art opératif soviétique à l’épreuve de la guerre en Ukraine – 1. Udar sur Dniepr

L’ art opératif soviétique à l’épreuve de la guerre en Ukraine – 1. Udar sur Dniepr

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 18 septembre 2022

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L’art opératif soviétique (AOS) plaît beaucoup aux historiens militaires et aux stratégistes, comme souvent d’ailleurs la réflexion russe généralement originale et riche. Ses principes ont été établis par un petit groupe d’officiers vétérans des guerres de la Russie à l’Union soviétique au début du XXe siècle et qui ont entrepris d’analyser les conflits de l’ère industrielle. Dans un consensus, ils ont établi que les guerres modernes actionnant de grandes masses et impliquant toutes les ressources des nations pouvaient difficilement se gagner en quelques grandes batailles « décisives », parfois une seule, mais nécessitaient une longue distribution des efforts dans l’espace et le temps.

C’est l’organisation de cette distribution des efforts tactiques pour atteindre l’objectif stratégique politico-militaire, une situation qu’ils n’ont évidemment pas inventée, qu’ils ont baptisée « art opératif ».

Bagration for ever

A cette époque de l’entre-deux-guerres, le problème est celui du front continu, issu de l’augmentation considérable de la puissance de feu durant les décennies précédentes, alors que le reste, le déplacement ou la circulation de l’information, restait inchangé depuis des siècles. Quand on doit faire face à pied et sans protection à une grande puissance de feu, percer le dispositif ennemi et parfois même simplement l’atteindre devient difficile. Reste le contournement. Mais quand les armées sont gigantesques et occupent tout l’espace, ce contournement devient également impossible et cela donne les lignes de tranchées de la Grande Guerre.

L’AOS s’appuie principalement sur les solutions expérimentées en 1918 sur le front Ouest en combinant les méthodes allemande et française. La première consistait à combiner surprise, puissance de feu et troupes d’assaut pour casser le front par une attaque directe, puis à exploiter la percée au maximum dans la profondeur par des divisions d’infanterie. Les Allemands cherchaient à gagner la guerre le plus vite possible par des attaques de ce type les plus puissantes possibles. La méthode française de son côté consistait à s’appuyer sur une grande motorisation pour distribuer des forces le long du front très vite, ce qui a permis d’abord de colmater les percées ennemies puis d’organiser une série d’attaques de moindre ampleur que celles des Allemands mais deux fois plus rapides à mettre en place. La manœuvre latérale rapide française l’a au bout du compte emporté sur la manœuvre axiale lente allemande.

Toukhatchevski, Svetchine, Isserson et d’autres ont donc imaginé une combinaison des deux méthodes en profitant des progrès rapides des engins motorisés mais aussi des moyens de communication. L’offensive idéale est donc pour eux une grande attaque directe par surprise sur un large front et la plus grande profondeur possible afin de provoquer un choc (Udar) et la dislocation du dispositif ennemi. Dans l’absolu, en particulier pour Mikhaïl Toukhatchevski, tout doit arriver en même temps ou du moins le plus vite possible dans le dispositif ennemi, « artillerie volante », parachutistes en assaut vertical, groupes de manœuvre infiltrés dans la profondeur, artillerie, colonnes d’attaques blindées, etc. afin d’obtenir sa dislocation. Comme généralement un seul « udar » ne suffit pas à atteindre l’objectif stratégique, il faudra, surtout pour Svetchine, multiplier ces chocs afin de conserver l’initiative jusqu’à la victoire.

Les concepteurs de l’AOS essayèrent aussi d’imposer l’idée d’un « niveau opératif » purement militaire nécessaire pour la mise en œuvre de l’art opératif, en réalité surtout un panneau « interdit d’entrée » aux politiques. Cela ne les protégera des purges et leurs idées ne seront mis en œuvre véritablement qu’avec les victoires spectaculaires de 1943 à 1945 contre les Allemands et les Japonais devenues dès lors des références indépassables. Depuis la fin de la Grande Guerre patriotique, l’armée soviétique/russe cherche toujours finalement à pouvoir reproduire l’opération Bagration qui a permis de détruire un groupe d’armées allemand en Biélorussie à l’été 1944.

Les évolutions qui ont pu avoir lieu par la suite sont finalement toujours intégrées dans le modèle, y compris l’arme atomique dont l’emploi est d’abord envisagé en préalable comme « préparation d’artillerie », puis en butoir comme seuil à ne pas franchir. On notera au passage que l’AOS ne s’intéresse de fait qu’aux opérations offensives, même dans une posture stratégique défensive. L’URSS/Russie se croit toujours menacée et conçoit l’attaque comme le meilleur moyen de se défendre avant que son sol soit ravagé. L’« offensive à grande vitesse » conçue au début des années 1980 par le maréchal Ogarkov pour envahir la République fédérale allemande est toujours une opération Bagration mais avec les nouvelles technologies de l’information et sous le seuil nucléaire. Tout au plus après les victoires spectaculaires des Américains contre l’Irak en 1991 et 2003, certains théoriciens russes ont essayé aussi d’y coller des concepts empruntés à l’adversaire comme l’emploi en séquence des forces aériennes – neutralisation des défenses aériennes/antiaériennes, puis frappes en profondeur et paralysie des réseaux ennemis en préalable des grandes offensives aéroterrestres, mais la greffe aura un peu de mal à se faire.

Le succès de l’AOS repose sur une planification très précise et soignée afin de coordonner au mieux les actions de forces très différentes, ce qui suppose en amont d’avoir l’appréciation la plus juste possible de l’ennemi mais aussi de ses propres forces, et une fois le plan élaboré, d’avoir un instrument qui soit matériellement, intellectuellement et moralement capable de le mettre en œuvre strictement. Comme dans l’industrie de l’époque, l’AOS est donc très tayloriste avec un échelon de conception et un échelon d’exécution aussi distinct qu’un cerveau et des muscles. Au niveau le plus bas, les soldats et leurs cadres immédiats sont comme des ouvriers peu qualifiés à qui on demande d’appliquer simplement les procédures prévues pour chaque situation, ce qui a au moins l’avantage de la vitesse. Une fois l’action terminée, on leur demande de rendre compte intégralement des résultats obtenus pour maintenir l’appréciation claire de la situation.

Quand toutes les conditions sont réunies – bonne appréciation de la situation amie/ennemie, plan de coordination précis par un état-major compétent, exécution parfaite par des unités qui maîtrisent bien les procédures – la méthode est redoutable. Le problème est que ces conditions n’ont plus été réunies depuis 1945 et certainement pas en Ukraine.

La Stavka du pauvre

Commençons par le cerveau, le niveau de planification opérationnelle. On pouvait imaginer, on a cru même, que les états-majors russes du niveau de l’armée (corps d’armée dans les armées occidentales) et au-dessus seraient bons, ne serait-ce que par leur expérience dans le Donbass en 2014-2015 et surtout en Syrie, où la plupart des officiers supérieurs russes sont passés. Les deux offensives russes réussies dans le Donbass à l’été 2014 et en février 2015 étaient du niveau d’une armée complète, et si les forces terrestres russes n’ont pas été engagées en Syrie, l’état-major du corps expéditionnaire a planifié et conduit pendant plusieurs années l’emploi de moyens navals et surtout aériens importants en conjonction avec les opérations militaires de la coalition pro-Assad.

On a finalement été surpris en février-mars 2022 par la médiocrité de la planification des opérations des neuf armées engagées, ainsi que de la flotte de la mer Noire et des forces aérospatiales (VKS) qui donnaient l’impression de « faire leur guerre » chacune de leurs côtés, loin de la discipline et de la coordination exigées par les canons de l’AOS. L’art opératif, c’est la traduction en ordres tactiques, aux armées puis en dessous, d’objectifs stratégiques accompagnées d’impératifs et de contraintes politiques. Encore faut-il que ces objectifs soient clairs, ce qui n’était pas forcément le cas. Encore faut-il aussi que la chaîne de commandement soit également claire.

Dans l’absolu, la stratégie est définie par un dialogue entre le chef politique, qui donne sa vision et des hauts responsables militaires qui estiment la manière dont il est possible de la réaliser. La « Stavka », ou état-major général ou encore centre de planification et conduite des opérations, est alors chargé de traduire cela en missions.

Normalement, le chef politique ne parle pas le langage militaire et ne s’immisce pas dans le détail de la traduction de sa vision des choses en missions sur le terrain. Quand les choses sont bien faites, la stratégie se traduit en ordres militaires tout le long de la chaîne tactique. Les choses ne sont pas bien faites en Russie avec un Vladimir Poutine qui se méfie de généraux trop puissants, dialogue plutôt avec ceux qui lui disent ce qu’il veut entendre et s’immisce dans le détail des opérations sans avoir lui-même la moindre expérience militaire. Cela ne donne généralement pas de bons résultats.

Tout en étant minimisée politiquement au rang d’« opération spéciale », la guerre en Ukraine est également la plus importante jamais menée par Moscou depuis 1945. On a d’abord tâtonné pour savoir s’il fallait créer un échelon intermédiaire entre Moscou et les trois états-majors de districts militaires qui avaient pris en compte chacun un secteur du front (district Est en Biélorusse, district Centre à l’est de l’Ukraine, et district Sud pour le Donbass), la flotte de la mer Noire, les VKS, les forces d’assaut aérien (VDV) qui forment une armée à part et le Commandement des opérations spéciales. Un commandement de campagne aéroterrestre a finalement été formé en avril et confiée au général Dvornikov rapidement remplacé par le général Zhidko. Il semble qu’on soit revenu en août à deux commandements de zone commandés par Moscou dont un confié au général Surovikia. Ce dernier est surtout connu pour sa loyauté politique, loyauté qui lui avait valu d’être nommé, lui un « terrien », à la tête des VKS en 2017 afin de reprendre en main une structure jugée un peu trop indépendante. Les régimes autoritaires n’aiment pas les généraux trop victorieux et donc souvent aussi populaires.

En face, le système de commandement ukrainien, que les Russes ont été incapables par ailleurs de paralyser techniquement, s’est finalement avéré supérieur. Il est vrai que celui-ci avait d’abord à mener une campagne défensive, techniquement plus simple à organiser qu’une opération offensive de grande ampleur sur un territoire étranger. La structure territoriale du commandement, de l’oblast au commandement central à Kiev en passant par les commandements régionaux s’est avérée bien adaptée à cela. Plus que l’intrusion et la méfiance politique, c’est l’influence et les complicités avec les Russes qui ont peut-être le plus perturbé le système notamment dans le commandement Sud défaillant initialement devant l’attaque de la 58e armée russe venue de Crimée.

Élément fondamental, les Ukrainiens sont depuis le début bien mieux renseignés sur eux-mêmes et surtout sur l’ennemi que les Russes, parce qu’ils sont chez eux, bénéficient de l’aide à de la population, disposent de nombreux capteurs, luttent pour leur survie ce qui incite à mettre de côté rivalités et jeux politiques au profit d’une plus grande honnêteté et reçoivent une aide très précieuse en la matière de la part des États-Unis. Les états-majors ukrainiens voient mieux les choses que leurs ennemis, qui n’ont été pas été capables de déceler par exemple la présence début septembre de cinq brigades ukrainiennes à quelques kilomètres de Balakliya, ni l’extrême faiblesse de leur propre dispositif. C’est d’ailleurs sur l’état de ses propres troupes que les comptes rendus sont souvent les plus faux, après ceux des résultats obtenus sur l’ennemi. L’état-major ukrainien n’est pas exempt d’erreur, la défense acharnée du saillant de Lysychansk-Severodonetsk au mois de juin contre toute logique a en sans doute été une puisque les deux villes sont quand même tombées et que les forces ukrainiennes y ont perdu beaucoup d’hommes. Peut-être était-ce d’ailleurs le résultat d’une intrusion politique.

D’une manière générale, le haut-commandement ukrainien se débrouille plutôt bien, et avec sans doute l’aide américaine et britannique, est capable d’organiser des opérations, à la fois inventives dans la guerre de corsaires – ces coups portés dans la profondeur du dispositif ennemi – et de plus en plus complexes sur la ligne de front, alors que l’on a le sentiment inverse que les Russes font des choses de moins en moins sophistiquées avec le temps. Il est vrai aussi que réfléchir et faire de beaux plans n’est pas tout en temps de guerre, il faut aussi que les ordres soient exécutés et bien exécutés. Si les Ukrainiens font de plus en plus de choses et les Russes plutôt de moins en moins, c’est aussi parce que d’un côté il y a des « muscles » qui répondent de mieux en mieux alors que de l’autre, ils s’atrophient.

(à suivre)