La Question, la seule.

La Question, la seule.

par Jean-Pierre Ferey (*) – Esprit Surcouf – publié le 27 février 2023

https://espritsurcouf.fr/defense_la-question-la-seule_par_jean-pierre-ferey_n208-240223/


C’est un pavé dans la mare.

Cela fait cinq ans que nos chefs militaires nous alertent sur les risques de conflits nouveaux, sur le retour des combats de haute intensité.  Cela fait cinq ans qu’ils concoctent des plans pour préparer les armées à une « vraie guerre », qu’ils mènent des entrainements durcis, qu’ils accélèrent la mise en place de nouvelles armes.

Dans la foulée, cela fait cinq ans que bien des commentateurs dénoncent avec effroi nos faiblesses capacitaires, en termes d’effectifs, de moyens, de forces morales. « C’est la faute de nos gouvernements », disent-ils (que ces gouvernements soient de droite ou de gauche). « Après l’implosion de l’URSS, ils ont engrangé à l’excès les dividendes de la paix, ils ont coupé dans les budgets, ils nous ont rogné les ailes ».Ce n’est pas faux !

Mais quand ces commentateurs, pour prouver leurs dires, citent en exemple la pauvreté de nos stocks de munitions, là, le raisonnement dérape. Ils oublient, ou ignorent, que depuis la fin des guerres coloniales (Indochine, Algérie), la France n’a jamais disposé de réserves importantes de munitions. Délibérément ! Par doctrine !  

Souvenez-vous. Janvier 1991, début de la guerre du Golfe. Pour accrocher sous les ailes de ses avions Jaguar qui partent en mission de bombardement, la France doit acheter en catastrophe un millier de bombes lisses de 250 kilos. Aux journalistes interloqués, le commandement répond : « C’est normal. Nous n’avons qu’un stock de bombes limité. Nous sommes formatés pour mener une guerre de trois jours, pas plus. C’est le principe de la dissuasion nucléaire ».

Eh oui ! A cette époque où les états-majors gardaient les yeux rivés sur le saillant de Thuringe, les armées françaises, comptant sur les forces de leurs alliés de l’OTAN, se donnaient trois jours pour arrêter les chars soviétiques déboulant par la trouée de Fulda. Si au bout de trois jours l’offensive n’était pas enrayée, nos intérêts vitaux se trouvaient évidemment menacés, et on lançait les bombes atomiques. En étant conscient de la riposte inévitable de l’ennemi et des destructions apocalyptiques qu’elle provoquerait. Dans ce chaos monstrueux, avoir des munitions supplémentaires ne servait plus à rien.  

Réclamer la constitution de stocks de munitions conséquents, c’est montrer son intention de pouvoir prolonger les combats. C’est faire la preuve de son hésitation à utiliser l’arme nucléaire.

En 1990, alors que l’URSS existait encore, le général Schmidt, Chef d’Etat-Major des Armées, confiait en aparté à des auditeurs de l’IHEDN : « Moi, ma mission, c’est de vitrifier Moscou ». Le général Burkard, actuel CEMA, peut-il dire aussi crûment aujourd’hui : « ma mission, c’est de vitrifier Moscou si Poutine nous attaque » ? La doctrine a-t-elle changé ?

Comprenons-nous bien. Etant donné le nombre de têtes nucléaires positionnées en Russie, en Chine, aux Etats-Unis, en France, en Grande-Bretagne, en Inde, au Pakistan, en Israël, en Corée, déclencher le feu nucléaire, c’est détruire par engrenage toute vie humaine. Même les aborigènes les plus reculés, dans une île perdue du Pacifique, seraient touchés par les nuages radioactifs.

Il y aura des rescapés, sans doute. Mais dans quelles conditions, forcément abominables. Ils n’auront qu’un seul objectif, survivre, et refaire des enfants, viables, avec un avenir. Que le chef parle russe, chinois, américain ou français, cela aura-t-il une importance ?

Refuser d’appuyer sur le bouton, c’est refuser de tuer l’humanité. C’est une opinion tout à fait respectable et tout à fait légitime. Appuyer sur le bouton, au nom de la démocratie et de la liberté, « la Liberté ou la mort », est une autre opinion, tout aussi respectable et tout aussi légitime.

Est-on prêt à appuyer sur le bouton ? Si oui, il faut en accepter les conséquences. Si non, il faut arrêter de dépenser des centaines de milliards pour entretenir un armement nucléaire inutile.

Est-on prêt à appuyer sur le bouton ? Au vu des évènements en Ukraine et de l’agressivité de Poutine, c’est LA question, la seule qui se pose vraiment !

(*) Jean-Pierre Ferey a mené une carrière complète de journaliste de télévision, où il a longtemps été spécialisé sur les questions de géopolitique et les affaires militaires. Auditeur de l’IHEDN (42° session nationale), il est secrétaire de rédaction d’Espritsurcouf et l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Les héros anonymes de l’été 44 aux éditions du Rocher.