Coup d’État au Gabon : la présence militaire française à l’épreuve
REPORTAGE. Pour Paris, le putsch du 30 août se distingue de celui survenu le 26 juillet au Niger, notamment par son absence d’hostilité contre l’ancienne puissance coloniale.
Par S. Lavallet, à Libreville – Le Point – Publié le
Après le putsch orchestré au Gabon, mercredi 30 août par la Garde républicaine, le ministre français de la Défense, Sébastien Lecornu, a annoncé dans la presse la suspension des éléments français présents dans le pays. Une décision temporaire prise bien avant l’été. Preuve qu’entre décision diplomatique et protection de ses intérêts, la France ne condamne qu’en demi-teinte.
Entre 350 et 380 militaires et leur famille sont présents au Gabon conformément aux accords signés entre la France et ce pays d’Afrique centrale lors de la décolonisation. Le camp De Gaulle, à Libreville, la capitale, représente la plus petite des quatre bases militaires permanentes de la France sur le continent africain – à côté de Djibouti et ses 1 500 éléments ; Abidjan, qui compte 900 soldats ; et Dakar, avec 400 militaires présents.
Il n’en reste pas moins un camp quelque peu stratégique. À proximité des épicentres des tensions actuelles comme le Tchad, la République centrafricaine et, plus récemment, le Niger, les militaires gabonais sont occasionnellement envoyés en renfort aux côtés des troupes alliées de la France. Prend alors tout son sens la mission de formation que se sont vus confier les éléments français au Gabon depuis 2013. Dans le cadre d’une coopération régionale, « l’armée française assure les entraînements des parachutistes ou des marins de la région, qui n’ont ni avion ni navire depuis des années », expliquent d’un ton dénonciateur plusieurs personnalités de l’opposition gabonaise.
Sous les putschistes, la collaboration militaire reste maintenue, mais diminuée
Comme la communauté internationale, la France a fermement condamné le coup d’État qui s’est produit le 30 août. Hasard de calendrier, deux jours après l’événement, le ministre de la Défense Sébastien Lecornu a annoncé la suspension temporaire des troupes françaises au Gabon dans un entretien accordé au Figaro. Pourtant, cette décision a été prise par Paris avant l’été, dans l’incertitude de ce qui pourrait se passer lors des élections gabonaises prévues le 26 août 2023.
En pratique, donc, aucun élément français n’a quitté le territoire pour une autre raison que la fin de son contrat. Les roulements se faisant l’été, ils ont été maintenus entre juin et juillet ; et les nouveaux arrivants découvrent actuellement ce qui sera leur pays pour les trois à quatre prochaines années, tout en se formant à leur nouveau poste sous les tropiques.
La coopération régionale devrait reprendre sous ce régime de transition, tout en diminuant, comme annoncé début mars 2023, à l’occasion du déplacement du chef de l’État, Emmanuel Macron, pour un sommet organisé conjointement par le Gabon et la France. Cette dernière avait fait connaître son intention de réorganiser le dispositif militaire sur le continent africain. Cette nouvelle politique devait engendrer un non-renouvellement des postes de militaires français permanents et augmenter les déploiements temporaires.
Une condamnation du coup d’État par principe
Dans sa déclaration, le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, a exprimé la position de la France quant aux événements anticonstitutionnels du 30 août, tout en mentionnant rester attentif à la situation. Une semaine après le coup d’État, l’Hexagone joue le jeu de la médiation, notamment en rencontrant le président centrafricain Faustin-Archange Touadéra, nommé facilitateur par la Communauté économique des États de l’Afrique centrale.
L’ancienne puissance coloniale du Gabon, consciente que les putschistes ont bien été accueillis et soutenus par la population gabonaise, ne peut pas risquer de se ranger du côté de « l’ennemi », la famille Bongo, au pouvoir pendant un demi-siècle et tous de nationalité française. D’autant plus que le contexte a entraîné une libération de la parole. S’il reste minoritaire, le discours nationaliste est de plus en plus présent.
Des intérêts économiques limités
Par ailleurs, au Gabon, la France détient quelques intérêts économiques importants. À l’instar d’Eramet, qui représente désormais le plus stratégique. À Moanda, via sa filiale gabonaise, la Comilog, la multinationale exploite la mine de manganèse, quatrième métal le plus utilisé sur la planète. La réserve du sud-est du pays équivaut à 25 % des réserves mondiales et jouit d’un marché en pleine expansion, particulièrement demandé par les acheteurs chinois.
Les entreprises françaises au Gabon sont une centaine et généreraient environ 3,5 milliards de dollars de chiffre d’affaires par an. Mais à l’exception du géant minier, la plupart ont perdu leur aura des années post-colonisation et beaucoup n’ont désormais plus la même importance. Les puits de pétrole s’appauvrissent et Total Énergie, par exemple, opère doucement son retrait du Gabon.
New Delhi accueille le sommet du G20 ces samedi et dimanche 9 et 10 septembre. Une occasion rêvée pour la cinquième puissance économique mondiale de briller à l’international.
Un homme passe devant une affiche représentant le Premier ministre indien, Narendra Modi, sous le slogan «Donner une voix au Sud global», le 4 septembre 2023 à New Delhi. | Sajjad Hussan / AFP
«Attachée au multilatéralisme, l’Inde préconise traditionnellement que les pays en développement aient davantage leur mot à dire dans les décisions ayant des conséquences sur leur avenir commun. Grâce à son leadership au sein du G20, elle offre un forum aux pays du Sud, sous-représentés au sein des grandes organisations mondiales», indique d’emblée l’universitaire indienne Nikita Anand, spécialisée en politique étrangère et chercheuse à la fondation Usana de Delhi. Ce pays émergent et cinquième puissance économique mondiale (selon les données du Fonds monétaire international) compte s’appuyer sur cette double casquette et sur sa présidence du G20 pour prendre le leadership des pays du Sud.
C’est même un rôle qu’elle «réinvestit», rappelle Isabelle Saint-Mézard, maîtresse de conférences en géopolitique de l’Asie à l’Institut français de géopolitique, précisant que son intention est de «réformer les institutions multilatérales afin d’accorder plus de place aux pays émergents», «hégémonisés» dans les prises de décisions des pays riches au sein des instances internationales. Nikita Anand ajoute à cela le fait que «l’émergence de l’Inde en tant que puissance majeure réfute ces points de vue dogmatiques et centrés sur l’Occident».
«L’ancien ordre mondial s’effondre»
Lors du précédent sommet du G20, qui s’est tenu en Indonésie, le Premier ministre indien Narendra Modi avait affirmé que le multilatéralisme changeait de visage: «L’ancien ordre mondial s’effondre et c’est une période de transition où le nouvel ordre se développe, créant de nouvelles normes et standards où les pays du Sud vont gagner en importance et en considération.»
Depuis sa création en 1999 dans un contexte de crise financière, le G20 (composé de dix-neuf pays et de l’Union européenne) a évolué, devenant «un lieu d’échanges, de débats et de propositions sur les grands enjeux mondiaux», souligne la chercheuse indienne Nikita Anand.
Pour elle, c’est même «une période unique dans l’histoire mondiale qui se dessine avec la présidence successive du G20 par quatre grandes puissances émergentes»: l’Indonésie (2022), l’Inde (2023), le Brésil (2024), l’Afrique du Sud (2025). «Au cours de sa présidence, l’Inde doit s’imposer par la réflexion et par l’action si elle veut être considérée comme un acteur mondial performant. Cette présidence a le potentiel d’influencer de manière significative sa position dans le Sud global.»
Vasudhaiva Kutumbakam
Selon la coutume, c’est le pays hôte du sommet qui détermine la thématique. Celle choisie par l’Inde, «Une terre, une famille, un avenir» («Vasudhaiva Kutumbakam») est l’objectif affiché de Narendra Modi. «La présidence indienne du G20 s’efforcera de promouvoir ce sentiment universel d’unité. D’où notre thème: “Une terre, une famille, un avenir”», a-t-il affirmé. Son challenge? Rassembler le monde pour travailler dans les domaines de la finance, de la santé, de l’éducation et du secteur des affaires.
Croissance inclusive, équitable et durable, économie circulaire, sécurité alimentaire et énergétique, financement des questions environnementales et développement de l’hydrogène vert, autonomisation des femmes, infrastructures publiques numériques et développement technologique dans divers domaines, coopération au développement et lutte contre la criminalité économique: autant de priorités que l’Inde a identifiées pour sa présidence. Et auxquelles elle doit tenter de répondre en trouvant des consensus.
«Un pari loin d’être gagné, prédit Isabelle Saint-Mézard. Cela va être ardu pour l’Inde d’obtenir des consensus sur les solutions à adopter, car il y a bien plus de divergences qu’auparavant. Y aura-t-il un communiqué de résolutions conjoint à l’issue du sommet? Pas sûr.»
«C’est un pays qui trouve des solutions technologiques à de grands problèmes avec des budgets restreints. Cela permet d’universaliser des solutions dans bien des secteurs tels que l’agriculture, l’éducation, les services financiers, l’accès aux crédits, aux services de santé… Ses solutions sont pertinentes pour les pays de Sud et peuvent être exportées», note Isabelle Saint-Mézard.
En témoignent notamment son université numérique et ses consultations médicales en ligne aujourd’hui développées en Afrique. Cette force d’innovation est, pour l’Inde, une force de frappe qui peut nourrir le rôle de leadership des pays en développement qu’elle souhaite incarner.
«Les solutions technologiques de l’Inde sont pertinentes pour les pays de Sud et peuvent être exportées.»
Isabelle Saint-Mézard, maîtresse de conférences en géopolitique
En accueillant ce sommet, l’Inde brille. D’abord à l’international, en prouvant qu’elle a l’expertise et la capacité diplomatique pour conduire et encadrer des négociations et des échanges; les structures logistiques pour gérer et accueillir tous les grands de ce monde. La chance pour elle de «valoriser à l’international toutes les opportunités que présente son pays pour les grands investisseurs étrangers. C’est vital pour donner de l’emploi aux millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail», estime l’experte de l’Institut français de géopolitique.
Narendra Modi a aussi des intérêts nationaux à faire valoir, voire des intérêts personnels à l’approche des élections générales de 2024, durant lesquelles il compte bien briguer un nouveau mandat. «Il peut montrer aux Indiens que grâce à lui, l’Inde est plus que jamais écoutée sur la scène internationale. Narendra Modi a très bien compris ce qu’il pouvait tirer de ce sommet à des fins de popularité et donc électorales», poursuit la chercheuse. Le logo du G20 présenté par l’Inde reprend d’ailleurs l’image du lotus, le symbole du parti de Narendra Modi, le Bharatiya Janata Party (BJP, le Parti nationaliste hindou).
L’Ukraine, persona non grata de ce sommet 2023
Parce que l’Inde a besoin de trouver des résolutions consensuelles et de s’afficher comme une puissance capable de fédérer, elle n’a pas envie que la question ultra sensible de l’Ukraine vienne entacher ce G20. N’ayant pas condamné la Russieet entretenant de bonnes relations avec l’Occident, l’Inde est vue comme pouvant régler certaines questions liées à la guerre, dont celles de la sécurité alimentaire et énergétique.
Mais Narendra Modi ne l’entend pas de cette oreille. «La question ukrainienne risque de bloquer les négociations et l’Inde ne veut surtout pas compliquer davantage ce sommet. Narendra Modi a d’ailleurs refusé la demande du président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui voulait participer au G20», note Isabelle Saint-Mézard.
Entre le président chinois Xi Jinping qui ne viendra pas, le dirigeant russe Vladimir Poutine qui sera représenté par son ministre des Affaires étrangères et le président américain qui souhaite renforcer ses liens avec le pays et viendra défendre la réforme du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, c’est dans une atmosphère diplomatique très tendue que va se dérouler ce sommet, si important pour les ambitions indiennes.
En 1964, soit quatre ans après avoir obtenu son indépendance par rapport à la France, le Gabon fut le théâtre d’une tentative de coup d’État militaire, menée contre le président Léon Mba. Mais l’intervention – rapide – de la Compagnie autonome de parachutistes d’infanterie de Marine [CAPIMa] des forces françaises permit de contrer les visées des putschistes.
Un second coup d’État militaire fut tenté en janvier 2019, alors que la réélection – trois ans plus tôt, du président en exercice, Ali Bongo [qui avait succédé à son père, Omar Bongo, en 2009], était contestée, notamment en raison de graves difficultés économiques. Mais les choses n’allèrent pas plus loin qu’un appel à l’insurrection lancé par le « Mouvement patriotique des jeunes des forces de défense et de sécurité » sur les ondes Radio Gabon : sur les cinq mutins, deux furent tués et les autres arrêtés.
La troisième tentative connaîtra-t-elle un sort différent? En effet, alors que les autorités gabonaises venaient à peine d’annoncer qu’Ali Bongo allait entamer un troisième mandat après avoir remporté les élections présidentielles du 26 août, avec 64,27% des voix, un groupe d’officiers supérieurs, prétendant représenter « toutes les forces de sécurité et de défense du Gabon », a dit contester ce résultat et annoncé avoir pris le pouvoir.
« Nous, forces de défense et de sécurité, réunies au sein du Comité pour la transition et la restauration des institutions [CTRI], au nom du peuple gabonais et garant de la protection des institutions, avons décidé de défendre la paix en mettant fin au régime en place », ont en effet affirmé ces officiers, dans un message lu par l’un des leurs à la télévision. « À cet effet, les élections générales du 26 août 2023 ainsi que les résultats tronqués sont annulés », ont-ils ainsi fait savoir.
Ces militaires, issus apparemment de la Garde républicaine [GR] et de l’armée régulière, ont dénoncé un scrutin non transparent ainsi qu’une « gouvernance irresponsable, imprévisible, qui se traduit par une dégradation continue de la cohésion sociale, risquant de conduire le pays au chaos ». En outre il sont annoncé la dissolution de toutes les istitutions gabonaises ainsi que la fermeture des fronière « jusqu’à nouvel ordre ».
Producteur de pétrole et bien pourvu en ressources naturelles [manganèse, bois], le Gabon a pris ses distance avec la France au cours de ces derniers mois, malgré la présence d’environ 300 militaires français sur son sol [via les « Éléments français au Gabon – EFG].
Ainsi, en juin 2022, au côté du Togo, ce pays francophone a rejoint le Commonwealth, composé d’anciennes colonies… britanniques. Et, plus récemment, il a renforcé ses liens avec la Chine [qui est son premier partenaire économique] à la faveur d’une visite à Pékin d’Ali Bongo [par ailleurs en indélicatesse avec la justice française au sujet de l’affaire dite des « biens mal acquis].
Pour le moment, seule la cheffe du gouvernement français, Elisabeth Borne, a réagi à cette tentative de putsch en disant suivre avec la « plus grande attention » la situation à Libreville. En revanche, la Chine a rapidement appelé les « parties concernées à agir dans l’intérêt du peuple gabonais […], au retour immédiat à l’ordre normal et à garantir la sécurité personnelle d’Ali Bongo ».
Quoi qu’il en soit, cette tentative de putsch est la huitième depuis 2020 en Afrique, après celles ayant eu lieu au Mali, au Burkina Faso [ces deux pays en ont chacun connu deux en huit mois], en Guinée, au Soudan et, plus récemment, au Niger.
« Il y a une épidémie de putschs dans tout le Sahel. Mais qui repose sur quoi? Sur la faiblesse des systèmes militaires, sur une insuffisance d’efficacité et aussi sur la politique que nous devons conduire en soutien avec toute la région. […] Et donc, je pense que nous devons sur ce point être clairs. La période est très difficile […] mais nous devons, avec fermeté, là aussi, éviter tout double standard, rester sur nos principes et avoir cette politique de clarté », avait affirmé le président Macron, le 28 août, lors de la Conférence des ambassadeurs.
Quelques mois plus tôt, à l’occasion du « One Forest Summit », organisé à Libreville en mars dernier, le locataire de l’Élysée avait affirmé que « l’âge de la Françafrique était révolu ».
« On semble encore aussi attendre [de la France] des positionnements qu’elle se refuse à prendre et je l’assume totalement. Au Gabon comme ailleurs, la France est un interlocuteur neutre qui parle à tout le monde et dont le rôle n’est pas d’interférer dans des échanges de politique intérieure », avait-il alors expliqué.
Professeur agrégé, docteur habilité en Histoire des relations internationales et stratégiques contemporaine, président de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS), François Géré étudie depuis 1985 les opérations psychologiques (propagande, désinformation). Il a publié une vingtaine d’ouvrages, notamment aux éditions Economica La guerre psychologique (1995), La guerre totale (2001), La pensée stratégique française contemporaine (2017). Membre du Conseil scientifique qui soutient le Diploweb.com
L’information à l’heure d’Internet ouvre de nouvelles possibilités, y compris de manipulation. Il importe de saisir comment les progrès techniques ont renforcé la place de l’information dans notre quotidien et ses enjeux, désinformation comprise. Dans le contexte des élections à venir, tous les citoyens attachés à la démocratie y trouveront matière à réflexion. Porter un regard critique sur les sources et mode de communication est probablement le thème le plus exigeant du programme de spécialité HGGSP de la classe de Première. C’est pourquoi le Diploweb.com donne la parole à un expert à même d’éclairer les enseignants… et leurs élèves. François Géré a signé « Sous l’empire de la désinformation. La parole masquée », Paris, Economica. Propos recueillis par Pierre Verluise, Fondateur du Diploweb.com.
P. Verluise (P. V) : Comment évaluer le rôle d’Internet dans la mondialisation et l’individualisation de l’information ?
En plein développement, l’âge informationnel se caractérise par une double transformation simultanée et étroitement interactive : l’une, la panmédiatisation, est d’ordre psycho-biologique, l’autre, le multimédia, relève de la technique et de l’économie.
La panmédiatisation
Elle questionne les mutations induites par l’avènement de l’âge informationnel sur l’esprit et le corps humain. En quoi, comment et jusqu’à quel point changeons nous ? En effet, la multiplicité des médias disponibles crée un environnement nouveau qui affecte le sujet humain : le rapport au réel ainsi qu’à son apparence, le rapport au temps et enfin, le rapport à soi et à l’autre. Jusqu’à quel point l’attraction grandissante du monde virtuel influe-t-elle sur la psychè, les comportements l’éducation et l’acquisition du savoir ?
La fabrication d’une nouvelle temporalité permet de disposer d’une chronologie décalée et flexible. Entre l’enregistrement et la consultation d’une information s’intercale un temps différé. Grâce à la « retransmission », au podcast par exemple, l’homme peut croire ou espérer maîtriser la gestion de son temps. En est-il modifié et dans quelle mesure ?
Simultanément, des prothèses s’accolent à son corps, se branchent sur ses sens et vont même jusqu’à le pénétrer. Elle comporte des incidences psychologiques sur la nature de l’ego. Faut-il parler de narcissisme exacerbé par un nouvel avatar, le « blog » ? S’il sort de la massification médiatique, l’être humain est-il rendu à sa liberté intellectuelle ? N’est-ce pas, à l’inverse, l’occasion de s’insérer dans des réseaux nouveaux, tout aussi aliénants ? On constate le renforcement de l’appartenance et parfois de la dépendance à l’égard d’un groupe, fondé sur des croyances, des superstitions, des particularismes, régionalismes et autres communautarismes.
L’essor d’un bien de consommation mondial : le multi-média
Une telle transformation ne pourrait s’incarner et développer ses effets sans le concours d’outils techniques, de vecteurs, toujours plus nombreux, divers, séduisants et performants.
L’emploi de ce terme « médias » tend à devenir obsolète en raison de l’extrême hétérogénéité technique et géographique de ce qu’il recouvre. Presse écrite, radio, télévision, cassette audio, cassette-vidéo, photos numériques, caméra embarquée, fichier MP3, Internet produisent chacun des effets propres et font l’objet d’utilisations très différentes selon les pays, les cultures, les classes sociales et les buts poursuivis par les organisations politico-idéologiques.
Ce double phénomène est créateur d’un homme différent non pas au sens génétique du terme mais au niveau sensoriel de son appareil perceptif. Quelles en sont exactement les composantes ? Et les incidences prévisibles dans chacun des moments de l’existence des individus et des sociétés, notamment en ce qui touche à l’affrontement, au rapport entre la paix et la guerre ? Un individu mieux informé, plus confiant en soi, serait-il moins agressif ? Ou bien largement désinformé, plus facilement manipulable, devient-il potentiellement plus incertain, imprévisible et dangereux ? Le développement à grande vitesse des plates-formes et des vecteurs de communication loin d’apporter des réponses satisfaisantes relance le questionnement en créant des problèmes supplémentaires.
François Géré
Professeur agrégé, docteur habilité en Histoire des relations internationales et stratégiques contemporaine, président de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS). Crédit photo : Diploweb.com
Herbert/Diploweb.com
P. V. : Quel est le rôle spécifique d’Internet dans l’accompagnement de ces mutations ?
F. G. : Voici déjà longtemps, dans les années 1970, les grands laboratoires de recherche scientifique comme le MIT de Boston, la DARPA du Pentagone ainsi que le CERN de Genève ont recherché des moyens de communication nouveaux correspondant aux possibilités offertes par le développement rapide de l’électro-informatique. La création d’Internet a mis à disposition d’un nombre croissant d’utilisateurs un nouveau vecteur qui, depuis ses origines, s’est voulu une avancée de la libre parole et de la transmission de la connaissance à travers le monde. Ainsi en revient-on à un principe fondamental : un vecteur n’est ni bon ni méchant, tout dépend des finalités qui président à son usage. Néanmoins dans l’âge de l’information Internet, de par ses propriétés remarquables, constitue une « révolution dans la révolution ». La souplesse et la facilité d’emploi, la rapidité de la communication, la formation d’une toile de dimension mondiale (world wide web) en font un outil exceptionnel de propagande et de possible désinformation. Qui pouvait rêver d’un aussi puissant moyen de propagation de rumeurs et de critiques fondées ou non ?
P. V. : En quoi la communication est-elle affectée par Internet ?
F. G : L’irruption rapide d’Internet, son ampleur, sa diversité créent, au regard de l’information une tendance de fond : la « réindividualisation » (réappropriation individuelle) et la « démassification ». Elle va dans le sens du « panmédiatisme » mais aussi de la possible réappropriation par l’individu de l’information par le biais d’une sélection critique, celle de ses goûts (on peut les conditionner) mais aussi celle de ses intérêts, plus difficiles à cerner de l’extérieur. Internet parachève le phénomène déjà perceptible de sortie des médias de masse vers l’information individualisée, ciblée, productrice de rassemblements d’informés ou d’informés qui se fédèrent librement.
Cela affecte notre vie quotidienne à savoir la manière dont nous travaillons, dont nous consommons, dont nous interagissons. Cela touche également les producteurs et les contrôleurs traditionnels de l’information tels que l’Etat, les grands groupes financiers, mais aussi les nouveaux producteurs d’information à savoir les organisations non gouvernementales humanitaires mais parfois radicales et violentes. Reste à savoir qui, de tous ces acteurs, tire le meilleur parti de cette décentralisation portée par une mutation du rapport au temps et à l’espace.
Internet est devenu un outil économique et financier à travers lequel circulent des milliards de dollars. C’est donc un moyen de spéculation et bien évidemment de manœuvres de désinformation économique. C’est aussi une forme de dépendance considérable des individus dans leur vie privée, dans leur existence professionnelle. Internet n’est pas encore à la disposition de tout le monde : de fortes disparités géographiques et sociales persistent. Les plus défavorisés pourraient se trouver écartés de cette chance et retomber dans la misère particulière des laissés pour compte de l’âge de l’information.
Mais c’est aussi un théâtre d’affrontement : un espace où l’on espère gagner et risque de perdre et pas seulement de l’argent. Est mise en jeu l’influence sur l’état des cœurs et des esprits qui affecteront les comportements et induiront des pressions sur l’autorité politique, donc sur la décision finale.
On comprend le désarroi des appareils d’Etat, des organisations lourdes et des bureaucraties ankylosées face à ce déferlement d’inconvénients pour leur discours officiel mais aussi d’opportunités qu’ils savent encore mal exploiter. Ce n’est certes pas un hasard si Internet a été immédiatement utilisé par les organisations non gouvernementales, humanitaires ou violentes, afin de diffuser leurs messages. L’utilisation d’Internet est presqu’immédiatement familière aux organisations militantes –indépendamment de leurs objectifs- car elle correspond aux techniques de la guérilla : concentration soudaine, surprise, action, disparition, réapparition, changement de terrain (de thèmes). Internet permet de créer des forums temporaires qui font leur œuvre dans les esprits avant même qu’il soit possible de vérifier la véracité de l’information. Les journalistes sont également pris de vitesse et doivent suivre, n’arrivant que trop tard pour attester de l’existence du fait ou constater son caractère fictif.
Sur les forums, à travers les « chats », dans les commentaires sur les « blogs » se livre une étrange bataille, nouvelle en ses formes bien que traditionnelle en sa nature. La nouveauté profonde tient à ce que le traditionnel s’insère dans un environnement différent qui valorise et amplifie cette intervention. Hier, propagande et contre propagande se développaient en « contre » mais en parallèle, s’interpellant sans se rencontrer directement. Caricaturons : s’il y avait rencontre entre distributeurs de tracts ou colleurs d’affiches, les adversaires passaient directement au pugilat. Aujourd’hui, Internet forme un théâtre d’affrontement virtuel dont l’issue immatérielle détermine le moral des combattants dans les espaces de guerre directe de plus en plus rares et dans les zones grises de violence recourant aux modes d’action dégradés mais bien réels et très opératoires que constituent le terrorisme et la guérilla.
On peut sur de nombreux terrains et dans bien des circonstances très différentes multiplier les exemples qui permettent de constater combien le préjugé de départ pèse sur la capacité à accepter ou refuser l’information et la désinformation. En 2007, durant deux jours, l’économie estonienne fut paralysée par une attaque massive sur Internet qui satura l’ensemble du réseau, rendant impossible toute transaction. Suivit une campagne d’information désinformation pour établir d’où provenait l’agression, le gouvernement estonien accusant la Russie qui bien évidemment répliqua en retournant ces accusations comme un regain de provocation de la part de Tallin dans un contexte diplomatique fort tendu.
MM. Ben Laden et Zawahiri diffusent leurs messages via Internet, même s’ils ne négligent pas le transfert de la bonne vieille bande vidéo (voici encore une vérification de l’axiome : un medium n’en supprime jamais un autre).
Depuis 2008 l’Afghanistan voit se développer sur Internet une guerre de l’information-communication. Les Talibans sont capables de déverser un flot d’informations tantôt exactes, tantôt absolument fausses, essentiellement dirigées vers les pays de l’OTAN mieux dotés en Internet que les guerriers du Waziristan. Il suffit d’implanter le germe de la discorde auprès d’internautes de pays où l’on doute sérieusement de la nécessité de cette intervention militaire.
Mais il existe aussi d’innombrables rumeurs sur l’espionnage de la « toile » par le Pentagone, par le réseau Echelon, par tous les services secrets. En 1998, Bill Gates fut accusé de collusion avec la National Security Agency (NSA), responsable de toutes les écoutes électroniques, tout simplement parce que les logiciels édités par Microsoft sont vendus à des utilisateurs qui ignorent les conditions de fabrication du produit alors que les services américains en auraient été informés. Un monopole s’est constitué grâce au contrôle des noms de domaines (DNS) par une sorte d’annuaire qui enregistre les identités des accédants.
Finalement les seuls à avoir osé défier le monopole américain sur l’Internet sont les Chinois en s’affranchissant du DNS américain. Pékin a créé à grands frais un système à deux étages qui permet l’accès dans la représentation par idéogrammes mais qui contrôle l’accès et institue de ce fait une remarquable censure selon que l’internaute est privé des informations qui circulent en dehors du système de reconnaissance des identités. C’est aussi une forme de repérage des tentatives pour tourner le système. Cet ensemble de dispositions porte le nom de « bouclier doré ».
P. V. : Quel rôle jouent les réseaux sociaux ?
F. G : Désormais incontournables, ils ont démultiplié la quantité de communication au détriment de la qualité de l’information. La quantité de messages s’en est trouvée augmentée à l’échelle de l’humanité en fonction de la vitesse de l’émission-réception. Or, quels que soient les immenses bienfaits économiques et culturels de ce saut quantitatif, les effets négatifs sont apparus, qui contribuent à tempérer sérieusement l’optimisme.
En pensant pouvoir s’affranchir des médias de masse, notamment de la télévision, qui imposaient l‘information, on a voulu et espéré créer, chacun pour soi, et avec son réseau particulier de correspondants familiers, une information autonome, fiable et satisfaisante. Or les réseaux sociaux ont démultiplié la quantité de communication au détriment de la qualité de l’information. Tout en créant l’illusion de la liberté individuelle, en flattant l’ego (à cet égard, le selfie constitue un avatar caricatural de cette involution), ils ont provoqué une grégarisation aliénante favorisée par l’appât du gain. De fait, Facebook, par le filtrage, regroupe les personnes qui partagent les mêmes opinions. Ils communiquent entre eux sans égard pour ceux qui pensent différemment. Il n’y a donc aucun dialogue, aucune confrontation d’idées mais une juxtaposition temporaire de groupes d’opinion parallèles et de bulles de croyances enfermées sur elles-mêmes. On ne partage pas l’information ; on se conforte dans ses croyances en construisant un communautarisme informationnel. Ces nouvelles sectes, ne recevant que les informations qui les satisfont, abandonnent tout esprit critique et toute velléité de vérification de l’authenticité. Elles sont particulièrement réceptives à la propagande et réceptives à la désinformation.
P. V. : Quel est le rôle actuel de la propagande et de la désinformation ?
F. G : Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la propagande a mauvaise réputation. L’usage qui en a été fait par le fascisme et le nazisme explique le rejet d’une activité très ancienne, longtemps considérée comme légitime. La propagation de la foi constitue pour de nombreuses religions une mission pour les prédicateurs. L’histoire du christianisme sous l’empire romain s’apparente à une formidable entreprise de propagande étonnamment réussie. La raison de la péjoration contemporaine de la propagande tient au fait que les régimes totalitaires ont délibérément confondu information et propagande tandis qu’ils contrôlaient étroitement les sources d’information et interdisaient la diffusion d’informations contradictoires et l’expression d’opinions divergentes.
La propagande accompagne toutes les situations d’affrontement. Elle a joué un rôle éminent durant les deux guerres mondiales. C’est en 1914-1918 qu’apparut l’expression « bourrage de crâne » pour qualifier l’énormité des exagérations de la propagande française en faveur de la guerre. Durant la Guerre froide Voice Of America, Radio Free Europe ou la BBC avaient pour tâche de fournir une information exacte et de promouvoir les valeurs démocratiques du monde libre qui s’opposaient, par nature, à l’idéologie communiste. On peut considérer qu’une des raisons de l’échec des Etats-Unis dans la guerre du Vietnam tient à l’impact de la propagande pacifiste qui rendit le conflit impopulaire notamment parmi les jeunes qui, soumis à la conscription, devaient risquer leur vie dans un conflit dont les buts, mal identifiés, paraissaient illégitimes.
La propagande se divise en trois catégories.
La propagande ouverte dite blanche, dont la source est déclarée, diffuse une information fondée sur les faits et l’analyse créée par des émetteurs identifiables. En ce sens elle ne diffère pas de la presse d’opinion qui affiche clairement sinon son affiliation à un parti politique (ce qui est de plus en plus mal vu) du moins son soutien à un corpus de valeurs (une « ligne » éditoriale) plus ou moins nettement défini. Même si elle présente les faits avec des inflexions analytiques conformes à un point de vue, elle ne se cache pas. Elle ne cherche pas à tromper mais à influencer l’état d’esprit et les modes de pensée d’une audience déterminée dans un but d’adhésion ou de bienveillance à l’égard de la thèse que l’émetteur cherche à défendre.
La propagande grise dont la source de l’information est indéterminée n’est revendiquée par aucun organisme. Elle est diffusée de manière neutre. C’est une retransmission sans point de vue, sans objection. Elle se rapproche de l’information simple mais aussi de la rumeur.
Enfin la propagande noire qui dissimule sa source ou fabrique une fausse origine. On peut l’assimiler à la désinformation car elle est secrètement préparée, organisée, planifiée et exécutée en vue de produire un effet de déstabilisation psychologique sur une cible considérée comme l’ennemi.
Il existe trois catégories de « cibles » ou de « destinataires »-récepteurs :
. son propre camp dont on veut renforcer les convictions et protéger contre la propagande adverse ; . l’ennemi dont on cherche à saper le moral ; . les « tiers » : neutres, alliés, communauté internationale……que l’on cherche à gagner à sa cause. Le message propagandiste varie en fonction des spécificités de chacune de ces cibles.
Quant à la désinformation, elle s’entend comme l’élaboration et la communication délibérées d’une fausse information soigneusement travestie afin de présenter les apparences de l’authenticité. Elle vise à égarer le jugement du récepteur-cible, à l’inciter à prendre des décisions inappropriées et à l’engager dans des actions contraires à son intérêt. La désinformation, ainsi entendue, a existé de tous temps. Mais elle joue un rôle de plus en plus important à la mesure du développement de l’information et de la multiplication des vecteurs de communication. Le phénomène des informations falsifiées (fake news) a rapidement pris une ampleur considérable en investissant les réseaux sociaux. Il correspond à la dissémination d’une information fausse par les canaux médiatiques (presse, radio, web). Il peut s’agir d’une entreprise délibérée (désinformation) mais aussi d’une honnête erreur ou d’une négligence (mésinformation).
L’essor du phénomène s’explique par la multiplication en très peu de temps des réseaux sociaux (Linkedin, Facebook, You Tube, Twitter et Instagram ont vu le jour entre 2003 et 2010), et la puissance des moteurs de recherche (Google). En intensifiant la circulation de l’information, ils ont favorisé la diffusion de la propagande et de la désinformation. Ils présentent quatre propriétés majeures d’un grand intérêt pour le désinformateur :
. l’anonymat de la source ; . l’accès à une audience illimitée (1 milliard d’utilisateurs de Facebook en une journée) ; . un faible coût technologique ; . la possibilité d’une dénégation plausible. Une page facebook est perçue comme un divertissement par les utilisateurs et une source de revenus pour les annonceurs des nombreuses publicités. Malheureusement, ces pages sont truffées de fausses informations. Une enquête du Monde a montré que sur une centaine de pages on relevait 233 messages renvoyant à une fausse information.
L’invasion des réseaux sociaux par les informations falsifiées, aggravée par l’appropriation illégale des données de la vie privée prend la forme de véritables campagnes visant à tromper l’opinion et à fausser le fonctionnement normal des élections. Certains Etats utilisent ces vecteurs à des fins d’ingérence dans la vie politique. En 2016, le referendum britannique sur le Brexit et les élections présidentielles américaines ont été gravement polluées par l’injection de rumeurs mensongères et de calomnies distillées par des officines masquées pour fausser l’esprit des électeurs.
Ainsi, confronté à la prolifération croissante de messages truqués, incertains, invérifiables, le citoyen est frappé de désarroi et parfois sombre dans la mécréance. Il finit par douter de la vérité, de l’objectivité et, même, de la réalité. Afin d’éviter cette corruption des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques, mais aussi la corrosion de toute connaissance scientifique, il importe d’éduquer le citoyen en sorte qu’il prenne en main avec un esprit critique et quelques outils adaptés, -notamment les systèmes comme Désintox ou Décodex récemment créés par les médias-, son destin au sein de la société de l’information. Il faut désapprendre l’usage étourdi, grégaire et purement ludique des réseaux sociaux pour construire sérieusement, de manière responsable, son information et sa communication : savoir comparer, recouper, vérifier, prendre le temps de la réflexion en s’interrogeant sur la valeur des messages.
P. V. : Assiste-t-on à un essor des théories du complot ?
F. G : Ce terme possède de nombreux synonymes tels que la « conjuration » de Catilina, au premier siècle avant JC, exposée par Salluste… ou la « conspiration » des Egaux de Gracchus Babeuf, en 1798. Le suffixe « com »suggère une entreprise concertée réunissant secrètement plusieurs personnes afin d’agir contre un ennemi et de servir leurs propres intérêts. Souvent ils se lient symboliquement par un serment solennel. Toute entreprise de subversion par un coup d’Etat, par des actions terroristes implique un complot. C’est pourquoi dans sa forme moderne, la loi française entend punir une « association de malfaiteurs liée à une entreprise terroriste ».
Durant les périodes révolutionnaires ou à l’occasion de profonds changements institutionnels, le complot constitue à la fois une réalité et une obsession ainsi qu’une forme de manipulation des opinions et un outil de provocation au service d’une stratégie de prise de pouvoir. Loin d’avoir été épargnés par les tumultes révolutionnaires idéologiques, tant politiques que religieux, les Anglais durant le XVIIème siècle vécurent dans une ambiance de complots. A ce point même qu’une « culture » s’est durablement établie à travers la célébration festive de guy fawk (responsable de la conspiration des poudres ourdie par les Catholiques) par les enfants qui en font une cérémonie de réjouissance, réminiscence légère d’un bûcher.
Toutes les périodes d’incertitude engendrent cette psychose du complot de l’intérieur soutenu par l’étranger hostile. Le révolutionnaire parvenu au pouvoir sans légalité voit l’ennemi partout : complot des aristocrates contre la République française, menées de la CIA… en Iran, au Chili etc.
Des personnalités éminentes ont privilégié le complot comme mode d’action politique. Louis Napoléon Bonaparte passa le plus clair de la première partie de son existence à comploter jusqu’à la réussite du 2 décembre 1851 qui allait faire de lui l’empereur Napoléon III. Le retour au pouvoir du général de Gaulle et le passage de la IVème à la Vème République se sont effectués dans une ambiance de complots entrecroisés.
Quasi éternelles, les théories du complot ont pris une importance croissante dans l’ère informationnelle. Le principe repose sur une explication d’événements exceptionnels et donc mystérieux par le complot soi-disant révélateur de leur vérité cachée. Il s’agit d’une propension persistante du jugement humain, systématiquement entretenue par ces médias grand public surnommés « tabloïds ». Il fournit un déterminisme simpliste, une logique démonstrative à ce qu’il est difficile de comprendre. L’explication par le complot bénéficie d’une vertu d’évidence, rassurante en ce qu’elle désigne un bouc émissaire responsable de tous les maux. De ce fait la recherche pénible de responsabilités partagées et dérangeantes n’a plus lieu d’être. C’est aussi la porte ouverte pour tous les négationnismes. La désinformation en fait donc un de ses procédés ordinaires de prédilection.
Le catalogue des thèses complotistes expose des dizaines de milliers d’ouvrages et des millions de messages électroniques qui se propagent et s’enflent par contagion et rumeur associative. En voici quelques exemples [1] : « Les Juifs et les Franc-maçons se sont acharnés à diviser et affaiblir la France, ce qui explique le désastre de juin 1940.
Les Etats-Unis ont poussé Saddam à envahir le Koweit en 1990 pour se débarrasser de lui.
Le complot sioniste relayé par ses lobbies et la ploutocratie juive investirait le monde entier conformément au Protocole des Sages de Sion, document datant de 1903, reconnu factice et cependant toujours diffusé.
Lady Diana a été assassinée.
L’administration Bush a organisé le 11 septembre 2001.
Hillary Clinton appartient à la secte des Illuminati qui cherche à dominer le monde… » et ainsi de suite.
La difficulté consiste à établir une ligne de partage rigoureuse et fondée entre la réalité d’actions clandestines hostiles et la rumeur qui court sur de telles entreprises. La désinformation procède à de telles manipulations afin de mettre en difficulté la diplomatie des pays adverses voire à déstabiliser des gouvernements ou des hommes politiques. Etre simplement soupçonné de travailler pour la CIA ou d’entretenir des contacts avec le FSB (ex KGB) pèse lourd dans la réputation d’une personnalité.
Le recours systématique à l’accusation de complot caractérise les régimes despotiques ou totalitaires. L’invention de complots de toutes pièces constitue un système de gouvernement afin d’éliminer des personnes ou des factions ayant acquis trop de pouvoir. Ce peut être aussi une façon de manipuler l’opinion notamment en suggérant « la main de l’étranger » comme cause toutes les difficultés en réalité imputables au régime lui-même. La manipulation de l’opinion populaire pour en détourner le mécontentement sur des « boucs émissaires » constitue une manière remarquable de gouvernement par la désinformation permanente. Les services de police fabriquent des preuves, ou obtiennent des aveux par le chantage, la corruption ou la torture. Le NKVD de L. Béria, peu avant la mort de J. Staline (1953) avait fabriqué un « complot des blouses blanches » supposé attenter à la vie des dirigeants soviétiques. Les Juifs et, en général, toutes les petites communautés culturellement allogènes, ont souvent été les cibles de cette désinformation provocatrice de déchaînements de fureur de masse (pogroms). Ce phénomène se retrouve en Asie où, fréquemment, les minorités chinoises se sont vues accuser de comploter afin de s’emparer du pouvoir.
Plus la liberté d’information est bridée, plus l’investigation critique est difficile, plus les théories du complot se développent. Cela dit dans les sociétés où l’information circule à flot, il y a aussi place pour toutes les explications fantaisistes ou délirantes par le complot. On relèvera deux variantes : le canular et le négationnisme.
Le canular est une forme de désinformation en version aimable et humoristique. Le principe est identique qui consiste à faire croire à la réalité d’une fiction, à la vérité d’un mensonge élaboré avec soin de manière à présenter toutes les apparences de ce qu’il n’est pas. On parle de « poisson d’avril », de « hoax ». Le procédé exploite la crédulité mais aussi les préjugés, les superstitions qui créent un milieu favorable à la réussite du canular. La loi du genre veut que le faux soit rapidement avoué à ceux que l’on a abusé. Ce n’était qu’une bonne plaisanterie et la personne trompée s’amuse de sa propre crédulité, bien que parfois elle puisse rire « jaune ». Mais on constate à quel point la frontière est ténue. Orson Welles l’avait expérimenté, dans une émission radiophonique présentant en direct l’invasion des Etats-Unis par les Martiens. L’annonce du canular arriva trop tard pour enrayer la panique. Certains théories complotistes voisinent avec le canular tant l’affirmation est énorme. « Personne n’est jamais allé sur la lune » apparaît comme l’envers de l’invasion des Martiens.
Le négationnisme constitue un travail de réécriture et de réinterprétation d’un passé –qui n’a pas encore précipité en Histoire parce qu’il reste des témoins, des survivants, parce que les archives n’ont pas encore été intégralement ouvertes…. Ou, à l’inverse, à la mort de tous ceux qui pouvaient avoir vécu les faits commence une entreprise de négation dès lors que plus personne ne peut objecter. La démarche consiste, en principe, à rétablir la vérité sur des faits antérieurement présentés de manière erronée involontairement ou non, ou incomplète partielle ou partiale en démontrant que ce qui était tenu pour avéré ne correspond pas à la réalité des faits. Somme toute cette entreprise critique n’a en soi rien de répréhensible, bien au contraire. Toutefois, dans sa version extrême, caricaturale, le négationnisme finit par prétendre que tel ou tel événement n’a pas eu lieu : « les chambres à gaz n’ont pas existé ; personne n’a jamais marché sur la lune, aucun avion n’a touché le Pentagone le 11 septembre 2001 ».
Copyright Mars 2019-Géré-Verluise/Diploweb.com
Publication initiale 24 mars 2019
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François Géré, « Sous l’empire de la désinformation. La parole masquée », Paris, éd. Economica.
François Géré, « Sous l’empire de la désinformation. La parole masquée », Paris, Economica
Economica
4e de couverture
Différente de la propagande, la désinformation se définit comme une entreprise secrète de conception, de fabrication et de diffusion d’un message falsifié dont le but est de tromper le récepteur-cible afin de l’induire en erreur et de le faire agir contre son intérêt. Toutes les époques et tous les régimes en ont fait usage. La guerre froide en a fait un instrument privilégié. Pratiquée par des spécialistes discrets, la désinformation est restée une arme de guerre psychologique originale dont les effets étaient difficilement mesurables. Le succès de la désinformation se mesure à notre ignorance de son action mystérieuse. Nul ne parlait encore de « réalité alternative » ni de fake news. Or en l’espace de quelques années, profitant de l’Internet, de réseaux sociaux prédateurs comme Facebook et des nouvelles plates-formes, la désinformation s’est introduite dans la vie quotidienne des citoyens et dans les relations entre les États. Elle s’insinue dans l’esprit de chacun à coup de tweets en cascade. Elle devient un instrument d’ingérence majeure pour fausser le choix des électeurs. Elle corrompt la démocratie, déstabilise l’équilibre des pouvoirs et mine la crédibilité de l’information. Les notions de réalité, de vérité et de fait authentique sont bousculées. Le soupçon et le doute nourrissent un scepticisme malsain où se dissout le libre arbitre de l’individu responsable. L’empire de la désinformation connaîtra donc des phases d’expansion et de rétraction mais la lutte entre vérité et mensonge, entre lucidité et aveuglement ne cessera jamais. C’est de ce nouveau combat, essentiel pour l’avenir de chacun de nous, que ce livre cherche à rendre compte.
Professeur agrégé, docteur habilité en Histoire des relations internationales et stratégiques contemporaine, président de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS), François Géré étudie depuis 1985 les opérations psychologiques (propagande, désinformation). Il a publié une vingtaine d’ouvrages, notamment aux éditions Economica La guerre psychologique (1995), La guerre totale (2001), La pensée stratégique française contemporaine (2017).
Le putsch militaire au Niger — troisième du genre au Sahel ces dernières années — est un nouveau revers pour la France en Afrique de l’ouest, sa zone de prédilection. Et surtout pour ses forces militaires, restées présentes sur le continent plus de soixante ans après la vague des indépendances, et de moins en moins supportées par les populations et les classes politiques locales.
par Philippe Leymarie – Le Monde diplomatique – publié le 2 août 2023
Depuis la défection du Mali, puis du Burkina Faso, le Niger était — avec le Tchad, également gouverné par un régime de type militaire — le seul pays sahélien à accueillir, et même à demander le secours de forces étrangères. Le président Mohamed Bazoum, renversé le 26 juillet dernier par le général Abdourahamane Tchiani, chef de sa garde présidentielle, était un allié fidèle et assumé de la France, même s’il connaissait depuis longtemps les limites de ce pari risqué (1).
La présence renforcée des éléments militaires français avait été assortie de conditions qui en faisaient le « laboratoire » d’un nouveau « partenariat de combat » : une empreinte « modulable et légère » — avec le désir de « ne plus être visible sur le temps long », et une action de terrain placée exclusivement sous commandement nigérien, soulignait en mai dernier (2) le général Bruno Baratz, chef des forces françaises au Sahel, pour qui il fallait « reformater les esprits de nos militaires. On a beaucoup d’unités qui sont passées au Mali et ont connu l’opération Barkhane. Or, ce que font les forces françaises au Niger et au Tchad aujourd’hui n’a rien à voir. On se met vraiment à la disposition des partenaires, on se cale sur leur rythme opérationnel. C’est un changement culturel ».
Montée en puissance
Contrainte en 2022 d’évacuer ses bases au nord et au centre du Mali, puis au début de cette année son emprise de « forces spéciales » au Burkina Faso, et de renoncer à l’ambition régionale incarnée côté français par l’opération Barkhane, et côté africain par le G5-Sahel, Paris avait replié une partie de ses effectifs au Niger, atteignant 1500 hommes, pour mettre en œuvre des moyens essentiellement aériens — chasseurs et drones —, tandis que mille hommes sont restés stationnés au Tchad, ancien centre de commandement de l’opération Barkhane. Au total, les effectifs des troupes françaises au Sahel auront déjà été divisés par deux en quelques mois. Il était prévu qu’ils soient à nouveau réduits d’ici 2025, parallèlement à la montée en puissance de l’armée nigérienne — un pays qui a mis en place « une stratégie de contre-insurrection particulièrement efficace », reconnaissait le général Baratz.
Ce « partenariat de combat » d’un type nouveau, qui s’appliquait notamment dans la zone irrédentiste des « trois frontières », aux limites du Niger, du Mali et du Burkina Faso, où sévissent des groupes armés, et qui semblait fonctionner plutôt bien, ne paraît pas pouvoir être reconduit sous le nouveau régime, qui n’a pas supporté la condamnation immédiate du putsch par Paris, ainsi que la suspension des aides financières, et a accusé la France « d’ingérence », laissant des manifestants dans la capitale s’en prendre à des symboles français et brandir des drapeaux russes. Les incidents du dimanche 30 juillet avaient conduit l’Élysée à menacer la junte d’une « réplique immédiate et intraitable », en cas de menace sur ses ressortissants, militaires, diplomates au Niger ; ils ont motivé la décision le 1er août de rapatrier par voie aérienne militaire les Français et Européens qui le souhaitaient. L’étape suivante devrait être au minimum la suspension, voire l’arrêt de toute coopération militaire avec le Niger.
Les relations avec le gouvernement américain, qui dispose d’une base de drones au nord du pays mais a rapidement condamné le putsch, s’annoncent également problématiques. La solitude militaire à laquelle le Niger risque ainsi de s’astreindre pourrait être périlleuse pour un pays qui est défié sur deux fronts « djihadistes » : au nord-ouest, les attaques dans la zone des « trois frontières » ; au sud-est, les mille deux cents kilomètres de frontière avec le Nigeria, où sévissent les sectes armées de Boko Haram.
Utilité technique
Côté français, la nouvelle formule de coopération militaire avec le Niger faisait partie d’une réforme plus large du dispositif français sur le continent, avec le souci d’alléger encore les effectifs permanents — actuellement près de 6000 hommes — et de transformer le rôle des bases d’Abidjan, Dakar et Libreville : dans ce schéma, elles deviendraient des centres de formation militaire et non plus des points d’appui pour des interventions. La diminution des effectifs en Côte d’Ivoire, et l’accent mis sur l’affectation de coopérants militaires en longue durée — notamment d’enseignants dans les écoles militaires nationales à vocation régionale (ENVR) que Paris soutient depuis leur création — rendront difficile à l’avenir des opérations offensives, comme Serval au Mali, en 2013.
L’heure était, ces derniers mois, à l’africanisation, à la mutualisation de ces emprises qui remontent pour la plupart aux années soixante, voire plus avant… et ont souvent concentré les contestations ou protestations africaines. Aucune ex-puissance coloniale autre que la France n’a ainsi conservé un tel réseau et des capacités militaires aussi étendues sur le continent. L’efficace évacuation en mai dernier de plusieurs centaines de ressortissants français ou européens du Soudan, et l’actuelle opération du même genre au Niger, démontrent l’utilité technique — à défaut de politique — de ce réseau d’implantations.
Dans Afrique XXI, Raphaël Granvaud, de l’association Survie, invitait — avant même ce putsch — à ne pas se laisser abuser par le « trompe-l’oeil » de la « ré-articulation » du dispositif français dans le Sahel, décidée par le président Emmanuel Macron après la dissolution de l’opération Barkhane, et qu’illustraient les nouvelles pratiques militaires au Niger. Il s’agit, selon cet analyste, d’un « ravalement de façade » ; il rappelle que les gouvernements des dernières décennies ont tous promis la fin de la françafrique, la réduction des effectifs militaires, le changement de vocation des bases… et voulu déchirer l’image de « gendarme de l’Afrique » qui a longtemps collé à la peau des Français.
Survivances de la colonisation
Même si les modalités d’un retrait plus que probable des soldats français (et sans doute américains, et autres) du Niger ne sont pas encore détaillées, le putsch de Niamey signe sans doute la fin de l’aventure de l’armée française au Sahel, qui remonte aux temps coloniaux. Et aussi le déclin quasi total d’une arme originale au sein des forces françaises : l’infanterie de marine. Ces troupes, survivantes de la colonisation, sont détentrices d’un savoir-faire acquis dans les interventions outre-mer. Elles revendiquent leur origine populaire, le goût du voyage et de l’aventure, et défendent l’idée d’un soldat attentif aux besoins des populations, comme d’une certaine rusticité (3).
Elles ont été l’ossature des expéditions au Mexique, à Tahiti, en Chine et Cochinchine, en Crimée, Tunisie, à Madagascar, et en Afrique de l’ouest et centrale au XIXe siècle. Renforcés par des unités de spahis et tirailleurs recrutés sur place, les régiments de « marsouins » et « bigors » ont été engagés dans les combats de 14-18, puis en Rhénanie, en Syrie, au Maroc, dans les Balkans. Ils ont formé le gros des volontaires de la France libre, à la fin de la seconde guerre mondiale, puis participé — avec la Légion étrangère — aux opérations de « pacification » à Madagascar, en Indochine, en Algérie.
On les retrouvera, dans la seconde moitié du siècle dernier, et au début du siècle en cours en « forces de souveraineté » dans les départements et territoires d’outre-mer, en « forces de présence » dans les bases militaires en Afrique, et comme fer de lance des interventions extérieures (« opex ») au Tchad, Liban, Nouvelle Calédonie, Djibouti, Afghanistan, et en Europe de l’est ainsi qu’au Sahel — que les forces françaises n’avaient jamais vraiment quitté, avec notamment une présence quasi-permanente au Tchad depuis les débuts de la colonisation.
Omniprésence militaire
Pour la France, déjà évincée de fait en République centrafricaine avant de l’avoir été dans plusieurs pays du Sahel, et dont les principaux alliés en Afrique de l’ouest et du centre (Cameroun, Congo, Côte d’Ivoire, Sénégal) risquent d’être confrontés à des contextes difficiles de succession, le putsch au Niger fait figure de nouvel échec politique, après plusieurs autres dans les parages. Aucun bilan de la « guerre perdue » au Mali, par exemple, n’a été mené jusqu’ici, à l’échelon militaire comme politique.
Et la réflexion sur le maintien ou non d’un dispositif militaire qui paraît de plus en plus insupportable aux opinions publiques des pays africains n’a pas été entamée au Parlement ou dans d’autres enceintes de débat, alors même que le poids, l’influence diplomatique, économique et culturelle de la France sur le continent sont sans commune mesure aujourd’hui avec son omniprésence militaire, pour le coup, très « visible », et que les résultats — notamment au Sahel — n’ont pas été à la hauteur des attentes. Trop axée sur le militaire (alors que gendarmes et policiers auraient parfois été plus adaptés), à la recherche d’un ennemi aux contours flous (le « terrorisme »), sur un temps trop long finissant en « occupation » de fait, la stratégie politico-militaire française dans cette région a été victime aussi de ses rigidités « éthiques » : « Jamais avec les djihadistes… Jamais avec Wagner… »
Autres fronts
Même si cette accumulation de déconvenues a l’allure d’une défaite (4), l’armée française ne quittera pas complètement le terrain africain : outre une coopération plus étendue en matière de formation, plus bilatérale et sur mesure, il reste une demande de certains pays en appui à l’antiterrorisme, notamment dans le golfe de Guinée ; et toujours, des ressortissants à exfiltrer dans tel ou tel pays : et, dans les deux cas, du travail pour les forces spéciales » — les moins « visibles » justement.
Pour les militaires français, il reste surtout du grain à moudre sur les autres fronts : déjà, ces derniers mois, il y avait plus d’hommes mobilisés à l’est européen, aux frontières de l’Ukraine, ou en Méditerranée orientale que sur le continent africain. Des forces restent déployées au Proche-Orient, au Liban, en Jordanie, dans les Émirats, à Djibouti, en Irak. Et l’exécutif souhaite développer une stratégie de présence dans l’Indo-Pacifique, et renforcer les emprises dans les départements et territoires d’outre-mer, notamment sur le plan aérien et naval. Mais l’adieu croissant à l’Afrique sera, de fait aussi, un sacré « changement culturel »…
(3) Cf, Michel Goya, « Les troupes de marine, les conquérants de l’outre-terre », Guerres et Histoire n° 33.
(4) Et d’une autre, passée inaperçue : la fin prématurée de l’opération Tabuka, au Mali, dans laquelle Paris avait entraîné plusieurs pays européens, et qui n’a pas survécu l’an dernier au désengagement français.
Dans « L’autre Guerre Froide », qui vient de paraître aux éditions du CNRS, l’historien Pierre Grosser fait le bilan de la rivalité opposant les deux grandes puissances du XXIe siècle. Entre ambition de devenir la première puissance de la planète du côté chinois et crainte de perdre le monopole du leadership mondial du côté américain, un conflit armé est un scénario crédible selon la fameuse théorie du « piège de Thucydide », que l’auteur analyse dans l’extrait que nous vous présentons aujourd’hui.
Dans l’histoire, l’ascension rapide d’une nouvelle puissance, soucieuse d’abord d’avoir « une place au soleil », puis de changer les règles du jeu pour qu’elles soient plus à son avantage, inquiéterait toujours la puissance la mieux installée, qui elle-même connaît un déclin relatif. Cela provoquerait nécessairement des guerres. Aujourd’hui, les États-Unis seraient confrontés au dilemme d’accepter ou non les changements tectoniques de la hiérarchie des puissances, et donc la domination qui en résulte de la Chine en Asie, ou de choisir la guerre pour la limiter, avec le risque de s’affaiblir eux-mêmes et de faciliter ce qu’ils voulaient prévenir, une transition vers la domination chinoise.
Cette thèse a été popularisée par un vétéran de la science politique, Graham Allison, sous le terme de « piège de Thucydide », afin d’avoir un vernis d’humanités, une prétention scientifique, et des citations au rabais (comme pour la « fin de l’histoire » ou le « choc des civilisations », qui sont aussi accusées de devenir des prophéties auto-réalisatrices).
Une situation semblable à celle de 1914 ?
La comparaison avec 1914, qui est développée dans l’ouvrage, ne tient pas, tout simplement parce que la Première Guerre mondiale n’a pas été causée par la rivalité entre Berlin et Londres (je le montre plus en détail dans l’étude de l’IRSEM). La course aux armements navals avait été gagnée par les Britanniques dès 1912, et comptait moins que la course aux armements terrestres de l’Allemagne avec la France et la Russie. Les ennemis traditionnels de l’Allemagne étaient ces deux pays, qui étaient aussi, dans l’Empire, ceux des Britanniques, ce qui rendait possible un renversement des alliances.
Aujourd’hui, il faut tenir compte des tensions sino-indiennes et sino-japonaises, ces dernières étant parfois aussi comparées aux relations anglo-allemandes d’avant 1914. La proximité culturelle (et dynastique) anglo-allemande était bien plus forte qu’entre les États-Unis et la Chine. Celle-ci ne sort pas de guerres d’unification qui en auraient fait, comme l’Allemagne, un modèle militaire pour les états-majors du monde entier.
Non seulement la Première Guerre mondiale n’est pas due principalement à cette ascension rapide d’une nouvelle puissance, mais l’histoire regorge d’exemples où ces changements de rapports de puissance ne provoquent pas de guerre.
Ainsi, il n’y a pas eu de guerre entre les États-Unis et le Royaume-Uni, lorsque les premiers ont concurrencé le second dès la fin du XIXe siècle. La Chine aime à rappeler cette réalité, et à se comparer aux États-Unis. Une puissance qui devient la plus riche du monde souhaiterait naturellement se réserver une sphère d’influence privilégiée, voire exclusive, en prétendant la libérer d’intrus impérialistes (les puissances européennes pour l’Amérique dans la première moitié du XIXe siècle, les États-Unis pour l’Asie deux siècles plus tard), devenir une puissance navale pour protéger son commerce et ses intérêts, devenir une puissance diplomatique et culturelle. La Chine parviendrait même à être à la fois une puissance terrestre et une puissance navale, ce que n’ont pas réussi la France, l’Allemagne et la Russie – ni la Chine à la fin du XIXesiècle. La Chine de Xi Jinping connaîtrait sa « phase Theodore Roosevelt », lorsque les États-Unis sont devenus vraiment nationalistes et impérialistes, puissance industrielle et navale, avec la prétention d’être le nouveau centre du monde.
Simple perpétuation des intérêts chinois à l’international ?
Malgré les inquiétudes que la Chine suscite, sa volonté de créer des bases à l’étranger et de s’assurer des points d’appui portuaires, serait « naturelle ». De même que son souci d’assurer la sécurité de ses routes d’approvisionnement de matières premières et de ses ressortissants, en déployant des policiers chinois là où les communautés chinoises sont menacées, et en ayant les capacités militaires d’intervenir pour les protéger ou les évacuer.
L’agitation de 2022 autour d’un accord de la Chine avec les îles Solomon fait suite à nombre de focalisations sur des lieux (du Cambodge au golfe de Guinée ou en Namibie, en passant par les Émirats arabes unis), que convoiterait Pékin.
Les dépenses militaires de la Chine augmenteraient mécaniquement avec l’augmentation du PNB, sans qu’il y ait volonté militariste. Enfin, la Chine entrerait dans une nouvelle étape, déjà parcourue par les grandes puissances précédentes, en cherchant à internationaliser sa monnaie et aussi son droit. Au-delà des simples comparaisons de PNB, elle a déjà un pouvoir de marché (grâce à sa population nombreuse à niveau de vie croissant), elle est centrale dans les chaînes de valeur et surtout la construction navale (45 % de la production mondiale) et le transport maritime, et pèse dans l’établissement de normes technologiques. Les actions internationales de la Chine n’auraient donc rien à voir avec l’idéologie du régime, mais seraient le simple produit de « lois » de la géopolitique.
De plus, le piège de Thucydide ne concernerait pas la Chine, car celle-ci ne serait pas une puissance guerrière (Xi Jinping dit que ce n’est pas « dans son ADN »). Elle est le seul membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations unies, depuis la fin de la guerre froide, à ne pas avoir utilisé la force militaire et déployé ses soldats pour des guerres à l’étranger. Elle ne serait pas une puissance révisionniste, alors même que les États-Unis en sont une en s’en prenant, par ses interventions « humanitaires », à l’ordre international d’États souverains codifié en 1945.
Le retour incontestable de Pékin
Pékin appelle les États-Unis à « maintenir le système international avec l’ONU en son cœur et le droit international comme fondement ». La Chine n’essaierait pas de constituer une alliance anti-occidentale avec les pays hostiles à la domination américaine (malgré la formalisation de groupes d’amis aux Nations unies), ni à entraîner des rebelles anti-impérialistes à travers le monde comme dans les années 1960 et 1970, ni à briser les alliances américaines, ni à promouvoir un ordre alternatif. Non seulement elle ne minerait pas l’ordre international mais paye de plus en plus pour lui, par ses contributions au système onusien (notamment les Opérations de Maintien de la Paix). En réalité, c’est le mélange d’optimisme et de pessimisme de la puissance montante qui a été une des causes de la Première Guerre mondiale, et pourrait être celle d’une guerre sino-américaine.
La Weltpolitik allemande était dans une impasse à partir de la fin des années 1900, car elle provoquait des réactions des grandes puissances concurrentes. Berlin se sentait donc empêchée d’obtenir sa « place au soleil », tout en prétendant avoir le meilleur système politique, la meilleure culture, le plus grand dynamisme industriel et commercial. C’est la remontée en puissance rapide de la Russie, après sa défaite de 1905 contre le Japon, et donc le renforcement de la tenaille franco-russe qui poussa Berlin à une guerre quasi préventive, en profitant de la crise de l’été 1914.
La Chine aujourd’hui est persuadée de devoir retrouver sa place au Centre et au sommet qui lui serait historiquement due, mais elle subit le retour de bâton de pays petits et grands qui ne goûtent guère son arrogance, les efforts des puissances concurrentes pour ne pas lui laisser le champ libre, tandis que le crises internes de certains « clients » sont attribués à un endettement excessif à l’égard de la Chine (Sri Laka, Laos…). Les observateurs qui s’inquiétaient de l’offensive de charme chinoise dans les années 2000 se frottent les mains en constatant, avec une certaine exagération, la dégradation de l’image de la Chine dans le monde depuis la fin des années 2010, à cause de son agressivité verbale et de ses pratiques coercitives.
La question du triomphalisme excessif de la Chine menant à une sorte de « surexpansion impériale » est discutée depuis plusieurs années en Chine. La comparaison avec l’Allemagne est même prolongée, en regrettant que la Chine ait abandonné une politique néo-bismarckienne, de multiplication de partenariats de toutes sortes, destinée à rassurer les voisins tout en dominant le système, et à tempérer les ardeurs des États-Unis (comme de la France pour le chancelier allemand). Xi Jinping aurait eu tort de jouer à Guillaume II, dans une politique régionale et mondiale assertive, de coups diplomatiques, de faits accomplis et de guerre juridique en mer de Chine du Sud, qui auraient rendu la Chine impopulaire, parfois isolée, et en conséquence plus agressive.
Même le Singapourien Kishore Mahbubani, chantre du triomphe de la Chine sur un Occident déclinant, déplore que celle-ci n’ait pas réussi à garder davantage d’« amis » aux États-Unis pour empêcher le tournant consensuel pour une politique de confrontation. Au XXe, l’Allemagne s’est avérée trop grosse pour les équilibres européens mais trop faible pour dominer l’Europe : la Chine serait trop puissante pour les équilibres asiatiques, et même mondiaux, mais ses prétentions de domination seraient vaines et contreproductives.
La course à la puissance
La volonté croissante de Xi d’utiliser la coercition pour atteindre les objectifs de la Chine, ainsi que la rhétorique de plus en plus agressive, pourraient même être la preuve que Pékin a conscience qu’il sera difficile de dépasser pacifiquement les États-Unis dans le long sprint à la puissance. Les condensés de pessimisme dans la marmite d’optimisme seraient dangereux, car pousseraient à prendre plus de risques, à cause d’une paranoïa et d’une impatience accrues. Le célèbre stratège Edward Luttwak parle même d’« autisme de grande puissance », qui serait une loi de l’histoire : le PCC, particulièrement ethnocentrique et plein de morgue, ne pourrait ou ne voudrait abandonner des politiques contreproductives et autodestructrices, malgré tous les signaux.
La question est donc de savoir si Pékin choisira une sorte de fuite en avant à court terme, ou bien de rassurer les puissances qu’elle inquiète et consolidera ses fondamentaux pour reprendre sa marche en avant. Les nominations récentes sont regardées avec attention. Pour certains observateurs, Xi promeut une nouvelle génération de diplomates prêts à la compétition avec l’Occident et à l’utilisation de la coercition, favorable à l’axe sino-russe et à un leadership chinois sur le monde non-occidental, et déterminés à défendre le modèle politique chinois ; d’autres au contraire estiment que ce sont des diplomates plus modérés qui sont mis en avant, pour calmer les inquiétudes des pays d’accueil. Mais comment revenir en arrière lorsque, pour des raisons avant tout domestiques, Xi Jinping aurait abandonné la montée en puissance pacifique de la Chine, et serait allé trop loin dans la projection de puissance et l’agressivité verbale, provoquant une sur-réaction des États-Unis, de leurs alliés, et certains pays du Sud ? Cette sur-réaction à son tour rendrait impossible tout retour en arrière, voire faciliterait une fuite en avant.
Tensions entre la France et le Mali : la crise diplomatique résumée en six actes
Voilà des semaines, sinon des mois, que le torchon brûle entre la France et le Mali. On vous résume ce que l’on sait de ce conflit larvé, qui a abouti à l’expulsion de l’ambassadeur français à Bamako.
Un soldat français participant à l’opération Barkhane, au Mali, en octobre 2017. | BENOIT TESSIER / ARCHIVES REUTERS
par Maxime MAINGUET avec AFP – Ouest-France – Publié le
L’heure n’est plus à l’entente cordiale entre la France et le Mali. Depuis plusieurs mois, la tension est montée d’un cran entre les deux pays, jusque-là alliés face aux forces terroristes qui opèrent dans la région. On vous résume ce que l’on sait de cette brouille diplomatique.
1. Les militaires prennent le pouvoir à Bamako
Le point de départ de ces tensions est un changement de dirigeants à la tête du Mali, survenu à l’été 2020.
Le 18 août 2020, des militaires déposent en effet le président Ibrahim Boubakar Keita, qui doit annoncer sa démission à la télévision nationale. Dans la foulée, Jean-Yves Le Drian avait déclaré que la France condamnait « avec la plus grande fermeté la mutinerie » alors en cours.
2. La montée d’un sentiment anti-français
Depuis ce coup d’État, les relations bilatérales n’ont cessé de se détériorer, d’autant que les putschistes sont entrés ces derniers mois en résistance face à une grande partie de la communauté internationale, dont ses voisins, et qu’ils soufflent sur les braises d’un sentiment anti-français latent dans la région.
Des manifestations contre la présence de la France et d’autres puissances étrangères sont ainsi régulièrement organisées dans le pays. L’une d’elles a encore eu lieu en ce courant du mois de janvier 2022.
3. Au printemps 2021, la France dénonce « un coup d’État dans le coup d’État »
Un nouveau coup de théâtre a lieu en mai 2021 : les militaires déposent le président et le premier ministre de transition, qui avaient été installés au pouvoir suite au putsch de l’été 2020. Quelques jours plus tard, le colonel Assimi Goïta, leader de la junte, prête serment en tant que président de transition.
4. Des tensions autour de la modification du dispositif français au Mali
La réduction du dispositif de l’opération Barkhane est elle aussi source de tensions. Annoncée par Emmanuel Macron en juin 2021, elle est considérée par le premier ministre malien comme étant un « abandon en plein vol ».
Ces accusations de Choguel Kokalla Maïga, tenus à la tribune de l’ONU en septembre 2021, passent mal à Paris, qui estime, par la voix de Florence Parly, la ministre des Armées, qu’elles sont « indécentes » et « inacceptables ». Emmanuel Macron parlera lui d’une « honte ». Des propos qui vaudront à l’ambassadeur français d’être convoqué par Bamako.
6. Le potentiel recours à l’armée privée russe Wagner regretté par la France
Ces dernières semaines, la tension est encore montée d’un cran autour de la question du recours possible par les autorités maliennes aux services du groupe Wagner, une armée privée russe réputée proche du Kremlin et soupçonnée d’exactions en Centrafrique, où le groupe est également présent.
En visite au Mali en septembre dernier, Florence Parly indiquait ainsi que la France « n’[allait] pas pouvoir cohabiter avec des mercenaires », marquant là l’opposition de Paris à la présence de ce groupe.
La junte a démenti vouloir recourir à ces mercenaires russes mais diplomates et agents de renseignements français continuent d’avoir de sérieux doutes. « On constate aujourd’hui sur place des rotations aériennes répétées avec des avions de transport militaire appartenant à l’armée russe, des installations sur l’aéroport de Bamako permettant l’accueil d’un chiffre significatif de mercenaires, des visites fréquentes de cadres de Wagner à Bamako et des activités de géologues russes connus pour leur proximité avec Wagner », avait indiqué en décembre une source gouvernementale française.
6. L’ambassadeur français sommé de quitter le Mali
Enfin, lundi 31 janvier, la télévision d’État annonçait que la junte expulsait l’ambassadeur français de Bamako.
« Le gouvernement de la République du Mali informe l’opinion nationale et internationale que ce jour […] l’ambassadeur de France à Bamako, son excellence Joël Meyer, a été convoqué par le ministre des Affaires étrangères et de la coopération internationale (et) qu’il lui a été notifié la décision du gouvernement qui l’invite à quitter le territoire national dans un délai de 72 heures », a annoncé un communiqué, diffusé via la télévision d’État.
Selon Gabriel Attal, le porte-parole du gouvernement, les autorités françaises se donnent jusqu’à « mi-février » pour « prévoir une adaptation » de leur dispositif au Mali au regard de « l’isolement progressif » du pays.