En attendant Griffon et Jaguar, CaMo se construit sur les terrains d’entraînement et dans les écoles
Faut-il le rappeler, le partenariat franco-belge CaMo ne se limite pas à l’achat très médiatisé de matériels Scorpion. En coulisses, l’équipe binationale redouble d’efforts pour bâtir les autres piliers majeurs du programme, à commencer par le rapprochement des processus de formation et d’entraînement. Point d’étape sur ces deux volets en compagnie du colonel belge Éric Harvent, “inséré” depuis trois ans au sein du Commandement des forces terrestres en tant qu’adjoint au chef de la division Capacités-Scorpion.
CaMo a soufflé en novembre dernier sa troisième bougie. Quelles sont les dernières avancées réalisées dans l’établissement de processus de formation et d’entraînement communs ?
COL Harvent : La mise en place d’une première vague de trois officiers en fin d’année 2018 a tout d’abord permis d’obtenir une image claire du stade d’avancement de l’armée de Terre française dans son processus de transformation. Un processus comprenant à la fois la transformation de matériels existants, l’acquisition de futurs matériels, l’intégration ancienne génération-nouvelle génération et, c’était un point important pour la partie belge, une réflexion sur l’implémentation globale de cette nouvelle capacité médiane.
Dans deux domaines bien précis, qui sont la formation et l’entraînement, donc la préparation opérationnelle, nous sommes partis de deux pages blanches. L’objectif était alors de définir ce que nous voulions réaliser ensemble à l’horizon 2030 en partant de la situation constatée en 2018 et avec une étape intermédiaire en 2024-2025. Nous avons analysé et comparé l’ensemble de nos processus de formation et d’entraînement. Nous avons recherché toutes les actions communes possibles, avec soit des formations données exclusivement en Belgique ou en France au profit des deux parties ; soit des formations réparties de chaque côté de la frontière avec des échanges systématiques de stagiaires et/ou d’instructeurs.
En juin 2021, le concept de formation binational qui régit ou régira l’ensemble des formations est rédigé et est actuellement en processus de validation en vue d’une signature en juin 2022 et une entrée en application le 1er janvier 2023. Au vu du jalon originellement fixé à 2024-2025, il faut reconnaître que le groupe de travail binational a correctement travaillé.
Un processus identique a été réalisé dans les domaines de l’entraînement, de la préparation opérationnelle et de la certification pour l’envoi de détachements en opération extérieure. Le cheminement est exactement identique. Nous avons effectué une analyse comparative et développé des standards en partant du plus grand dénominateur commun. C’est à dire que nous avons systématiquement pris le standard le plus élevé des deux côtés, ce qui va permettre de tirer tout le monde vers le haut. Le tout en respectant les mêmes échéances que pour le volet formation, donc l’établissement d’un concept en juin 2021 pour une application à partir de janvier 2023.
Autour de ces deux piliers majeurs, nous avons identifié une série de sujets secondaires mais néanmoins cruciaux pour faciliter le travail en coopération. À l’heure actuelle, chaque formation nécessite des documents légaux ou juridiques spécifiques, par exemple pour couvrir les stagiaires en cas d’accident. Nous sommes parvenus à établir un document générique binational. Il s’agit ici de simplifier au maximum les processus car, à compter de 2023-2024, il devra pouvoir être normal de voir un militaire français à Peutie ou un militaire belge à Saumur suivre des formations pouvant durer d’une semaine à 10 mois.
À partir de 2025, la Composante Terre entame la réception de ses nouveaux matériels. Nous entrerons alors dans une logique où le Griffon français et le Griffon belge, le Jaguar français et le Jaguar belge seront identiques. Il faut donc pouvoir aligner nos formations et déterminer les accords juridiques nécessaires pour encadrer l’emploi mutuel des armements, puisque les stagiaires français pourront utiliser les équipements belges et vice-versa.
Sur quels domaines ces formations communes vont-elles se concentrer et comment les deux partenaires se répartissent-ils les différents champs de compétences ?
COL Harvent : Nous sommes partis d’un principe très simple : l’armée de Terre française était en plein processus de transformation, quand la Composante Terre belge devait acquérir une certaine expérience mais pouvait appuyer le partenaire français dans certains domaines pour lui permettre de se focaliser sur sa transformation. Nous avons donc déterminé ce qui pouvait être rapidement communalisé, la formation des JTAC [Joint Tactical Air Controllers] en est un exemple. Des stagiaires français sont désormais systématiquement intégrés dans le cursus mené en Belgique.
D’autres stagiaires commencent à être intégrés à Peutie pour des formations sur certaines radios, de manière à permettre à la France de se focaliser sur la prise en main des nouveaux moyens de communication. Nos militaires iront donc en France pour se former sur les futurs systèmes.
A contrario, nous formons des commandants d’unité, des capitaines belges, à l’École d’infanterie de Draguignan et à l’École de cavalerie de Saumur pour leur permettre de disposer d’une « culture Scorpion » sur base des nouveaux matériels que nous percevrons plus tard.
Certaines formations ont été équilibrées et accueillent des stagiaires français et belges dans la même session des deux côtés de la frontière, principalement dans les domaines de la maintenance et de la logistique. Pour la logistique, nous suivons surtout les procédures OTAN. La maintenance nous permet de construire des formations communes dans certains cas.
Que peut offrir la Belgique en termes d’entraînement et de préparation opérationnelle ? Et qu’ira-t-elle chercher en France ?
COL Harvent : La Belgique a été cherché et cherche toujours en France deux outils formidables, que sont le CENTAC [Centre d’entraînement au combat – 1er bataillon de chasseurs]et le CENZUB [Centre d’entraînement aux actions en zone urbaine – 94e régiment d’infanterie]. Tous deux offrent des capacités d’entraînement et un suivi pédagogique certainement uniques en Europe. L’entraînement aux combats les plus durs y est progressivement intégré, ce que recherche la Belgique dans certains cas. Le camp de Sissonne est à ce titre intéressant qu’ils proposent un éventail d’environnements que nous pourrions rencontrer lors de potentiels combats futurs.
La Belgique offre quant à elle des capacités d’entraînement encore en devenir en France. Je pense principalement à des capacités de tirs à partir de l’eau et sur l’eau. Nous avons parlé de Brasschaat pour la formation des JTAC, mais ce camp est aussi doté de stands permettant d’effectuer des tirs avec l’armement individuel et collectif à partir d’embarcations vers la terre ou depuis la terre vers des cibles en mouvement sur l’eau.
Nous offrons également des périodes de camp à l’étranger, à Bergen ou à Grafenwöhr, en Allemagne, où la Belgique pratique des tirs de combat. Cela permet aussi d’intégrer des unités françaises dans nos périodes de camp aux côtés des appuis fournis par l’artillerie, le génie, etc.
Construire un partenariat aussi étroit oblige à construire un « langage commun ». Les différences linguistiques en soldats francophones et néerlandophones ou germanophones peuvent-elles être un obstacle ?
COL Harvent : Étant donné qu’à partir de 2024-2025 nous aurons totalement aligné nos manières de procéder, nos matériels, la langue ne devrait pas poser de problèmes lorsqu’il faudra mener le combat ensemble. La coopération franco-belge n’est d’ailleurs pas nouvelle. Nous avons opéré ensemble au Kosovo, en ex-Yougoslavie, en Afghanistan et d’en d’autres pays d’Afrique et ailleurs. Ces opérations se sont toujours bien déroulées, notamment parce que l’on arrive toujours à se comprendre.
Il est clair qu’un terme utilisé en France n’a pas nécessairement la même signification qu’un terme utilisé en Belgique francophone, mais c’est un fait commun à toutes les langues utilisées dans plusieurs pays.
Je suis très confiant et je vais l’illustrer par exemple. Quand j’ai commencé les groupes de travail, militaires français et belges étaient rassemblés chacun de leur côté de la table. Quand je rentre aujourd’hui dans la salle, tous les participants sont mélangés, tout le monde parle avec tout le monde, qu’ils soient francophones ou néerlandophones.
Autre exemple avec ce détachement d’une unité de transmission néerlandophone qui a effectué des tests à l’occasion de l’exercice d’expérimentation Scorpion XI avec une unité de transmission française. Qu’importe le grade ou la nationalité, tout le monde fait un effort et parvient in fine à se comprendre.
Vous évoquez à juste titre l’exercice Scorpion XI, comment la Belgique y a-t-elle participé et avec quels objectifs ?
COL Harvent : Pour la Belgique, l’enjeu de ces exercices dits « Scorpion romain » est triple. Il y a tout d’abord une doctrine écrite sur base de réflexions et de jeux de guerre afin d’imaginer ce que sera le combat futur et l’emploi des matériels futurs. Cette doctrine désormais écrite, des militaires ont été formés dans le but de pouvoir la confronter à la réalité du terrain. Nous ajusterons, après l’exercice, les documents de doctrine suivant les retours d’expérience.
Deuxièmement, les expérimentations Scorpion contribuent à l’intégration des matériels de nouvelle génération avec ceux d’ancienne génération. Cela se passe pour l’instant en franco-français mais, d’ici peu, la Belgique sera confrontée au même problème de passage entre deux générations. Les transformations française et belge sont étroitement liées, il s’agit donc aussi de tester l’intégration de matériels en format multinational.
Enfin, le troisième objectif est de permettre à la partie belge de disposer d’une première expérience et connaissance de la doctrine Scorpion avant même de recevoir les matériels, de façon à ce que l’esprit soit déjà présent.
Pour ce faire, la Belgique participe depuis 2019 systématiquement aux exercices Scorpion. Pour Scorpion XI, il était initialement prévu d’intégrer l’équivalent d’un GTIA, soit l’équivalent d’un bataillon composé d’un état-major et de deux sous-unités joués en mode CAX [Computer Assisted Exercise]. Nous devions également intégrer un SGTIA avec ses véhicules au sein d’un GTIA français, cette fois en mode FTX [Field Training Exercise]. Cela permettait de rencontrer les trois objectifs : la doctrine, l’interopérabilité entre anciens et nouveaux matériels en multinational et l’appropriation du combat Scorpion.
Le GTIA en CAX a pu être joué, tandis que le SGTIA réel a finalement évoluer vers un format franco-belge en raison des règles sanitaires. Nous y avons intégré des éléments d’infanterie, de cavalerie, de génie, de transmissions et un petit soutien médical. Une unité de génie belge combattait également au sein de la force adverse. C’est finalement un format qui s’avère intéressant, car permettant la confrontation des idées et des réflexions liées aux modes de formation des cadres. Les six officiers belges insérés dans les écoles d’application françaises étaient aussi présents au titre d’observateur, ajoutant une « couche multinationale » dans les différentes équipes d’observation.
Chaque exercice relève un peu plus le niveau d’ambition et d’intégration, quelle est la trajectoire à venir, que ce soit sur les terrains de manœuvre et d’opérations ou dans les états-majors ?
COL Harvent : L’ambition va effectivement croissante, et c’est notamment visible au travers des exercices Scorpion. Du SGTIA à l’origine, nous sommes désormais parvenus au niveau du GTIA lors des trois derniers exercices. Pour Scorpion XI, nous avons intégré le niveau brigade, qui sera l’acteur majeur lors de la prochaine édition. Les Belges ont été présents dès le départ comme joueurs et comme observateurs.
Nous continuons de fournir des modules de formations pré-JTAC et transmissions. Nous avons un exercice annuel Celtic Uprise en vue, dont la préparation va démarrer et qui comprendra bien entendu une participation française. Nous espérons aussi pouvoir mener un exercice de franchissement de rivière avec des moyens français. Il y aura plusieurs périodes de camp à l’étranger pour lesquelles nous avons invité plusieurs SGTIA français, à l’image de ce qui s’est fait récemment à Bergen avec le 1er régiment d’infanterie.
Du côté français, nous participerons bien entendu à l’exercice Scorpion XII organisé en fin d’année dans les camps de Champagne. Des rotations au CENTAC et au CENZUB sont également prévues.
Des réflexions sont en cours pour porter le rapprochement franco-belge au niveau de l’engagement opérationnel. Il est clair que la finalité du partenariat stratégique Scorpion-CaMo est opérationnelle. Chaque nation reste évidemment souveraine en matière de décision et, même si le militaire planifie, la décision politique prévaudra toujours.
Nous avons par ailleurs deux objectifs ambitieux pour 2023. Il y a tout d’abord le jalon politico-militaire de projectabilité d’une brigade interarmes, suite logique du GTIA équipé de Griffon et de SICS et déployé cette année au Sahel. L’autre objectif sera l’exercice Orion 2023, qui s’inscrit dans le processus de transformation de l’armée de Terre et la remontée en puissance de certaines de ses capacités. Chacun de ces objectifs est orienté sur un semestre différent, Orion pour le premier et la BIA pour le second. Les phases de préparation ont déjà commencé pour chacun et se poursuivent en parallèle. La partie française a demandé à la partie belge de participer à ces deux rendez-vous. La partie belge a répondu présent avec, en fonction de la structure de l’exercice, une forme encore à définir. Nous examinons aujourd’hui la participation d’un GTIA pour Orion 2023 et d’un SGTIA accompagné de ses appuis pour la BIA 2023, dont la structure doit encore être fixée.