L’évolution du champ opérationnel, enseignements de la guerre en Ukraine.

L’évolution du champ opérationnel, enseignements de la guerre en Ukraine.

 

par le Colonel (eR) Gilles Lemaire – publié le 5 mai 2023

L’irruption de l’armée russe hors de ses frontières en Ukraine a surpris une Europe qui se croyait à l’abri d’un conflit de cette importance. Le monde de la guerre froide et de l’après-guerre froide semblait devoir ignorer ce type d’agression directe visant un État souverain disposant de frontières internationalement reconnues.

Quelles leçons retenir du conflit en cours quant à la définition du corps de bataille propre à faire face à cette conjoncture ?

Le progrès des techniques ne s’est pas arrêté avec la fin de la guerre froide. Bien au contraire, trente années plus tard, nous vivons dans un monde radicalement différent, dominé par la maitrise de l’espace, l’électronique, l’informatique, la numérisation, l’intelligence artificielle, etc. Le monde militaire n’y échappe pas. Comment apprécier cette évolution sur le champ de bataille, quelle catégorie d’armements sera déterminante ? La réponse reste incertaine. Ce que l’on peut relever est que les coûts unitaires des armements ne cessent d’augmenter, fait résultant du progrès des techniques, toujours plus onéreuses, mais aussi de l’arrêt des productions à la fin de la guerre froide, ce qui limite les séries et augmente donc ces coûts unitaires. Les armements modernes sont ainsi atteints du syndrome de rareté. L’effet de masse ne joue plus. Fait aggravant : Le taux de disponibilité des matériels décline, car l’entretien et les pièces détachées suivent les coûts de production. Pour autant, le taux de destruction au combat des armements, de facture récente ou non, reste inévitablement élevé. En conséquence, pendant cette première année de guerre en Ukraine, les belligérants ont dû aller rechercher dans des stocks anciens des armements considérés comme dépassés pour remplacer leurs pertes. L’armée russe déploie ainsi des missiles modernes hypersoniques pour frapper les installations sensibles ukrainiennes, en nombre inévitablement limité compte tenu de leur modernité, mais également des chars T 54-55 conçus en grand nombre au lendemain de la deuxième guerre mondiale et disponibles à très faible coût. Les engins blindés promis par l’Otan, comme le réputé Leopard 2 ont été conçus dans les années 1970[1], etc…

Plus étonnant est de constater que les combats en Ukraine renouent avec les tranchées de la Grande guerre.Cette gestuelle n’avait pas tout à fait disparu au cours de la deuxième guerre mondiale, cohabitant de fait avec la blitzkrieg. Elle ressurgit avec les « dents de dragons » et autres abris en béton installés par l’armée russe en défense de la Crimée. La mobilité offensive semble trouver ses limites au profit de la défensive chère à Clausewitz. Le couple char-avion qui mit fin à la guerre des tranchées en 1918 s’essouffle depuis le développement des missiles le contrant avec une efficacité aussi grandissante qu’irrémédiable. L’aviation semble avoir disparu du ciel ukrainien. L’artillerie sol-sol a donc repris toute sa place en augmentant considérablement le calibre de ses projectiles et leur portée, particulièrement pour les lance-roquettes et les missiles sol-sol. Les portées de plusieurs centaines de kilomètres sont déjà atteintes ou envisagées, ceci avec des projectiles de très grande précision permettant la prise à partie d’objectifs lointains préférentiels[2]. « L’arme des feux profonds » mobilisait jadis la plus grosse part des pondéreux véhiculés par la logistique. La révolution de la précision rend inutiles les réglages et les tirs de saturation pour traiter un objectif, ce qui devrait logiquement réduire ses charrois d’approvisionnement. Mais le coût et donc la rareté de ces projectiles perfectionnés ne conduit pas magistralement à ce schéma. La situation d’antan semble imperturbable. On réclame des obus et encore des obus, conventionnels, comme en 1915 !

Le drone semble parfaire ce souci de la précision. Beaucoup d’observateurs s’extasient devant son apparition[3], son efficacité paraît spectaculaire. Cependant les dispositif sol-air intégrés comme le « Dôme de fer » israélien[4]et, derniers arrivants, les armes Laser à effet dirigé, semblent promis au même brillant avenir que cette menace qu’elles sont susceptibles de contrer[5]. Reste à réaliser ces catégories et à les approvisionner, cause de nouveau débours.   

Au total, l’innovation, avec son coût prohibitif, limite le volume des armements de dernière génération sur le champ de bataille. On peine à les recompléter, l’industrie post-guerre froide s’avérant défaillante. Par conséquent, il n’est pas surprenant de voir se poursuivre en Ukraine un conflit en mode plutôt dégradé pour ce qui concerne la couche propre à conduire la destruction au contact : avions d’armes, chars de combat, infanterie, artillerie. Seule la couche renseignement, fondée sur les moyens de recueil et de transmission, et surtout d’exploitation, à la pointe du progrès grâce à la numérisation, semble opérer positivement[6]. Les moyens de renseignement, liés à l’exercice de la dissuasion nucléaire[7], n’ont en effet pas été diminués par l’épisode des « dividendes de la Paix », leur maintien et leur mise à jour dans un monde, certes peu conflictuel, mais toujours empreint de menaces, s’étant avéré indispensable. Dans un contexte d’attrition des moyens conventionnels, ils ne peuvent cependant donner prise à une exploitation opérationnelle efficiente pour ce qui concerne le conflit en cours. Ce conflit semble répondre au premier souci du stratège : être renseigné. Pour poursuivre la démarche opérationnelle, il faut disposer des moyens de réduction de l’adversaire.

L’évolution dudit conflit repose donc sur la stratégie génétique, c’est-à-dire sur la capacité des industries à alimenter les forces en armements modernes, ou autres éventuellement. Une course est engagée, qui n’est pas sans rappeler celle de la deuxième guerre mondiale, initiée par l’Allemagne hitlérienne et finalement gagnée par l’acteur qui disposait alors d’une industrie hors-normes susceptible d’alimenter l’ensemble des forces alliées, c’est-à-dire les États-Unis. La deuxième guerre mondiale, dans la suite de la première, a été une guerre industrielle. Les conflits futurs ne peuvent y échapper. C’est la puissance économique, soutenant la stratégie génétique, qui assure le succès des armes.  

« La Défense ! C’est la première raison d’être de l’État. Il n’y peut manquer sans se détruire lui-même[8] ». Mais cet État doit au préalable adapter son économie et ses ressources pour ce faire. Il reste à souhaiter que notre loi de programmation et la remise en ordre des finances de notre État soient à hauteur de ce défi.


[1] La livraison de Léopard 1, d’une génération antérieure, celle de l’AMX 30, est également envisagée. Le même phénomène peut être constaté pour les avions d’armes de génération ancienne : Mig29, Su25, Su 27, hélicoptères MI 8, employés dans les deux camps.   

[2] Postes de commandement et dépôts logistiques

[3] Ces armements étaient pourtant utilisés depuis fort longtemps, notamment lors de l’opération israélienne « Paix en Galilée » de juin 1982.

[4] Le Dôme de fer est un système de défense aérienne mobile israélien conçu pour intercepter des roquettes et obus de courte portée. Il a été déployé en 2010.

[6] Le soutien de l’Otan est ici déterminant.

[7] Qui n’a évidemment pas disparu : « on ne peut désinventer l’arme nucléaire ».

[8] Général de Gaulle, à Bayeux le 16 juin 1946