Le signalement stratégique : un levier pour la France dans la compétition entre puissances ? Focus stratégique, n° 114, mai 2023

Le signalement stratégique : un levier pour la France dans la compétition entre puissances ? Focus stratégique, n° 114, mai 2023

 

De l’exercice interarmées et interallié Orion 2023 au déploiement de chars Leclerc en Roumanie, en passant par les tirs de qualification de nouveaux missiles, les armées françaises conduisent de nombreuses manoeuvres et activités qui sont aujourd’hui décrites comme relevant du « signalement stratégique ».

 

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par Jérémy BACHELIER, Héloïse FAYET, Alexandre JONNEKIN, François RENAUD – IFRI – publié le 17 mai 2023

Ce concept, issu de la dissuasion nucléaire, décrit une façon de diffuser un message stratégique conçu au plus haut niveau de l’État, et ce au travers de plusieurs leviers, dont l’action militaire est l’un des principaux. Bien manié, le signalement stratégique permet ainsi de démontrer la volonté et la crédibilité de la France à défendre ses intérêts et ceux de ses partenaires. Il permet aussi de moduler l’action et la réaction du compétiteur en évitant de franchir le seuil de la conflictualité, et s’inscrit dans une démarche plus large d’influence, indispensable dans une perspective d’action « multi-milieux multi-champs ». 

Cependant, pour être efficace, c’est-à-dire correctement perçu par les alliés comme les adversaires, ce signalement stratégique doit être en adéquation avec les moyens dont dispose la France, et avec une stratégie cohérente qui peine encore à être définie sur le long terme. De plus, il convient de renforcer la fluidité dans la conception et la conduite du signalement, qui souffre encore parfois d’une confusion avec la simple communication opérationnelle. Enfin, pour vérifier que le message a été compris et a eu un impact, il est indispensable d’engager une réflexion sur le feedback, notamment au travers des services de renseignement. 

Lire et télécharger l’étude de l’IFRI

IFRI Le signalement stratégique un levier pour la France dans la compétition entre puissances

Atlas stratégique des armées françaises (Institut d’études de géopolitique appliquée – DGRIS, mars 2023)

Atlas stratégique des armées françaises (Institut d’études de géopolitique appliquée – DGRIS, mars 2023)

par Theatrum Belli – publié le

Armées : Il faut changer de modèle !

Armées : Il faut changer de modèle !

par Xavier Guilhou (*) – Esprit Surcouf – publié le 10 février 2023
Expert international en prévention des risques,
pilotage de crises, et aide à la décision stratégique.

https://espritsurcouf.fr/defense_armees-il-faut-changer-de-modele_par_le-capitaine-de-vaisseau-h-xavier-guilhou_n207-100223/



Avant le Covid, déjà, les commentaires militaires croulaient sous l’expression « haute intensité ». La guerre de haute intensité est là désormais, on la voit tous les jours, depuis un an, en Ukraine. Et bien des responsables de constater avec effarement que l’armée française aurait été incapable de mener une guerre pareille pendant si longtemps. Pour l’auteur, aucun doute : il faut repenser nos armées !
 

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« Nous sommes sur l’os… ! ». Qui n’a pas entendu nos grands chefs utiliser cette expression pour préciser que nous n’avons plus de marges de manœuvre sur le plan capacitaire, voire que nous sommes bien en deçà de l’acceptable pour assurer les missions assignées à nos armées. Il est évident qu’après trois décennies de rabotage budgétaire nous ne pouvons qu’être en limite basse en termes de suffisance opérationnelle (moyens, munitions, stocks stratégiques, personnels…) et que, pour reprendre un terme de marins, « nous talonnons ! ». A ce rythme, la prochaine étape est « l’échouage ».

La guerre en Ukraine sert de révélateur dans tous les domaines et a la vertu de réveiller les consciences endormies par des années de « dividendes de la paix ». Pourtant les signaux précurseurs n’ont pas manqué, mais chaque fois le relativisme et la bureaucratie ont effectué leur travail de neutralisation et de normalisation pour continuer à tirer vers le bas nos postures de défense. De fait « nous sommes bien sur l’os » et il nous faut avant tout « remettre de l’épaisseur », à tous les niveaux, pour combler ou compenser ces faiblesses structurelles. La projection de corps expéditionnaires tous azimuts n’est plus dans nos moyens. Nous devons nous recentrer sur la défense de nos intérêts vitaux, la protection de notre territoire et remuscler notre dissuasion. Il faut changer de méthode et surtout de modèle !

CAPACITES NOUVELLES

Certes nous avons développé des capacités marginales à très forte valeur-ajoutée pour « faire autrement » quand nous ne pouvions plus « faire normalement ». Ce fut le cas au cours de ces trois décennies avec la montée en puissance des opérations spéciales. Par leurs performances indéniables, notamment dans la lutte « anti-terroriste » en Orient et en Afrique, elles ont assuré au pouvoir politique la garantie d’une posture opérationnelle à succès, avec une forte résonnance médiatique auprès des opinions publiques. Cela a plutôt bien fonctionné. Dans ce contexte les OPEX ont au moins eu le mérite de permettre à toutes ces composantes de se tester et d’acquérir une courbe d’expérience considérable.

Mais avec l’Ukraine nous passons à autre chose et le travail « sur-mesure » de nos forces spéciales doit désormais s’intégrer dans des schémas complexes de combat de haute intensité, avec un retour aux confrontations de masse sur des lignes de front, que nous n’avons plus connues depuis les grandes guerres mondiales.

Il en fut de même avec les deux fonctions essentielles que sont le renseignement et la logistique, armes souvent considérées comme secondaires dans notre culture militaire , mais qui se sont avérées cruciales pour accompagner nos projections de corps expéditionnaires sur des conflits hybrides, au sein d’alliances, sur des terres lointaines (Afghanistan, nœud syriaque, Sahel). Ces composantes souvent qualifiées de soutiens, alors qu’elles sont des précurseurs qui conditionnent le succès des opérations,  ont permis sur le terrain de faire preuve de réactivité et d’inventivité dans les modes d’action, face à de nouveaux modes d’adversités (cf. les techniques de guérillas pratiquées par les groupes islamiques, mais aussi les méthodes de désinformation et déstabilisation des Sociétés Militaires Privées comme Wagner, ainsi que l’utilisation de technologies duales et des réseaux sociaux).

 

La nouvelle tourelle d’un véhicule blindé : un concentré de high-tech. Photo Arquus, nicolas Broquedis.

Nous avons aussi compensé la baisse de nos moyens avec de la haute technologie et une professionnalisation remarquable de nos forces. Nos armées sont réduites en nombre, mais elles sont plus performantes du fait des technologies embarquées et du niveau de formation de nos combattants. Ce qui suppose aussi un niveau de soutien et de maintenance non négligeable (pour un soldat au combat il en faut en moyenne neuf en soutien). Néanmoins, pour nos spécialistes, avec les moyens actuels, nous ne pourrions tenir qu’un front de 80 kms, soit Dunkerque – Lille, là où nos anciens furent en mesure de tenir un front de 750 kms lors de la première guerre mondiale. Et que penser de nos capacités de feu qui n’excéderaient pas une semaine en termes de stock de munitions…

CAPACITES A RESISTER

De nouveau le conflit en Ukraine, et surtout les risques de confrontations pressenties en Mer de Chine et en Méditerranée orientale, posent la question des masses critiques et du niveau de rusticité qu’il faudrait désormais être en mesure d’assumer face à des armées qui utilisent des centaines de milliers d’hommes et un déluge de feu sans précédent pour arriver à leurs fins.

Ces armées ont recours à la conscription et à la mobilisation de réserves considérables. Par ailleurs elles se battent avec des doctrines basiques similaires à celles de la guerre de 1914, que nous qualifions certes d’archaïques et de barbares, mais qui s’avèrent dimensionnantes actuellement dans les conflits. Au cours de l’été 2022, les Ukrainiens ont tiré 6000 à 7000 obus d’artillerie par jour selon un haut responsable de l’Otan. Dans le même temps les Russes en tiraient 40 000 ou 50 000. A titre de comparaison les Etats Unis ne produisent que 15 000 obus par mois…

 

Sur cette photo, une centaine d’obus. Les russes auraient tiré, en une seule journée, cinq cents fois le contenu de cette photo. Photo Tsahal

De notre côté nous n’avons plus la conscription et nous avons des réserves qui sont réduites à la portion congrue malgré tous les effets d’annonce vertueux de ces dernières années… Nous faisons confiance à l’intelligence embarquée dans nos moyens, qui sont de plus en plus sophistiqués, en prétendant que cela sera suffisant pour casser ces armées « ringardes » dotées d’équipements datant de la guerre froide… Les évènements nous démontrent qu’il faut faire preuve d’un peu plus d’humilité, ces armées n’ayant pas la même notion de l’attrition et de la vie humaine que nous. Avec une société soumise à la religion du « bien-être », et soyons honnêtes peu résiliente, nous ne remplissons pas les mêmes critères en termes de résistance morale et physique que ces adversaires qui n’ont pas nos états d’âme…

Certes nous avons l’impression actuellement que le corps politique, pas seulement en France mais sur tout le continent européen, subi un électrochoc devant l’intensité et la brutalité des combats en Ukraine. Que n’ont-ils eu les mêmes réactions lors des évènements dans les Balkans, qui ont fait, rappelons-le, de l’ordre de 100 000 morts (200 000 selon les médias) ? Il en fut de même au Moyen-Orient avec les enchainements post-Irak sur le nœud syriaque qui ont fait quasiment le même nombre de victimes. Nous sommes déjà au-dessus de ces seuils pour l’Ukraine 

A chaque fois les niveaux de brutalité et d’inhumanité ont augmenté, franchissant des seuils que les ONG et les organisations internationales n’ont cessé de recenser et d’expliciter pour alerter nos dirigeants. La réponse de ces derniers fut l’invention sémantique des « lignes rouges » à ne pas franchir, mais sans postures réelles et crédibles… Tous ces théâtres d’opération furent des laboratoires, notamment pour les armées Russes et Turques, qui désormais stressent notre flanc oriental et méridional. Heureusement que la posture de dissuasion nucléaire, dont la crédibilité repose sur la permanence à la mer de nos SNLE et sur les capacités de frappes de nos composantes aéroportées ( FAS et FAN), n’a pas subi le même niveau d’altération, voire de destruction systématique, que pour nos moyens conventionnels.

Aujourd’hui le temps n’est plus aux lamentations mais à la reconstruction d’un modèle, en s’appuyant sur cette épaisseur tactique qu’offrent  les composantes à forte valeur ajoutée dont nous avons parlé. Il est évident que ces moyens, en s’intégrant intelligemment dans des schémas plus élaborés de combat de haute intensité, peuvent devenir des « démultiplicateurs de forces ».

Chronique initialement publiée sur le site de Xavier Guilhou : www.xavierguilhou.com
Dans un second article, l’auteur donnera quelques pistes pour un nouveau modèle d’armée

Source photo bandeau de l’article : ©LaureFanjeau

(*) Xavier Guilhou, spécialiste international reconnu depuis 40 ans dans les domaines de la prévention des risques, du pilotage de crises, et l’aide à la décision stratégique. Ancien responsable de la DGSE (dans les années 1980), fortement engagé dans la montée en puissance des Opérations Spéciales (COS) dans la décennie 1990, a une longue expérience de terrain. Il a par ailleurs exercé pendant 15 ans des fonctions exécutives et opérationnelles au sein de grands groupes français (Schneider Electric) et a conseillé depuis 2004 des Etats et des réseaux vitaux en matière de pilotage de crise et de géostratégie. Il est auditeur de l’IHEDN et capitaine de vaisseau (h). cf. son site www.xavierguilhou.com

Doctrine spatiale française : pas de tirs antisatellites mais plus d’« ambiguïté stratégique » ?

Doctrine spatiale française : pas de tirs antisatellites mais plus d’« ambiguïté stratégique » ?

Débris de satellite autour de la Terre, vue d'artiste
La destruction d’un satellite situé en orbite provoque de nombreux débris. C’est l’une des raisons invoquées par la France pour expliquer sa décision de ne pas procéder à des tirs anti-satellites. Frame Stock Footage/Shutterstock

Fin novembre 2022, le ministère des Armées s’est formellement engagé à ne pas conduire de tirs de missiles antisatellites.

Pourtant, la stratégie spatiale française de 2019 ne s’interdit pas de « durcir » les capacités d’action de la France dans l’espace.

À trois ans d’intervalle, la posture spatiale militaire française se contredit-elle ?

Une décision aussi historique que surprenante ?

Après avoir coparrainé la résolution A/C.1/77/L.62 (adoptée par la première Commission de l’Assemblée générale des Nations unies en octobre 2022), la France joint la parole aux actes et s’est engagée à ne pas procéder à des tirs de missiles antisatellites destructifs à ascension directe, c’est-à-dire tirés depuis la surface ou les airs. La France n’a jamais formellement disposé d’une telle capacité, même si elle possède l’expertise technique nécessaire pour la développer.

Le communiqué français, publié le 29 novembre 2022, utilise des éléments de langage forts. Il qualifie de tels tirs de « déstabilisateurs et irresponsables », rappelle que la France n’en a jamais effectué, et s’alarme des risques de débris spatiaux et des conséquences pour l’intégrité des satellites en activité et de l’ensemble du domaine spatial. La décision française suit celle des États-Unis adoptée le 9 avril 2022. La France avait d’ailleurs salué l’engagement américain.

La détermination du ministère des Armées est d’autant plus historique que la France est l’un des rares pays à avoir développé une « triade stratégique » comprenant missiles intercontinentaux, arme atomique et capacités aérospatiales. Son programme balistique se poursuit notamment dans le cadre du renouvellement de la dissuasion nucléaire, de la modernisation du missile balistique mer-sol M51 d’Ariane Group, et du développement du missile air-sol nucléaire de 4ᵉ génération (ASN4G) et d’un planeur hypersonique V-Max. Cet effort de modernisation, même s’il n’est pas directement lié à la question de la destruction des satellites, témoigne néanmoins de l’importance portée au développement des capacités balistiques françaises.

En parallèle, le programme Syracuse est destiné à doter les armées de satellites militaires de nouvelle génération pour leur permettre de communiquer à haut débit depuis n’importe quel relais (terrestre, aérien, marin et sous-marin). Ces satellites sont d’ailleurs équipés de moyens de surveillance de leur environnement immédiat (leur permettant de se déplacer pour éviter toute attaque). Avec les satellites CSO et CERES, ils représentent les yeux, oreilles, et porte-voix de la Défense française dans et depuis l’espace et seront suivis des programmes « Céleste » (renseignement d’origine électromagnétique) et « Iris » (capacités d’observation optique) (dont le lancement est contrarié par la guerre en Ukraine, les retards d’Ariane 6, et le Covid-19).

L’espace extra-atmosphérique figure enfin et surtout dans les chantiers consacrés comme prioritaires par Emmanuel Macron le 9 novembre 2022 en vue de la prochaine Loi de Programmation militaire 2024-2030.

Dans ce contexte, il était possible d’envisager que la France développe un jour ou l’autre un missile antisatellite (par exemple, une version lourde et très haute altitude du missile antibalistique Aster 30 ?) et procède à un « tir de démonstration » sur un ancien satellite non fonctionnel (et dans une orbite limitant l’impact des débris).

Les tirs antisatellites ont en effet ponctué l’histoire spatiale et sont de forts marqueurs de puissance militaire. La Secure World Foundation recense d’ailleurs plus de 70 tests antisatellites depuis 1959, dont plus de 20 tirs depuis 2005. Les plus importants incluent le tir chinois de janvier 2007, la réponse américaine de février 2008, le tir indien de mars 2019, et le tir russe de novembre 2021 (dont la NASA rappelle dans un point presse du 24 octobre 2022 qu’il est toujours à l’origine de manœuvres d’évitement de débris de la station spatiale internationale).

Un essai de missile anti-satellite russe met en danger l’équipage de l’ISS • France 24, 16 novembre 2021.

 

Notons d’ailleurs que la décision américaine constitue elle-même un revirement par rapport au renouveau nationaliste spatial américain d’après-guerre froide et la création de l’U.S. Space Force en 2020 sous les forts accents offensifs de Donald Trump.

Bien que la tendance d’ensemble des dernières décennies ait été à la recherche de normes de comportement dans l’espace (ce à quoi la France participe activement), cette recherche ne va pas de soi. L’histoire spatiale est en effet caractérisée par une alternance entre vision militariste et « retenue stratégique », et le « nouvel âge spatial », malgré son ouverture grandissante aux acteurs privés et aux logiques de commercialisation, reste marqué par la dimension militaire.

« Affermir » la doctrine spatiale française : vers une approche plus offensive ?

La France a connu une forte montée en puissance du spatial de défense, voire un véritable sursaut sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron et le mandat de la ministre des Armées Florence Parly.

La création du Commandement de l’Espace en septembre 2019, concomitante de l’élaboration d’une doctrine spatiale de défense, a représenté un point d’inflexion (qui sera suivi de la transformation de l’Armée de l’Air française en « Armée de l’Air et de l’Espace » en septembre 2020). Des députés avaient alors appelé à allier « défensif » et « offensif », usant d’une dichotomie qui n’en finit plus de caractériser les activités spatiales sur fond d’« astroculture ». À la croisée des chemins entre science-fiction et realpolitik, la technologie militaire (et les visions de puissance qu’elle porte) demeure indissociable de la « modernité spatiale » et façonne notre rapport à l’espace.

Maîtriser l’espace, le nouveau défi des armées, Ministère des Armées, 25 mai 2021.

Il est vrai que la stratégie spatiale française présente néanmoins le souci de la mesure et du respect du droit international. Elle affirme clairement comme buts premiers l’appui aux opérations et la protection des moyens spatiaux français pour « décourager nos adversaires d’y porter atteinte » (p. 4). Elle considère donc l’espace avant tout comme un « multiplicateur de force » adossé aux autres champs (et non pas distinct d’eux) et souligne l’enjeu de la surveillance spatiale.

Comment protéger les satellites français ?

Cependant, si l’on poursuit le raisonnement, développer des capacités de protection nécessite deux éléments : une capacité d’action technique et un cadre d’emploi.

Du point de vue technique d’abord, à l’image des États-Unis, de la Russie, ou de la Chine, la France développe elle aussi les technologies à énergie dirigée afin d’aveugler ou de « brûler » des éléments critiques de satellites hostiles. En juin 2019, dans la revue Challenges, l’Office national d’Études et de Recherches aérospatiales (ONERA) explique travailler sur de futures armes laser antisatellites. Dans une note de mai 2019, le laboratoire public précise que « des essais grandeur nature de neutralisation de satellites en fin contractuelle de vie opérationnelle ont été menés ». Ces essais se distinguent difficilement des tirs antisatellites si ce n’est pour les débris générés. Les lasers font eux-mêmes partie d’un éventail de moyens spatiaux (entourés d’un certain silence aux États-Unis comme en France) comprenant également les attaques cyber et autres brouillages sur les satellites, des satellites « tueurs de satellites », ainsi que des drones spatiaux.

Du point de vue du cadre d’emploi, ensuite, la stratégie française ouvre une brèche vers une forme d’« ambiguïté stratégique » (une notion réactivée par la guerre en Ukraine), que vient paradoxalement renforcer la décision de pas conduire de tirs antisatellites. La France se réserve ainsi « le droit de prendre des mesures de rétorsion » face à « un acte inamical dans l’espace » (p. 28), de déployer des « contre-mesures » en réponse « à un fait illicite commis à son égard » (p. 29), et de « faire usage de son droit de légitime défense » en cas « d’agression armée dans l’espace » (p. 29).

Nul doute que les termes employés gardent une souplesse d’interprétation à même d’entretenir un certain flou sur la caractérisation d’une agression tout comme sur la nature de la riposte. Cette ambiguïté est une règle de base du lexique stratégique pour ainsi garantir l’efficacité de la « dissuasion spatiale » française. (Elle permet aussi de répondre à agressions menées « sous le seuil » de déclenchement d’un conflit).

En cela, la stratégie française semble s’inscrire dans une recherche de l’équilibre « psychotechnique » cher au réalisme aronien (voir Raymond Aron, Paix et Guerre, 1962, p. 669) : la détermination (et sa perception dans le champ psychologique) importe autant que la crédibilité technologique et la capacité technique à « frapper » (cette dernière a d’ailleurs pu être mise à mal dans l’histoire de la dissuasion française).

En s’interdisant les tirs antisatellites, la France renonce à une possibilité de la grammaire stratégique spatiale mais laisse d’autres possibilités d’action ouvertes, sans toutefois bien les spécifier (les modalités de réponse exactes à une agression dans l’espace ne sont pas publiques). Il reste donc à voir dans quelle mesure la doctrine spatiale française sera amenée à évoluer (et avec quel discours public). En l’état, rien n’exclut une possible forme de convergence (voire une intersection) avec la doctrine française cyber (en majeure partie secrète également), pour laquelle le Commandement de la Cyberdéfense créé en 2017 affiche une posture plus offensive, tournée vers la supériorité opérationnelle, et prévoit une montée en puissance du cyber militaire.

Le cerveau du chef de groupe de combat comme priorité stratégique

Le cerveau du chef de groupe de combat comme priorité stratégique

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 22 décembre 2022

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Colloque “Pour une gestion optimale du stress”- 28 septembre 2022 Ecole du Val-de-Grâce

En 1997, alors commandant d’une compagnie d’infanterie de marine, je testais mes neuf groupes de combat d’infanterie. Sur un terrain profond de 500 mètres parsemé de trous et d’obstacles, chacun d’eux devait s’emparer d’un point d’appui tenu par trois hommes. Attaquants et défenseurs étaient équipés de « systèmes de tir de combat arbitré par laser » dont chaque coup au but entraîne une mise hors de combat.

A la première attaque, les performances furent très inégales suivant les groupes. Certains ont été étrillés dès le début de l’action alors que deux sont parvenus à réussir la mission, dont un avec des pertes très légères. Après un deuxième passage, le nombre de groupes ayant réussi la mission était passé à quatre, mais la hiérarchie des résultats restait sensiblement la même. Il y avait donc eu un apprentissage très rapide. Dans un troisième passage, les hommes ont été mélangés dans les différents groupes. L’efficacité moyenne a nettement diminué, mais la hiérarchie des chefs de groupe est restée sensiblement la même. J’en concluais que deux facteurs influaient la performance des groupes : la connaissance mutuelle et l’expertise du chef de groupe. Je m’intéressais ensuite plus particulièrement à la manière dont les meilleurs chefs de groupe avaient pris leurs décisions.  

Décider dans la peur

L’instrument premier du chef au combat est sa mémoire à court terme, sorte de « bureau mental » qui permet de réfléchir à partir d’objets mentaux rapidement accessibles. Ces objets sont des informations telles que la position réelle ou supposée des amis et des ennemis, leurs actions possibles, etc. On forme ainsi une vision de la situation. Cette vision est réactualisée en permanence en fonction des informations reçues par ses propres sens ou par les subordonnés, les chefs ou les voisins.

La fiabilité de cette vision par rapport à la réalité est forcément médiocre, très inférieure, par exemple, à celle du joueur d’échecs qui voit toutes les pièces de l’échiquier et dont la seule inconnue est la réflexion de son adversaire. Elle correspond en fait à celle qu’aurait ce joueur d’échecs s’il occupait lui-même la place du Roi, un Roi accroupi ou couché, alourdi d’une vingtaine de kilos d’équipements et évoluant dans le vacarme du champ de bataille. Cette vision est surtout influencée par le stress inévitable du combat, de la même façon qu’en retour elle influe aussi ce degré de stress.

La manière dont un individu réagit à un danger dépend de l’interaction de plusieurs systèmes nerveux. L’amygdale, placée dans le système limbique, est la sentinelle du corps. Lorsqu’elle décèle une menace, elle déclenche immédiatement une alerte vers des circuits nerveux rapides. Les ressources du corps sont alors automatiquement mobilisées par une série d’ordres bioélectriques et des sécrétions chimiques. Cette mobilisation se traduit par une concentration du sang sur les parties vitales au détriment des extrémités, ainsi que par une atténuation de la sensation de douleur. Surtout, elle provoque une augmentation du rythme cardiaque afin de permettre des efforts physiques intenses.

Quelques fractions de seconde plus tard, l’alerte de l’amygdale atteint le néocortex et c’est là que se forme une première vision de la situation et la réponse à cette question fondamentale : est-ce que je suis capable de faire face à la situation ?

Si la réponse oui. Il est probable que la transformation en restera là et sera positive. Si la réponse est non, le stress augmente et le processus de mobilisation s’emballe jusqu’à devenir contre-productif. Au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et l’accomplissement de gestes jusque-là considérés comme simples peut devenir compliqué. Au stade suivant, ce sont les sensations qui se déforment puis les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus difficile, puis impossible de prendre une décision cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on imitera son voisin. Au stade ultime du stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la menace extérieure puisque c’est le corps lui-même, et particulièrement le cœur, qui sera la menace principale. Le réflexe est alors de bloquer l’amygdale afin de stopper ce processus de mobilisation générale devenu dangereux. L’individu peut alors rester totalement prostré face à quelqu’un qui va visiblement le tuer (1). Notons que comme l’amygdale est reliée à la mémoire profonde, c’est là qu’elle puise les indices de danger, son blocage souvent influe aussi sur la mémoire. Au mieux, la séquence qui a provoqué la terreur est effacée de la mémoire ; au pire, elle s’y incruste fortement et revient à l’esprit régulièrement.

En résumé, le stress introduit une inégalité de comportement en fonction sa confrontation avec la vision du danger à affronter.  Comme disait Montaigne, la peur de la mort donne des ailes ou plombe les pieds ou c’est valable aussi pour les capacités cognitives.  

Alors qu’il était chef d’un poste isolé au nord de Sarajevo en 1995, le lieutenant Pineau reçoit par les Bosno-Serbes l’ultimatum de quitter la zone dans les dix minutes avant d’être attaqué. Il témoigne de son état : « Cœur qui s’emballe, un grand blanc, puis le sentiment d’avoir des capacités décuplées, une extrême clairvoyance ». J’ai eu moi-même exactement la même sensation de « flow » décrit par le psychologue hongrois Mihály Csíkszentmihályi, lors de mon arrivée dans la même ville deux ans plus tôt et le premier accrochage, avec des miliciens bosniaques cette fois. Quelques jours plus tard, je me trouvais dans l’axe de tir d’un sniper et me réfugiais derrière un bulldozer. Je me surpris alors à calculer à quelle distance pouvait se trouver le tireur en fonction des sons entendus, le temps qu’il faudrait à une balle 7,62 x 54 mm R pour parcourir cette distance, ma vitesse de course, la vitesse de réaction du tireur en me voyant, et au bout du compte combien de mètres je pouvais parcourir avec l’arrivée de sa balle. Tout cela en quelques secondes. Autre exemple, après l’explosion d’un engin explosif qui vient de tuer un de ses hommes en Afghanistan, le capitaine Hugues Roul se rend sur place :

Je ne me sens pas submergé par les émotions, et je me concentre sur les différentes tâches à effectuer : bouclage de la zone, reconnaissance afin de déceler un éventuel deuxième IED[Improvised Explosive Device, engin explosif improvisé] coordination avec la section d’alerte qui arrive avec le médecin et l’équipe EOD [Explosive Ordnance Disposal, équipe de neutralisation des explosifs], etc. Tellement concentré que je ne remarquerai même pas le chasseur qui passera en rase motte afin d’effectuer un « show of force », et que je serai incapable de dire combien de temps nous sommes restés sur zone. J’insiste également pour que les hommes qui n’ont pas vu le corps ne se rendent pas sur la zone, afin de les préserver de cette vision (2).

Mais on n’a pas toujours des ailes au cerveau. On peut répondre aussi « je ne sais pas trop » à la question « est-ce que je peux faire face » et se trouver alors dans une contradiction entre l’obligation et le désir d’agir d’un côté et la difficulté à décider de ce qu’il faut faire de l’autre.

Lorsqu’on est simple soldat et que l’on ne doit pas donner d’ordre, il suffit d’obéir pour résoudre cette contradiction. Pour le caporal Gaudy en 1918, « C’est un des bonheurs du soldat de n’avoir qu’à se laisser guider : il se repose sur le chef qui pense pour lui (3)». On se concentre alors sur ses seules actions afin d’accomplir la mission et survivre, mais même ainsi on simplifie aussi la situation pour se concentrer. La vision de beaucoup de combattants est focalisée par une sorte d’effet tunnel sur sa propre situation et son environnement immédiat. Cet isolement s’explique par le cloisonnement du champ de bataille (terrain, poussières, vacarme) et le refus inconscient de voir les dangers contre lesquels on ne peut rien faire. Dans cette réduction du bureau mental, l’esprit se concentre souvent sur une seule idée ou une seule image concrète : le chef, la menace ou l’objectif à atteindre. Dans son analyse des combats de sa compagnie à Bangui en mai 1996, le capitaine Marchand parle d’une « focalisation complète sur l’objectif qui fait rapidement oublier les autres directions potentiellement aussi dangereuses en localité (4)». Les évènements qui surviennent dans ce petit espace-temps sont grossis, ceux qui se déroulent loin sont ignorés. Après les faits, l’interview des combattants donne souvent l’impression qu’ils n’ont pas participé au même combat. D’où la nécessité de reconstituer le plus vite possible pour eux et avec eux le puzzle du combat qui vient de se dérouler.

Pour un chef, obligé de « cheffer » selon les mots de Jacques Chirac, une manière classique de résoudre la contradiction consiste à travailler en dessous de son niveau de responsabilité. L’homme est encore un acteur mais il accepte sciemment un second rôle. Le capitaine Marchand décrit ainsi la contraction du commandement qui se manifeste dans une partie de son encadrement, augmentant par ailleurs la charge de ceux qui restent à leur niveau de responsabilité. Il décrit également « la tendance à exagérer dans ses comptes rendus le volume de l’ennemi et la difficulté de la situation » ce qui perturbe fortement la capacité d’analyse lucide de la situation.

Docteurs en morts violentes

Parlons maintenant de cette analyse qui précède les ordres, y compris les ordres à soi-même. Une situation chaotique ne devient compréhensible que si on possède certaines clefs. De la même façon que Galilée voyait des lunes là où les autres ne voyaient que des tâches sur Jupiter, l’expert tactique qui reste concentré « voit » ainsi tout de suite des choses qui échappent au novice. Mais pour voir, il faut savoir, et en appui du bureau mental de la mémoire à court terme, il y a l’expérience profonde de l’individu, sa mémoire à long terme (5).

À partir de la fusion d’informations réalisée par la mémoire à court terme, le combattant construit son estimation de la situation puis « décide de décider ». Pour cela, il commence par choisir plus ou moins consciemment de la vitesse d’analyse en fonction de l’urgence ou de la complexité de la situation. Il peut choisir un cycle réflexe de quelques secondes pour des décisions simples (tirer, bondir, etc.) ou un cycle de réflexion qui peut durer jusqu’à plusieurs minutes, en fonction de la complexité de l’action à organiser.

Chacun de ces cycles est lui-même une combinaison de souvenirs et d’analyse en fonction des délais disponibles, souvent limités, et du degré d’expérience du combat. Lorsque la situation est familière, l’appel à la « mémoire tactique », va être immédiat et automatique. Or, les souvenirs contiennent des charges affectives émotionnelles. Ces charges ont des intensités différentes et un signe positif ou négatif. Si l’expérience passée a été négative, la charge indiquera que ce n’est pas une chose à faire. Son action sera plutôt inhibitrice. Inversement, si l’expérience passée a été un succès, les émotions pousseront à agir à nouveau de la même façon. Plus la banque de réponses typiques positives est riche, plus le combattant a de chances de trouver de bonnes réponses et, paradoxalement, plus cette recherche est rapide. Ce phénomène, parfaitement analysé par le neurobiologiste Antonio Damasio (6), explique pourquoi le combattant est désemparé devant l’inconnu (il ne peut être aidé par des expériences antérieures) et pourquoi il est préférable d’agir sur un large fond d’expériences positives.

Si la situation ne ressemble pas quelque chose de connu ou si la solution qui vient à l’esprit ne convient pas, l’analyse prend le relais. Or, cette réflexion logique est beaucoup plus longue et coûteuse en énergie que l’appel aux souvenirs. Le novice a donc tendance, soit à concentrer comme on l’a vu sur quelque chose de simple mais connu, au risque de ne pas être au niveau de la situation, soit à utiliser des cycles de réflexion plus longs que ceux de l’expert pour tout analyser. Ce faisant, il risque de s’épuiser plus vite et surtout de se trouver dans une position délicate face à des adversaires plus rapides.

De plus, comme nous l’avons vu, à délais de réflexion équivalents, les experts bénéficient d’une vision de la situation de meilleure qualité qui leur permet et d’un système d’aide à la décision à base de solutions « préenregistrée ». Dans une partie d’échecs officielle, les délais de réflexion sont identiques pour les deux adversaires. La différence se fait donc dans le choix du secteur de jeu sur lequel on fait effort, la confrontation avec des séquences similaires connues et dans la manipulation des solutions possibles. Quand on lui demandait comment il était devenu champion du monde d’échecs, Garry Kasparov répondait « J’ai appris 8 000 parties par cœur ». Son génie, comme celui de Napoléon, qui lui avait appris toutes les batailles de son temps, reposait sur l’art d’utiliser les innombrables situations analogues qui se présentaient dans son esprit face à une situation nouvelle, c’est-à-dire à choisir les plus pertinentes et à les adapter.

En situation de combat rapproché, où celui qui ouvre le feu efficacement le premier sur l’autre dispose d’un avantage considérable, ce choix de la vitesse est essentiel. Si on suit les analyses du major britannique Jim Storr, celui qui prend une décision qui a une chance sur deux d’être une bonne décision a également une chance sur deux de l’emporter, alors que celui qui prend une décision parfaite mais en second n’a qu’une chance sur quatre de gagner. Celui qui est très rapide et peut prendre une deuxième décision avant que son adversaire n’ait encore pris sa première l’emporte presque à coup sûr puisqu’il peut bénéficier des résultats et de l’expérience de la première action. Un des aspects les plus intéressants de ces travaux est par ailleurs de montrer que 80 % des informations nécessaires pour prendre une bonne décision sont souvent acquises très vite et que chercher à obtenir les 20 % manquants est le plus souvent une longue et dangereuse perte de temps (7).

L’analyse offre rarement plus de deux choix. Le choix est alors conditionné par quelques critères : réussir la mission bien sûr, mais également limiter les risques pour ceux dont a la responsabilité ou encore pour les civils, « être à la hauteur », mettre en confiance le groupe, etc. En situation de rationalité limitée et sous pression du temps, la solution choisie n’est pas forcément la meilleure, mais la première qui satisfait à tous ces critères.

Améliorer le fonctionnement du groupe de combat

Voilà sensiblement comme on prend des décisions sous le feu et constatons que dans le cas des chefs de groupe de combat d’infanterie évoqués en introduction, rien n’a été conçu pour leur faciliter la tâche.

Le groupe de combat a été inventé en 1917 afin de résoudre le problème du déplacement sous le feu intense de la guerre industrielle. La solution est venue de la conjonction de plusieurs innovations : l’apparition d’armes nouvelles (grenades à main, à fusil, fusils-mitrailleurs, etc.) qui ont augmenté d’un coup la puissance de feu portable et donc offensives, mais aussi, plus subtilement, l’interdépendance des hommes. La solidité au feu est aussi affaire sociale, et même si ce n’était pas le but recherché, on s’est aperçu que les soldats spécialisés qui dépendaient les uns des autres, s’impliquaient plus dans le combat que les soldats alignés, identiques et indépendants techniquement les uns des autres de 1914. Si on ne répond pas forcément mieux en 1917 qu’en 1914 à la question « Est-ce que je peux faire face ? » (en fait, la réponse est plutôt « oui » puisqu’on a des armes plus puissantes) on répond déjà plus positivement à la question « est-ce que je dois faire quelque chose ? », c’est-à-dire prendre plus de risques. La solidité au feu, c’est-à-dire le choix d’être acteur plutôt que figurant passif, est aussi affaire sociale, plus précisément c’est un mélange de confiance, en soi, ses moyens, ses chefs, ses camarades, et d’obligations, envers ses camarades, son corps d’appartenance, sa patrie. Si en plus, on a la certitude que prendre des risques sert à quelque chose, c’est encore mieux.

On forme donc deux puis trois groupes de combat d’une douzaine d’hommes par section d’infanterie, mais comme il n’est pas possible de multiplier par deux ou trois le nombre d’officiers, les sergents passent du rôle de « serre-rangs » se contentant de faire appliquer les ordres à celui de chef et de donneur d’ordres tactiques. Ce n’est pas parce qu’on travaille à un petit échelon que les choses sont simples. Le commandement d’un groupe de combat est au contraire très complexe, surtout sous le feu. En 1925, déjà, le capitaine Maisonneuve le décrivait ainsi :

Dans l’excitation et la fièvre du combat offensif de première ligne, au milieu de la multitude des sensations qui par tous les sens envahissent son cerveau, au milieu du bruit et de la fumée, ce chef de groupe devra diriger l’emploi, selon le terrain, selon les circonstances multiples du combat, d’un fusil-mitrailleur, d’un tromblon V.B., de grenades, de fusils, de baïonnettes (8). 

Les choses n’ont guère changé. Le chef de groupe de combat actuel doit combiner l’action d’un véhicule de combat et d’une troupe à terre avec sept armes différentes. L’apprentissage du commandement n’est pas non plus facilité par les rotations constantes de personnel et les changements permanents de structure. En seize ans de compagnie d’infanterie, j’ai rencontré quatorze structures différentes de groupes de combat, en fonction de l’évolution des armements, des réductions d’effectifs, de divers tâtonnements (binômes et/ou trinômes, équipes choc, feu, mixtes, « 300 », « 600 ») et surtout des missions extérieures, comme s’il était logique de changer de structure de parce qu’on change de territoire.

Le plus grave est surtout qu’oubliant la réalité psychologique des combats, on a conçu le commandement du groupe de combat de manière très cartésienne.  On a en effet découpé le travail du chef de groupe au combat en situations types et on a défini une check-list, ou cadre d’ordre, pour chacune de ces situations. Pour commander « suivant le manuel », le chef de groupe doit donc connaître par cœur douze cadres d’ordre différents : DPIF (pour « Direction-Point à atteindre-Itinéraire-Formation » pour se déplacer), FFH, MOICP, PMSPCP, HCODF, GDNOF, ODF, IDDOF, PMS, SMEPP, etc. Outre que leur mémorisation occupe une large part de l’instruction, ces ordres « récités à la lettre » ont surtout le défaut majeur de ralentir considérablement le groupe. Si on applique strictement les méthodes de commandement réglementaires, il faut par exemple 2 minutes pour qu’un groupe pris sous le feu puisse à son tour riposter, après avoir donc reçu potentiellement plusieurs centaines de projectiles.

Bien entendu en combat réel, voire en exercice un peu réaliste comme celui évoqué en introduction, toutes ces procédures explosent. Dans le meilleur des cas, le sergent utilise des procédures simplifiées de son invention, dans le pire des cas – le plus fréquent – on assiste à des parodies d’ordres, autrement dit des hurlements variés. Ajoutons qu’en rendant complexe la tâche du chef de groupe, on rend encore plus difficile son remplacement s’il est tué ou blessé. Le groupe comprend normalement deux chefs d’équipe et même désormais, semble-t-il, un adjoint. On s’aperçoit cependant que ces caporaux-chefs qui se retrouvent d’un seul coup placés en situation de commandement ont oublié en grande partie les IDOFF et autres HCODF péniblement appris dans le passé.

Pendant quinze ans, j’ai procédé à plusieurs expérimentations pour tenter de résoudre ce problème et faire en sorte que chaque chef de groupe puisse répondre plus facilement « oui » à la question : « est-ce que je peux faire face et prendre de bonnes décisions ? ».

Le premier axe d’effort a consisté à simplifier sa tâche. Le groupe est partagé en une équipe 300 m pour le combat rapproché et une équipe 600 pour le combat plus lointain. Le problème est que les deux fonctionnent rarement optimalement en même temps. Il est finalement plus rationnel de regrouper toutes les armes à longue portée dans un groupe d’appui au niveau de la section et de faire de chaque groupe de combat un groupe 300. Pour ce qui nous intéresse ici, cela a le mérite de simplifier la tâche du sergent, chef de groupe.

Le deuxième axe, le plus important, a consisté à imiter le commandement à la radio des « tankistes » en remplaçant tous les cadres d’ordre par un seul, applicable à toutes les situations sur le modèle : « voilà l’objectif et sa position, et voilà l’action à mener », c’est le modèle dit OPAC. Ce système, très simple, permet de s’adapter à toutes les situations, même les plus confuses, sans perdre de temps à essayer de se souvenir du cadre d’ordre réglementaire, raccourcit considérablement le processus de décision et augmente sa qualité puisqu’il laisse un peu plus de temps pour réfléchir sur les options.

Le troisième axe a consisté à soulager encore le travail du chef de groupe en responsabilisant ses deux chefs d’équipe. Le chef de groupe donne des ordres à deux ou trois chefs d’équipe, on reste ainsi sous la limite des 5 objets manipulable par la mémoire à court terme, et chaque chef d’équipe commande deux ou trois hommes avec la même méthode OPAC. Utilisant la même méthode simple, un chef d’équipe peut aussi plus facilement remplacer le chef de groupe.

Il s’est agi ensuite de multiplier l’apprentissage des parties, comme Garry Kasparov, afin de constituer la plus grande mémoire tactique possible. On a donc multiplié les simulations de combat, en saisissant toutes les occasions qui se présentaient et en s’efforçant de les rendre les plus réalistes possibles, avec l’emploi de laser et d’arbitres en particulier.

Après des années d’expérimentations, et donc des erreurs, et sans aucune innovation technique, le résultat a été saisissant puisque les groupes, et les sections d’infanterie, formés selon cette méthode l’ont emporté systématiquement dans des confrontations avec des unités classiques agissant selon le règlement INF 202. Toutes capacités à résister au stress par ailleurs, les groupes nouvelle formule fonctionnaient simplement vite et mieux. Dans un combat d’infanterie, fonctionner vite et mieux que l’ennemi, cela signifie au moins réduire les pertes qu’il peut nous infliger et au mieux le battre complètement. A une époque, où la mort de quelques soldats constitue un évènement et où la majorité de ces soldats français qui tombent sont justement des fantassins, on mesure l’importance stratégique que peut avoir le bon fonctionnement du cerveau de leurs chefs.


1 Christophe Jacquemart, Neurocombat. T. I Psychologie de la violence de rue et du combat rapproché, Paris, Fusion froide, 2012.

2 Les témoignages sont extraits de Michel Goya, Sous le feu – La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014.

3 Georges Gaudy, L’agonie du Mont-Renaud, Plon, 1921.

4 Rapport du capitaine Marchand, « Enseignements tirés de l’action menée sur la maison de la radio de Bangui (21 mai 1996) ».

5 Raphel, Stivalet et Esquivie, « La vulnérabilité de l’homme au combat : aspects psychologiques », in L’armement  n°53, juillet-août 1996.

6 Antonio Damasio, L’erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1985. Voir également son entretien dans Sciences Humaines, n°119, août-septembre 2001.

7 Jim Storr« Des commandants au contact des réalités », in Objectif Doctrine n°50, avril 2001. Jim Storr, The Human Face of War, Continuum Editions, 2011.

8 Paul-Henri Maisonneuve, L’infanterie sous le feu, Berger-Levrault, 1925.

Guerre en Ukraine : Les stratégies de stockage des armées françaises

Guerre en Ukraine : Les stratégies de stockage des armées françaises

GUERRE EN UKRAINE : Les stratégies de stockage des armées françaises
par ASAF et IFRI – publié le mardi 06 décembre 2022

Stocks militaires : une assurance-vie en haute intensité ?

La guerre en Ukraine rappelle la place de l’attrition d’un conflit en haute intensité à des armées européennes taillées au plus juste après trois décennies de réduction budgétaire. L’ensemble des forces européennes ont dû réduire leurs stocks au strict minimum. En conséquence, le soutien à l’Ukraine s’est traduit par d’importants prélèvements sur leurs capacités opérationnelles. Une quantité non négligeable de systèmes retirés du service a également été donnée, par manque d’épaisseur des parcs opérationnels.

La Russie a, quant à elle, mobilisé les vastes stocks hérités de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) pour soutenir son effort de guerre après l’échec initial de son « opération militaire spéciale ». Le processus de rénovation des systèmes les plus anciens est également accru, alors que la production russe de matériel moderne reste insuffisante.

Le conflit en cours voit donc s’affronter des parcs mixtes composés de systèmes très modernes et d’autres beaucoup plus anciens – voire obsolètes – issus de stocks de long terme. Cette situation incite à s’interroger sur les stratégies de stockage des armées françaises et à les comparer à celles qui existent ailleurs.

 

Focus stratégique n° 113 ci-joint ou disponible à l’adresse suivante : https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/peria-peigne_stocks_militaires_2022.pdf

Lire et télécharger : Stocks militaires une assurance-vie en haute intensité IFRI 12 2022

Le Royal United Services Institute for Defence and Security Studies se penche sur la guerre en Ukraine

Le Royal United Services Institute for Defence and Security Studies se penche sur la guerre en Ukraine

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 1er décembre 2022

http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Le Royal United Services Institute for Defence and Security Studies vient de publier un intéressant rapport sur le conflit russo-ukrainien. Il est intitulé “Preliminary Lessons in Conventional Warfighting from Russia’s Invasion of Ukraine: February–July 2022“.  

On lira en particulier le chapitre V sur les “Lessons Identified for the British Military“. Certains de ces enseignements valent pour l’armée français, entre autres.

Voici un échantillon des leçons tirées des opérations en Ukraine:

Il n’y a pas de sanctuaire“:

– l’ennemi peut mener des raids dans la profondeur. Pour survivre, il faut donc être capable de dispersion, ce qui apparaît essentiel pour les forces aériennes qui doivent  disposer de moyens techniques en nombre suffisant et les disperser sur des terrains de dégagement. Pour les forces terrestres, cette dispersion est essentielle de façon à éviter des frappes sur les stocks (qui doivent être déplacés aisément), les centres de formation et les sites de maintenance. Ces derniers sites doivent être éloignés du front et disséminés de façon à accroître les efforts de l’ennemi pour les localiser.
– Eviter les postes de commandement avec une trop grande emprise au sol (ceux sous tentes en particulier). imposer une discipline stricte sur les communications téléphoniques personnelles pour éviter d’être repéré par des moyens du renseignement d’origine électromagnétique ou ROEM. 

 

La haute intensité demande de l’épaisseur“:

– Ce n’est pas une découverte mais la consommation de munitions est extrêmement élevée, ce qui inquiètent les experts britanniques au regard du rythme de tir des Russes et Ukrainiens. Les forces britanniques sont, dans ce domaine, totalement sous-équipées et incapables d’égaler les cadences  de l’artillerie ukrainienne qui, au plus fort des combats dans le Donbass, a tiré en deux jours l’équivalent du stock d’obus des Britanniques (photo ci-dessous AFP). 

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Les moyens de défense antiaérienne sont tout aussi insuffisants et le manque de munitions pour les systèmes déployés est criant. Quelle que soit la valeur des systèmes, le manque de stocks fait que ces défenses ne sont pas crédibles dans un conflit de haute intensité. 
– Il faut rester en mesure de former les troupes qui vont être déployées en renfort ou en deuxième échelon. Pour cela, de vastes camps d’entraînement doivent rester disponibles, tout comme les formateurs qu’il faut éviter d’envoyer au front. 
– Autres domaines qui exigent de l’épaisseur: la logistique et la maintenance. Bien que l’Ukraine ait eu du mal à garder ses logisticiens en temps de paix (le turn-over était élevé), elle a pu les rappeler très vite et bénéficier de leur expérience. D’où l’intérêt de disposer d’unités d’active spécialisées dans le soutien mais aussi de travailler avec le secteur privé de la logistique qui constitue un vivier de réservistes.

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Des drones pour tous“:

Les drones doivent équiper toutes les unités et tous les échelons des forces. Leur présence massive (aux drones amis s’ajoutent ceux de l’adversaire) oblige à une formation poussée des opérateurs (photo ci-dessus Reuters).
– Les unités équipées de drones doivent disposer d’une liberté d’action qui garantit la vitesse et la réactivité. 
– Les procédures actuelles sont souvent trop lourdes, elles pénalisent les opérateurs sur le terrain et obligent à disposer de personnels spécialisés, ce qui s’avère coûteux, alors qu’un maximum de soldats doivent être en mesure de manier des drones. 
– Les drones ne devraient pas être classés comme des aéronefs mais comme des munitions; le cadre réglementaire doit donc changer.

 

Dispersion, enfouissement et vitesse de déplacement“:

Les troupes au sol doivent être dispersées pour assurer leur survie, une pratique éprouvée par les Ukrainiens. Mais cette dispersion pose des problèmes de commandement et de contrôle; elle met la pression sur les cadres au niveau des compagnies et des bataillons.
– Autre problème: le risque d’isolement et d’encerclement. Pour l’éviter, il faut se déplacer et bannir tout posture statique. D’où une mobilité extrême.
– Toutefois, en cas d’arrêt prolongé, il faut s’enterrer et se protéger d’une agression venant du dessus. Dans les zones non-urbaines, il faut s’enterrer et donc disposer des équipements individuels et collectifs de creusement.
Enfin, l’identification des amis. Les Ukrainiens ont préféré réduire le camouflage au profit de signes d’identification (bandes bleues ou jaunes) pour éviter les tirs fratricides (nombreux au déclenchement du conflit).

RETEX

Les industriels se penchent aussi avec avidité sur les retex. 

Ainsi, BAE Systems qui est l’un des cinq candidats du programme de remplacement du blindé chenillé Bradley a revu sa copie (voi un article sur ce sujet dans Defense One). Mercredi, la société a précisé qu’elle envisageait de mieux protéger son véhicule contre les attaques venant du dessus (il s’agit de contrer les menaces des missiles de type Javelin ou celle des munitions kamikazes).

Dans le cadre de ce futur marché d’une valeur de 45 milliards de $, l’US Army doit choisir trois candidats et soumettre leurs véhicules à des tests pour annoncer son choix vers 2027. Les cinq candidats sont: General Dynamics Land Systems, BAE Systems, Oshkosh Defense, American Rheinmetall, et Point Blank Enterprises.

Dans l’armée de Terre, la tactique s’apprend aussi à coups de dés

Dans l’armée de Terre, la tactique s’apprend aussi à coups de dés

par – Forces opérations Blog – publié le

Plusieurs dizaines d’officiers de l’armée de Terre et de cinq nations alliées se sont retrouvés cette semaine à Paris pour échanger sur le thème du wargame. Une rencontre orchestrée par l’École de guerre-Terre (Edg-T) et le Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC), et qui avait pour point d’orgue une compétition remportée ex-æquo par des équipes française et allemande. 

« Que le meilleur tacticien gagne »

Le temps d’une journée, la guerre s’est jouée à coups de dés et de cartes entre nations alliées. Une dizaine de binômes de l’armée de Terre et d’homologues venus d’Allemagne, du Royaume-Uni, d’Italie, des États-Unis et de Belgique se sont retrouvés à l’Hôtel des Invalides pour un tournoi international de wargaming, le premier du genre organisé en France. Quatre séries de trois duels se sont succédé, chaque fois sous la supervision d’un observateur français ou étranger. L’environnement retenu ? Mémoire 44, un jeu basé sur la Seconde Guerre mondiale ni trop ciblé, ni trop complexe, donc fédérateur.

À la fois « grand moment de partage » et « petit moment de challenge », cette rencontre était une rare occasion d’échanger les bonnes pratiques, de brasser les idées et de progresser dans la construction d’une culture commune du wargaming. « Bonne nouvelle, nous avons à peu près tous la même vision. Des synergies vont pouvoir se développer grâce à cette compétition », relève le directeur de l’Edg-T, le colonel Sébastien Chênebeau. 

Génératrice de précieux retours d’expérience, la rencontre a également permis de constater l’état d’avancement de chaque pays. « Les Américains ont un système extrêmement développé, les Allemands sont très en avance et collaborent déjà beaucoup avec d’autres pays », constate le colonel Chênebeau. Avec la Belgique, notamment, qui a recours au wargaming dans la préparation des opérations et dans la formation des officiers admis au Collège de Défense. Nativement engagée en coalition, la Belgique utilise ces outils « nécessaires et très utiles » depuis plus de 20 ans, note un officier supérieur belge. 

Les militaires français souhaitent à leur tour renforcer cette petite communauté installée dans l’OTAN, elle-même à l’origine d’une initiative liée au wargame. Cette première rencontre parisienne aura permis de déceler « des pistes de travail intéressantes » avec les participants étrangers. L’initiative en appelle d’autres, plusieurs pays ayant exprimé le souhait de revenir en 2023.

Former les décideurs de demain

Qu’importe les variantes nationales, le jeu de guerre répond systématiquement au même enjeu : la faculté à pouvoir se préparer à un conflit sans avoir à déployer ses moyens sur le terrain. Lointain parent du Kriegspiel inventé au XIXe siècle par l’armée prussienne, le wargame s’est d’emblée imposé comme un « mode de préparation des opérations à très bas coût et à l’excellent rendement », souligne le colonel Chênebeau.

Un temps remisé au second plan, le jeu de guerre « est revenu sur le devant de la scène depuis cinq à dix ans ». Dans l’armée de Terre, cela fait trois ans que certains travaillent intensivement à son développement avec l’objectif de « former les officiers de l’armée de Terre à la complexité d’opérations que l’on percevait déjà à l’époque et qui nous est maintenant révélée ». Idem côté belge, où le réinvestissement engagé il y a deux ans est là aussi marqué par l’émergence d’une nouvelle génération d’officiers « gamers ». 

À côté des solutions créées par et pour les militaires, le jeu de guerre est porté depuis longtemps par des initiatives issues du monde civil

Si le jeu de guerre « ne nous fera pas gagner la guerre à lui seul », il permet d’établir de nouveaux garde-fous, d’affûter le sens tactique et, globalement, de mieux préparer les décideurs, résume le colonel. Le chef d’escadron Guillaume est l’un des deux membres du binôme français déclaré vainqueur. Passionné de wargame depuis toujours, cet officier de l’arme du train y voit à son tour « un outil d’entraînement » générateur d’ « apprentissage permanent ». 

Rétablir l’usage du wargame s’est avéré être « une bonne intuition », estime le directeur de l’Edg-T. Tous ses officiers-stagiaires y jouent durant une quarantaine d’heure lors de leur année de formation. « Ils ont le droit d’échouer, ils ont le droit de réessayer, ils ont le droit de tester de nouvelles choses ». In fine, cette succession d’échecs et de succès aboutit à développer « une banque de données » de situations qui aidera l’officier à développer son intuition et à prendre la bonne décision une fois sur le terrain. 

Des évolutions thématiques et techniques

Souvent centré sur le triptyque infanterie-cavalerie-artillerie, le jeu de guerre dépasse aujourd’hui le domaine conventionnel pour toucher à d’autres capacités, à d’autres modes d’affrontement. Le contexte sécuritaire participe à faire évoluer les scénarios de départ tout en restant dans le cadre de la doctrine française, précise le chef de bataillon Guillaume.

En parallèle à une offre grand public en croissance, l’armée de Terre crée et fait évoluer ses propres outils. Centrés sur une capacité et/ou une doctrine, ils n’ont pas vocation à être commercialisés. Le partage entre Alliés est par contre encouragé. Le jeu « Duel Tactique » est l’un d’entre eux. Né d’une initiative interne, il a notamment été pensé pour la manœuvre de grandes unités de 5000 à 60 000 hommes.

Ce précurseur a très rapidement fait des émules au sein des stagiaires. L’un d’eux a créé LogOps, un jeu, qui, comme son nom l’indique, se concentre sur la logistique opérationnelle. Compatible avec Duel Tactique, il est axé sur la gestion des ressources suscite un intérêt croissant au regard du conflit russo-ukrainien. « Quand on voit ce qui se passe en Ukraine, on a bien raison de travailler la logistique. Quand on voit les taux de pertes en matériels et en hommes, la régénération que cela demande et les menaces qui pèsent sur les arrières, nous ne pouvons pas faire l’économie de cela », commente le colonel Chênebeau.

D’autres projets sont en cours d’élaboration. Ce sont, par exemple, des outils permettant de jouer une crise sur le territoire nationale. Un autre devrait soutenir la prise en compte croissante des manœuvres d’influence et des opérations non cinétiques. Le voisin belge poursuit une logique identique et a entrepris d’étendre le champ au théâtre ukrainien dans un premier temps puis, début 2023, au combat en zone urbaine. 

Au-delà, le jeu de guerre pourrait un jour se dématéraliser. L’Edg-T travaille avec quelques entreprises du secteur, dont Thales et Airbus, pour numériser ses jeux. Plus loin encore, ces jeux pourront embarquer une brique d’intelligence artificielle « de manière à les automatiser et à gagner en rapidité ». « Il y a un enjeu de vitesse de décision qui est de plus en plus important. Il faut absolument que l’on y réponde », conclut le colonel Chênebeau.

Revue Nationale Stratégique – Caramba encore raté…

Revue Nationale Stratégique – Caramba encore raté…

 

par Mars attaque – publié le 9 novembre 2022

https://mars-attaque.blogspot.com/2022/11/france-revue-nationale-strategique-rns-strategie.html

 

Décevant.

Il faut saluer la grande qualité des rédacteurs des exercices précédents de 2017 et 2021 qui, selon ceux de la nouvelle Revue Nationale Stratégique, ont vu tout juste, comme cela est plusieurs fois souligné dans le document récemment publié. Nécessitant finalement, selon les auteurs de la version 2022, de ne (quasi) rien changer, à part accélérer. Jamais bon quand nous sommes collectivement face à un mur… A se demander pourquoi lancer un nouvel exercice cette année alors que les constats sont déjà là (quasi prévisibles), ou qu’il est fait appel, comme peu jusqu’alors, à d’autres documents  : au Concept Stratégique de l’OTAN et à la Boussole Stratégique européenne. A moins que cela ne soit les solutions aux problèmes qui ont été ni trouvées ni mises en œuvre depuis lors.

 

 

Certains paragraphes relèvent plus du ‘Bullshit Bingo’ qu’autres choses, en tentant d’additionner en un minimum de phrases le maximum de menaces ou de concepts. Leur rédaction ayant été sans doute laissée à certaines administrations concernées (ou intérêts particuliers défendus, parfois industriels), en pleine exercice d’autojustification de leurs missions, de leurs périmètres et de leurs évolutions en cours. Ou pour satisfaire tout le monde, et personne à la fois. Le manque d’harmonisation de l’ensemble s’en ressent d’autant plus, avec certains éléments, soit redondants, soit attachés à certaines zones géographiques spécifiques qui pourraient sans effort (et raisonnablement) être attachés à bien d’autres zones. Ou à certains milieux ou certains champs, alors qu’ils s’avèrent plus généraux que particuliers. Avec des éléments micro-tactiques, très fouillés, pas inintéressants, côtoyant des grandes envolées, bien peu utilisables.

Plus que ces questions de forme (avec une RNS qui parle plus aux autres qu’aux Français, et encore à ceux qui comprennent le jargon employé) et aussi de fond, l’impression générale est que l’exercice laisse en suspens bien des questions, avec un scepticisme grandissant sur la capacité à poursuivre certaines courbes comme avant, qu’importent les difficultés conjoncturelles ou structurelles observées. Les alertes n’y faisant rien, alors que pourtant il s’agissait de tirer les conséquences d’un certain nombre d’alertes reçues en peu de temps : politique, sécuritaire, sociétale, militaire, environnementale, etc.

La rédaction comprend un exercice relativement classique de type Shadock (“Plus ça rate, plus on a des chances que cela marche“) ou de mythe revisité du Tonneau des Danaïdes. Avec des coups de barre redonnés dans un sens ou dans l’autre. Sur l’OTAN, sur l’UE, etc. Les seules orientations décrites sont de faire plus qu’avant, car avant c’était sans doute moins bien que bien. C’est finalement le cas globalement sur les alliances et les partenariats dits « priorisés » (quand ils ne font pas l’objet d’une “intimité” stratégique… sic... concept qui aurait été à succès, mais qui n’a malheureusement pas été conservé). Les formulations sont finalement pas tranchées sur nos limites d’action dans certaines zones (quand à nos capacités de projection, de greffe localement, etc.). Et pourtant des expériences récentes, il y en a. Au final, 95% de la planète est citée (jusqu’à la Moldavie). Pour ne froisser personne. Hormis le Listenbourg non cité. Et la Chine pour cette édition (un point notable) qui a le droit à un fort pointage du doigt (sans doute légitime) dont les conséquences, qui ne peuvent pourtant pas être ignorées, sont seulement effleurées dans le reste de la RNS.

S’il est sans nul doute légitime de décrire une hausse du niveau de menaces, en particulier du fait de nos dépendances (et de nos fondements géographiques propres, notamment du fait des territoires ultra-marins), il devrait être pertinent, avant de faire croire qu’il sera possible de tout résoudre, d’avoir pour premier réflexe de réduire ses dépendances. Ainsi, à la hausse du nombre de menaces devrait être proposé une réduction de notre surface d’attaque (espaces communs compris, mais pas seulement), et non un mythe d’une capacité française plus ou moins autonome capable de faire plus, partout, sans se recentrer fortement, ou en dépensant de manière aussi sous-optimale sur ce qui est déjà en place. L’autonomie stratégique recherchée ne passe pas (et sans doute plus) par le fait de boxer dans la catégorie supérieure quand les fondations sont aussi fragilisées. 

Les orientations stratégiques doivent pourtant être la rencontre des ambitions et des attentes, sans décisions prises dans des tours d’ivoire. Et sans le jargon propre à ces tours d’ivoire, surutilisé dans cette version qui est pourtant la version publique donc qui doit être accessible pour tous, Français, partenaires et dans une moindre mesure, adversaires. Ainsi, réussir à rédiger une RNS sans prendre en compte le besoin d’adaptation et de transition de nos modèles de société, appelé collectivement par les membres de la communauté (visible sauf à vivre dans une tour d’ivoire), et donc de nos modèles de forces, relève de l’exploit. Exploit pourtant relevé haut la main par cette RNS. Hélas. Avec un vrai risque d’amplification des fractures sociétales. A titre d’exemple, ce n’est pas plus la RNS que la stratégie Climat & Défense (indigente) qui permettra une véritable orientation des efforts dans le domaine dès lors qu’est plus pris en compte l’inflation des missions à prévoir (constat implacable) plus que la manière de pouvoir continuer à les réaliser dans les limites connues. L’articulation des risques et des menaces pesant sur les besoins les plus vitaux et primaires de la communauté avec la manière d’y répondre est ainsi balayée en quelques allusions, au nom d’une « prospérité » et d’autres mythes, sympathiques pour rêver et notamment technologiques, mais quasi anachroniques aujourd’hui. Et sans doute encore plus demain.

Pour les dix objectifs stratégiques, l’effort de segmentation et de listage est salutaire. Saluons-le. Ils sont néanmoins de nature très différente. Parfois des fins, ou parfois des moyens. Risquant pour certains d’être datés d’ici quelques mois, quand certains sont de plus longue haleine. Généralistes ou ultra-détaillés (comme les capacités d’actions dans les champs hybrides, axe d’efforts particulièrement notable à articuler et intégrer à tous les autres, là étant ans doute la vraie clé de la supériorité). Globalement, au caractère particulier des risques et menaces, les rédacteurs diront hybrides (comme ils l’ont dit plus de 50 fois dans cette RNS, qui est sans doute elle-même aussi hybride), devrait être proposé des réponses particulières, et non les mêmes que celles qui ont fait que nous en sommes là. D’une certaine façon, épuisés, contestés, fragiles. Au-delà de quelques attributs de puissance qui perdurent. En étant sans doute peu capables d’encaisser le 2nd ou le 3ème choc car misant avant tout sur le 1er. Notamment via une dissuasion 360° théoriquement sans maillon faible : forces nucléaires (crédibles, robustes, légitimes, efficaces, indépendantes, souveraines, et sans doute quelques autres qualificatifs oubliés par les auteurs qui n’ont pourtant pas lésinés sur les qualificatifs), forces conventionnelles, et société, sans oublier la BITD. 

Pourtant les enseignements tirables de faits observables pourraient être nombreux. Avec de vrais abondons à décider pour mieux concentrer les efforts, et accélérer sur certains segments, en termes d’utilité, de facilité d’usage, d’économie, de robustesse, de quantité, d’effets produits, etc. Avec quelques points d’inflexion bienvenus, ne le nions pas, qui devront trouver un cadre dépassant les expérimentations actuelles : influence, résilience – avec de vraies doutes si il s’agit in fine de garantir la permanence d’un modèle bancal quoiqu’il arrive, commandement des approvisionnements stratégiques, etc. 

En l’absence de quelconques arbitrages, la RNS ne permettra sans doute pas d’apporter le cadre pertinent et surtout pérenne, là est la vraie puissance d’une communauté humaine vivant à terre, qui permettra de légitimement articuler les fins et les moyens. La puissance d’équilibres (avec un “s”, car pourquoi pas…) reste sans doute déséquilibrée elle-même. Cette RNS ne sera sans doute pas l’exercice qui mettra fin aux demandes et exigences disproportionnées parfois émises pour calibrer les moyens de réponse. Disproportionnées et pourtant légitimes dans les faits car répondant aux ambitions (mal taillées) décrites. La Loi de Programmation Militaire à venir sera-t-elle le cadre adéquat de cet ajustement ? Tous les espoirs d’adaptation sont permis. Même si les armées ne sont finalement qu’un des outils de la palette, la RNS ayant, là aussi classiquement, un (trop) fort tropisme militaire. Cachant le reste.

La RNS aurait pu être l’occasion d’accompagner mieux des mouvements à l’œuvre et de rééquilibrer plus nettement des efforts. C’est sans doute une occasion manquée. En pouvait-il en être autrement vu le processus et les délais ? Pas certain. Dommage.
PS : Les propos de cet article n’engagent que son auteur.
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