Livre : « Cao Bang 1950 », d’Ivan Cadeau

Livre : « Cao Bang 1950 », d’Ivan Cadeau


Episode dramatique de la Guerre d’Indochine, qui s’est déroulé en octobre 1950, la « bataille de la RC4 », c’est-à-dire les combats liés à l’évacuation de Cao Bang, a donné lieu à toute une littérature allant des témoignages des combattants, notamment ceux des commandants des deux colonnes, les colonels Charton et Lepage, leurs supérieurs, les généraux Alessandri ou Carpentier ayant préféré ne pas s’exprimer, aux récits détaillés des combats, rejoignant alors souvent le genre de la geste héroïque. Il manquait une approche historique globale de cet évènement, encore partiellement méconnu, rédigée par un véritable historien militaire. C’est chose faite. Le lieutenant-colonel Yvan Cadeau, historien averti et reconnu comme « le » spécialiste de la Guerre d’Indochine, comble brillamment cette lacune, par cet ouvrage, remarquable synthèse de l’évènement, qui le replace dans le contexte général de la Guerre d’Indochine, tout en ne se limitant pas, comme tous les autres ouvrages l’ont fait, au seul point de vue français, car il est allé voir « de l’autre côté de la colline », dans la limite des sources vietminh disponibles, bien sûr. Bref, un vrai livre d’histoire qui, sans nul doute, fera référence.

A ce titre, le lecteur pourra comprendre toute le genèse de cette affaire, comment et sous quelles influences les décisions ont été prises, quels étaient les chefs concernés, tant du côté français que vietminh, quelles étaient les intentions réelles de Giap, pourquoi la décision d’évacuation, prônée depuis le rapport d’inspection du général Revers l’été 1949 a mis plus d’un an à être décidée et exécutée. In fine, tout naturellement, la question des responsabilités encourues par les différents niveaux de commandement se pose. Yvan Cadeau ne juge pas, l’historien n’étant ni hagiographe ni procureur. Il met en parallèle les différents responsables civils et militaires, le commandant en chef étant subordonné au haut-commissaire, il rappelle le poids écrasant représenté par la mise en œuvre de la « solution Bao Daï » dans la prise de décision politique, il n’occulte pas les conflits de personnes, Pignon – Blaizot, Revers – et le même Blaizot, ou Carpentier – Alessandri. Ce faisant, par la rigueur de son exposé, Cadeau fait œuvre de justice, les jugements aussi accablants qu’infâmants portés par Lucien Bodard – autoproclamé chroniqueur exclusif de la Guerre d’Indochine – sur certains acteurs de ce drame, notamment le colonel Constans, commandant la zone frontière, sont dénoncés dans ce qu’ils ont d’excessifs.

Bref, un ouvrage complet et novateur, tant par ses sources que par ses développements et désormais, personne ne pourra plus évoquer cet épisode sans se référer à cet ouvrage d’Ivan Cadeau. Le lecteur ne trouvera donc pas dans cet ouvrage dont ce n’est pas l’objectif, un récit détaillé des combats décentralisés qu’ont menés dans des conditions dantesques, goumiers, tirailleurs, légionnaires, parachutistes ou partisans. Pour ce faire, le lecteur devra se reporter à l’ouvrage du général Longeret, purement factuel, mais qui décortique parfaitement l’écheveau particulièrement entremêlé de ces combats.

Quelques coups de phare sur cet excellent ouvrage.

Dans son introductions, Yvan Cadeau expose la différence de traitement que l’historiographie a réservée à l’épisode de Dien Bien Phu et à celui-ci, ce qui a contribué à faire un peu tomber dans l’oubli les combats de la RC4. L’auteur fait un très intéressant parallèle entre cette différence de traitement historiographique avec celui réservé par le pays et les institutions aux combattants de ces deux engagements. Les combattants de la RC4 ont été purement et simplement oubliés, ce qui ressort parfaitement de la différence de traitement en termes de récompenses (citations notamment). En outre, ayant passé près le quatre ans en captivité, et quelle captivité ! le cursus de leur carrière s’en est ressenti. Aucun grand nom de l’armée française qui s’est révélé par la suite n’avait pris part aux combats de la RC4 (Jeanpierre mis à part, mais son destin s’est arrêté en Algérie) ; on ne peut pas en dire autant de Dien Bien Phu, pour ne citer que Bigeard ou du lieutenant Schmitt, futur CEMA qui a combattu comme artilleur volontaire « premier saut » dans la dernière semaine du camp retranché.

Dans sa rétrospective, l’auteur revient à fort jute titre sur l’opération « Lea », conduite à l’automne 1947 et qui a vu la réimplantation militaire française en haute région, et notamment à Cao Bang. Cadeau montre combien les effectifs engagés étaient insuffisants autant pour atteindre les objectifs de cette opération que pour contrôler la zone nouvellement conquise. Et la métropole n’y pouvait mais. Confronté à de graves problèmes de maintien de l’ordre (les grèves insurrectionnelles fomentées par le PCF) le Gouvernement avais requis le CEMAT qui avait dû vider les garnisons d’Allemagne et faire prendre en charge de façon temporaire, une grande partie de la zone d’occupation française par les Alliés. Qui plus est, il était simultanément confronté à une grave révolte malgache qui consommait les disponibilités de l’Afrique du Nord. Il n’existait aucun disponible en métropole, puisque le service militaire n’avait été rétabli qu’en 1946 après sept ans d’interruption. Dès 1947, il apparait de façon flagrante que la conduite de la guerre d’Indochine dépassait les capacités militaires françaises.

Ensuite, l’auteur expose avec maestria combien les atermoiements entre Pignon, haut-commissaire, et Blaizot, commandant en chef, ont ruiné la campagne de la saison sèche de 1948, qui n’a jamais débuté, ce qui a permis au Vietminh de continuer à se ravitailler en riz en provenance du Delta. Pignon voulait faire effort dans la pacification du Sud, pour asseoir le pouvoir de Bao Daï, alors que Blaizot voulait poursuivre l’assainissement militaire du Tonkin pendant qu’il en était encore temps. Le haut-commissaire imposa son option.

Puis, ce fut l’inspection du général Revers, chef d’état-major de l’armée de terre qui préconisa l’évacuation de la zone frontière jusqu’à Lang Son exclu. D’emblée, Blaizot s’y opposa, mais il dut rapidement démissionner, la mésentente au sommet entre le responsable civil et le chef militaire devenant trop visible. Son successeur, Carpentier, acquis à l’évacuation, se trouva en butte aux arguments de son adjoint, Alessandri, pour la différer : il fallait recueillir les débris de l’armée nationaliste chinoise, vaincue par l’armée populaire de Mao. C’est ainsi qu’une année de tergiversations fut perdue. Conséquence d’une réorganisation du commandement, Alessandri perdit ses fonctions d’adjoint « Terre » au commandant en chef, le poste ayant disparu, pour aller prendre le commandement du Tonkin. Il s’y montra un adversaire acharné de l’évacuation, voulant porter son effort sur l’assainissement du Delta, qui ne le fut réellement jamais. C’est dans ce contexte que le poste clé de Dong Khé tomba en mai 1950, mais sa réoccupation quasi immédiate grâce à la surprise d’une opération aéroportée fit souffler sur le commandement un vent d’optimisme, qui ne correspondait en rien à la réalité de la situation.

S’appuyant sur des sources vietminh, certes officielles, Cadeau expose brillamment la montée en puissance du corps de bataille vietminh, grâce à l’aide chinoise, dont le sanctuaire jouxtait maintenant la frontière du Tonkin. Pour la campagne de 1950, dite Hong Phong II, les « conseillers » chinois voulaient engager le corps de bataille, en masquant Cao Bang, et en portant l’effort sur Dong Khé et That Khé, ce qui revenait à couper la RC4. La chute prématurée de Dong Khé, fin mai, semble correspondre à une initiative locale. Conduite avec des effectifs trop faibles par rapport aux normes d’engagement chinoises, ceci expliquerait la relative facilité avec laquelle le poste a été repris. Cette « victoire » a engendré un fallacieux sentiment d’euphorie au sein du commandement français du Tonkin, confortant notamment le général Alessandri dans son opposition formelle au repli de Cao Bang. Yvan Cadeau démontre aisément qu’au contraire, la période de la fin du printemps 1950 a constitué pour le commandement français la dernière fenêtre d’opportunité pour une évacuation en sûreté de toute la Haute Région jusqu’à Lang Son (exclu) en repliant successivement chaque poste sur le suivant, ce qui renforçait d’autant la masse de manœuvre qui se repliait.

Ensuite, l’auteur démonte comment, sûr de sa victoire, Giap, en planifiant sa manœuvre centrée sur Dong Khé et That Khé, tendait un piège mortel à toute colonne de secours qui s’aventurerait sur la RC 4. Le rapport de forces des forces engagées se chiffrait à trente bataillons vietminh contre sept français. A cet égard, Yvan Cadeau livre au lecteur une étude saisissante pour évaluer à leur juste mesure les effectifs des deux colonnes Charton et Lepage. La chute, cette fois-ci définitive de Dong Khé aurait dû ouvrir les yeux au commandement français, qui, sourd aux renseignements fournis par les écoutes, n’a pas voulu évaluer à sa juste mesure la menace ennemie. A cet égard, les sources vietnamiennes utilisées par l’auteur montrent que les communications internes de la colonne Lepage étaient écoutées, si bien que Giap a pu lire à livre ouvert dans la manœuvre de ce dernier, notamment lorsqu’il a décidé de scinder sa colonne en deux à l’issue de l’échec de la reprise de Dong Khé, et de s’engager avec deux bataillons (un tabor et le BM/8e RTM) en direction de la vallée de Quang Liet en fixant le point de contact entre les deux colonnes au point coté 477.

La synthèse des combats conduits par les deux colonnes avant leur jonction est très bien rendue, ce qui permet de suivre l’action, bien mieux que le détail des combats fragmentaires n’aurait pu le faire. En outre, l’adjonction dans le texte de cartes simples et claires aide encore la compréhension de l’évolution de la situation. Cette synthèse se poursuit, après le « recueil inversé » du recueillant (Lepage) par le recueilli (Charton) par leur très difficile exfiltration jusqu’à That Khé, la mise en place d’un groupement de deux compagnies de That Khé en vue de recueillir ce qui pouvait l’être, avant de se poursuivre par l’évacuation hâtive de That Khé et la véritable Anabase de ces unités exténuées en direction de Lang Son.

Quant à l’évacuation de cette place majeure, qui a très souvent motivé des jugements sévères à l’égard du colonel Constans, Yvan Cadeau montre d’abord que c’est le général Alessandri, fraichement débarqué de permissions passées, en métropole, qui, sans avoir vécu l’antériorité des évènements se serait affolé et aurait précipité l’ordre d’évacuation. Ensuite il souligne combien l’accumulation d’échecs successifs crée souvent une « spirale de l’échec »de nature à entraver le discernement des caractères les mieux trempés. Aussi, sagement il ne juge pas.

Bref, un excellent ouvrage qui mérite d’être lu et médité. Source de réflexions, cet ouvrage montre combien l’engagement militaire français en Indochine se situait au-dessus des capacités réelles du Pays et de son Armée. C’est la raison, avec d’autres, pour laquelle Leclerc avait déjà refusé l’offre qui lui était faite en janvier 1947 de retourner sur le théâtre indochinois en cumulant les deux fonctions de haut-commissaire et de commandant en chef. Juin a également décliné la même proposition, à l’issue de cet échec. De Lattre a accepté la charge. Il a relevé la situation et le moral du corps expéditionnaire. Disparu moins d’un an plus tard, personne n’est en mesure de dire si ce sursaut pouvait s’inscrire dans la durée. Quant à Bao Daï, Hô Chi Minh n’avait-il pas raison quand il le traitait de « fantoche » ? La facture a été présentée, et soldée, à Genève.

Colonel (ER) Claude FRANC

Colonel (ER) Claude FRANC

Saint-cyrien de la promotion maréchal de Turenne (1973-1975) et breveté de la 102e promotion de l’École Supérieure de Guerre, le colonel Franc a publié une dizaine d’ouvrages depuis 2012 portant sur les analyses stratégiques des conflits modernes, ainsi que nombre d’articles dans différents médias. Il est référent “Histoire” du Cercle Maréchal Foch (l’ancien “G2S”, association des officiers généraux en 2e section de l’armée de Terre) et membre du comité de rédaction de la Revue Défense Nationale (RDN). Il a rejoint la rédaction de THEATRUM BELLI en février 2023. Il est âgé de 70 ans.

Ukraine, regards sur la guerre

Ukraine, regards sur la guerre

par Bruno Modica – Revue Conflits – Publié le 6 mars 2023

https://www.revueconflits.com/ukraine-regards-sur-la-guerre/


Un ouvrage de témoignages de personnes parties combattre en Ukraine. Dix regards pour entrer dans l’intimité des soldats et prendre la mesure d’un conflit qui déchire l’Europe. 

Lasha Othkmezuri, Combattre pour l’Ukraine : Dix soldats racontent , 2023, Éditions Passé composés. 

Cet ouvrage réunit dix témoignages de femmes et d’hommes qui se sont engagés dans cette guerre commencée il y a maintenant un an. L’auteur qui connaît bien l’histoire militaire de l’Union soviétique, avec sa publication de « grandeur et misère de l’armée rouge », d’une biographie du maréchal Joukov, et de Barbarossa, qui raconte l’offensive allemande commencée le 22 juin 1941, propose en introduction une sorte de réflexion sur les conditions qui ont permis cette entrée en guerre. L’auteur connaît bien l’histoire de l’Union soviétique et les ressorts qui ont pu conduire Vladimir Poutine à s’engager dans cette aventure meurtrière.

La bascule serait intervenue après 2001, alors que pendant la même période la Russie envisageait de rejoindre l’alliance atlantique, ce qui plus de 20 ans plus tard, peut surprendre. En réalité Poutine développait en même temps cette attitude de coopération tout en reprenant la thèse de l’encerclement de la Russie par les Occidentaux. Pour les tsars, comme pour Staline ou encore Brejnev, la Russie doit être considérée comme le cœur de l’empire, qu’il soit tsariste ou soviétique. Au passage l’auteur rappelle que ce sont pourtant les Ukrainiens qui ont payé le tribut le plus élevé à l’occupation allemande en évoquant d’ailleurs des chiffres de victimes qui donnent le vertige. 3 256 000 civils ukrainiens ont été tués pendant la seconde guerre mondiale contre 1 800 000 Russes.

Le choc du 24 février 2022 a fait oublier les méthodes de Poutine qui instrumentalise les minorités russophones dans les différents pays voisins de la Russie. On se souvient des épisodes de 2008 à propos de la Géorgie avec le soutien à des territoires séparatistes d’Abkhazie et Ossétie du Sud.

Quelques mois après avoir fait assaut de bonne volonté à l’égard de l’alliance atlantique, Poutine a commencé à développer une série d’actions de pressions contre l’Ukraine. On retrouve déjà un conflit hydraulique à propos du barrage construit dans le détroit de Kertch, une tentative d’assassinat contre le futur président ukrainien Viktor Iouchtchenko, le chantage au gaz répété à plusieurs reprises en 2006 et 2009, et enfin, déjà en février, mais c’était en 2014, la Russie commence l’annexion de la Crimée, tandis que « les petits hommes verts », intervenaient dans le Donbass en soutien des groupes séparatistes.

On passera directement à la conclusion qui dresse une sorte de bilan paradoxal d’une guerre qui est toujours en cours. L’auteur réfléchit sur les éléments déclencheurs, sans pour autant rappeler l’aveuglement d’un certain nombre de commentateurs hexagonaux qui quelques jours avant le début du conflit expliquaient doctement que Vladimir Poutine n’avait aucun intérêt à s’engager dans une guerre directe.

L’auteur fait preuve de plus de lucidité lorsqu’il examine les raisons qui ont pu conduire Poutine à donner le feu vert à cette « opération militaire spéciale ». Peut-être que le retrait humiliant des États-Unis d’Afghanistan en juillet et août 2021 a pu faire croire que les États-Unis en avaient fini avec l’interventionnisme que l’on qualifiait, il fut un temps, de « Wilsonien ». Répéter, comme a pu le faire Joe Biden le 15 février 2022, que « aucun soldat américain ne serait envoyé en Ukraine » a pu être interprété comme un feu vert. On se souvient d’une déclaration de ce type en 1950, lorsque le secrétaire d’État de l’époque avait déclaré que la ligne de défense des États-Unis en Asie du Sud-Est passait au nord des Philippines. En juin 1950, c’était la Corée du Sud qui était envahie avec l’accord de Staline. On se souvient également du feu vert donné à Nord stream deux par Joe Biden en juillet 2021. Cela pouvait signifier que les États-Unis acceptaient de voir l’Europe, et tout particulièrement l’Allemagne, dépendante du gaz russe. Pourtant, très rapidement, les services de renseignements, en analysant l’opération ZAPAD, les grandes manœuvres de l’armée russe, ont compris que le stationnement de ces troupes constituait un signal particulièrement clair.

Quel que soit le soutien que l’on peut apporter à l’Ukraine face à une agression caractérisée, il convient de rester lucide. L’histoire de l’Ukraine depuis 1991, c’est aussi l’histoire d’un pays « post-soviétique » dans lequel les oligarques sont tout aussi corrompus que leurs homologues russes. L’histoire de l’Ukraine c’est aussi celle de la formation d’une nation que l’agression russe a contribué à faire naître. Les contradictions sont évidemment multiples, et il faut lire les témoignages de ces 10 combattants avec les précautions de l’historien. Chacun d’entre eux, et cela ne minimise en aucun cas leur courage et leur engagement, est porteur de cette histoire d’une nation qui n’a pas pu, sauf pendant quelque courte période, entre 1917 et 1921, constituer son état. Au XIXe siècle, en Europe centrale et orientale, jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, les nations soumises aux empires étaient parvenues à créer leur état. Il aura fallu une guerre mondiale pour cela.

Chapitre 1. « La langue russe est une menace pour l’unité de l’Ukraine. »

Le premier récit est celui de Stanislas Asseyev, qui a failli s’engager dans la Légion étrangère en 2012. De retour en Ukraine, ce jeune homme commence à dénoncer l’action des républiques séparatistes et il a d’ailleurs été incarcéré dans l’une d’entre elles. Il s’est engagé dans la défense territoriale pour la défense de Kiev au début de l’invasion. Son attitude relève peut-être d’un amour déçu. Comme beaucoup d’Ukrainiens, il a pu considérer que le monde russe était une référence en termes de culture. Depuis 2014 il a forcément changé d’avis et considère que la langue russe représente une menace pour la sécurité du pays.

Chapitre 2. « Il m’arrive de commander des hommes en première ligne. »

Maria Chashka est née en 1975. Elle s’est engagée dans l’armée ukrainienne après l’annexion de la Crimée en 2015. Deux de ses enfants sont également sous les armes. Officier en 2016, elle représente l’une des 57 000 femmes qui sont engagées dans l’armée ukrainienne dans des unités combattantes. Elle est toujours en première ligne, et son témoignage est précieux, car il évoque sans détour toutes les questions que la présence des femmes dans les unités combattantes peut poser. Cela va de l’autorité sur les hommes à des problèmes d’hygiène intime. Il faut toutefois noter que bien avant l’avènement de l’Union soviétique, des femmes servaient dans l’armée impériale, y compris dans des unités combattantes. 

Chapitre 3. « Le régiment Azov est devenu le symbole de la résistance de notre peuple. »

Rouslan, alias David, s’est engagé dans l’armée ukrainienne en 2015. L’annexion de la Crimée a été le choc et il a combattu dans le Donbass jusqu’en 2017 dans une unité de transmission. Après sa démobilisation il cherche à rejoindre le régiment Azov et il participe aux combats contre les séparatistes du Donbass jusqu’en 2020. Dès le début de l’invasion, alors qu’il avait été démobilisé, il rejoint le régiment Azov et cherche à rejoindre Azovstal alors que la ville de Marioupol est déjà menacée par les forces russes. Blessé pendant les combats, il est fait prisonnier, souffre de la faim, avant d’être libéré dans le cadre d’un échange de prisonniers le 29 juin 2022. La réputation sulfureuse du régiment Azov n’est absolument pas abordée dans ce témoignage. Bien au contraire les soldats qui servent sont considérés comme « l’élite de l’élite ».

Chapitre 4. « La peur de la mort te hante à tout moment et transforme tout en toi. »

Ihor Martinkovskyy dirigeait avant la guerre une entreprise de travaux publics. Très rapidement, surtout après l’invasion, il met les ressources de l’entreprise à la disposition de son pays en fournissant des moyens de transport. Il contribue à l’acheminement de matériel jusque sur la ligne de front, en construisant des tranchées, avant de se retrouver directement engagé dans les combats. Avec son témoignage le lecteur découvre la vie quotidienne sur le front, entre les pilonnages d’artillerie, les offensi

ves de chars qu’il faut stopper, la panique qui peut toucher n’importe qui, même des soldats expérimentés, pendant les tirs d’artillerie. Théoriquement démobilisé, Igor continue toujours à travailler pour l’armée, mais sans véritable contrat d’engagement. Techniquement il est civil, mais dans la pratique il continue à développer une chaîne logistique pour l’armée nationale.

Chapitre 5. « Cette guerre est celle de la lumière contre les ténèbres. »

Maksym Lutsyk est un jeune homme né en 2002. Russophone, il s’engage en politique en ayant d’ailleurs un lourd préjugé contre Zelensky. Aujourd’hui il note sa capacité à mobiliser son pays et sans le dire à ses parents il s’est engagé pour combattre en première ligne. Ce jeune homme, en raison de ses compétences numériques, est devenu éclaireur aérien et utilise des drones d’observation. Combattant de premières lignes, il semble pouvoir conserver son humanité lorsqu’il raconte avoir apporté une aide médicale à un prisonnier russe. 

Cette description du combat d’artillerie, la précision qu’il donne sur les matériels employés, essentiellement les obusiers américains, allemands et polonais, montre comment les Russes ont réussi la performance, bien involontairement, de former une armée ukrainienne qui est l’émanation de son peuple. 

Chapitre 6. « C’était comme un message envoyé du Ciel et qui me disait : Gundars, le temps est venu pour toi de te battre. »

Gundars Kalve à 52 ans, un âge limite dans d’autres armées. Originaire de Lettonie, enrôlé dans l’armée soviétique en 1989 pendant deux ans, il affirme avoir désobéi aux ordres de ses chefs et finit par déserter le 21 août 1991, au moment de la tentative de putsch contre Gorbatchev. Pendant cinq ans il reste en Lettonie comme engagé volontaire dans la garde nationale de la république balte. Aujourd’hui, après avoir longtemps milité pour retirer de son pays natal, les traces de l’occupation soviétique, il a cherché à soutenir la souveraineté de l’Ukraine. Dès le 25 février, il cherche à s’engager dans ce que l’on peut qualifier de « brigades internationales », participe après son engagement à la bataille d’Irpin dans un peloton de reconnaissance. Il raconte aussi les désertions qui ont diminué les effectifs de son unité combattante. Celle-ci est d’ailleurs composée d’Ukrainiens et de Géorgiens. Aujourd’hui, il est toujours engagé, malgré son âge, dans un bataillon de reconnaissance.

Chapitre 7. « Il n’y a rien en moi de russe. » 

Yuriy Tay est né en 1992 en Ouzbékistan. Après un passage par l’école militaire Souvorov dans laquelle il subit le bizutage impitoyable caractéristique de l’armée russe, il obtient un diplôme de droit avant de rejoindre l’Ukraine en 2012. Particulièrement pessimiste sur les possibilités de changement en Russie, il se considère comme un nationaliste ukrainien. Au début de la guerre pourtant, il était titulaire d’un passeport russe. Particulièrement précis sur les affrontements à Boutcha, il est toujours dans l’attente d’une reconnaissance de sa situation. Il espère pouvoir rejoindre la légion internationale pour disposer d’un statut plus officiel de combattant.

Chapitre 8. « Cela fait trente ans que je combats l’impérialisme russe. »

Vano Nadiradzé est âgé de 52 ans et il est d’origine géorgienne. Ancien de services de renseignements de son pays, il décide de rejoindre l’Ukraine en 2014. Son témoignage est d’autant plus intéressant qu’il est un vétéran de la guerre du Donbass qui commence dans la région de Donetsk dès 2014. Le bataillon était composé de volontaires dans une armée ukrainienne qui était à cette époque largement sous-équipée et sous encadrées. Son témoignage raconte l’ambiguïté dans les pratiques de certains oligarques, aussi bien russes qu’ukrainiens dont certains fournissaient des armes aux séparatistes du Donbass comme au bataillon de volontaires pro-ukrainiens. Vano affirme avoir participé aux tous les combats dans la région de Donetsk contre les séparatistes. Plusieurs fois décoré il obtient la nationalité ukrainienne par Zelensky. Au moment de l’entrée en guerre en 2022, il était la tête de 380 hommes dans le secteur de Kiev. Son récit de ces combats est extrêmement précis, notamment sur l’utilisation par l’armée russe d’uniformes ukrainiens. Dans son témoignage il dresse un bilan comparatif des armes occidentales qui sont utilisées par les forces ukrainiennes. On apprend d’ailleurs que les artilleurs n’utilisent pas le terme de César pour désigner le canon autoporté français, mais celui de Susanna, « qui correspond mieux à l’élégance française ! ». Participant à des combats depuis 2014, c’est-à-dire depuis neuf ans, il espère, tout en étant pessimiste, voir la fin de la guerre.

Chapitre 9. « Boutcha, c’est la revanche des intouchables Russes. »

Ilya Bogdanov est âgé de 35 ans, natif de Vladivostok, il rentre, à la sortie du lycée, à l’institut des gardes-frontières du FSB. Présent au Daghestan de 2010 à 2013, il interprète la politique de la Russie dans le Caucase comme un moyen d’entretenir la tension pour maintenir la pression russe dans cette zone.

Dès 2014, il s’engage comme volontaire pour le Donbass, malgré sa nationalité russe, et décide de s’installer en Ukraine la fin de cette première période de guerre. Lorsque commence l’invasion russe en 2022, il est engagé dans les combats de Boutcha où il est blessé. Son témoignage est celui d’un russe originaire de la ville de l’Extrême-Orient, Primorié et il montre que les soldats russes envoyés au front compensent par une violence extrême les humiliations qu’ils subissent depuis toujours. Comme d’autres témoins russophones, il fait systématiquement usage de la langue ukrainienne. Ancien du FSB, donc considéré comme un traître, il affirme avoir été l’objet de deux tentatives d’assassinat téléguidé par Moscou.

Chapitre 10. « Si nous voulions la paix chez nous, il nous fallait gagner la guerre en Ukraine. »

Alexandre Chekulaev est né en Géorgie en 1961. Il a aujourd’hui 62 ans. Ancien militaire, il a fait la guerre en Abkhazie au sein des forces spéciales géorgiennes. Il est engagé dans la légion internationale. Dans cette unité la discipline est extrêmement stricte. Il se montre extrêmement critique à propos des volontaires étrangers, particulièrement américains, qui servent dans cette légion. Son témoignage est particulièrement précieux, car il montre l’importance des téléphones portables dans ce conflit. D’après Alexandre la moindre connexion déclenche des tirs d’artillerie sur les positions occupées.

Il ne faut pas chercher dans ces récits de guerre une grande qualité rédactionnelle. Les témoignages sont présentés de façon brute et certaines descriptions, notamment les conséquences des tirs d’artillerie, sont particulièrement difficiles à lire. L’intérêt de cet ouvrage, au-delà de la mise en perspective par l’auteur, est de montrer le vrai visage de la guerre de haute intensité, avec le taux d’attrition qui en découle. Les trajectoires individuelles de ces combattants, surtout lorsqu’ils ne sont pas ukrainiens, sont particulièrement significatives. La plupart d’entre eux sont des hommes ayant largement dépassé la quarantaine, voire la cinquantaine. Leur vision de la guerre ne se limite pas à la défense du territoire ukrainien qui est devenu leur nouvelle patrie, mais bien à la défense de l’Europe tout entière. Pour ces volontaires étrangers, leur vision critique du commandement ukrainien n’est pas dénuée d’intérêt. Ils montrent tous comment, dans les premières semaines de l’invasion russe, l’armée ukrainienne était largement désorganisée. Pourtant, parce que tous ces volontaires, de la garde territoriale, des unités régulières, de la légion internationale, se battaient et se battent encore pour des valeurs, ils ont permis à l’Ukraine de résister. L’aide internationale qui a fini par arriver, la qualité du renseignement fourni par les agences occidentales, permet aux forces ukrainiennes de résister. Mais rien de cela ne serait possible s’il n’y avait pas aussi la capacité de résistance d’une population qui fait aujourd’hui nation.

Conduire la guerre – Entretiens sur l’art opératif, un livre de Benoist Bihan et Jean Lopez

Conduire la guerre – Entretiens sur l’art opératif, un livre de Benoist Bihan et Jean Lopez

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 2 mars 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com


Conduire la guerre – Entretiens sur l’art opératif est un livre important et stimulant, ce qui dans mon esprit revient un peu au même. Son objet est l’art opératif, ce concept qui agite un peu les esprits du métier depuis au moins trente ans. Sa méthode est l’échange épistolaire, un procédé qui rend très vivant et interactif un discours qui risquerait sinon d’être plutôt austère. Quand, en plus, les deux protagonistes de l’échange sont Benoist Bihan, qui est un des stratégistes français qui m’a appris le plus de choses, et Jean Lopez, qu’on ne présente plus, c’est évidemment encore plus intéressant.

Le livre est ainsi une suite de 356 questions regroupées en sept chapitres, depuis la définition du cadre d’étude jusqu’à une conclusion sur le cas français contemporain, en passant par l’expression sur trois chapitres de la pensée et de l’influence d’Alexandre Sviétchine, le général russe devenu le « professeur » de la jeune armée rouge, et auteur en 1927 de Strategiia, la bible de l’art opératif.

Je reviens sur quelques points essentiels.

La tactique est définie comme discipline qui permet d’user le plus efficacement possible de la violence armée pour vaincre un adversaire dans un combat. Sa caractéristique première selon Benoist Bihan est son caractère apolitique et purement technique. Je suis d’accord même si la politique s’insinue parfois jusqu’aux échelons les plus bas, notamment par les règles d’engagement. Le chef au combat pense d’abord à vaincre son adversaire dans le duel des armes ici et maintenant sans réfléchir forcément au contexte politico-stratégique dans lequel il évolue.

La stratégie de son côté est décrite, en bon clausewitzien, comme la manière d’utiliser la violence armée pour atteindre l’objectif militaire de la guerre qui lui-même sert l’objectif politique du Souverain. Il s’agit donc selon Benoist Bihan d’un domaine exclusivement réservé à l’action militaire. Les autres activités comme la mobilisation économique, le champ informationnel, la diplomatie, etc. qui concourent à l’effort de guerre relèveraient alors plutôt de la programmation selon la définition d’Edgar Morin, c’est-à-dire de l’organisation de moyens afin d’atteindre un but, mais sans faire face à une dialectique violente. Cette restriction peut se discuter mais admettons-là.

On voit venir la suite : l’art opératif est ce qui relie les deux. Benoist Bihan parle d’un harnachement de cheval. Je parle pour ma part simplement d’un lien qui permet d’« employer les combats favorablement à la guerre » selon l’expression de Clausewitz répétée à plusieurs reprises dans le livre. En clair, c’est un guide qui maintient toutes les actions sur la même direction ou route, ce que Sviétchine baptise « ligne stratégique ». Cette route peut être courte, mais elle est souvent longue et de toute façon toujours entravée par l’action antagoniste de l’ennemi. Il faudra donc le plus souvent procéder à des étapes ou des bonds, ce que l’on appelle des « opérations ». L’opération elle-même est définie par Sviétchine comme un conglomérat d’actions ininterrompues de nature variée – dont des combats – qui permet de progresser, si possible significativement, le long de cette ligne stratégique. Formé longuement à la notion d’« effet majeur » j’ajouterais peut-être « dans un cadre espace-temps donné ». Dans son livre sur le même sujet, On operations, l’officier et historien américain Brett Friedman parle de son côté de l’« art d’agencer des ressources militaires afin d’atteindre les objectifs stratégiques au cours d’une campagne ». Campagne est alors synonyme d’opération. Cela me va aussi.

Une petite remarque à ce stade. Benoist Bihan critique à raison l’emploi du « terme « opération » à tort et à travers. Dans le haut du spectre, on utilise ainsi parfois le terme « opération » pour ne pas dire « guerre », parce que le mot fait peur, parce que c’est normalement le Parlement qui déclare la guerre, parce que déclarer la guerre à une autre entité – forcément politique, sinon ce n’est pas de la guerre mais de la police – c’est lui donner un statut d’équivalence et cela est parfois difficile à admettre lorsqu’il s’agit d’une organisation non-étatique, etc. Dans le bas du spectre, vers la tactique, on a aussi un peu de mal à distinguer dans la forme l’« opération » des « combats » à différentes échelles, qui sont aussi à la manière de poupées russes des conglomérats d’actions face à un ennemi et planifiés sensiblement de la même façon.

On invoquera alors la notion, assez subjective, d’« intensité » stratégique de l’action, mesurée en distance que l’on espère parcourir sur la fameuse ligne et on voit bien que cette importance peut-être très variable en fonction du rapport de forces matériel mais aussi psychologique. Face à adversaire très faible, une seule action peut ainsi avoir une importance considérable, comme le bombardement de Zanzibar par la flotte britannique le 27 août 1896 qui obtient en 38 minutes la destruction de la flotte ennemie et la capitulation du sultan. Face à un adversaire puissant et/ou dur, il faudra multiplier les coups, mais aussi les parades à ses coups. Sera donc baptisée « campagne » ou « opération », plus moderne, ce qui fait vraiment mal à l’adversaire ou qui inversement empêche d’avoir très mal soi-même dans un combat de boxe qui n’a pas de limites de temps et se termine forcément par un KO (destruction ou capitulation) ou abandon d’un des acteurs (négociation). Il y a une part de subjectivité dans tout cela, et c’est peut-être pour cela que l’on parle d’« art ». Retenons néanmoins ces deux critères : forte intensité et bien sûr bonne direction, car il ne sert à rien de donner de grands coups s’ils ne vont pas dans le bon sens.

C’est là qu’intervient la thèse forte de Benoist Bihan : avant Sviétchine et ce que l’on baptisera l’école soviétique, on n’a pas forcément conscience de tout ça puisque ce n’est pas théorisé, ce qui aboutit à de nombreuses crises entre les stratégies et des tactiques mal accordées. À la limite, lorsqu’il y a accord c’est par hasard et notamment celui qui amène au pouvoir quelqu’un qui se trouve simultanément Souverain avisé-Stratège génial, bon chef de bataille et disposant d’un outil militaire très performant par rapport à ceux de l’adversaire.    

Cette thèse me gêne un peu par sa radicalité. L’apport personnel principal de ce livre est plutôt de m’avoir comprendre que si on fait la guerre, et on rappellera toujours que ce sont les nations qui font les guerres et pas les armées, on pratique aussi forcément l’art opératif. On le fait bien ou mal, sinon cela signifierait que les forces armées sont employées au hasard. L’expédition athénienne en Sicile (415 à 413 av. J.-C.) est un désastre absolu mais elle présente toutes les caractéristiques d’une opération. La manière dont les Athéniens pensent par ce biais employer leurs moyens militaires favorablement à la guerre qui les oppose à la ligue du Péloponnèse est par ailleurs clairement exposée par Thucydide. La campagne française de Normandie en 1449-1450 durant la guerre dite de Cent ans est un autre exemple d’opération et même de « belle » opération, puisqu’il s’il y a art il y a aussi jugement esthétique. Grâce à la supériorité tactique de leurs forces, les Français gagnent tous les combats et ceux-ci font grandement et rapidement avancer le roi Charles VII vers la victoire finale.

Un autre point particulier qui me tient évidemment à cœur : les trois offensives alliées de l’été et automne 1918 en France me paraissent non pas comme la simple application mécanique de la force brute comme c’est présenté dans le livre mais au contraire comme de parfaits exemples de « belles » opérations. On n’y cherche pas de grandes batailles mais la distribution de combats le long du front jusqu’à obtenir un effet stratégique. L’offensive d’ensemble du 27 septembre 1918 qui permet de s’emparer en une semaine de toutes les lignes de défense allemande est alors la plus grande opération jamais menée dans l’histoire. Les Alliés progressent de cette façon beaucoup plus vite sur leur ligne stratégique que les Allemands, tant vantés, dans l’autre sens de mars à juillet et ce jusqu’à placer ces derniers devant le dilemme de la capitulation de fait ou de l’effondrement. La « bataille conduite » comme son nom l’indique n’est en réalité qu’une doctrine tactique, une manière d’organiser des combats locaux au sein d’une opération.

En résumé, je crois que les penseurs soviétiques comme Sviétchine n’ont pas découvert l’art opératif, ils n’ont même pas été les premiers à réfléchir dessus – c’est une question qui préoccupe les esprits militaires depuis au moins le milieu du XIXe siècle – mais ils ont inventé le terme et l’ont théorisé le mieux, ce qui est évidemment un apport considérable.

Au passage, le chapitre sur les débats au sein de l’armée rouge entre Sviétchine et Toukhatchevski est tout à fait passionnant. Je découvre la grande peur fantasmée en URSS à la fin des années 1920 d’une invasion occidentale depuis l’Europe orientale. Sviétchine prône une stratégie défensive initiale faute de moyens suivie d’une stratégie offensive une fois que les « courbes d’intensité stratégique » seront en faveur des Soviétiques (c’est la vision française de 1939) alors que Toukhatchevski prône au contraire une grande offensive brusquée plongeant le plus loin possible chez l’ennemi afin d’en obtenir l’anéantissement (c’est la vision française de 1914). La victoire de Toukhatchevski dans ce débat amènera par la suite à associer art opératif à la soviétique avec les grandes opérations dans la profondeur.

Les trois derniers chapitres poursuivent l’exploration de l’art opératif dans les milieux aériens et maritimes, je passe rapidement mais c’est très intéressant. Puis on évoque, les évolutions sinon de l’art opératif du moins de son appréhension après ce somment qu’aurait constitué les grandes opérations soviétiques de 1943 à 1945. Ce sont des opérations remarquablement organisées j’en conviens mais je ne peux m’empêcher de me demander comment elles se seraient déroulées sans une écrasante supériorité de moyens. On y évoque le problème posé par l’apparition de l’arme nucléaire, un peu comme si les deux boxeurs se trouvaient d’un seul coup munis de pistolets, ce qui évidemment fausse un peu des choses que l’on croyaient désormais établies.

On y évoque surtout, l’échec, selon Benoist Bihan, des pays occidentaux à s’« éveiller à l’art opératif », la faute en partie à la perturbation atomique mais aussi à la domination des conceptions américaines sur le sujet et notamment la création d’un « niveau opératif » qui serait un intermédiaire entre la stratégie et la tactique. Ce niveau (que Friedman attribue plutôt aux Soviétiques) apparaît surtout comme une manière de préserver le militaire de l’intrusion politique. De la même façon que les pères fondateurs des États-Unis se méfiaient tellement de l’armée, « instrument de la tyrannie », qu’elle n’était pas prévue initialement en temps de paix, les militaires américains n’ont pas envie d’être bridés par les contraintes politiques. L’avantage de cet écran est de pouvoir réfléchir professionnellement hors de la surveillance politicienne, mais son grand risque est de laisser les militaires faire « leur guerre » en se donnant des buts stratégiques qui s’écartent du but politique, le seul qui compte. On dérive ainsi souvent à une conception policière de l’emploi de la force, par principe apolitique mais aussi permanente (il n’y a pas traité de paix contre les criminels) et absolue (l’élimination de cet adversaire qui n’est pas considéré comme un ennemi politique équivalent). On ajoutera que dans la conception américaine, suivie intégralement par le biais des procédures OTAN, ce niveau opératif se confond aussi allègrement avec niveau interarmées, ce qui évidemment n’a rien à voir avec de l’art opératif. En même temps, si ce niveau opératif est une illusion, il y a quand même la nécessité d’un commandement opérationnel. Le général Schwarzkopf qui dirige les opérations Desert Shield et Desert Storm en 1990-1991 cités comme de rares exemples de bon art opératif américain représente bien un échelon de commandement avec une autonomie de décision. Faut-il le considérer comme un « délégué stratégique » ? Les choses ne sont pas claires à ce sujet.

On termine par le cas français moderne. Après tout la France de la Ve République est, après les États-Unis, la championne du monde en nombre d’opérations. Le problème est que ces opérations paraissent largement stériles en effets stratégiques. Le problème premier selon Benoist Bihan et je le rejoins pleinement là-dessus est que les opérations militaires sont fondamentalement des opérations de puissance, c’est-à-dire qu’à la fin de la guerre on doit se trouver avec une place de la France renforcée dans le monde. En l’absence de réelle politique de puissance, et « être présent » dans une coalition ou « montrer que l’on fait quelque chose » ne sont pas des objectifs de puissance, on ne risque pas de progresser dans ce sens, surtout si en plus de ne pas avoir d’objectifs clairs on ne se donne pas les moyens de les atteindre.

En résumé, il n’y a pas selon moi ceux qui pratiquent l’art opératif et ceux qui ne le pratiquent pas, mais ceux qui le pratiquent bien et ceux qui le pratiquent mal. La bonne nouvelle est qu’on peut apprendre à le pratiquer mieux et Conduire la guerre y contribue. C’est donc une lecture indispensable pour ceux qui s’intéressent à l’art de la guerre, et pas seulement ceux qui en ont fait leur profession. J’ajouterai même que c’est une lecture intéressante pour toute grande organisation, par principe concernée par le lien réciproque entre les directives du sommet et l’action de la base.  

Essai sur la non-bataille – Retour sur un livre culte

Essai sur la non-bataille – Retour sur un livre culte

par Michel Goya – La voie de l’épée – publié le 6 décembre 2022

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Essai sur la non-bataille est un des rares essais militaires que l’on peut qualifier de « culte », la faute à un titre mystérieux et aux conséquences négatives que cette œuvre à eu sur la carrière de son auteur, le commandant Guy Brossolet, et qui l’ont rendu immédiatement populaire dans les rangs. J’ai lu l’Essai sur la non bataille en 1985, dix ans après sa parution. J’étais alors sergent, chef de groupe de combat d’infanterie mécanisée, et le combat de commandos qu’il prônait pour affronter les divisions blindées-mécanisées soviétiques me plaisait plus que celui pour lequel je m’entrainais tous les jours.

Le relire 37 ans plus tard représente un étonnant retour dans l’ambiance des années 1970. J’avais oublié combien l’atome était alors présent dans les esprits. Au moment où Brossolet écrit son livre, entre 1972 et 1974 lors de son passage à l’École de guerre, la nouvelle armée française semble sortie de la phase fluide de sa reconstitution commencée après la décolonisation et la décision de disposer d’une force de frappe nucléaire autonome. Au centre, on trouve les forces nucléaires dites stratégiques, comme s’il pouvait en être autrement, et dont les composantes bombardiers-SNLE-missiles se mettent progressivement en place.

Leur protection ainsi que de celle de tous les points stratégiques du pays en cas de guerre absorbe aussi une partie des forces conventionnelles et de celles la défense opérationnelle du territoire (DOT) nouvellement créée pour faire face à des intrusions ennemies. Comme il faut également défendre les intérêts de la France dans le monde, on forme aussi une force spécifique d’intervention à base d’unités professionnelles.

Guy Brossolet évoque dans son livre la menace des crises, ce que l’on appelle maintenant improprement « guerre hybride » en faisant croire que c’est nouveau, et les guerres limitées, ce que l’on n’appelle pas encore à son époque « opérations extérieures ». Il considère que les forces d’intervention et la DOT suffiront à les traiter aidées éventuellement de groupements aéromobiles, qui présentent l’avantage d’être suffisamment mobiles pour contribuer à toutes les missions. La confrontation contre l’Iran dans les années 1980 et la guerre contre l’Irak en 1990 montreront que ce n’est pas le cas mais c’est une autre question.

Ce qui préoccupe alors vraiment les esprits est d’abord la perspective d’une attaque soviétique par missiles thermonucléaires intercontinentaux, une situation d’à peine une quinzaine d’années et évidemment parfaitement inédite dans notre histoire. La possession d’une capacité de seconde frappe thermonucléaire (être capable quoiqu’il arrive de ravager la puissance nucléaire qui nous aurait agressé de cette façon) semble nous préserver par dissuasion d’une telle menace. La seconde grande menace, l’invasion de l’Europe occidentale par les forces conventionnelles du Pacte de Varsovie, est finalement plus problématique.

Pour certains, comme le général Poirier je crois, la possession de l’arme nucléaire nous protège en soi de toute invasion. Peut-être mais si cette invasion est le fait d’une puissance nucléaire comme l’Union soviétique, les choses sont plus compliquées. Que faire si une armée soviétique traverse l’Allemagne et pénètre en France ? Faut-il lancer les missiles du Redoutable sur l’URSS au risque d’une riposte de même nature et la destruction du pays ou faut-il laisser les Soviétiques avancer et peut-être même occuper la nation ? En clair, pour reprendre un slogan de l’époque vaut-il mieux être rouge ou mort ? Valéry Giscard d’Estaing avoua dans ses mémoires qu’il aurait préféré une France occupée, sans aucun doute occupée puis libérée, à une France détruite par le feu nucléaire. Les autres présidents de la République ont maintenu l’ambiguïté derrière des discours réguliers mais flous de détermination absolue.

C’est pour repousser d’être confrontée à ce dilemme trop tôt et justifier plus facilement l’emploi du nucléaire en ayant caractérisée une menace réellement vitale et déjà meurtrière pour la France que l’on choisit de placer un étage conventionnel avant le seuil de l’apocalypse. En fait, on prend ce qui existe déjà et on baptise cela 1ère armée française et Force aérienne tactique (FATAC) associées dans un « corps de bataille ». Le problème est que ce corps de bataille ainsi que celui des autres alliés de l’OTAN (car la France fait toujours partie de l’OTAN) est très inférieur, du moins le croit-on, aux forces conventionnelles du Pacte de Varsovie, et même des seuls Soviétiques. Personne n’imagine alors à l’Ouest pouvoir vaincre les Soviétiques sur le champ de bataille conventionnel. Les Américains sortent difficilement de la guerre du Vietnam avec une armée très affaiblie et les Européens ne font pas d’effort suffisant. Notons au passage cette phrase de Brossolet : « L’utopie consiste peut-être aussi à croire qu’on peut édifier un système efficace de défense avec seulement 3% du PNB » et constatons simplement que si les États-Unis, qui se sont rapidement repris au tournant des années 1980 pèsent autant dans le monde occidental parfois lourdement, c’est bien parce qu’ils sont presque constamment et jusqu’à nos jours au-delà de ces 3 %. Comment espérer être complètement autonome dans une alliance quand même en regroupant vraiment, ce qui n’est pas le cas, on pèse moins que le membre principal ?

Revenons à la non-bataille. Pas de victoire possible donc, croit-on, sur le champ de bataille face aux Soviétiques. Quelle mission donner alors au corps de bataille ? Le Livre blanc de 1972 (en fait deux livres) explique qu’il devra « contraindre l’ennemi par la vigueur de notre résistance, à recourir à une attaque dont l’intensité justifierait à ses propres yeux, à ceux des Français et à ceux du monde le recours à la riposte nucléaire ». Il s’agit de combattre pour tester les intentions réelles de l’adversaire et gagner du temps avant le dilemme terrible.

Ce corps de bataille est alors aussi doté alors d’un arsenal d’armes nucléaires tactiques (ANT), conçu, toujours selon le Livre blanc, comme devant être employé « contre un adversaire qui ne pourrait plus être contenu autrement » et donner la possibilité de « signifier à cet adversaire que si sa pression militaire se confirmerait le recours à l’arme nucléaire stratégique serait inéluctable ». La 1ère Armée française dispose donc de missiles Pluton et la FATAC (puis l’Aéronavale) de bombes lisses, tous deux portant l’AN-52, une arme atomique de 25 kt de puissance (classe Hiroshima) et qui seront utilisés sur le champ de bataille dès lors que le Gouvernement le décidera. On s’en défend à l’époque et même peut-être toujours actuellement, mais tout cet étagement de signification – résistance conventionnelle, bataille atomique, frappes stratégiques, ressemble quand même très fort à la doctrine de riposte graduée américaine que l’on fustigeait lors de sa mise en place au début des années 1960 (en fait on lui reprochait surtout d’être américaine).

C’est le mélange des genres de la bataille atomique que critique d’abord Brossolet dans son livre, non pas qu’une étape de « signification » ne soit pas utile pour avertir l’ennemi que l’on est vraiment déterminé à aller jusqu’au bout, mais que transformer un champ de bataille conventionnel en champ de bataille atomique n’est pas la meilleure façon de le faire.

En premier lieu, l’usage des ANT n’a pas grand intérêt tactique. Il n’est pas du tout évident qu’au cœur de la bataille aérienne au-dessus de l’Allemagne et avec la densité des défenses soviétiques que les avions de la FATAC puissent trouver et frapper des cibles militaires justifiables d’une arme atomique. Ce n’est guère mieux pour les missiles Pluton de l’armée de Terre, certes invulnérables, mais d’une faible portée – 120 km – et d’une faible précision puisqu’un sur deux tombe à moins de 300 m de la cible. Les contraintes d’emploi sont alors telles : grande distance de sécurité pour nos forces, évitement des villes allemandes, cibles soviétiques mobiles, que le rendement tactique d’une telle artillerie serait finalement assez faible sur le terrain, au mieux un total de 15 bataillons soviétiques pour une centaine d’Hiroshima que l’on aura lancé sur un pays ami.

On suppose bien sûr que les Soviétiques n’ont pas utilisé d’armes nucléaire tactique jusque-là, auquel cas la décision d’emploi (politique) de nos propres ANT auraient été quasi automatique. Avant même le choix de lancer une seule arme thermonucléaire, l’Europe occidentale serait déjà criblée de centaines d’explosions atomiques. Mais en décidant d’employer nous-mêmes notre centaine d’ANT en premier, nous initions aussi cette bascule apocalyptique. On fait mieux pour clarifier la situation et donner des délais au gouvernement avant de décider de l’emploi de l’arme stratégique. En fait, on commence à comprendre partout que cette distinction tactique-stratégique n’a pas de sens, mais l’armée de Terre s’accroche à ses ANT. Sans elles, elle serait la seule à ne pas disposer de l’arme nucléaire, source de prestige et surtout prétexte à sanctuariser son budget.

C’est apparemment pour cette critique que l’armée de Terre en a beaucoup voulu à Brossolet et lui a fait payer. C’est pourtant sans doute le passage où il voit les choses le plus justement. Il préconise de ne plus parler d’armes nucléaire tactique mais d’« échelon de signification », on parlera en fait de « pré-strategique » et il fait remarquer qu’il n’est pas nécessaire de lancer une pluie de projectiles atomiques pour signifier que l’on est passé à un autre échelon : « si on demande à l’Atome d’être dissuasif ; c’est la première kilotonne qui compte. Le reste est, dans la plupart des cas, redondance ». Horreur pour les « Terriens », Brossolet estimera que l’emploi du Mirage IV est mieux adapté pour donner cet ultime avertissement que celui des missiles sol-sol à courte portée. Comme il faut quand même faire avec les Pluton qui ont déjà été construits, on décidera de les employer pour cet avertissement mais étrangement en les utilisant tous d’un coup sur des cibles militaires mobiles, soit une trentaine d’Hiroshima sur l’Allemagne pour au bout du compte détruire quatre bataillons soviétiques (général Copel dans Vaincre la guerre).

Avec le retrait des ANT, dont la construction est un parfait exemple du modèle de la corbeille à papier de James March (problèmes-solutions-décisions se rencontrent souvent par hasard et en décalage dans les grandes organisations), on reviendra à des choses plus claires. On décidera par ailleurs de ne pas remplacer le Pluton par le missile Hades, plus moderne et de plus grande portée. L’avenir et même l’actualité ukrainienne montrera qu’il était peut-être utile de disposer d’une force de bombardement sol-sol conventionnelle de presque 500 km de portée, mais ce n’était visiblement acceptable que dans le cadre d’emploi du nucléaire.

Mais, et c’est là où son livre a le plus marqué les esprits, Brossolet s’attaque aussi non pas à la fonction première du corps de bataille, tester l’ennemi par une action vigoureuse, mais à sa forme. Dans ses pages les moins rigoureuses sans doute, Brossolet considère l’obsolescence d’une 1ère armée française organisée et équipée comme celle du général de Lattre, trente ans plus tôt et qui constitue surtout selon lui un héritage des conceptions du général de Gaulle dans les années 1930.

Il considère cet instrument pré-atomique trop lourd d’emploi avec ses nombreux échelons de commandement (régiments-brigades-divisions-corps d’armée-armée), son empreinte sur le terrain et son énorme logistique. Brossolet préconise de se limiter à l’échelon de la brigade interarmes sous le commandement de l’armée. Cela sera le cas à la fin des années 1990. On notera juste qu’entre temps, on avait restructuré les forces armées en divisions légères et que ces unités étaient peut-être le meilleur compromis entre puissance et mobilité sur le théâtre d’opérations européen, mais ce n’est plus le sujet.

Brossolet fait ensuite grand cas de l’évolution des armements de l’époque et notamment du missile antichar, qu’il soit employé au sol ou depuis les hélicoptères. L’arrêt de l’offensive blindée nord-vietnamienne de 1972 par les hélicoptères antichars américains avait alors beaucoup marqué les esprits. Le missile guidé semble l’instrument miracle qui triomphe du char et rend inutile l’artillerie. L’auteur va clairement un peu vite en besogne oubliant qu’on trouve presque toujours des parades aux armes nouvelles, parades qui passent souvent par l’adaptation des armes anciennes. Après les déconvenues des premiers jours de la guerre du Kippour en 1973 face aux armes antichars égyptiennes, les unités israéliennes qui envahissent le Liban en 1983 sont des phalanges interarmes où l’artillerie mobile a le premier rôle.

Passons, pour aborder la partie la plus originale de l’Essai sur la non-bataille, qui est justement la « non-bataille ».

Rappelons le postulat : le corps de bataille n’est pas là pour gagner la bataille, il n’en a pas les moyens. Il est là pour tester l’ennemi et montrer sa propre détermination. Pour réussir cette mission et au lieu de la manœuvre de grandes divisions blindées, Brossolet propose plutôt la mise en place d’un grand maillage de 60 000 km2 occupés par divers modules. Sur la plus grande partie, on trouverait des « modules de présence », 2 500 au total, fait à la manière des patrouilles SAS de la Seconde Guerre mondiale d’une quinzaine d’hommes en véhicules légers tout terrain et armés de missiles Milan, mortiers, mines et divers armement léger. La mission de ces modules, agissant chacun sur environ 20 km2, serait de renseigner sur l’action ennemie puis de détruire au moins trois véhicules avant de se replier à l’arrière. Entre les zones de ces modules de présence, on conserverait des couloirs de manœuvre pour les coups d’arrêt et les embuscades de régiments de chars autonomes, les modules lourds, et les formations d’hélicoptère, modules légers. Brossolet aime beaucoup les hélicoptères et imagine une flotte de 600 appareils dont 200 pour renseigner et 400 pour détruire. Le tout serait évidemment coordonnées par divers échelons de commandement de surface.

Guy Brossolet considère alors que cette organisation de « non-bataille » (en réalité ce serait une bataille quand même) permettrait de neutraliser quatre divisions blindées-mécanisées soviétiques et de réaliser ainsi la mission de manière plus rentable que les cinq divisions blindées dont dispose alors la France. L’auteur, qui exprime à presque toutes les pages le souci louable du meilleur coût-efficacité, considère que les sommes économisées pourraient servir à renforcer les forces d’intervention, notamment aéromobiles.

Le modèle décrit par Brossolet est alors dans l’air dans plusieurs pays européens. On parle notamment de techno-milice en Suède ou de techno-guérilla en Autriche. Il n’aura jamais été testé en Europe en situation réelle face aux forces soviétiques, et même pas sur le terrain ou en wargame en France, ne serait-ce d’ailleurs parce qu’on n’y faisait pas de wargame. On aurait sans doute eu trop peur de montrer que c’était efficace, comme l’avait été le système de défense finlandais face à l’armée soviétique dans l’hiver 1939-1940 ou comme le sera celui du Hezbollah face à Israël en 2006.

On est typiquement dans le cas d’une innovation non pas radicale, où on fait la même chose en beaucoup mieux, mais de rupture, où son adoption implique des changements tellement profonds dans la pratique (CEMS, culture- équipements-méthodes-structures) des organisations que beaucoup y renoncent. Sans même évoquer ceux qui redoutaient qu’un système de défense trop efficace puisse constituer une force de dissuasion conventionnelle pouvant remettre en cause l’existence de leur force nucléaire, beaucoup trop n’avaient pas envie d’abandonner ce qu’il avait connu toute leur carrière pour rejoindre cet inconnu. Par ailleurs, cet inconnu était par trop contre-intuitif, le léger et le mobile devant l’emporter sur le lourd et le blindé. Il n’était pas certain non plus que beaucoup d’officiers supérieurs ou généraux acceptent de décentraliser une partie de leur pouvoir de commandement au profit de cadres subalternes qu’il se serait agi simplement de coordonner.

Brossolet aurait gagné à proposer son système de maillage en plus du système existant inchangé et non à sa place et en utilisant des troupes spécifiques pour le mettre en œuvre, par exemple les bataillons de chasseurs à pied, qui pouvaient trouver là une filiation historique. Une fois en place et à force d’exercices, de démonstrations et de littérature, l’innovation aurait alors peut-être pu se développer. Une innovation est une greffe qui demande un peu de soin pour être accepté par un corps militaire par principe conservateur, car toute erreur – et les nouveautés sont une grande source d’erreurs – peut y peut avoir des conséquences très graves.

Le « système Brossolet » a finalement trouvé sa consécration en Ukraine dans la bataille de Kiev en février-mars 2022 alors qu’il y a été mis en œuvre de manière improvisée par des brigades territoriales ukrainiennes qui venaient juste d’être formées et des brigades de manœuvre qui ont appris sur le tas à combattre en petits groupes en association avec, et là c’est différent, aussi une guérilla de l’artillerie. On ne peut qu’imaginer ce qui se serait passé si tout cela avait solidement organisé depuis des années et sur toute la frontière.

“Ils ouvrent la voie”, avec les sapeurs légionnaires du 1er REG

Ils ouvrent la voie“, avec les sapeurs légionnaires du 1er REG

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 10 novembre 2022

http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


A plusieurs reprises, ces dernières semaines, j’ai eu l’occasion d’écrire sur le déminage, en particulier en Ukraine. Ils ouvrent la voie, sapeurs légionnaires du 1er REG, un livre (160 pages, 21€) de Victor Ferreira qui vient de sortir chez Mareuil éditions, tombe à pic. 

950 légionnaires du 1er régiment étranger de génie (1er REG) sont stationné à Laudun (Gard).  Le 1er REG est est le régiment de génie combat de la 6e brigade légère blindée. Il a été créé le 1er juillet 1984.

Ce livre permet de saisir chaque instant de la vie de ces légionnaires du 1er REG, au régiment comme sur le terrain : le réveil, la montée des couleurs, le sport, la consultation à l’infirmerie, le repas, l’entraînement, etc.

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Les photographies ont été réalisées sur une même période de quelques mois par le photographe Victor Ferreira mais aussi par les légionnaires sur le terrain. Les différentes missions ou situations dont les photos témoignent se déroulent donc quasi simultanément, que ce soit au quartier, en exercice ou en opération.

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Victor Ferreira s’est engagé dans la Légion étrangère en 1984, qu’il a quittée en 2007 en tant qu’adjudant-chef. Aujourd’hui reporter-photographe, Victor est le co-auteur de Légionnaire et Démineur parus chez Mareuil Éditions.

L’ACORAM (officiers de réserve de la marine) a primé quatre livres

L’ACORAM (officiers de réserve de la marine) a primé quatre livres

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 17 octobre 2022

http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Le comité du “Prix Marine Bravo Zulu”, prix littéraire de l’ACORAM, vient de rendre public son palmarès 2022  :
– Prix « Livre » : Le mystère de l’île aux cochons de Michel Izard paru chez Paulsen
– Prix « Beau Livre » : Voyage en mers françaises d’Olivier Poivre d’Arvor, Place des Victoires
– Prix « Bande dessinée » : La république du crâne de Vincent Brugeas et Ronan Toulhoat, Dargaud
– Mention spéciale « Livre » : Toulon au fil des textes de Marc Bayle, Capit Muscas.

Pour en savoir plus sur ces quatre ouvrages, c’est ici.

Ce prix sera remis le jeudi 24 novembre prochain à 18h, dans les locaux de L’Union Nationale des Industries de la Manutention dans les ports français (UNIM).

Quel bilan tirer de l’engagement militaire de la France en Afghanistan ?

Quel bilan tirer de l’engagement militaire de la France en Afghanistan ?


Des soldats de l'armée française déployés en Afghanistan.
Des soldats de l’armée française déployés en Afghanistan. ©THIBAULD MALTERRE / AFP

Bonnes feuilles

Michel Goya publie « Le temps des guépards : la guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours » aux éditions Tallandier. Depuis 1961, la France a mené 19 guerres sur 3 continents ainsi que 13 grandes opérations militaires de police internationale. Elle est actuellement la seule nation européenne à combattre, au Sahel et au Proche-Orient. Elle est la seule à avoir des soldats en permanence dans les rues de ses grandes villes depuis 26 ans. Les soldats français sont les plus engagés au monde.

Comme toutes les opérations coalisées depuis la fin de la guerre froide, l’objectif stratégique de la France en Afghanistan était d’abord d’« en être » tout en sachant qu’on ne serait qu’un acteur modeste et que l’on serait ballottés par les errances de la politique américaine, l’« actionnaire principal » et véritable directeur de la coalition. Jusqu’à présent, cela se terminait plutôt bien.

Cette fois, les choses ne se sont pas passées comme prévu, ce qui a rapidement obligé la France à faire un choix  : participer superficiellement, se retirer ou s’engager complètement au combat. Après avoir pratiqué sous Jacques Chirac la première option et avoir été tenté par la seconde, Nicolas Sarkozy a finalement choisi la troisième en 2008 en décidant de l’engagement dans une province, la Kapisa, que l’on savait tenue en partie par des organisations hostiles. C’était un choix courageux, mais qui souffrait de plusieurs faiblesses. Tout d’abord, c’étaient bien toujours les Alliés qui étaient le public visé, à tel point que l’on a oublié de préciser au peuple français que l’on était en train d’entrer véritablement en guerre. Peut-être avait-on oublié aussi ce que cela signifiait concrètement ou sous-estimé les efforts et les peines que cela engendrerait. Le soutien de l’opinion à cet engagement qui n’avait pas été expliqué était donc fragile. Il pouvait s’effriter assez facilement et, dans un système où cet engagement était plus que jamais lié au président de la République, entamer aussi le crédit de celui-ci. L’opinion publique française est donc rapidement devenue le public prioritaire.

En somme, l’ennemi a été la dernière préoccupation de cette guerre, ce qui ne contribue pas vraiment à la gagner. Si les armées ont déployé des trésors d’énergie et d’inventivité pour bien préparer les unités qui partaient en Afghanistan, c’est au niveau politique que les choses ont péché. Outre que l’on continue à s’engager alors que l’on ne s’est dégagés de rien par ailleurs – une insulte récurrente aux principes de Foch d’économie des forces et de concentration des efforts –, l’entrée en guerre en Kapisa-Surobi est peut-être la première de notre histoire récente à s’effectuer alors que l’on mène simultanément une réforme interne qui taille dans les effectifs, perturbe l’organisation des forces et réduit les moyens.

Surtout, en ayant l’œil sur les sondages d’opinion plutôt que sur les bilans militaires, l’échelon politique s’est immiscé comme rarement sous la Ve République dans la conduite des opérations, et ce jusqu’à l’absurde. Les états-majors ont dépensé une grande énergie à respecter à l’individu près la barre des 4 000  soldats sur l’ensemble du théâtre imposée par le président de la République. Quand « déployer X  soldats » est l’objectif premier, il est forcément plus difficile d’en atteindre d’autres. Plus grave, nos ennemis ont rapidement compris qu’il suffisait de tuer nos soldats, si possible plusieurs à la fois, ou de capturer des journalistes, pour obtenir une rétractation de l’action engagée à son encontre, jusqu’à la paralysie, puis un retrait plus rapide que prévu.

Au bilan, on a fait la guerre avec beaucoup de contraintes et peu de moyens. En concentrant les efforts – achats en urgence opérationnelle, structure d’entraînement et de formation, etc. – au détriment souvent du reste des forces, on est parvenus à déployer et soutenir en permanence deux GTIA et un petit groupe aéromobile. Preuve de la fonte des armées, cela représentait quand même environ 10 % de nos unités de combat, pour essayer de sécuriser une zone qui représentait seulement 2 % de la population afghane.

Dans l’absolu face à des groupes armés qui représentaient au maximum un millier de combattants légers, cela aurait pu suffire, d’autant que l’on agissait avec des forces de sécurité afghanes supérieures en volume aux nôtres. Cela aurait suffi effectivement et même largement s’il s’était agi de combattre des bandes identifiables tenant des positions. On aurait alors pu profiter de l’excellent niveau tactique des GTIA et de la combinaison « choc et feux » pour disloquer l’ennemi, ce que l’on avait au Tchad avec les opérations Limousin et Tacaud et ce que l’on fera au Mali un peu plus tard avec l’opération Serval. Mais l’ennemi était imbriqué dans la population, qui était aussi largement « sa » population, et il maîtrisait parfaitement les principes de la furtivité dans ce milieu dense.

Face à ce défi, on a beaucoup tâtonné et expérimenté, en oscillant toujours entre la recherche de la conciliation de la population et celle de la destruction des forces rebelles, deux approches pas forcément compatibles et dont on s’est aperçus surtout qu’elles étaient toutes deux assez vaines. S’attacher la population en lui fournissant de l’aide n’excluait pas pour autant que celle-ci reste fidèle aussi, par crainte, adhésion ou loyauté, à ceux des siens qui portaient les armes contre nous. Cela n’empêchait pas non plus cette même population d’accepter tout ce qu’on lui offrait tout en détestant la présence d’étrangers. Quant à combattre, cela pouvait réussir à condition d’exercer une pression suffisante pour empêcher l’ennemi de développer son capital de compétences et de renouveler ses effectifs combattants ou son armement. Cela supposait un engagement et une prise beaucoup plus forts et donc aussi des pertes, incompatibles avec la faible résilience politique. Dans tous les cas, cette pression ne pouvait durer indéfiniment. Dans les campagnes de contre-insurrection, tenir le terrain sur la longue durée ne peut être le fait que de forces locales, efficaces et légitimes, adossées à une administration et à un État présentant les mêmes qualités. C’est possible, mais c’est difficile à réaliser et souvent très long. Tout ce que pouvaient faire les Français était alors de contenir l’ennemi, de lui disputer le terrain au moindre coût en attendant une relève sur laquelle on avait finalement peu de prise, puisque ce n’était pas nous qui soldions de la main à la main les soldats et policiers locaux, contrôlions leur recrutement et leur comportement, et les conduisions sur le terrain.

Finalement, on s’est repliés en déclarant que les troupes afghanes et un petit contingent américain pouvaient reprendre effectivement le combat à leur compte, alors même que l’emprise de l’ennemi était exactement la même en 2012 qu’en 2008.

La guerre a continué en 2015 avec l’opération Soutien résolu à laquelle la France a choisi cette fois de ne pas s’associer. Soutien résolu est, avec une très large prédominance américaine, une opération internationale de type assistance technique, soutien logistique et financier et d’appui, avec des raids de forces spéciales et des frappes aériennes, à l’État afghan et son armée. Elle ressemble alors largement à ce qui se fait au même moment en Irak contre l’État islamique.

L’engagement humain est limité – une dizaine de milliers de soldats de la Coalition  –, mais l’engagement financier se chiffre en milliards de dollars, l’État afghan étant incapable de payer les 350 000 hommes des forces de sécurité. Mais cela se passe moins bien qu’en Irak, les Taliban et leurs alliés, soutenus principalement par le Pakistan, étant nettement plus forts et plus implantés que l’État islamique, alors qu’inversement l’État afghan est encore plus faible et corrompu que celui de Bagdad.

Au bout du compte, comme toujours dans ce type d’opération, Soutien résolu a consisté à soutenir, à coups de plusieurs dizaines de milliards de dollars par an, les murs en bois d’un village Potemkine jusqu’à ce que les États-Unis décident de ne plus le faire. En s’accordant avec le Pakistan et les Taliban à Doha en février 2020, et en acceptant de retirer leurs forces, les Américains ont condamné le village à s’effondrer.

Extrait du livre de Michel Goya, « Le temps des guépards : la guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours », publié aux éditions Tallandier.

L’audace de servir ou la découverte des civils de l’ESM4 de Coëtquidan

L’audace de servir ou la découverte des civils de l’ESM4 de Coëtquidan

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Par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 21 avril 2021

http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/

Saint-Cyr forme aussi des officiers cadres civils, rappelle mon camarade et confrère à Ouest-France Eric de Grandmaison. Il vient de terminer un ouvrage rédigé par le capitaine Guillaume Malkani, qui signe le premier livre sur le 4e bataillon de Saint-Cyr Coëtquidan, dit l’ESM4. C’est ce bataillon, qui va changer de nom et percevoir une nouvelle tenue (la ministre sera au rendez-vous), qui forme depuis des décennies à Coëtquidan (Morbihan), dans la lande bretonne, les officiers de réserve.

Voici le compte-rendu de lecture qu’Eric de Grandmaison m’a proposé de publier:

Guillaume Malkani.jpgQui sont ces cadres civils qui ont choisi de servir la Nation sous l’uniforme sans forcément être militaires de carrière ? L’armée professionnelle emploie toujours dans ses rangs de nombreux officiers à temps partiel ou sous contrats courts ou longs. Le capitaine Guillaume Malkani (photo ci-contre), lui-même officier sous contrat, titulaire d’un Master 2 en Sciences Humaines, a choisi de mettre sous les feux de la rampe cet aspect méconnu de l’armée française : il vient de signer le premier livre sur le 4e bataillon de Saint-Cyr Coëtquidan, dit l’ESM4. Il forme depuis des décennies à Coëtquidan (Morbihan), dans la lande bretonne, les officiers de réserve.
« C’est une école à part entière au sein de Coëtquidan, qui dispense ainsi une formation d’officier à une population arrivant directement du monde civil, » explique le capitaine Mathieu, diplômé d’études politiques, qui a rejoint l’arme des transmissions.
Le livre est préfacé par le général de division Patrick Collet, commandant les écoles de Saint-Cyr Coetquidan.

Plus noble que le capitalisme

Extérieurement, rien ne les distingue de leurs camarades d’active, dont ils portent strictement le même uniforme. Sur leur galon, « la crevette », chevron indiquant qu’ils sont élèves officiers de réserve. Dans le civil, ils sont cadres, souvent titulaires de diplômes de l’enseignement supérieur et de grandes écoles. Ces hommes et femmes, choisissent de servir pendant leurs congés ou dans une carrière à durée déterminée, au côté de leurs camarades d’active.
« J’adorais mon boulot, explique Benoît, capitaine parachutiste, ancien cadre dans l’aéronautique. Mais souhaitais voir autre chose, m’investir autrement, servir à quelque chose qui me paraissait plus noble que le capitalisme pur et dur. » Jeune officier, Louis, issue de Polytechnique, explique que « c’est la période où l’on se découvre soi-même. ». Et le capitaine Antoine, docteur es-lettres et civilisation, y voit une occasion de « quitter ces voies pavées de certitudes pour s’engager sur des routes sinueuses semées d’embûches. En chemin, on rencontrera le froid, la faim, la peur, le dépassement, le doute aussi… »

« Pas de différence »

Certains resteront tout au long de leur vie civile dans la réserve opérationnelle. Qualifiés de « militaires à temps partiel » ou en CDD sous l’uniforme, ils sont tout autant engagés sur tous les théâtres d’opération, souvent à l’intérieur du territoire mais aussi en missions extérieures, de Vigipirate à Sentinelle puis des Balkans à Barkhane en passant par l’Afghanistan. « La volonté de servir est la même pour tous et pour tout type d’officier, il n’y a pas de différence, » explique Yoan, diplômé d’école de commerce, capitaine dans l’arme blindée cavalerie.
Dans tous ses centres opérationnels, l’armée mêle ses cadres d’active avec des officiers de réserve qui jonglent entre armée et vie civile où ils sont assureurs, banquiers, enseignants, commerciaux ou archéologues…. « Accepter de mettre entre parenthèses sa vie privée, ses loisirs et une partie de sa carrière professionnelle pour suivre un idéal », c’est ainsi que le lieutenant Ugo, directeur des affaires juridiques dans le civil, résume son engagement. Cette réserve opérationnelle est une tradition de l’armée française depuis le XIXe siècle.
L’armée professionnelle tient à conserver ainsi un lien avec la Nation et entretient un vivier de cadres apportant une ouverture de la société civile au monde militaire. « Une étape marquante » Le 4e bataillon forme un amalgame de futurs meneurs d’hommes et de managers. Manifestement un « plus » dans le CV de cadres civils qui apprennent ici le sens de l’effort, l’esprit d’équipe, la résilience et les valeurs de la nation. Elle les conduit vers une expérience de vie qu’ils ne trouveront jamais à l’identique dans la vie civile.
Le lieutenant-colonel Pierre, aujourd’hui diplômé de l’enseignement supérieur militaire, considère « mon passage à Coëtquidan comme une étape marquante de mon parcours professionnel. »
Ces jeunes officiers de réserve volontaires sont les héritiers des dizaines de milliers d’officiers appelés qui ont servi sous l’uniforme pendant le temps de la conscription. Et la suppression, en 1997, du service militaire par le président de la République, Jacques Chirac, lui-même officier de réserve, n’a pas sonné le glas de cette filière spécifique.
Le livre du capitaine Malkani compile en une quarantaine de témoignages des retours d’expériences de cette population d’officiers-citoyens, pour qui le service du pays passe par les rangs de l’armée, tous rassemblés autour d’une devise fédératrice : l’audace de servir. Des prémices de la Grande Guerre au Chemin des Dames, jusqu’à la campagne de France en 1940, puis des rizières indochinoises jusqu’au djebel algérien, ces officiers de réserve forment une longue lignée de cadres civils sous l’uniforme. Pour les plus illustres, l’on y retrouve Maurice Genvoix, Guillaume Appolinaire, Alain Fournier ou Jean Lartéguy. 

L’Audace de servir. Des officiers appelés de la Grande Guerre aux officiers sous contrat d’aujourd’hui,  Guillaume Malkani – 294 pages. Éditeur : Books on Demand, 14,99 € ou 7,99 € (e-book)

Quand les petits affrontent les gros-Non State Warfare de Stephen Biddle

Quand les petits affrontent les gros-Non State Warfare de Stephen Biddle

 

La Voie de l’épée – Publié par Michel Goya

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


En 2010, avec Military Power, l’historien américain Stephen Biddle avait apporté une contribution majeure à l’étude de l’art opérationnel et de la tactique. Il y développait l’idée que la révolution militaire qui avait débuté au milieu du XIXe siècle en Europe avait produit un « système moderne » qui se caractérisait par la capacité à manœuvrer et obtenir des résultats tactiques malgré un environnement particulièrement létal. En 1815 à Waterloo un fantassin devait en moyenne faire face à deux projectiles avant de parvenir au contact physique avec l’ennemi ; en 1915, ce nombre était passé à 200. Et encore ne s’agissait-il là que de projectiles d’infanterie, auxquels il fallait ajouter désormais tous les projectiles venant de la 3e dimension et frappant sur une vaste zone. Ce qui était visible devenait très vulnérable mais dans le même temps il n’était pas possible de vaincre sans attaquer et donc d’être visible.

Relever ce défi a nécessité un effort considérable d’organisation. Il a fallu des méthodes et des moyens nouveaux pour pouvoir évoluer sous le feu et neutraliser l’ennemi tout en se déplaçant : engins blindés, mitrailleuses légères et portables, barrages d’artillerie, groupes de combat, etc. Il a fallu surtout les coordonner. Il s’en est suivi une masse considérable d’informations à gérer en temps contraint : plans, ordres d’opération et de conduite, comptes rendus, mesures de coordination, ciblage, etc. C’est finalement cette capacité à gérer cette quantité nouvelle d’informations explicites ou tacites (compétences) du haut en base de la hiérarchie, qui caractérise le « système moderne ». Il y a ceux qui le maitrisent et qui peuvent conduire des manœuvres complexes, et ceux qui, y compris avec les mêmes moyens matériels, n’y parviennent pas ou moins bien et qui sont écrasés forcément par les premiers lorsqu’ils bougent. Les résultats des combats modernes ne sont ainsi pas proportionnels au rapport de forces sur les points de contact, qui ne dépasse que très rarement deux contre un, ni même à la sophistication des équipements, mais bien à la différence entre la qualité des systèmes de commandement opérationnels et tactiques. Une idée qui est explorée ici par exemple.

Dans Military Power, Stephen Biddle ne s’intéressait cependant qu’à l’affrontement entre armées conventionnelles étatiques. Dans Nonstate Warfare: The Military Methods of Guerillas, Warlords, and Militias, il s’efforce de déterminer cette fois comment les organisations non-étatiques armées combattent, et parfois parviennent, à vaincre les États. Ce n’est évidemment pas nouveau, les conflits en Afghanistan et en Irak en particulier ont (re)stimulé toute une « littérature de contre-insurrection » et il apparaît donc difficile d’apporter quelque chose d’un peu inédit.

Stephen Biddle y parvient cependant en effaçant les catégories habituelles de guérilla (ou guerre irrégulière ou guerre asymétrique), associée aux organisations armées non-étatiques, et de guerre conventionnelle (ou classique), associée aux États, ainsi que le fourre-tout « hybride » censé réunir tout ce qui ne colle pas à ces deux archétypes. À la place, reprenant l’idée que le combat moderne est un duel de chasseurs où on arbitre toujours entre traque et dissimulation, il établit un continuum entre idéaux-types : l’approche Fabienne (du consul et dictateur romain Fabius Maximus qui a affronté Hannibal sans batailles) toute de prudence et d’évitement et l’approche napoléonienne de l’autre, son opposée très agressive et amatrice de concentrations de forces et de batailles si possible décisives. Ces approches ne sont pas spécifiquement associées à des types d’acteurs, mais sont adoptées selon des dosages différents par tous, étatiques ou non.

De fait, parce que le rapport de forces est généralement en faveur des États, de l’ordre de 4 contre 1 en moyenne en volume global, mais aussi en termes de puissance de feu, les organisations armées adoptent le plus souvent face à eux une stratégie très « fabienne » mettant l’accent sur la protection par dissimulation, enterrement, mixité avec les civils, mobilité, etc. au détriment de capacités offensives limitées au harcèlement et à de petites et brèves attaques. Mais parfois certaines organisations non-étatiques organisent des opérations plus ouvertes, larges et complexes, défensives ou non. Pour Biddle, fidèle à ses théories, ces modes opératoires qualifiés de « médians » ne sont réalisables que si l’organisation est suffisamment structurée pour pouvoir capitaliser les nombreuses compétences nécessaires à cette montée en gamme. Il y a, pour simplifier, les organisations qui disposent d’une infrastructure administrative solide, faite de normes communes et de procédures de suivi et contrôle et les autres où les choses se passent de manière plus interpersonnelle, opaque, désordonnée et souvent plus corrompue. On notera qu’il ne s’agit pas là de phénomènes propres à toutes les organisations, étatiques ou non. C’est bien par exemple la faiblesse de leur infrastructure qui freine certaines armées de pays du Sahel dans leur évolution face à des organisations armées locales à l’armature finalement plus solide.

Pour monter en puissance, il faut aussi bien sûr pouvoir accéder à des ressources. On peut être très organisé, mais si on ne dispose pas de recrues régulières, d’armes ou de financement, cela ne mène pas très loin. Or, un des apports du livre de Biddle est de montrer comment la mondialisation a apporté de ressources aux organisations armées alors que bien souvent elle en privait les États. Dans ses tableaux statistiques, cela se traduit par un saut de gamme moyen des organisations armées entre 1980 et 1995 rendue possible par cette conjonction. Depuis, la montée en gamme moyenne des organisations armées s’est ralentie, mais n’a jamais cessé.

La montée en gamme demande aussi un effort. Stephen Biddle insiste sur l’importance des enjeux, existentiels ou non, comme moteur de cet effort. Il cite notamment le cas de l’Alliance nationale somalienne (SNA) du général Aïdid qui change de comportement en 1993 lorsqu’elle est désignée comme ennemi à détruire par les États-Unis, et retombe dans ses divisions antérieures une fois obtenu le départ des Américains. Cela rejoint l’idée d’eustress des organisations (voir ici), avec cette précision cependant qu’au-delà un certain niveau de pression, la stimulation devient paralysie de l’infrastructure.

Pour autant, monter en gamme vers le « napoléonien » n’est pas forcément une bonne idée et peut-être refusé sciemment. Le mouvement Viêt-Cong était très structuré et motivé, mais il s’est pourtant longtemps abstenu de mener des opérations importantes face aux Américains car les moyens dont il pouvait disposer ne pouvaient l’empêcher d’être écrasé par la puissance de feu ennemie. Lorsqu’il s’y est résolu, lors de l’offensive du Têt en 1968, il a été très sévèrement battu et même brisé. Il a obtenu certes une victoire psychologique auprès de l’opinion publique américaine, mais ce n’était pas le but premier recherché. De la même façon, le mouvement serbe SVK dans les Krajina de Croatie aurait sans doute résisté plus longtemps face à l’armée croate en 1995 s’il avait adopté une posture plus fabienne. Peut-être en aurait-il été incapable, et c’est là un autre aspect, décrit par Clayton Christensen ou Philippe Silberzahn, qui n’est pas abordé par Stephen Biddle. Ce n’est pas parce qu’on a les moyens, la structure et même une menace de mort que l’on évolue. On peut aussi, à l’instar de la société Kodak, voir venir la mort, avoir les moyens de l’éviter et ne rien faire, parce que l’effort demandé est trop grand car il demande de trop changer. Dans une forme d’inertie consciente, une entreprise ou une force armée, peut voir venir le désastre et rester paralysée.

Un autre problème qui n’est pas abordé est celui de l’asymétrie des enjeux. La motivation des soldats professionnels français engagés au Sahel est réelle, celle de la nation qui les a envoyés au loin l’est beaucoup moins. Si l’État islamique dans la Grand Sahara mène une guerre absolue, la France mène contre lui une guerre limitée. L’EIGS risque son existence dans ce combat, pas la France. Forcément, l’incitation à faire prendre des risques, mais aussi à innover n’est pas la même. Les moyens du « petit » seront probablement mieux et plus utilisés que ceux du « grand » (Andrew J.R. Mack, “Why Big Nations Lose Small Wars”, World Politics, janvier 1975).

La motivation nationale peut même être tellement faible et la sensibilité aux pertes tellement forte que cela peut conduire aussi le plus fort sur le papier à adopter aussi une stratégie fabienne. C’est typiquement ce que fait la France avec l’opération Barkhane au Sahel. La guérilla française, faite de raids et de frappes aériennes, s’oppose à la guérilla djihadiste à son égard. Notons qu’il s’agit aussi d’une approche par défaut, les forces armées françaises n’ayant finalement plus les moyens d’occuper le terrain en permanence.

Stephen Biddle a voulu remplacer les catégories par un continuum mais dans les faits, il a établi une nouvelle catégorisation, les approches fabienne, napoléonienne mais aussi désormais « médiane » entre les deux ressemblent quand même beaucoup à la trilogie guérilla-hybride-conventionnel, avec un médian-hybride qui ressemble aussi beaucoup à un « système moderne » appliqué au conflit entre États contre organisations armées. Il en conclut finalement que dans la grande majorité des cas, l’entité étatique ou non qui maitrise le mieux ce champ médian l’emporte sur l’autre. C’est ce qu’expliquait déjà David Johnson dans Hard Fighting, Israel In Lebanon And Gaza (RAND Corporation, 2011) en décrivant, avant Stephen Biddle, la confrontation d’une armée israélienne qui avait perdu en partie la maitrise du Système moderne et du Hezbollah qui au contraire se l’était approprié. Il en concluait comme Biddle aujourd’hui, mais aussi Ivan Arreguin-Toft dans son analyse de 202 conflits asymétriques depuis 1800 (How the Weak Win Wars: A Theory of Asymmetric Conflict, Cambridge University Press, 2005), la nécessité pour une armée faisant face à une organisation armée moderne d’aller vers une forme médiane combinant puissance de feu, mais aussi capacité de conquête et d’occupation permanente de l’espace.

En résumé, les thèses de Stephen Biddle ne sont pas aussi nouvelles qu’il l’affirme, mais cette approche opérationnelle et tactique est particulièrement intéressante. Elle confirme qu’effectivement, selon le mot d’ordre en honneur dans les armées il faut bien se préparer à des combats de « haute-intensité », ce qu’il faut traduire par retrouver des savoir-faire perdus de gestion d’opérations complexes de grande ampleur. Il est cependant probable que ces combats continueront à avoir lieu surtout contre des organisations armées qui persisteront à être les acteurs dominants de la conflictualité moderne. À cet égard, on peut se demander, comme le fait Stephen Biddle avec l’armée américaine, si les forces armées occidentales des armées 1980, et même avec les équipements d’époque, n’étaient pas mieux adaptées à ce défi que les forces actuelles, de haute technologie mais de faible capacité de présence.

Entretien – Enjeux géopolitiques et stratégiques des bases militaires avancées, avec Morgan Paglia

Entretien – Enjeux géopolitiques et stratégiques des bases militaires avancées, avec Morgan Paglia

Par Morgan Paglia* – Mars attaque – Publié le 21 juillet 2020
*Chercheur au Centre des Etudes de Sécurité de l’IFRI, Morgan Paglia a publié récemment une étude sur les bases militaires avancées (après, notamment, deux études co-écrites sur les proxys de l’Iran au Moyen-Orient, et l’avenir de la stratégie française de présence et de souveraineté). Il a bien voulu répondre à quelques une de nos questions à ce sujet (co-publiées sur le blog Ultima Ratio). Nous le remercions. 

1/ Quelle “prise en tenaille”, géopolitique et technologique, menacerait aujourd’hui les bases avancées à l’étranger ? Quelle est d’ailleurs la menace principale ? 
Géopolitiquement et stratégiquement, il me semble prématuré de parler de “prise en tenaille” car chaque base a une position spécifique et doit donc faire l’objet d’une analyse particulière en fonction du théâtre d’opération et des menaces éventuelles. En revanche, il est certain que l’équation stratégique dans laquelle s’inséraient les bases avancées depuis la fin de la Guerre froide est en train de changer et, avec elle, le rapport coût/bénéfice de l’accès stratégique qu’elles permettent d’obtenir.

Géopolitiquement, la période actuelle est marquée par l’émergence de nouvelles puissances non seulement désireuses d’acquérir des points d’appui (Chine, Russie, Turquie notamment) mais aussi d’établir des zones d’influence. Et cette dynamique a déjà un impact sur l’accès stratégique. En 2016-2017, la compétition Chine-Etats-Unis a failli avoir raison de l’installation du système anti-missile THAAD en Corée du Sud et ce n’est qu’au prix de lourdes pertes économiques que Séoul a pu installer ce système que Pékin jugeait contraire à ses intérêts. Il est possible qu’il devienne plus difficile d’accéder à des zones d’intérêts pour la France étant donné cette compétition et les outils non militaires que certains sont prêts à mettre en œuvre pour infléchir les décisions des pays hôtes. 

Au plan opérationnel, l’émergence de nouvelles puissances étatiques et non-étatiques dotées de moyens accrus capables de menacer les forces pré-positionnées est également une tendance notable. Des pays comme la Chine, la Russie, ou l’Iran ont développé des arsenaux de missiles balistiques ou des missiles de croisières à la portée et à la précision accrues. La publicité faite par l’Armée Populaire de Libération sur le missile DF-26 – réputé capable de frapper Guam – ou les frappes iraniennes sur les bases américaines intervenues début janvier 2020 suscitent naturellement des questions quant à la protection des bases dans la région. Et on peut multiplier les exemples d’Etats se dotant de nouvelles capacités de frappes longue portée plus précises et donc plus dangereuses pour les bases avancées. 

A cette tendance s’ajoute les conséquences de ce qu’il est convenu d’appeler “la diffusion de la puissance” à des groupes non-étatiques. A court terme, c’est certainement cette dynamique qui impactera le plus la protection les bases en opération parce qu’elle permet le renforcement des capacités de harcèlement des groupes armés par tir indirect. En Afghanistan et en Irak les tirs quotidiens au mortier ou à la roquette sur les FOB (forward operating bases) n’ont pas entraîné de pertes significatives mais ont confronté les armées à un dilemme que certains ont nommé la “Fobite” c’est-à-dire la tentation de dédier davantage de moyens humains et matériels à la protection de la force et des bases qu’à la mission elle-même. Que se passerait-il si, demain, des groupes armés disposaient des savoir-faire et de moyens plus importants pour menacer les approches des bases aériennes et saturer les systèmes de défense active des bases (SATCP – missiles sol-air de très courte portée, roquettes, drones) ? C’est une question qui se pose avec une acuité grandissante au Moyen-Orient où, dans la période récente, on a pu observer une montée en gamme des armements déployés au Yémen par les Houthis, les milices irakiennes ou le Hezbollah libanais. Dans des contextes de guerre par procuration, l’appui extérieur d’un Etat permet à ces groupes de se doter d’armements certes de qualité moyenne- roquettes guidées, des mortiers improvisés ou des drones notamment – mais en nombre tels qu’ils posent un risque non négligeable de saturation des moyens de défense active responsables de la protection des bases. A ces deux dynamiques, il convient d’ajouter la menace plus traditionnelle de l’intrusion d’un commando à des fins de sabotage. C’est une problématique qui était particulièrement prégnante pendant la guerre du Vietnam. Elle l’est moins aujourd’hui. On observe que les armées occidentales ont développé des solutions efficaces en termes de protection de la force pour parer à cette menace. 

Vue aérienne – Base aérienne 188 (Djibouti)

2/ Vous indiquez qu’une manœuvre globale est nécessaire pour garantir la pérennité de ces bases. Quel rôle pour les armées alors que la pérennité tient avant tout à une volonté politique ? 
L’implantation et le maintien d’une base avancée n’est qu’un maillon d’un partenariat stratégique plus large entre deux Etats et qui, par conséquent, échappe au contrôle exclusif des militaires. L’implantation d’une base est d’abord le reflet d’une volonté politique. Elle est justifiée par la défense des intérêts nationaux. Cela nous amène à nous demander où se situent justement les intérêts français dans la période actuelle. Plusieurs zones font aujourd’hui l’objet d’une attention politique-stratégique importante : la région Indo-Pacifique, l’Arctique notamment. Il reste à déterminer quelle présence militaire développer dans ces régions sans fragiliser le dispositif actuel de forces de présence. C’est tout le problème… 

3/ Quelles mesures d’adaptation technique sont aujourd’hui les plus sensibles vu l’environnement opérationnel entourant ces bases ? 
Les systèmes d’alerte comme les radars de contre-batterie, les systèmes d’interception multicouches offrent des solutions qui sont, certes, plus coûteuse que les moyens offensifs utilisés par des adversaires dissymétriques ou asymétriques mais sont aujourd’hui très efficaces. En novembre 2012, le système Iron Dome israélien a, par exemple, été capable d’intercepter 85% des 421 roquettes tirées depuis Gaza. Néanmoins, face à des adversaires étatiques potentiels, il parait plus sage de développer un mélange de systèmes de défense active comme les SAM mais aussi passive qui impliquent le durcissement des installations, d’enterrer des stocks de carburant ou de munitions, par exemple. 

4/ Vous concluez que, aujourd’hui, les alternatives sont soit trop coûteuses soit non suffisantes. Peut-on imaginer demain une inversion de cette conclusion ? 
Pour expliquer pourquoi l’étude tire cette conclusion rappelons d’abord quelques solutions envisagées pour remplacer ou compléter les bases permanentes. Les concepts développés de nos jours sont essentiellement d’origine américaine et pour cause. Détenant un réseau de plus de 600 bases avancées il leur est vital de penser la protection et de détenir des solutions de déploiement alternatives pouvant compléter les bases permanentes dans le cas d’une opération de grande ampleur ou les remplacer en cas de neutralisation de leurs installations. On trouve notamment trois concepts intéressants. 
D’abord, grâce au ravitaillement en vol, il existe une solution de projection depuis la métropole que l’on a vue à l’œuvre lors de l’opération Hamilton en avril 2018 contre les installations chimiques syriennes. Pour des opérations coup de poing ou d’”entrée en premier“, cette solution est possible et viable mais difficile à maintenir dans la durée. Dans le segment aérien également, l’US Air Force imagine des scénarios de “mobile basing” où l’on pourrait transformer un aéroport civil en une base aérienne militaire, et donc multiplier les solutions redondantes de projection de puissance. Dans le domaine naval, le “sea basing” envisage des scénarios de projection de “bases” semi-permanentes dans les approches maritimes d’un théâtre d’opération sur le mode du débarquement de juin 1944. Si certains navires correspondent déjà à la définition des bases flottantes (porte-avions, navires amphibies), ce concept pourrait impliquer de développer des ports artificiels et des navires ateliers pour appuyer la permanence à la mer d’une force navale. 
Prises ensemble ces solutions peuvent dans certains scénarios d’intervention palier à l’absence de bases terrestres. Il faut également préciser qu’elles correspondent à des opérations qui seraient circonscrites dans la durée. Evidemment, on peut difficilement envisager ce type de déploiement dans des régions enclavées ou pour des opérations de longue durée qui constituent la norme. Enfin, un dernier argument en faveur des bases permanentes c’est la capacité de génération de sorties et de stockage de munition et de vivres qui est sans commune mesure à avec celle permise par le “sea basing“. C’est pourquoi il faut plutôt voir ces solutions comme complémentaires des bases terrestres que comme un véritable substitut. En revanche, des reconfigurations (concentration, mutualisation de bases, repositionnement) sont possibles.