Saisi par plusieurs associations et syndicats, le Conseil d’État, plus haute juridiction de l’ordre administratif, juge illégaux ce 10 juin plusieurs points du nouveau schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) en vigueur depuis le 16 septembre 2020. Appelée par la préfecture de police technique de la Nasse, la possibilité de recourir à l’encerclement des manifestants” est notamment rétoquée par les sages du Palais Royal “en l’absence de conditions suffisamment précises”.

Ces derniers annulent également certaines règles concernant les journalistes : l’obligation de s’éloigner en cas d’ordre de dispersion et de disposer d’une accréditation pour accéder à des informations en temps réel ou les conditions de port d’équipements de protection.

Le général (2s) Bertrand Cavallier avec les gendarmes du groupement II/1 de Maisons-Alfort devant l’arc de Triomphe pendant la crise des Gilets Jaunes (Photo Lt-col Christian Gojard)

Le général de division (2S) Bertrand Cavallier, expert en maintien de l’ordre, ancien commandant du CNEFG de Saint-Astier (24), “l’école du maintien de l’ordre”, conseiller de La Voix du Gendarme, consultant de plusieurs médias dont Cnews et Atlantico commente cette décision et estime en particulier, que le Conseil d’État “s’immisce dans le domaine technico-tactique.”

Tribune du général (2S) Bertrand Cavallier

Avant de formuler quelques remarques sur ces décisions du Conseil d’État, il est utile de rappeler que le SNMO n’est pas réellement un texte doctrinal véritablement construit comme tel, encore moins un texte à valeur réglementaire. C’est davantage un inventaire à la Prévert, énumérant un certain nombre de propositions, qui a été rédigé suite à la crise des “gilets jaunes” dont la gestion dans le domaine du maintien de l’ordre est apparue, en particulier sur à Paris, problématique à deux titres principaux:

  • la récurrence d’usages non maîtrisés de la force, avec notamment un emploi débridé du LBD ayant occasionné de nombreuses blessures graves ;
  • une insuffisance dans les conceptions de manœuvre ainsi que dans la conduite des opérations.

Je me suis déjà exprimé dans La Voix du Gendarme, pour soulever certains points qui méritent impérativement d’être éclaircis dont notamment ces notions de DSO (Directeur du service d’ordre) et de CSO (Chef de secteur opérationnel), (au demeurant assez rébarbatives pour un public non initié) car posant la question de la marge de décision du commandant de l’unité engagée. 

Ainsi, “Le DSO ou CSO fixe au commandant de la force publique (CFP) la mission et les objectifs afférents. Le CFP conseille utilement le DSO/CSO dans la préparation des manoeuvres envisagées. Le concours absolu et continu que doivent se prêter mutuellement DSO/ CSO et CFP est une condition première de l’efficacité d’une opération de maintien de l’ordre. Le DSO/CSO conserve le contrôle du développement des mesures mises en oeuvre et peut à tout moment modifier, suspendre ou annuler ses instructions en fonction de l’évolution de la situation. Le CFP met en oeuvre les moyens dans le cadre des objectifs et des limites qui lui sont fixés par le DSO/CSO”. 

A titre comparatif, intéressons-nous au contenu de l’Instruction Interministérielle N° 500 du 9 mai 1995, relative à la participation des forces armées au maintien de l’ordre dont relevait la Gendarmerie et qui a été abrogée : l’autorité civile fixe “le but à atteindre par les forces armées” (article 9) et “conserve le contrôle de développement des mesures mises en œuvre” sans toutefois “s’immiscer dans leur exécution par les forces armées” (article 10). Ainsi, “l’autorité militaire est responsable de l’exécution des réquisitions” et “tant que dure l’effet de la réquisition, elle est seule juge des moyens à mettre en œuvre” (article 12). 

La latitude du commandant de la force publique n’est pas bien délimitée.

L’on constate bien, outre la disparition à mon avis contestable des réquisitions pour la Gendarmerie, que la latitude du commandant de la force publique, soit le commandant d’un EGM ou d’une CRS, n’est pas bien délimitée.

Ainsi, dans la formation dispensée, notamment au CNEFG de Saint-Astier, il apparaît opportun, en s’inspirant de ce qui s’est passé à Nice, où un commandant d’escadron a refusé d’obéir à l’ordre de charger d’un commissaire (mis en examen) (Affaire Geneviève Legay), d’inciter fortement l’officier de toujours s’interroger sur la légalité de “l’ordre” donné, et d’agir avec ce discernement qui est la marque des unités professionnelles.

La “nasse”, mode d’action vivement critiqué par la Gendarmerie et les CRS

S’agissant de la fameuse “nasse”, ce vocable ne figure pas dans le SNMO. C’est toutefois un terme très usité au sein de la préfecture de police de Paris qui a correspondu encore récemment à un schéma tactique culturel au sein de la PP. Mode d’action vivement critiqué par la Gendarmerie et les CRS car très problématique à plusieurs titres comme l’expérience l’a démontré, sans évoquer son caractère attentatoire au principe premier de la liberté de manifester. Moi-même, j’ai pu exprimé sur certains plateaux de télévision de sérieuses réserves sur cette méthode contre productive.

En effet, si le ralentissement d’un cortège peut se comprendre, son blocage quasi-hermétique ne peut que susciter l’exaspération des manifestants et in fine provoquer des affrontements.

Pour autant, la formulation de l’article 3.1.4 du SNMO m’apparaît très intéressante en ceci qu’elle ne permet plus cette technique de la nasse telle que pratiquée par la PP, notamment en imposant systématiquement un point de sortie aux manifestants. Par ailleurs, elle précise bien les motifs pourtant justifier, juste le temps nécessaire un mode d’action d’encerclement, soit une capacité de fixer des adversaires dangereux, ayant commis des infractions graves…Une autre formulation pourra donc être proposée.

Mais attention au jésuitisme sémantique car si la préoccupation du Conseil d’État est fort légitimement de garantir la liberté de manifester, il ne faudrait pas qu’une immixtion dans le domaine technico-tactique limite la capacité d’agir de la force publique pour neutraliser ceux qui portent atteinte à cette liberté de manifester que sont les extrémistes, agitateurs…

Mais surtout, trois choses me semblent fondamentales :

  • que le politique conserve le contrôle de “l’outil policier” ;
  • qu’il y ait des conceptions de manœuvre cohérentes et formalisées;
  • que la haute hiérarchie des professsionnels du MO, GM et CRS, soit davantage intégrés dans la préparation opérationnelle et dans la conduite effective de la manœuvre, selon une logique de subsidiarité. En effet, seule cette subsidiarité exercée au niveau des commandants de groupement tactique Gendarmerie ou de groupement opérationnel CRS – soit en cas de déploiement important, le premier niveau de cohérence tactique –  permet d’apporter une contribution indispensable à l’appréciation de situation, certes complémentaire à celle de la salle opérationnelle qui opère via des écrans. Là encore, c’est la proximité – avec sa capacité de dialogue et de finesse d’analyse- et l’expérience de terrain qui permettent le discernement.
  • Concernant la presse, le Conseil considère que les journalistes “n’ont pas à quitter les lieux lorsqu’un attroupement est dispersé » et qu’ils n’ont pas « l’obligation d’obéir aux ordres de dispersion des forces de l’ordre. “Les journalistes doivent pouvoir continuer d’exercer librement leur mission d’information, même lors de la dispersion d’un attroupement”. “Ils ne peuvent donc être tenus de quitter les lieux, dès lors qu’ils se placent de telle sorte qu’ils ne puissent être confondus avec les manifestants ou faire obstacle à l’action des forces de l’ordre”, ajoute le Conseil. Les membres du Conseil d’État considèrent en outre que le “ministre de l’Intérieur ne peut pas imposer des conditions au port de protections par les journalistes”.

Selon eux, dans une circulaire sur le maintien de l’ordre, le ministre ne peut “pas édicter ce type de règles à l’attention des journalistes comme de toute personne participant ou assistant à une manifestation”.

Je suis de ceux qui défendent le principe premier de la liberté de la presse. Ainsi, en la matière, j’ai exprimé publiquement ma plus vive préoccupation, suite à l’audition par l’IGPN d’une journaliste de Médiapart, le 26 mai 2020, à Paris, dans le cadre de l’enquête sur l’affaire Geneviève Legay. Je prône aussi la totale transparence et j’ai accueilli en 2006, en tant que commandant du CNEFG de Saint-Astier, le premier stage immersif de journalistes venus à la demande de l’association des journalistes de la défense (AJD) -désormais régulièrement organisé par la Gendarmerie- découvrir la doctrine et les techniques de maintien de l’ordre. Il est en effet fondamental que les journalistes comprennent les manoeuvres des opérateurs afin d’anticiper et adapter leurs déplacements et ne pas s’exposer dangereusement.

Pour autant, et sans revenir sur le principe d’égalité des citoyens devant la loi qui mériterait une discussion, l’esprit de sagesse impose de prendre en compte la réalité pratique. Prenons en compte une situation assez classique caractérisée par la présence de manifestants violents, et de journalistes à proximité immédiate, voire mêlés à ces derniers. Comment, alors qu’il faut disperser ces éléments violents qui s’en prennent aux forces de l’ordre ou commettent des dégradations, en interpeller certains, opérer avec une présence de journalistes qui parfois est massive? Ajoutons à cela l’usage des gaz lacrymogènes, qui restreint la vision, et parfois la confusion de la mêlée quand des manifestants violents vont au contact. 

Le bon sens devrait prévaloir

Comment gérer une telle situation sans risquer de blesser un journaliste ?  Qui assumera ce risque ? Il est évident que le compromis recherché doit être de permettre aux journalistes d’effectuer leur mission d’information en sécurité et aussi longtemps qu’ils le souhaitent sans que leur présence n’obère les capacités des opérateurs de maintien de l’ordre à disperser et interpeller les fauteurs de trouble surtout lorsqu’ils menacent l’intégrité physique des reporters.

En tant qu’ancien praticien du maintien de l’ordre, cette formulation du Conseil d’Etat me semble donc relever d’une approche distancée et très théorique des choses. Le bon sens devrait prévaloir.

Et à la place d’un commandant d’unité, je m’interrogerais à deux fois avant d’effectuer une charge qui serait indispensable compte tenu de violences graves, dans de telles conditions.