Un budget “historique” et moins d’équipements… Le paradoxe de la future loi de programmation militaire

Un budget “historique” et moins d’équipements… Le paradoxe de la future loi de programmation militaire


Malgré des crédits en augmentation de 40%, la loi de programmation militaire 2024-2030, qui doit être votée ce 6 juin à l’Assemblée, marque une baisse des commandes de Rafale, de frégates ou de blindés. Analyse d’une contradiction. 

 

Chars

Chars Leclerc sur la base militaire de Cincu (Roumanie), en août 2022. L’armée de terre ne pourra compter que sur 160 exemplaires rénovés en2030, au lieudes 200 prévus auparavant. Frederic Petry / Hans Lucas/Afp

 

Tout ça pour ça.” C’est, en résumé, le sentiment largement partagé dans la communauté de défense sur le projet de loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, dont le vote solennel à l’Assemblée nationale est prévu le 6 juin. Certes, la LPM marque un effort historique de réinvestissement dans les armées françaises.

Elle prévoit d’investir 413 milliards d’euros en sept ans, soit 40% de plus que la précédente. De 32 milliards en 2017 à l’arrivée à l’Elysée d’Emmanuel Macron, le budget de défense devrait passer à 68,9 milliards en 2030, une remontée en puissance inédite. “Plus de 400 milliards investis dans l’outil de défense au moment où les finances publiques sont sous pression, c’est un effort majeur, qu’il faut saluer“, estime Bruno Berthet, président d’Aresia, qui fabrique des bombes aériennes et des systèmes d’emport d’armement pour Rafale.

Pourtant, malgré la forte hausse des crédits, la plupart des cibles d’acquisitions d’équipements ont été réduites. L’armée de l’air aura 48 Rafale et 15 A400M en moins en 2030 par rapport aux prévisions de la précédente LPM. La marine doit faire une croix sur deux frégates de défense et d’intervention (FDI) à même échéance. Quant à l’armée de terre, elle aura 500 blindés Griffon et Jaguar en moins en 2030 par rapport aux prévisions antérieures. “On a un budget en hausse de 40% et une baisse de quasiment toutes les cibles: c’est quand même un vrai souci, assène le sénateur LR Cédric Perrin, vice-président de la commission des Affaires étrangères et de la Défense.

Après la chute du Mur, en 1989, la France a fortement désinvesti dans ses équipements susceptibles d\'être engagés dans un conflit traditionnel.

Le prix de la dissuasion

Comment expliquer ce paradoxe? Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte. L’inflation, d’abord: elle devrait amputer le budget de 30 milliards d’euros sur les sept ans de la programmation. La dissuasion, ensuite: le renouvellement des deux composantes (océanique et aéroportée) monte en puissance, avec le développement des futurs sous-marins lanceurs d’engins (SNLE 3G) et des nouveaux missiles nucléaires hypersoniques ASN4G.

Facture: 54 milliards d’euros, soit 7,7 milliards par an en moyenne, 50% de plus que la moyenne des trois dernières années. “Cet investissement est lourd, mais il est nécessaire: quand on ne modernise pas une dissuasion, on la rend non crédible”, appuie le député Horizons Jean-Charles Larsonneur, membre de la commission de la Défense.

La LPM investit aussi dans les nouveaux champs de conflictualité: six milliards d’euros pour l’espace, cinq milliards pour le cyber. Elle met le paquet sur les segments, longtemps délaissés, des munitions (seize milliards), des drones (cinq milliards) et de la maintenance (49 milliards). Elle doit également financer les 6.300 créations de postes prévues d’ici à 2030, sur des spécialités (cyber, maintenance…) où la concurrence avec le privé est rude.

Des moyens échantillonnés

En clair, quand le chef d’état-major des armées, le général Thierry Burkhard, et le patron de l’armée de terre Pierre Schill appelaient à muscler, en priorité, les capacités de l’armée de terre notamment en Europe de l’Est, l’exécutif a fait le choix d’une certaine continuité. La France conserve son modèle d’armée dit complet, c’est-à-dire qu’elle garde à peu près toutes les capacités (dissuasion, entrée en premier sur un théâtre…), mais avec peu de stocks et une faible capacité à durer dans un conflit de haute intensité. Elle “aura une armée de haut niveau, qui sera capable de danser autour des forces russes et probablement de les réduire en pièces, mais pas pour longtemps“, résumait fin avril Michael Shurkin, directeur au cabinet américain 14 North Strategies.

Au ministère des Armées, on assume ce choix. “Cette LPM privilégie la cohérence sur la masse d’équipements, résumait Sébastien Lecornu le 11 mai. Avoir 1.000 chars Leclerc ou canons Caesar dans des entrepôts, sans munitions ou infrastructures, ne servirait pas nos armées. Ce choix d’une armée “échantillonnaire” est-il bien raisonnable, alors que la guerre fait rage en Ukraine? “Bien sûr, on aurait pu rêver d’une LPM avec 70 milliards d’euros de plus, qui aurait permis de massifier les armées, pointe le général Charles Beaudouin, ancien sous-chef d’état-major plans et programmes de l’armée de terre. Mais cette LPM est une bonne loi, cohérente, qui traite des sujets qui avaient été sacrifiés depuis trente ans, comme les munitions et le soutien.”

Un format hérité de l’après-guerre froide

D’autres experts sont moins convaincus, soulignant que la France réduit ses acquisitions au moment même où la Pologne a commandé, en un an, 366 chars Abrams et 32 chasseurs F-35 aux Etats-Unis, et 1.000 chars K2, 50 avions de combat FA-50 et 288 lance-roquettes multiples à la Corée du Sud.

“Le projet de LPM pérennise essentiellement un format hérité de l’après-guerre froide visant à conserver des capacités sur tout le spectre, au prix d’un échantillonnage des moyens conventionnels qui n’est soutenable qu’en temps de paix”, estime Elie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’Ifri dans une note parue le 26 mai. “En agissant ainsi, nous renonçons à renforcer notre influence dans l’Otan ou auprès de nos alliés d’Europe centrale”, craint le député LR Jean-Louis Thiériot.

L’idée d’un fonds spécial

Même le think tank Ifrap, d’ordinaire assez allergique aux dépenses publiques, estime que le compte n’y est pas. Il suggère un fonds spécial doté de 57 milliards d’euros, sur le modèle de celui à 100 milliards lancé par l’Allemagne, qui permettrait d’abonder le budget des armées de huit milliards d’euros par an.

L’outil permettrait de remonter les cibles d’acquisitions (185 Rafale en 2030 au lieu de 137, et 5 frégates FDI au lieu de 3, 205 canons Caesar au lieu de 109), et de muscler les effectifs, avec une force opérationnelle terrestre (le cœur de l’armée de terre) qui passerait de 77.000 à 100.000 militaires. Une idée qui ressemble à un doux rêve vu la situation des finances publiques.

Un échec français cuisant dans les drones

Eurodrone. Le projet européen n\'est pas attendu avant 2030.
Eurodrone. Le projet européen n’est pas attendu avant 2030. (Airbus)

Drones de combat TB2, engins kamikazes Shahed et Lancet…Depuis le début de la guerre en Ukraine, les drones sont devenus incontournables pour Kiev comme pour Moscou. La France, elle, peine à rattraper son retard dans ce domaine. Le drone tactique Patroller va bientôt entrer en service avec cinq ans de retard. De son côté, l’Eurodrone européen n’est pas attendu avant 2030. L’armée a aussi raté le virage des drones kamikazes et elle a dû commander des Switchblade américains fin avril.

Pourquoi ce retard? Dans un rapport publié en 2020, la Cour des comptes dénonçait “des résistances d’ordre culturel, en particulier au sein de l’armée de l’air”, “un manque de constance dans les choix industriels et capacitaires”, des “rivalités entre industriels“, et une “absence de vision stratégique”. Le projet de LPM prévoit un investissement de 5 milliards d’euros sur le segment des drones: 3.000 engins doivent notamment arriver dans l’armée de terre d’ici à 2025.