Le retrait du Niger et le désengagement français en Afrique, sonne comme le tocsin pour une Armée de Terre jusque-là entièrement tournée vers la projection de puissance et les opérations extérieures. Quelles sont les conséquences prévisibles ou nécessaires sur son organisation, ainsi que sur ses grands programmes d’équipement en cours, alors les perspectives opérationnelles ont radicalement changé en seulement quelques années ?
C’est donc par la petite porte que les forces françaises vont devoir quitter le Niger, et avec lui, réduire considérablement leur présence en Afrique, rompant avec plus d’un siècle de présence ininterrompue l’ayant en grande partie formatée.
Après la Centrafrique en 2015, le Mali en 2022, et le Burkina Faso en 2023, les forces armées françaises quitteront donc le Niger en 2024, comme vient de l’annoncer le Président Macron, a l’issue d’une décennie de lutte intensive contre la menace djihadiste dans la zone sahélo-saharienne.
Au-delà du contexte politique et opérationnel spécifique à ces retraits successifs, ceux-ci marquent également la fin d’une époque durant laquelle les armées françaises avaient développé de grandes compétences pour intervenir sur ce théâtre, tant du point de vue tactique que logistique, leur conférant une aura de forces professionnelle aguerrie et efficace dans le monde, et plus particulièrement en Europe.
L’influence des campagnes africaines sur l’Armée de terre d’aujourd’hui
Toutefois, ces succès militaires, fautes d’avoir été politiques, ne se sont pas faits sans certains renoncements. Ainsi, l’Armée de terre française aujourd’hui disposent d’une force de quatre brigades moyennes ou légères entrainées et spécialement équipées pour ce type de mission, et de seulement deux brigades lourdes, plus adaptées pour des engagements symétriques.
L’Armée de terre est structurée pour la projection de puissance, comme le montre son parc blindé composé à 80 % de véhicules de 24 tonnes et moins.
Cette surreprésentation des forces légères, comme l’infanterie de Marine, la Légion, les chasseurs alpins ou les parachutistes, se retrouvent d’ailleurs au sommet de sa hiérarchie.
80 % des chefs de l’Armée de terre depuis 2010 sont issus des forces légères
En effet, sur les neufs Chefs d’état-major et Majors généraux de l’Armée de terre nommés depuis 2010, seuls deux, le général Ract-Madoux (CEMAT 2011-2014) et lé général Margueron (MGAT 2010-2014) n’en étaient pas issus, appartenant respectivement à l’arme blindée cavalerie et à l’artillerie.
Cette spécialisation de fait de l’Armée de terre, très utile lorsqu’il fallut intervenir en Afghanistan, au Levant et en zone sub-saharienne, s’avère désormais un handicap face aux besoins en centre Europe de l’OTAN.
80 % des blindés français en 2030 feront moins de 24 tonnes
Ainsi, si l’Armée de Terre est, et demeurera au-delà de 2030, celle qui disposera du plus grand nombre de véhicules blindés de combat en Europe, avec 200 chars Leclerc, plus de 600 VBCI, et surtout presque 1900 VBMR Griffon, 300 EBRC Jaguar et plus de 2000 Serval, elle sera aussi l’une des plus légères, avec seulement 200 blindés chenillés de plus de 32 tonnes, le Leclerc, alors que l’essentiel de son parc évoluera entre 16 et 24 tonnes.
Or, comme l’ont montré sans surprise les AMX-10RC envoyés en Ukraine, les blindés légers, tout mobiles qu’ils puissent être, s’avèrent aussi sensiblement plus vulnérables que les véhicules plus lourds et mieux protégés dans un engagement de haute intensité.
Les AMX-10RC ont montré qu’ils étaient vulnérables dès lors qu’ils s’approchaient de la ligne d’engagement en Ukraine.
On attendait depuis quelques mois des précisions sur le redéploiement militaire français en Afrique. L’actualité au Mali, Burkina Faso et Niger a pris de vitesse l’Élysée et les Armées. Revue de détail du dispositif français sur le continent (photo EMA).
Et de trois (voire quatre si l’on ajoute la RCA) ! En matière de redéploiements, l’armée française dispose désormais d’une expérience réelle, mais acquise dans l’amertume. Ces redéploiements (des «retraites», diront certains) ont été imposés, non pas par la force des armes, mais par des régimes militaires arrivés au pouvoir lors de putsch qui ont tous débouché sur une remise en question fondamentale des liens avec Paris.
De Bamako à Niamey, en passant par Ouagadougou, la défaite politique française en rase campagne est incontestable.
Maillage à trous
Que reste-t-il désormais de la présence militaire tricolore sur le continent africain? Selon des données de l’état-major des armées (EMA), les forces en Afrique rassembleront au moins 4 750 après le départ des 1 500 soldats français du Niger. Des soldats dont on ne sait pas encore s’ils seront renvoyés en métropole ou repositionnés sur le continent.
Au Sahel, actuellement, le dispositif des forces françaises compte 2 500 militaires engagés dans la lutte contre les groupes armés terroristes aux côtés de leurs partenaires européens et nord-américain. Une fois le contingent tricolore désengagé du Niger, c’est uniquement au Tchad qu’un contingent consistant sera localisé, avec un millier d’hommes.
Le reste des forces de présence sont éparpillées dans quatre pays.
A Djibouti: avec près de 1500 militaires déployés, les Forces françaises stationnées à Djibouti (FFDJ) s’articulent autour de cinq emprises principales centrées sur Djibouti : le 5e régiment interarmes d’outre-mer (5e RIAOM) ; le détachement de l’aviation légère de l’armée de terre (DETALAT) armant 4 hélicoptères Puma et 3 Gazelle ; la base aérienne 188 (BA 188) avec ses 4 avions de défense aérienne Mirage 2000-5, 1 avion de transport tactique Casa, 3 hélicoptères Puma ; la base navale ; le centre d’entraînement au combat et d’aguerrissement au désert de Djibouti (CECAD). Les FFDJ constituent une plateforme stratégique, opérationnelle et logistique aussi appelée base opérationnelle avancée (BOA).
En Côte d’Ivoire: 900 hommes sont rassemblés au sein des Forces françaises en Côte d’Ivoire. Ces FFCI constituent l’une des deux bases opérationnelles avancées (BOA) en Afrique. Les 900 militaires (dont ceux du 43e BIMa) constituent une réserve d’intervention en Afrique centrale et de l’ouest. Ils sont chargés de soutenir les opérations dans la zone et de conduire les activités de partenariat militaire opérationnel avec la République de Côte d’Ivoire.
Au Sénégal: les éléments français au Sénégal (EFS) disposent d’environ 400 hommes qui réalisent des missions de formation et d’entraînement au profit des armées locales. Les EFS s’articulent autour d’un poste de commandement interarmées, d’un détachement de l’aéronautique navale (Atlantique 2 ou Falcon 50 et sa cellule ravitaillement), stationné à l’escale aérienne ; d’un groupement régional d’intervention NEDEX (Neutralisation Enlèvement et Destruction d’Explosifs), d’éléments de soutien spécialisé et de maintenance.
Au Gabon: 350 soldats constituent les éléments français au Gabon (EFG). Ils constituent le second « pôle opérationnel de coopération » (POC) à vocation régionale avec Dakar. Ils disposent principalement d’un échelon de commandement et d’une unité terrestre: le 6e bataillon d’infanterie de marine. Ce 6e BIMa est organisé en groupement de coopération opérationnelle (GCO), implanté au camp de Gaulle à Libreville; il est tourné vers la coopération opérationnelle régionale, il assure également la protection des emprises des EFG et la maintenance des matériels terrestres.
En périphérie Hors territoire continental africain, d’autres forces françaises sont positionnées à Mayotte et à la Réunion (1750 légionnaires, parachutistes et marins au total pour ces forces dites de souveraineté). La marine nationale maintient plusieurs dispositifs: des frégates dans l’océan Indien (à partir de la Réunion), la TF 150 aussi dans l’océan Indien (une centaine de marins), les moyens de l’opération Corymbe dans le golfe de Guinée (150 hommes)…
Fin de la présence militaire française au Niger : ce qu’il faut savoir de cette annonce de Macron
Le président français a annoncé ce dimanche 24 septembre 2023 la fin de la présence militaire française au Niger « d’ici à la fin de l’année ». Une annonce qui doit conduire au rapatriement de 1 500 soldats déployés sur les bases françaises au Niger, et rapprocher un peu plus la France de la fin de son engagement contre le terrorisme au Sahel. Voici ce qu’il faut savoir sur cette annonce.
Des soldats français du 2e Régiment Étranger de Parachutistes (2eREP) et des soldats nigériens se préparent à une mission sur la base aérienne française BAP, à Niamey, le 14 mai 2023. | ALAIN JOCARD / AFP
par Ouest-France – Publié le
Interrogé lors du JT de 20h ce dimanche 24 septembre 2023 sur TF1 et France 2, le président Français a notamment annoncé la fin de la présence militaire française au Niger. Le chef de l’État a évoqué un retrait « d’ici à la fin de l’année », sans donnant davantage de détails. Le départ des troupes françaises stationnées au Niger rapprocherait la France de la fin de ses dix ans d’opération militaire antiterroriste dans la région du Sahel.
Voici ce qu’il faut comprendre des annonces d’Emmanuel Macron concernant le départ de la présence française du Niger.
1 500 militaires à rapatrier
Après avoir annoncé que la France allait rapatrier son ambassadeur au Niger, Sylvain Itté, retenu à Niamey, Emmanuel Macron a annoncé le départ des troupes françaises du Niger « d’ici à la fin de l’année ».
« Nous mettrons fin à notre coopération militaire avec les autorités de fait du Niger, car elles ne veulent plus lutter contre le terrorisme », a annoncé le président.
Cette annonce devrait donc engendrer le retour de tous les militaires stationnés au Niger, environ 1 500.
Trois bases françaises au Niger
Ils seraient aujourd’hui environ 1 500 soldats, principalement sur la base aérienne projetée située près de l’aéroport de Niamey. D’autres étaient déployés sur des bases à Ouallam, au nord de la capitale Niamey, et Ayorou, à la frontière du Mali.
Comme l’indique le site de la BBC, la base de Niamey, située sur le site de l’aéroport international Hamani Diori, servait de base de départ pour les drones Reaper qui effectuent des missions de renseignement et de reconnaissance dans le cadre de l’opération Barkhane au Sahel.
Après le coup d’État du 26 juillet dernier, qui a vu la junte prendre le pouvoir et une hausse des tensions entre le Niger et la France, les soldats étaient confinés dans leurs bases, où les conditions se font de plus en plus précaires.
La fin de dix ans d’opération militaire antiterroriste au Sahel
L’annonce du départ français du Niger n’est pas vraiment une surprise. Après leur coup d’État du 26 juillet, les putschistes avaient rompu les accords de coopération militaire qui liaient jusqu’ici Paris à Niamey et avaient donné un mois à la France pour se retirer militairement et diplomatiquement du territoire nigérien.
Thierry Vircoulon, chercheur associé au Centre Afrique subsaharienne de l’Institut français de relations internationales (Ifri), interrogé dans nos colonnes au début du mois de septembre, affirmait que le départ des troupes françaises signerait « la fin de la guerre de la France contre le djihadisme au Sahel ».
L’engagement militaire français au Sahel contre le djihadisme avait commencé en 2013, « avec l’opération Serval », précisait Thierry Vircoulon. Le départ met donc fin à dix ans d’opération contre le terrorisme au Sahel.
Après le Mali et la Burkina Faso, la France voit donc son engagement en Afrique être stoppé dans un troisième pays parmi ceux « qui constituaient le champ de bataille de la lutte contre le djihadisme au Sahel ».
Dans la région, la France disposerait alors uniquement d’une présence au Tchad. Aucun redéploiement de forces françaises vers ce pays n’a pour l’instant été annoncé. Pour Thierry Vircoulon, les troupes « vont très probablement rentrer en France ».
Après la hausse des tensions diplomatiques entre le Niger et la France, successive au coup d’État, et à des manifestations « anti-France » devant l’ambassade à Niamey, les putschistes avaient annoncé, le vendredi 25 août 2023, l’expulsion de l’ambassadeur de France au Niger. La France avait considéré que les « putschistes n’ont pas autorité pour faire cette demande, l’agrément de l’ambassadeur émanant des seules autorités légitimes nigériennes élues », à savoir le gouvernement renversé de Mohamed Bazoum, considéré comme légitime par Paris.
Ce dimanche, le président Emmanuel Macron a confirmé que l’ambassadeur français au Niger serait bien rapatrié.
“Abandonnés”! L’humeur est visiblement morose au sein du contingent français au Niger. Principalement, confinés sur la BAP (la base aérienne projetée) située près de l’aéroport de Niamey, les quelque 1 500 soldats français sont au cœur d’un bras de fer entre l’Élysée et les putschistes du 26 juillet qui souhaitent le départ des forces françaises et qui ont dénoncé plusieurs accords de coopération militaire conclus avec l’ex-puissance coloniale (photos EMA prises à Niamey).
Côté français, Emmanuel Macron, intransigeant, maintient qu’un éventuel redéploiement des forces françaises au Niger ne sera décidé qu’à la demande du président Mohamed Bazoum toujours considéré par la France comme le légitime chef de l’État.
En attendant un accord politique, la situation des militaires français se dégrade depuis le début du mois de septembre : relève compromise, réserves qui s’épuisent, encadrement sous stress, peur d’une sortie de crise violente…
A cela s’ajoute la crainte d’être débordés par les manifestants nigériens qui bloquent tous les accès au camp français. “Le problème, c’est la foule. Elle se fait manipuler par le mouvement M62 principalement qui fait monter le sentiment anti-français. Ce sont ces mêmes manifestants qui ont stoppé le boulanger et qui empêchent les personnels locaux de venir travailler sur la BAP. Alors que les personnels locaux peuvent encore travailler pour les Allemands et les Italiens. Le filtrage n’est pas effectué par les forces armées nigériennes mais par les manifestants“, explique un ancien militaire qui travaille sur place.
Ravitaillement aléatoire
Sur la BAP, les conditions de vie sont de plus en plus compliquées : “Aucun mouvement d’avion, les mouvements entre la zone vie et la zone technique sont surveillés et filtrés par l’armée nigérienne, un fossé antichar a été creusé, plus de ravitaillement alimentaire, évidemment pas d’autorisation de sortie. La base vivait sur les réserves des congélateurs jusqu’à cette semaine. Désormais pas de pain, le papier toilette rationné“, a résumé un soldat français à sa famille.
“Nous avons encore un stock conséquent de carburant pour les groupes électrogènes, nous sommes aussi autonomes concernant l’eau potable et sanitaire et il y a encore de quoi manger un certain temps“, précise toutefois l’ancien militaire français avant d’ajouter: “En revanche, la situation sur les deux bases avancées (Ouallam et Ayorou) devient intenable : plus de ravitaillement en eau, nourriture et carburant. Bientôt plus d’électricité pour eux. Et il est impossible de les approvisionner”.
A Ouallam, au nord de Niamey, près de 200 soldats vivent de plus en plus chichement, leur autonomie passée devenant un souvenir. “Tout ça ne tient qu’à un fil. Ce qui me pose problème, c’est que nos capacités se dégradent un peu plus tous les jours, décrit un sous-officier qui préfère garder l’anonymat. La mission : « Tenir », c’est OK ; mais il nous faut de quoi manger, se laver et un minimum de confort ! Dimanche, l’électricité coupe et nous n’aurons plus de moyen de recharger nos appareils une fois que nos batteries seront déchargées. Nous attendons juste une direction de manœuvre ; rien que ça, ça nous donnerait du moral“.
Des députés inquiets
L’état-major des Armées (EMA) relativise ces difficultés, reconnaissant des “approvisionnements compliqués“, tout en se voulant rassurant : “L’état des capacités de combat, dont l’état du moral des militaires, est suivi par le commandement à tous les niveaux. Aujourd’hui, la posture des militaires français au Niger permet de répondre à toutes les éventualités, notamment en cas de besoin d’utiliser la force.“
L’EMA précise aussi que “les militaires en opérations sont confrontés par nature à une forme d’incertitude et aux changements de situation. Ils sont formés et entraînés pour agir dans des conditions parfois très rustiques et dans des environnements sécuritaires difficiles. La préparation et la planification des missions intègrent cette complexité“.
Malgré tout, plusieurs députés français se sont émus de la dégradation des conditions de vie du contingent français au Niger. Ainsi, le député brestois Jean-Charles Larsonneur a fait part de ses inquiétudes dans un courrier de lundi au ministre des Armées Sébastien Lecornu.
«Le respect de la souveraineté signifie ne pas autoriser les actions anticonstitutionnelles et les coups d’État, la destitution du pouvoir légitime ». Cette allégation de Vladimir Poutine ne manque pas de sel à la lumière des derniers développements au Sahel. Après les coups d’état au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et en République centrafricaine, c’est au tour du Niger de s’éloigner de la France et de l’Occident… et de se rapprocher de la Russie.
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Rares étaient les experts ayant envisagé l’hypothèse d’un renversement par une junte militaire (le 27 juillet) du président nigérien Mohamed Mazoum, élu en mars 2021. Le pays paraissait stable, à l’abri des spasmes traversant l’Afrique de l’Ouest. Et pourtant !
Deux questions méritent d’être posées. Pourquoi le Niger aujourd’hui ? Et, par effet domino, pourquoi d’autres demain ?
Niger : l’étrange surprise;
Lors du conseil de défense du 29 juillet, Emmanuel Macron aurait reproché à Bernard Émié de n’avoir rien vu du putsch du général Abdourahmane Tchiani, au Niger. Il aurait ainsi apostrophé le DGSE (Directeur Général de la Sécurité Extérieure) : « Le Niger, après le Mali, cela fait beaucoup ». Ce reproche pourrait être retourné contre le chef de l’État tant sa politique africaine repose sur une conjugaison d’erreurs d’appréciation et de certitudes infondées (lire son discours devant les ambassadeurs du 18 août 2023). Il ne semble pas avoir pris la mesure du sentiment anti-France qui se développe sur le continent, se renforce à la faveur de la guerre russo-ukrainienne. Ne nous étonnons pas de voir la RCA, le Mali, le Burkina Faso et d’autres se tourner vers Moscou. Nos discours sur la démocratie et ses valeurs …. agacent.
Le Niger n’échappe pas à ce tsunami qui balaie notre présence en Afrique. La population nous reproche notre présence militaire, l’association du pays à notre lutte contre le djihadisme, notre acceptation des dérives démocratiques du président déchu. Nous négligeons l’exercice de la prévision, si risqué et si aléatoire soit-il dans le monde aussi incertain et complexe d’aujourd’hui. Envisageons-nous encore que la seule réponse sécuritaire puisse résoudre des problèmes aux causes plurifactorielles dépassant la seule problématique de la lutte contre le terrorisme ?
Réalisons-nous que le temps joue en faveur des putschistes nigériens ? Réalisons-nous que l’option d’une intervention militaire de la CEDEAO ne fait pas consensus en Afrique ? Réalisons-nous que la junte joue la division entre Paris et Washington ? Elle n’a signifié aucun « avis d’expulsion » aux 1 100 soldats américains présents sur place. Toutes ces questions sont-elles posées alors que l’avenir semble problématique pour notre pays au Sahel, voire au-delà ?
Après l’attaque par la foule de l’ambassade française à Niamey, tous les ressortissants français et européens qui le souhaitaient ont été évacués par avions A 400M français et belges. Photo d’archives.
L’effet domino :
Le moins que l’on puisse dire est que notre politique étrangère souffre d’un défaut d’approche globale spatio-temporelle des grandes problématiques internationales du moment. La récente réforme du corps diplomatique n’est pas faite pour pallier ce lourd handicap. Aujourd’hui, plusieurs questions incontournables se posent au sujet de l’Afrique. Avons-nous pris conscience que l’Afrique change ? A-t-on lancé une vaste réflexion sans tabou sur notre politique africaine pour anticiper et nous préparer à l’impensable ? Quid si tous les États du Sahel (Sénégal dont le président réduit l’opposition au silence, Côte d’Ivoire, Tchad …) rejoignaient, par effet domino, le groupe des contempteurs de la France dans un avenir rapproché à la suite de coups d’État militaires ? À son tour, après 50 ans de dictature, le Gabon connaît un renversement du régime d’Ali Bongo le 30 août 2023.
Quid de la présence de nos bases en Afrique alors que les Américains y sont de plus en plus présents ? Quid de la pérennité de nos intérêts économiques menacés par d’autres ? Quid de l’analyse du sentiment croissant de rejet de la France par une jeunesse désemparée ? Quid de la stratégie française future au Niger et sur le continent ? Cette liste de questions n’est pas exhaustive.
Il y a fort à parier que la dimension prospective de notre politique étrangère est limitée. Pourtant, l’adage rappelle que gouverner, c’est prévoir. Or, dans les allées du pouvoir, on privilégie la communication et la tactique. On en mesure les résultats concrets. Où sont donc les passeurs d’idées, les fonctionnaires clairvoyants, les conseillers courageux qui osent écrire le contraire de ce que l’on attend d’eux en haut lieu alors que le coup d’État au Niger, sans oublier celui du Gabon, n’annonce rien de bon pour notre présence en Afrique ?
La pensée stratégique en crise;
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » (Antonio Gramsci). Nous sommes les témoins de l’évolution d’un monde d’où émergent de nouveaux acteurs, de nouvelles règles du jeu. Ce tournant nous aveugle sur la complexité du temps. Souhaitons-nous en tirer les conséquences qui s’imposent, la remise à plat de notre politique étrangère ?
Ce qui vaut pour l’ensemble de la planète (nos échecs en Afghanistan, en Syrie…dans la guerre contre le terrorisme), vaut également pour l’Afrique (notre échec en Libye). Nous pensons au Sahel après le coup d’état au Niger, voire au Gabon plus au Sud. Faute d’un changement complet de logiciel, nous courons le risque d’aller de mauvaise surprise en mauvaise surprise pour les autres pays de la zone qui entretiennent – mais pour combien de temps encore ? – de « bonnes » relations avec la France. Un sursaut salutaire s’impose de toute urgence.
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur.
(*) Vincent Gourvil est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, par ailleurs Docteur en Sciences Politiques.
Coup d’État au Gabon : la présence militaire française à l’épreuve
REPORTAGE. Pour Paris, le putsch du 30 août se distingue de celui survenu le 26 juillet au Niger, notamment par son absence d’hostilité contre l’ancienne puissance coloniale.
Par S. Lavallet, à Libreville – Le Point – Publié le
Après le putsch orchestré au Gabon, mercredi 30 août par la Garde républicaine, le ministre français de la Défense, Sébastien Lecornu, a annoncé dans la presse la suspension des éléments français présents dans le pays. Une décision temporaire prise bien avant l’été. Preuve qu’entre décision diplomatique et protection de ses intérêts, la France ne condamne qu’en demi-teinte.
Entre 350 et 380 militaires et leur famille sont présents au Gabon conformément aux accords signés entre la France et ce pays d’Afrique centrale lors de la décolonisation. Le camp De Gaulle, à Libreville, la capitale, représente la plus petite des quatre bases militaires permanentes de la France sur le continent africain – à côté de Djibouti et ses 1 500 éléments ; Abidjan, qui compte 900 soldats ; et Dakar, avec 400 militaires présents.
Il n’en reste pas moins un camp quelque peu stratégique. À proximité des épicentres des tensions actuelles comme le Tchad, la République centrafricaine et, plus récemment, le Niger, les militaires gabonais sont occasionnellement envoyés en renfort aux côtés des troupes alliées de la France. Prend alors tout son sens la mission de formation que se sont vus confier les éléments français au Gabon depuis 2013. Dans le cadre d’une coopération régionale, « l’armée française assure les entraînements des parachutistes ou des marins de la région, qui n’ont ni avion ni navire depuis des années », expliquent d’un ton dénonciateur plusieurs personnalités de l’opposition gabonaise.
Sous les putschistes, la collaboration militaire reste maintenue, mais diminuée
Comme la communauté internationale, la France a fermement condamné le coup d’État qui s’est produit le 30 août. Hasard de calendrier, deux jours après l’événement, le ministre de la Défense Sébastien Lecornu a annoncé la suspension temporaire des troupes françaises au Gabon dans un entretien accordé au Figaro. Pourtant, cette décision a été prise par Paris avant l’été, dans l’incertitude de ce qui pourrait se passer lors des élections gabonaises prévues le 26 août 2023.
En pratique, donc, aucun élément français n’a quitté le territoire pour une autre raison que la fin de son contrat. Les roulements se faisant l’été, ils ont été maintenus entre juin et juillet ; et les nouveaux arrivants découvrent actuellement ce qui sera leur pays pour les trois à quatre prochaines années, tout en se formant à leur nouveau poste sous les tropiques.
La coopération régionale devrait reprendre sous ce régime de transition, tout en diminuant, comme annoncé début mars 2023, à l’occasion du déplacement du chef de l’État, Emmanuel Macron, pour un sommet organisé conjointement par le Gabon et la France. Cette dernière avait fait connaître son intention de réorganiser le dispositif militaire sur le continent africain. Cette nouvelle politique devait engendrer un non-renouvellement des postes de militaires français permanents et augmenter les déploiements temporaires.
Une condamnation du coup d’État par principe
Dans sa déclaration, le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, a exprimé la position de la France quant aux événements anticonstitutionnels du 30 août, tout en mentionnant rester attentif à la situation. Une semaine après le coup d’État, l’Hexagone joue le jeu de la médiation, notamment en rencontrant le président centrafricain Faustin-Archange Touadéra, nommé facilitateur par la Communauté économique des États de l’Afrique centrale.
L’ancienne puissance coloniale du Gabon, consciente que les putschistes ont bien été accueillis et soutenus par la population gabonaise, ne peut pas risquer de se ranger du côté de « l’ennemi », la famille Bongo, au pouvoir pendant un demi-siècle et tous de nationalité française. D’autant plus que le contexte a entraîné une libération de la parole. S’il reste minoritaire, le discours nationaliste est de plus en plus présent.
Des intérêts économiques limités
Par ailleurs, au Gabon, la France détient quelques intérêts économiques importants. À l’instar d’Eramet, qui représente désormais le plus stratégique. À Moanda, via sa filiale gabonaise, la Comilog, la multinationale exploite la mine de manganèse, quatrième métal le plus utilisé sur la planète. La réserve du sud-est du pays équivaut à 25 % des réserves mondiales et jouit d’un marché en pleine expansion, particulièrement demandé par les acheteurs chinois.
Les entreprises françaises au Gabon sont une centaine et généreraient environ 3,5 milliards de dollars de chiffre d’affaires par an. Mais à l’exception du géant minier, la plupart ont perdu leur aura des années post-colonisation et beaucoup n’ont désormais plus la même importance. Les puits de pétrole s’appauvrissent et Total Énergie, par exemple, opère doucement son retrait du Gabon.
La multiplication des coups d’Etat au Sahel et en Afrique de l’Ouest, qui fragilise encore un peu plus l’influence de la France sur le continent, signe un inquiétant recul démocratique. Explications avec Alain Antil, de l’IFRI.
Des militaires qui font irruption dans les locaux de la télévision d’Etat pour annoncer à l’antenne la fin du régime politique et la destitution du président : la scène s’est répétée sept fois ces trois dernières années dans les Etats africains francophones. Après le Mali, la Guinée, le Burkina Faso, le Niger il y a un mois, c’est le Gabonqui est devenu le théâtre, le 30 août, d’un nouveau coup d’Etat. Le continent africain semble renouer avec les régimes militaires des années de guerre froide, une période – que l’on pensait révolue – marquée par une instabilité politique endémique qui faisait apparaîtrele continent comme structurellement incapable de se démocratiser. Mais la dynamique des coups d’Etat actuels est complexe, et il serait réducteur de les mettre dans le même sac.
En août 2020 puis mai 2021, les colonels maliens ont surfé sur un mécontentement général contre le régimecorrompu d’Ibrahim Boubacar Keïta. Au Burkina Faso, les putschs de janvier et septembre 2022 puisent leurs racines dans des relations tendues entre militaires et pouvoir civil, sur fond de défis sécuritaires importants posés par des insurgés djihadistes qui contrôlent 40 % du territoire. Au Niger, le coup d’Etat contre Mohamed Bazoum ne fait pas suite à des manifestations dans les rues de Niamey, ni à des revers contre les groupes terroristes. La légitimité que le président nigérien tirait des élections de 2021 était loin d’être parfaite, mais elle n’était pas remise en cause. Quant au Gabon, c’est la réélection contestée de l’héritier de la dynastie Bongo – qui règne depuis 1967 – qui y a provoqué le putsch contre Ali Bongo. Une situation qui rappelle celle de la Guinée en 2021, où les militaires des forces spéciales ont déposé Alpha Condé qui avait révisé la Constitution pour effectuer un troisième mandat.
Reste que le retour des treillis au coeur de la vie politique bénéficie d’un indéniable soutien populaire. Profitant de cet état de grâce, les putschistes de ces paysont opéré un rapprochement jusqu’à évoquer une « fédération ». Un axe qui serait capable de relever les défis économiques auxquels leurs propres élites corrompues et leurs partenaires occidentaux n’ont pas su répondre. De quoi, en tout cas, mettre en lumièreun rejet grandissant des valeurs démocratiques et libérales. La Russie de Vladimir Poutine, qui s’en réjouit, apparaît comme la bénéficiaire de l’affaiblissement des Occidentaux dans leur ancien pré carré…
Cette « épidémie de putschs », comme l’a qualifié Emmanuel Macron, va-t-elle s’étendre ? Au Cameroun et au Congo-Brazzaville, les dirigeants sont vieillissants. A Madagascar, la gouvernance laisse à désirer. Au Sénégal, la jeunesse bouillonne contre l’autoritarisme de Macky Sall. Entretien avec Alain Antil, directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des Relations internationales (Ifri).
La position de la France en Afrique est-elle affaiblie ? Avec le Gabon, c’est un de ses piliers historiques qui vacille sous les coups de boutoir des militaires…
Alain Antil : Au Sahel, la relation entre certains pays francophones et la France connaît une crise aiguë. Les relations diplomatiques sont difficiles, les troupes françaises sont sommées de partir, les accords de défense avec l’ancienne métropole sont dénoncés. Mais le déclin de la présence française sur le continent africain est une tendance de fond. Le désengagement militaire n’a pas commencé avec le retrait du Mali et du Burkina Faso. Depuis les indépendances, les effectifs sont passés de 30 000 à un peu plus de 6 000 aujourd’hui.
Emmanuel Macron avait lui-même qualifié en février les bases militaires de « relique du passé ». Les crises politiques actuelles ne font qu’accélérer le processus. Cette présence militaire était contestée par les populations et une partie des élites. Peut-être est-ce l’occasion de bâtir une relation plus apaisée… Par ailleurs, la présence économique française s’est redéployée. Les intérêts français ne sont plus concentrés sur les pays francophones et encore moins les pays sahéliens.
« Il est temps de s’interroger sur la présence militaire française en Afrique » Ces récents putschs à répétition touchent principalement des Etats francophones. Est-ce une remise en cause de la politique française menée depuis la colonisation ?
Oui. Parmi les legs postcoloniaux qui expliquent ce rejet, la présence militaire française est la plus visible. La France est le seul ancien pays colonisateur à avoir maintenu pendant des décennies des bases militaires permanentes et mené une cinquantaine d’opérations. L’interventionnisme militaire, rendu possible par des accords signés peu après les indépendances, est une caractéristique majeure de la politique de la France qui suscite aujourd’hui la réprobation sur le continent. Malgré la baisse des effectifs, il ne s’est pas affaibli au XXI siècle, se manifestant au contraire par la plus ambitieuse des expéditions militaires, l’opération Barkhane [2014-2022].
Ces pays dénoncent aussi une forme de paternalisme dans la façon dont s’expriment les autorités françaises. Le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar en 2007, lorsqu’il a déclaré que « l’homme africain n'[était] pas assez entré dans l’Histoire », a été vécu comme une gifle. J’ai le sentiment que nos autorités ne se rendent pas compte du poids de tels propos vexatoires. Encore récemment, Emmanuel Macron a déclaré que le Mali, le Burkina Faso et le Niger « n’existeraient plus » sans les opérations militaires françaises. Sans s’en rendre compte, le président alimente le ressentiment.
Emmanuel Macron et l’Afrique : une politique du « en même temps » difficile à suivre Nombre de ces coups d’Etat ont bénéficié, du moins au début, d’un important soutien populaire…
Face à des régimes jugés corrompus et défaillants, qui n’offrent aucune perspective d’avenir en particulier aux jeunes, il y a une soif de nouvelles voies. Ce « dégagisme » passe parfois par des élections, parfois aussi par des coups d’Etat militaires. Les putschistes et les milieux qui les soutiennent, les néo-panafricanistes, les souverainistes, proposent une nouvelle offre politique, celle d’une « deuxième indépendance ». Ils promettent la rupture avec l’ancien colonisateur, considéré comme coresponsable avec les élites africaines dirigeantes des malheurs de ces pays.
Ils enfourchent le discours souverainiste anti-français et anti-occidental, car c’est leur seul capital politique. Les militaires n’apportent pas de solutions aux problèmes. Mais les opinions publiques leur savent gré de dénouer des crises qui pourraient, sans leur intervention, finir dans des bains de sang. Cela dit, il faut rester prudent sur le degré de soutien à ces coups d’Etat, car on ne dispose pas d’instituts de sondage pour mesurer leur popularité.
Souvent, ces putschistes ont été inefficaces dans leur mission de protection du territoire. Certains ont occupé des fonctions au coeur des pouvoirs rejetés. Or ils apparaissent comme les sauveurs de la nation…
L’armée fait figure d’unique alternance valable pour renouveler la classe politique vieillissante et corrompue. De plus, au Mali et au Burkina Faso, les putschistes ne font pas partie de la haute hiérarchie, qui est aussi détestée que les élites administratives. Ce sont de jeunes officiers qui ont l’expérience du terrain, ne traînent pas de casseroles connues et promettent d’être en phase avec une population jeune.
Alors que les partis politiques sont démonétisés, on voit s’élaborer un nouveau champ politique avec d’autres acteurs : militaires, influenceurs, mouvements citoyens, plateformes de soutien aux putschistes ou, plus classiquement, personnes qui revendiquent des formes de légitimité traditionnelles ou religieuses.
Les militaires qui prennent le pouvoir n’ont aucune compétence pour gouverner, aucune compétence diplomatique pour négocier. Quels sont les risques ?
On a du mal à se rendre compte de ce qui se passe dans l’appareil d’Etat, car ces terrains sont désormais difficiles d’accès pour les chercheurs et les journalistes. Mais on sait que depuis l’arrivée de la junte au Mali, la situation sécuritaire s’est dégradée. L’emprise de l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS) a doublé depuis le départ de l’armée française et l’arrivée des mercenaires de [la société russe] Wagner. Le Burkina Faso connaît lui aussi de grandes difficultés sécuritaires, et c’est également ce qui risque de se passer au Niger.
Au Mali, les civils paient de leur vie la présence de la milice Wagner Peuvent-ils apporter plus de démocratie à coups de putsch, dans une forme paradoxale de « printemps africain » ?
C’est parfois le cas. La démocratie est advenue au Mali en 1991 après des manifestations populaires réprimées dans le sang, qui ont fini par la chute de la dictature de Moussa Traoré après le coup d’Etat d’Amadou Toumani Touré. Celui-ci s’est retiré après une courte transition, avant de se présenter à la présidentielle en 2001. Au Niger, l’ancien président Mahamadou Issoufou a été élu après un coup d’Etat en 2010 et une transition menée par de jeunes officiers autour du commandant Salou Djibo…
Aujourd’hui, il est difficile de dire si ces putschs vont mener à une ouverture démocratique. En Guinée, les putschistes ont annoncé qu’ils ne resteraient pas au pouvoir. Au Mali, certains des colonels se voient un avenir politique, mais Bamako n’est pas engagé dans un processus de retour à des élections transparentes. Au Burkina Faso, la situation est si catastrophique sur le plan sécuritaire que parler de fin de la transition est illusoire. Au Niger, la junte a évoqué une transition de trois ans. Au Gabon, il est encore trop tôt pour se prononcer [le général Brice Oligui Nguema, nouvel homme fort du pays, a prêté serment lundi 4 septembre sans fixer la durée de la transition, réitérant la promesse de « remettre le pouvoir aux civils en organisant des élections libres, transparentes et crédibles »].
Ces coups d’Etat sont-ils le signe que la vague de démocratisation qui a balayé l’Afrique subsaharienne au début des années 1990 s’est brisée ?
De 1990 au milieu des années 2010, l’Afrique subsaharienne a connu globalement des progrès démocratiques, avec des trajectoires nationales très différentes. Au Sénégal, par exemple, on a eu une transition démocratique. Mais l’Afrique centrale est restée, comme au temps de la guerre froide, avec des gouvernements kleptocratiques et autoritaires. Depuis le milieu de la décennie 2010, on observe une régression,même dans des pays où il y a eu des progrès. Au Bénin, qui était avec le Sénégal à la pointe des processus de démocratisation, des opposants sont arrêtés. On est dans une phase globale de dégradation de la démocratie. Parallèlement, au sein des populations, en particulier dans la jeunesse, on trouve de moins en moins de forces sociales prêtes à tout sacrifier pour la démocratie. Cela s’explique par le sentiment que cette démocratie promue par les Occidentaux a échoué,qu’elle n’a pas apporté le développement.
Sénégal : les révoltés de Casamance Y a-t-il une tentation de l’autoritarisme ?
Ces pays ont une longue histoire de pouvoirs militaires, de partis uniques répressifs et violents. Pendant la guerre froide, les militants pro-démocratie vivaient dans la clandestinité. Puis, au début des années 1990, ces régimes se sont effondrés. Dans son discours du 20 juin 1990 à La Baule, lors d’un sommet France-Afrique, François Mitterrand ébauche l’idée de lier les aides économiquesau respect de critères démocratiques. Des forces sociales organisées et puissantes ont alors poussé pour une ouverture démocratique, pour créer des partis, des médias et des associations. On est aujourd’hui dans une phase inverse.
Une partie des populations africaines, déçues par la démocratie telle qu’elle a été mise en oeuvre, constatent que d’autres pays se sont développés grâce à des régimes autoritaires et sont tentés de les imiter. Ils veulent remplacer le « consensus de Washington » des années 1980 par le « consensus de Pékin » et explorer d’autres modèles vendus par la Russie, la Chine, les pays du Golfe ou la Turquie. Ces derniers ne sont pas aussi exigeants que les partenaires occidentaux en matière de progrès démocratique et de défense des droits de l’homme. Les régimes au pouvoir se montrent donc moins enclins à progresser sur ces questions. Mais cette analyse est à relativiser. Un régime fort ou répressif ne suffit pas pour développer un pays. Il faut aussi un Etat fonctionnel. La Chine ne s’est pas développée parce que c’était une dictature, mais parce qu’elle a un Etat puissant, interventionniste et efficace. Il en va de même au Rwanda. Pour de nombreux régimes autocratiques en Afrique, c’est loin d’être le cas.
BIO EXPRESS
Alain Antil est chercheur et le directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des Relations internationales (Ifri). Il enseigne à l’Institut d’Etudes politiques de Lille, à l’université Paris-I et a publié de nombreux articles sur le Sahel. Il est l’auteur d’une étude intitulée « Thématiques, acteurs et fonctions du discours anti-français en Afrique francophone » [PDF].
Tchad. Attaqué, un militaire français se défend et tue un soldat tchadien qu’il soignait
Un infirmier militaire français a tué, mardi 5 septembre 2023, un soldat tchadien, dans une base des forces françaises, au Tchad. Il aurait répliqué suite à l’attaque soudaine du soldat, initialement venu pour se faire soigner.
L’infirmier agressé a sorti son arme à feu et a tiré sur le soldat tchadien. | DAPHNÉ BENOIT / AFP
Le soldat tchadien, venu pour qu’on lui prodigue des soins à la base militaire de l’armée française, « a pris un scalpel et a blessé un infirmier militaire français », a expliqué à nos confrères de l’AFP le général Ali Maïde Kebir, gouverneur de la région du Borkou. L’infirmier a donc fait usage de son arme à feu en tirant sur son agresseur. Celui-ci est décédé des suites de ces tirs.
Manifestation des habitants de Faya près de la base
« On ne connaît pas les raisons de l’attaque. L’infirmier a reçu trois coups de scalpel au thorax, à la tête et au cou, mais son état est stabilisé », a confirmé, sous couvert de l’anonymat, un responsable des Forces françaises au Sahel basées à N’Djamena mais qui disposent d’une base à Faya-Largeau abritant 40 militaires. Il assure que l’infirmier avait « dû se défendre ».
Une enquête est en cours entre les armées tchadienne et française pour déterminer les circonstances de « l’incident », selon le général Maïde Kebir. Le gouverneur a indiqué que la mort du soldat tchadien a provoqué une manifestation d’une partie de la population de Faya, devant l’entrée de la base. La foule a tenté d’y pénétrer, « sans succès », avant de se disperser « à la tombée de la nuit ».
Le Sahel occidental a longtemps été une zone de faible présence française du fait de la proximité hostile de l’Algérie, mais surtout d’un rejet plus fort qu’ailleurs de l’ancien colonisateur. La France n’y est intervenue militairement qu’en 1978-1979 en Mauritanie.
Les choses évoluent avec l’implantation au nord du Mali au début des années 2000 des Algériens du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), qui devient Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007 et organise des attaques contre les pays voisins et les intérêts français dans la région, en particulier par des prises d’otages.
La réponse française est d’abord discrète, misant sur l’action clandestine de la DGSE et du Commandement des opérations spéciales (COS) qui installe la force Sabre près de Ouagadougou en 2009. Cet engagement s’inscrit dans un « plan Sahel » où il s’agit d’aider les armées locales à lutter contre les groupes djihadistes et à intervenir pour tenter de libérer les otages. Le plan Sahel a peu d’impact, sauf en Mauritanie où le président Aziz, restructure efficacement son armée et développe une stratégie intelligente de lutte contre les djihadistes. Le Mali néglige la proposition française, alors que le nord du pays est devenu une zone franche pour toutes les rébellions.
La situation prend une nouvelle tournure fin 2011 avec la montée en puissance au Mali du mouvement touareg, avec la formation du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) renforcé par le retour de combattants de Libye, mais aussi la formation de nouveaux groupes djihadistes comme Ansar Dine d’Iyad Ag Ghali, et le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO, futur Al-Mourabitoun). Début 2012, toutes ces organisations s’emparent du nord du Mali avant de se déchirer entre MNLA et djihadistes.
Prétextant l’inaction du gouvernement, un groupe de militaires maliens organise un coup d’État en mars 2012. Commence alors une longue négociation pour rétablir des institutions légitimes au Mali et leur autorité sur l’ensemble du pays. La France saisit l’occasion pour se placer dans la région en soutenant l’idée d’une force interafricaine de 3 300 hommes et d’une mission européenne de formation militaire (European Union Training Mission, EUTM) destinée à reconstituer l’armée malienne. La France annonce qu’elle appuiera toutes ces initiatives, mais sans engagement militaire direct («La France, pour des raisons évidentes, ne peut être en première ligne» Laurent Fabius, 12 juillet 2012).
L’attaque djihadiste de janvier 2013 prend tout le monde de court. On redécouvre alors que la France est toujours la seule « force de réaction rapide » de la région. À la demande du gouvernement malien, le président Hollande décide d’engager des bataillons au combat, une première en Afrique depuis 1979. Avec une mission claire et l’acceptation politique du risque, l’opération Serval est alors logiquement un succès. En deux mois, et pour la perte de six soldats français, nous éliminons 400 combattants, libérons toutes les villes du nord et détruisons les bases. Les trois organisations djihadistes sont neutralisées jusqu’en 2015. Dans la foulée, des élections présidentielles et législatives sont organisées, tandis qu’EUTM et la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), qui remplace et absorbe la force interafricaine, sont mises en place.
On aurait pu alors retirer nos forces et revenir à la situation antérieure. On décide de rester militairement au Mali, au cœur de nombreux problèmes non résolus, dans un pays parmi les plus sensibles à son indépendance et avec déjà l’accusation de partialité vis-à-vis des Touaregs.
La nouvelle mission des forces françaises est de «contenir l’activité des “groupes armés terroristes (GAT)” à un niveau de menace faible jusqu’à ce que les forces armées locales puissent assurer elles-mêmes cette mission dans le cadre d’une autorité restaurée des États».
L’équation militaire française consiste donc en une course de vitesse entre l’érosion prévisible du soutien des opinions publiques française et régionales à l’engagement français et l’augmentation rapide des capacités des forces de sécurité locales. Pour contenir un ennemi désormais clandestin, il n’y a que deux méthodes possibles : la recherche et la destruction des bandes ennemies par des raids et des frappes ou l’accompagnement des troupes locales au combat pour les aider à contrôler le terrain.
On choisit la première méthode qui paraît moins risquée et plus adaptée à nos moyens matériels et nos faibles effectifs. Nous cherchons donc à éliminer le plus possible de combattants ennemis. Cette approche ne fonctionne cependant que si on élimine suffisamment de combattants pour écraser l’organisation ennemie et l’empêcher de capitaliser sur son expérience. En dessous d’un certain seuil en revanche, l’ennemi tend au contraire à progresser. Jusqu’en 2020, nos pertes sont faibles (un mort tous les quatre mois, souvent par accident) mais nous n’exerçons pas assez de pression, car nos forces, qui mènent alors simultanément quatre opérations majeures (Sangaris en Centrafrique jusqu’en 2016, Chammal en Irak-Syrie et Sentinelle en France en plus de Barkhane) sont insuffisantes pour cela.
Le problème majeur de l’équation militaire reste cependant que l’absence de « relève » locale. Malgré des moyens considérables, la MINUSMA est incapable de faire autre chose que se défendre et n’a donc aucun impact sur la situation sécuritaire. Les Forces armées maliennes (FAMa) évoluent peu depuis 2014 malgré la mission EUTM car personne ne touche vraiment à la faiblesse structurelle, pour ne pas dire la corruption, de leur infrastructure administrative. Il ne sert à rien de former des soldats, s’ils ne sont pas payés et équipés correctement. La Force commune du G5-Sahel créée en 2017 et qui s’efforce de coordonner l’action des armées locales autour des frontières, mène par ailleurs très peu d’opérations.
Dans ces conditions, et compte tenu par ailleurs de l’incapacité des États, à l’exception de la Mauritanie, à assurer leur mission d’administration, de sécurité et de justice, malgré toutes les promesses de l’aide civile internationale, les organisations djihadistes ou autres s’implantent dans les zones rurales, par la peur mais aussi par une offre alternative d’administration. L’aide humanitaire n’y change rien.
Malgré les accords d’Alger de 2015, le conflit du nord Mali contre les séparatistes touaregs reste gelé. De nouvelles organisations djihadistes apparaissent sur de nouveaux espaces comme le Front de libération du Macina (FLM) actif au centre du Mali, qui finit par s’associer aux groupes historiques pour former en 2017 le Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans (RVIM ou Groupe de Soutien IM). On voit apparaître également l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) dont l’action s’étend dans la zone des « trois frontières » entre le Mali, Niger et Burkina Faso. Par contrecoup, on voit également se multiplier des milices d’autodéfense nourries par les tensions socioethniques croissantes.
L’année 2019 est une année noire. La violence contre la population double par rapport à l’année précédente. Les armées locales subissent des coups très forts et sont au bord de l’effondrement. Dans le même temps, l’image de la France se dégrade. Elle se trouve accusée simultanément de protéger les séparatistes de l’Azawad, de soutenir des gouvernements corrompus et surtout d’être impuissante à contenir le développement des djihadistes malgré tous ses armements modernes.
La France attend finalement la mort de 13 soldats français (accident d’hélicoptères) le 25 novembre 2019 pour vraiment réagir. Le sommet international de Pau en janvier 2020 conclut qu’il faut augmenter les moyens (600 soldats de plus, drones armés) et l’activité de Barkhane. On annonce la mise en place de la Task Force Takuba composée d’équipes de conseillers issues des forces spéciales européennes. Avec ces nouveaux moyens et une plus grande prise de risques (dix soldats français tués en 2020), Barkhane exerce une pression beaucoup plus forte qu’auparavant sur l’ennemi. Abdelmalek Droukdel, leader d’AQMI est tué en juin 2020. On s’approche de la neutralisation de l’EIGS et peut-être aussi d’AQMI. Le discours du RVIM change, expliquant que leur combat est local et qu’il n’est pas question d’attaquer en Europe.
On ne sait pas exploiter politiquement cette nouvelle victoire, alors que l’on sait qu’il n’est plus possible de continuer très longtemps Barkhane à un tel coût humain et financier (un milliard d’euros par an). Il faut à ce moment-là faire évoluer l’opération pour la rendre plus durable. On tarde trop. L’idée de remplacer les bataillons français par Takuba est bonne, mais réalisée en coalition européenne sa constitution prend des années et son objectif n’est pas très clair pour les Maliens (aide véritable ou opération intra- européenne ?).
Surtout, cette évolution militaire s’effectue dans un cadre diplomatique rigide et maladroit.Plusieurs chefs d’État, comme le président Kaboré (Burkina Faso) ont critiqué « la forme et le contenu » du sommet de Pau, qui sonnait comme une convocation autoritaire et qui selon lui « ont manqué de tact ». Le gouvernement de Bamako est obligé de rappeler son ambassadeur à Paris en février 2020 après des propos jugés offensants. Il se trouve au même moment empêché de négocier avec certains groupes djihadistes locaux, jusqu’à ce que le nouveau pouvoir installé par la force à Bamako en août 2020 passe outre et négocie la libération de Soumaïla Cissé, et de la Française Sophie Pétronin, contre la libération de 200 prisonniers. Le 3 janvier 2021, une frappe aérienne française tue 22 hommes près d’un mariage au village de Bounty, au centre du Mali. La France se défend, plutôt mal, en expliquant n’avoir frappé que des combattants djihadistes mais ne fournit aucun élément enrayant la rumeur d’un massacre de civils. La junte malienne s’appuie alors sur un fort sentiment nationaliste dans la rue bamakoise, par ailleurs bien alimentée par la propagande russe, qui rend la France responsable de tous les maux du pays.
La décision de transformation de l’opération Barkhane est finalement annoncée le 10 juin 2021 par le président de la République. Il aurait sans doute été préférable de le faire en février à l’issue du sommet de N’Djamena, et elle est mal présentée. Tout le monde interprète la « fin de Barkhane » (alors qu’il aurait fallu parler de transformation) comme une décision unilatérale en représailles au nouveau coup d’État à Bamako en mai 2021et la prise du pouvoir définitive par le colonel Goïta. Le Premier ministre Maïga se plaint alors à la tribune des Nations-Unies d’être placé devant le fait accompli sans concertation, parle alors d’« abandon en plein vol » et de son intention de faire appel à d’autres partenaires, c’est-à-dire la Russie, ce qui suscite une nouvelle crise.
En décembre 2021, arrivent à Bamako les premiers membres de la société militaire privée Wagner, bras armé de l’ensemble économico-militaro-propagandiste de l’homme d’affaires Evgueni Prigojine au service discret de la Russie. Ils seront un millier quelques mois plus tard, payés à grands frais par la junte malienne pour remplacer l’aide des soldats français d’abord puis des pays européens des différentes organisations militaires internationales. Après plusieurs échanges aigres, l’ambassadeur de France est renvoyé fin janvier 2022 et le gouvernement malien impose des restrictions d’emploi aux forces européennes sur le territoire du pays. Il est alors décidé le 17 février de mettre fin à Takuba et de retirer les forces de Barkhane du territoire malien.
Les soldats de la société Wagner remplacent les Français au fur et à mesure de leur dégagement. En avril, le départ des Français de Gossi s’accompagne de la « découverte » par les FAMa d’un charnier à proximité de la base. Cette tentative de manipulation est rapidement éventée par la diffusion des images du drone qui montrent en réalité des hommes de Wagner qui mettent en place ce faux charnier. Barkhane quitte Ménaka en juin et Gao en août. Le 15 de ce mois marque ainsi la fin de la présence militaire française au Mali après neuf ans. Le même jour, le ministre malien des Affaires étrangères accuse la France de soutenir les groupes terroristes et demande une réunion d’urgence du Conseil de sécurité des Nations-Unies.
Tandis que le gouvernement de transition malien s’enfonce dans le ridicule, le RVIM prend le contrôle d’une grande partie du territoire peut-être plus freiné par sa guerre contre EIGS que par l’action des FAMa et de Wagner qui s’illustrent beaucoup plus par leurs exactions que par leurs succès. A la fin du mois de mars 2022, à la recherche d’Amadou Koufa, le leader de la Katiba Macina, soldats maliens et mercenaires russes massacrent des centaines de personnes – peut-être jusqu’à 600 – dans la ville de Moura au centre du pays. C’est le plus épouvantable massacre de toute cette guerre au Sahel en 2012, mais ce n’est pas le seul. La MINUSMA, qui a aussi pour mission de documenter les exactions, est priée de quitter le pays. Pour autant malgré la désastreuse et coûteuse évidence de l’inefficacité du soutien russe, le « modèle malien » fait des émules. En réalité, les choses avaient déjà commencé en République centrafricaine après le départ de l’opération française Sangaris en 2016 et la double accusation contradictoire d’abandon et de trop grande présence.
Comme c’était prévisible, la force des Nations-Unies MINUSCA et la mission de formation EUTM-RCA n’ont pas suffi à assurer la sécurité du pays. Le président Faustin-Archange Touadéra fait alors appel au groupe Prigojine en 2018 pour assurer son contrôle du pouvoir au prix du pillage du pays par les Russes et de nombreuses exactions des mercenaires de Wagner. Sur fond de grande confrontation entre la Russie et les pays occidentaux en 2022, la RCA est poussée ensuite dans une spirale nationaliste anti-européenne et particulièrement anti-française. En juin 2022, la France annonce en réaction la suspension de toute aide à la République centrafricaine.
Le domino suivant est le Burkina Faso, victime d’un premier coup d’État en janvier 2022 qui renverse le président Kaboré, puis d’un deuxième le 30 septembre qui s’appuie à son tour sur le nationalisme anti-français – alors que la France n’est présente militairement que par le petit groupement de Forces spéciales Sabre – et sa volonté de faire appel à la Russie, dont les drapeaux sont opportunément présents dans les foules. Dès lors, les jours de la Task Force Sabre au Burkina Faso sont comptés. Déjà d’autres manifestations antifrançaises ont eu lieu au Niger à la fin de 2022.
Pendant ce temps, le dispositif actif de Barkhane se réduit à deux pôles : le commandement opérationnel et les capacités de transport aérien restent à N’Djamena tandis que les capacités d’action sont à Niamey, où on trouve une composante aérienne – six avions de combat, cinq drones Reaper, huit hélicoptères – et terrestre avec un dernier groupement tactique, le GT3, qui assure avec efficacité la même mission d’accompagnement que Takuba mais auprès de l’armée nigérienne. L’ensemble représente 3 000 soldats le 9 novembre, lorsque le président Macron annonce officiellement la fin de l’opération Barkhane et son remplacement par des actions effectuées dans le cadre d’accords bilatéraux.
La guerre française au Sahel, commencée triomphalement en 2013, s’estompe donc progressivement et sans bruit. L’opération Serval en 2013, par son adéquation entre des objectifs limités, les moyens engagés et les méthodes utilisées, a été un grand succès. Pour des raisons inverses – objectifs irréalistes, moyens insuffisants, méthodes inadéquates – l’engagement suivant, dont Barkhane ne représentait que la branche militaire, ne pouvait réussir. En admettant même que l’on parvienne à faire travailler ensemble de manière cohérente ses acteurs, l’approche dite « 3D » pour diplomatie, défense et développement, restera toujours une ingénierie sociomilitaire en superficie d’une réalité complexe. Rien de solide ne peut tenir très longtemps de cette approche tant qu’elle reste adossée à des gouvernements et administrations aussi inefficaces que corrompus. Tant que les États ne seront pas structurés pour remplir un tant soit peu leur rôle premier de sécurité et de justice, le désordre régnera dans la région. Cette restructuration profonde est une œuvre immense dont la motivation ne peut venir que des classes politiques locales, et qui prendra beaucoup de temps. Dans ce contexte, le rôle de la France ne peut se limiter qu’à celui d’offreur de services à la hauteur de ce que savons bien faire, comme d’un point de vue militaire les interventions directes d’urgence ou au contraire des accompagnements sur la longue durée, mais sans avoir la prétention de modeler soi-même un environnement qui non seulement nous échappe mais nous rejettera si nous sommes trop visiblement présents.
Dans le même temps, cet échec annoncé au Sahel depuis 2014 est-il si grave pour la France ? La menace terroriste – le principal argument de l’engagement au Mali – semble maîtrisée sur le sol français, où la dernière attaque remonte au mois d’avril 2021, et les troubles locaux au Sahel restent justement locaux et ne débordent encore que de manière rampante hors du Mali et du Burkina Faso. D’une certaine façon, la situation aurait été sans doute la même, si les forces françaises s’étaient retirées dès la fin de l’opération Serval pour se replacer à nouveau en réserve d’intervention. On y aurait évité des pertes humaines, et on serait toujours dans un rôle sympathique de « pompier » plutôt que de partenaire condescendant et encombrant.
Après les contrecoups d’État, les évacuations de ressortissants la contre-insurrection, les interventions « coup de poing », une campagne aérienne, l’appui indirect, les opérations humanitaires, on passe en 1995 à de nouvelles formules militaires qui s’efforcent d’être plus efficaces que dans les années précédentes tout en étant moins intrusives et sans ennemi, déclaré ou non. On essaie en fait de transférer sur le continent africain les nouvelles méthodes en œuvre dans les Balkans. La France devient à ce moment-là véritablement le « gendarme de l’Afrique », un surnom dont elle a horreur, mais qui signifie qu’on s’efforce de gérer les crises et de maintenir la stabilité et non de faire la guerre puisqu’on ne désigne pas d’ennemi politique.
Les années 1990 voient un certain nombre d’États africains s’affaiblir d’un coup sous le triple effet du départ des sponsors étrangers, de l’imposition d’un désendettement public massif par les institutions financières internationales et du multipartisme forcé. En attendant des effets positifs à long terme, ces politiques ont d’abord pour effet d’aggraver une crise profonde des administrations et des services publics, tandis que les nombreux partis politiques qui se forment sans aucune pratique de la vie démocratique commencent souvent par se constituer des milices armées. Les élections deviennent souvent des batailles électorales au sens premier. Beaucoup de ces États, aux armées affaiblies, se voient assaillis et contestés par des dizaines, voire des centaines, de groupes armés irréguliers, seigneurs de guerre, bandes criminelles, forces d’autodéfense, etc. parfois soutenus par les États voisins rivaux. On voit ainsi du golfe de Guinée à la Somalie en passant par l’Afrique centrale, se former des « complexes conflictuels » régionaux englobant pendant des années plusieurs États et des organisations armées irrégulières dans une mosaïque compliquée de rivalités violentes. On est loin du monde apaisé libéral-démocratique décrit par les thuriféraires de mondialisation.
L’Afrique subsaharienne devient le lieu principal et presque unique après l’échec en ex-Yougoslavie des opérations de maintien de la paix des Nations-Unies, en conjonction avec la tentative de mettre en place une structure africaine de résolution des conflits sous l’égide de l’Organisation de l’unité africaine, Union africaine (UA) en 2002. À côté des missions de paix onusiennes, les « MI », on voit donc se former aussi des forces régionales, les « FO », qui tentent également gérer les complexes de conflits, avec moins de moyens et pas plus de bonheur. La France reste le seul acteur militaire extérieur en Afrique subsaharienne tout en y étant également le plus puissant. Sa position est forcément délicate au sein de cette instabilité générale. Les opérations d’évacuation de ressortissants se multiplient, au Zaïre, au Togo, au Congo-Brazzaville, en Guinée, au Libéria, etc., mais le pire est de se retrouver au milieu du désordre sans trop savoir quoi faire.
Après le Rwanda et le Zaïre, devenu Congo en 1997, l’instabilité frappe la République centrafricaine où la France est présente militairement depuis 1980. À partir d’avril 1996, les mutineries se succèdent à Bangui. La France lance l’opération Almandin afin de protéger ou évacuer les ressortissants, la présidence et différents points sensibles. Almandin connaît plusieurs phases d’accrochages avec les mutins, de mouvements de foule et de répits, avec notamment l’assassinat de deux militaires français, jusqu’à ce que le président Chirac et le Premier ministre Lionel Jospin se mettent d’accord pour désengager les forces françaises d’un environnement aussi instable. Au printemps 1998, les forces françaises laissent la place à la première d’une longue liste de mission interafricaines qui ne contrôlent en réalité pas grand-chose.
Quelques semaines avant le départ de la dernière unité française, le conseil de Défense du 3 mars 1998, a décidé que selon le slogan « ni ingérence, in indifférence » les forces françaises ne seraient désormais plus engagées que dans le cadre d’opérations sous mandat et drapeau européen, les missions EUFOR, ou en deuxième échelon de forces africaines régionales, que l’on appuie avec le programme de Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix (RECAMP) français d’abord puis européen. Il n’est plus question de guerre, avec engagement direct ou indirect de forces auprès d’armées au combat, mais, dans l’esprit de l’époque, de « ramener la violence vers le bas ».
Cela réussit parfois. En juin 2003, à la suite d’une résolution du CSNU, l’Union européenne reçoit le mandat de stabiliser la province d’Ituri dans l’est du Congo, en attendant le renforcement de la Mission des Nations-Unies au Congo (MONUC). C’est une première pour l’UE en Afrique qui s’appuie sur la France pour réaliser la mission. À partir de la base d’Entebbe en Ouganda, l’opération Artémis déploie donc un GTIA et un groupement de Forces spéciales (GFS) français sur l’aéroport à Bunia, soit un millier d’hommes dans une ville de 300 000 habitants. Il y a de nombreux petits accrochages, mais la présence dissuasive française suffit presque sans combat à faire cesser les violences et à protéger la population jusqu’à de nouveaux bataillons de la MONUC mi-août. L’opération Artémis est un succès indéniable et elle devient même une référence. L’Union européenne est donc capable de mener des opérations de stabilisation en Afrique et il est possible de rétablir l’ordre sans faire la guerre. On oublie cependant qu’il s’agit surtout d’une opération militaire française, avec 70 % des effectifs totaux, et que le contingent projeté a été suffisant en volume et surtout en capacité de dissuasion pour établir la sécurité, dans une région de seulement 300 000 habitants.
Les missions européennes qui suivent, baptisées EUFOR (European Union Force), sont moins impressionnantes. Lourdes, longues à monter et coûteuses pour un effet limité, au mieux une présence dissuasive, comme lors des élections au Congo en 2006 ou au Tchad en 2008. Cette dernière opération, baptisé EUFOR Tchad/RCA, est assez typique. Les exactions ont débuté au Darfour soudanais en 2003, la décision européenne d’agir est prise en octobre 2007, l’opération est décidée Conseil de l’Europe en janvier 2008 et la force n’est opérationnelle qu’en mars 2008, le temps de réunir 3 700 soldats de 26 pays différents et de laisser passer les combats de février au Tchad entre le président Idriss Déby et ses opposants. L’EUFOR est constituée de trois bataillons multinationaux et d’un bataillon d’hélicoptères, dont un détachement privé russe. EUFOR effectue beaucoup de patrouilles, mais ne combat pas, même si un homme des Forces spéciales françaises est tué au cours d’une infiltration au Soudan. Pour 800 millions d’euros, elle assure de loin la protection des camps de réfugiés, qu’en réalité personne ne menace plus, au Tchad et en République centrafricaine avant d’être remplacée au bout d’un an par une mission des Nations-Unies tout aussi peu utile.
Entre-temps, la République de Côte d’Ivoire (RCI) n’a pas été épargnée par les turbulences. Le leader historique Félix Houphouët-Boigny meurt en 1993 et la dispute pour la succession au pouvoir sur fond de crise économique vire en quelques années à la guerre civile. Henri Konan Bédié, successeur immédiat d’Houphouët-Boigny n’hésite pas à introduire le concept d’ « ivoirité » dans la loi afin d’exclure de la citoyenneté par ce biais plusieurs rivaux à la future élection présidentielle, tout en rejetant de la vie politique un quart de la population, particulièrement celle à majorité musulmane du nord du pays. Henri Bédié gagne ainsi sans concurrence l’élection présidentielle de 1995, avant d’être renversé quatre ans plus tard par le coup d’État du général Guéï qui organise de nouvelles élections. En octobre 2000, ces élections portent Laurent Gbagbo au pouvoir, ce qui suscite la confrontation armée avec le général Guéï, jusqu’à la victoire définitive de Gbagbo. Une nouvelle tentative de coup d’État le 19 décembre 2002 à Abidjan et dans les principales villes de Côte d’Ivoire donne le départ d’une guerre civile. Le coup d’État échoue, mais les rebelles prennent le contrôle de la moitié nord du pays, dont ils sont pour la plupart issus.
Au contraire du Rwanda, la France a de nombreux ressortissants en Côte d’Ivoire, alors plus de 16 000 dont les 600 sociétés génèrent 30 % du PIB ivoirien. Elle ne peut se désintéresser du sort de cet allié qui est apparu longtemps comme un modèle de stabilité. L’opération Licorne est déclenchée dès le 22 septembre avec le bataillon basé à Abidjan renforcé d’une unité venue du Gabon. On ne veut plus appuyer le gouvernement en place et son armée face à une rébellion mais on ne va pas non plus être accusé d’inaction à côté de massacres, éternel dilemme entre l’accusation d’intrusion et celle de non-assistance. On choisit donc d’abord de mener une opération humanitaire armée afin de protéger et d’évacuer les ressortissants français et autres étrangers menacés dans le nord du pays.
Pour le gouvernement ivoirien, la rébellion est soutenue par l’étranger et il n’est pas question de négocier avec elle, mais seulement de l’écraser. Il préférerait que la France la soutienne dans ce sens et il invoque pour cela l’accord de défense d’août 1961. Non seulement la France refuse, mais, en accord avec les organisations internationales, elle appuie l’idée d’une négociation, et donc de concessions à la rébellion. L’opération d’évacuation de ressortissants devient alors une opération d’interposition, un genre que l’on croyait disparu. A la fin de l’année 2002, 2 500 soldats français sont dispersés sur une « ligne de non franchissement » (puis « ligne de cessez-le-feu » et enfin « zone de confiance ») de 600 km qui partage le pays en deux. L’idée est alors de garantir pour un temps limité, le cessez-le-feu instauré le 17 octobre 2002, en attendant le relai d’une force régionale, la Mission de la Communauté économique en Côte d’Ivoire (MICECI) ou « Ecoforce », formée par la CEDEAO.
Comme cela était prévisible, cela ne se passe pas comme prévu. Le premier petit contingent interafricain de 1 200 hommes n’arrive qu’en mars 2003. Avant cela, fin novembre 2002, deux groupes armés, le Mouvement populaire ivoirien du Grand Ouest (MPIGO) et le Mouvement pour la justice et la paix (MJP) se sont ajoutés à la rébellion du nord pour attaquer dans l’ouest du pays à partir de bases au Libéria. Les forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) sont incapables de les refouler. En janvier 2003, devant l’absence d’évolution, la France impose un sommet international à Linas-Marcoussis. Cet aveu d’échec de la concertation africaine sonne comme un rappel à l’ordre de l’ancienne puissance coloniale. Il en ressort un accord que Laurent Gbagbo n’a aucune intention de mettre en œuvre. Les FANCI sont renforcées avec l’achat de nouveaux équipements et l’engagement de mercenaires. De leur côté, les rebelles du nord forment le Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire (MPCI) qui s’associe au MPIGO et au MJP pour former les « Forces nouvelles ». La situation est gelée.
En février 2004, l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) relève et englobe l’Ecoforce. Les GTIA français ne sont pas intégrés dans l’ONUCI et restent placés en second échelon sous commandement national. Les choses n’évoluent guère pour autant, il y a toujours à l’époque plus de 4 000 soldats français formant trois GTIA placés entre les différentes factions qui les accusent forcément de protéger l’autre camp. Un quatrième GTIA est en réserve opérationnelle en mer, associé à l’opération Corymbe de présence navale dans le golfe de Guinée.
Il y a régulièrement des accrochages entre factions, mais aussi contre ces Français qui gênent tout le monde. En janvier et février 2004, le MJP et le MPIGO tentent des attaques contre les forces françaises au sud-ouest du pays et se font refouler. Le 25 août 2003, une patrouille fluviale française est prise à partie au centre du pays sur la presqu’île de Sakassou et perd deux soldats tués. Les 7 et 8 juin 2004, une compagnie française repousse une attaque rebelle à Gohitafla au centre du pays et lui inflige une vingtaine de morts au prix de huit blessés. Le 6 novembre 2004, un avion d’attaque Sukhoi Su-25 de l’armée de l’Air ivoirienne bombarde un cantonnement français à Bouaké tuant neuf militaires français ainsi qu’un ressortissant américain et en blessant 31. C’est l’occasion d’une mini-guerre avec l’État ivoirien. Sur ordre du président Chirac, les six avions et hélicoptères de combat ivoiriens sont détruits au sol sur les bases de Yamoussoukro et d’Abidjan. Le gouvernement ivoirien utilise de son côté la désinformation et le mouvement des Jeunes patriotes pour s’en prendre aux ressortissants français. Le GTIA Centre est engagé d’urgence à Abidjan franchissant par combat les barrages des FANCI sur 800 km et se retrouvant par la suite pendant plusieurs jours face aux Jeunes patriotes dans la capitale, ce qui provoque plusieurs morts. Plus de 8 000 ressortissants sont évacués dans des conditions très difficiles.
La situation se calme avec le temps et le dispositif de Licorne est progressivement allégé passant de plus de 5 200 hommes au début de 2005 à 1 800 en 2009, alors que dans le même temps Laurent Gbagbo prétexte l’existence du conflit pour retarder l’élection présidentielle jusqu’en 2010. Cette élection est l’occasion d’une nouvelle crise en décembre 2010, lorsque Laurent Gbagbo en conteste les résultats et refuse de quitter le pouvoir. Les combats éclatent entre ses partisans et les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) regroupant les anciennes forces rebelles (Forces du nord) et les forces ralliées au nouveau président, Alassane Ouattara. En avril 2011, la force Licorne procède à l’évacuation de 5000 ressortissants, mais surtout grand tournant, on décide à nouveau de faire la guerre, en appuyant les FRCI jusqu’à l’arrestation de Laurent Gbagbo. On parvient ainsi enfin à un résultat décisif et à la paix, presque neuf ans après le début de l’interposition et 27 soldats français tombés.
Bien entendu lorsqu’il est mis fin officiellement à l’opération Licorne en janvier 2015, tout le monde se félicite de son succès, mais tout le monde pense aussi parmi les responsables militaires qu’il n’est plus question de recommencer. Plus personne ne proposera de « refaire Licorne », par exemple au Sahel.
Si la France est le « gendarme de l’Afrique », c’est un gendarme qui a beaucoup de mal à trouver sa place. Son architecture militaire, accords et bases, n’était pas directement liée à la guerre froide et lui a survécu, malgré les réductions régulières de format. La France est toujours la première puissance militaire de l’Afrique francophone au sud du Sahara. Mais c’est une puissance embarrassée. Par habitude, structure et effectifs insuffisants, les forces françaises en Afrique restent des forces d’intervention, de « coups de poing » ponctuels, forme d’engagement dans lequel elles sont encore très efficaces, mais que dès lors que l’on sort de ce schéma, pour une guerre de contre-insurrection ou pour une mission de stabilisation complexe, il faut être très méfiant.