Interview : comment les forces terrestres se préparent aux affrontements les plus durs
L’armée de Terre est désormais engagée dans une transformation de sa préparation opérationnelle qui doit conduire à forger des hommes et des femmes capables de combattre jusque dans les champs les plus durs de la conflictualité, conformément à la Vision stratégique du CEMAT. Au premier rang de cette impulsion, les 77 000 militaires subordonnés au commandement des forces terrestres (CFT), responsable de la mise en œuvre du contrat opérationnel de l’armée de Terre. Leur commandant, le général de corps d’armée Vincent Guionie (COM FT), revient sur les principaux enjeux de cette transformation à l’occasion de l’exercice Hull 2021, tenu du 5 au 12 novembre dans la plaine d’Alsace.
Bien qu’au cœur de la communication des Armées depuis près de 18 mois, la notion d’affrontement de haute intensité diffère d’un discours à l’autre et reste donc difficile à appréhender. Quelle serait, en tant que commandant des forces terrestres, votre définition de ce scénario ?
GCA Guionie : Derrière la haute intensité, nous entendons surtout la confrontation avec un ennemi à parité, qui utilise toutes ses capacités pour prendre l’ascendant. Dans ma génération, la référence, bien évidemment, c’est ce à quoi nous nous préparions dans le cadre de la guerre froide. C’est à dire un affrontement direct entre des divisions blindées complètes.
Cette référence n’est plus du tout celle des militaires des jeunes générations qui, eux, n’ont pas connu la guerre froide. Conceptualiser la haute intensité telle qu’elle se présenterait n’est pas un exercice évident. Je vais me référer à ce qu’en dit le général de corps d’armée Pierre Gillet, qui commande le Corps de réaction rapide – France et a beaucoup réfléchi à la question. Celui-ci caractérise la haute intensité autour de deux paramètres.
Le premier paramètre est la mise en déséquilibre régulière, voire très régulière de notre dispositif, chose à laquelle nous ne sommes pas habitués. Aujourd’hui quand nous intervenons au Sahel, hier quand nous intervenions en Afghanistan, nous n’avons jamais réellement été en déséquilibre : nos opérations ont été préparées et menées sans être perturbées. En haute intensité, nous serions mis en déséquilibre. Nous ne serions plus maîtres du contexte d’engagement, parce que cet adversaire à parité nous empêcherait de disposer de la latitude nécessaire pour garder cette maîtrise du tempo.
Le deuxième paramètre, également très parlant, relève des effets de saturation. Une saturation intervenant dans tous les domaines et aboutissant à des pertes massives. Certes, nous subissons des pertes aujourd’hui, qui sont systématiquement très douloureuses mais qui restent ponctuelles. Si nous sommes confrontés à un adversaire disposant de moyens létaux puissants, les pertes se compteront par dizaines, voire par centaines par jour. L’effet sur les flux du soutien santé serait sans commune mesure avec ce dont nous avons aujourd’hui l’habitude.
Le même constat est valable pour le spectre électromagnétique. Aujourd’hui, nos transmissions ne rencontrent pratiquement aucun obstacle. Face à un adversaire disposant de capacités de brouillage, nous serions en permanence perturbés car confrontés à une saturation de l’espace électromagnétique à laquelle nous ne sommes pas complétement habitués.
Très concrètement, nous aurions à gérer un théâtre sur lequel surviendraient, de façon ponctuelle mais répétée dans l’espace et dans le temps, à la fois des engagements de relative basse intensité, où l’on contrôlerait des zones face à une menace équivalente à ce que nous rencontrons actuellement, et, juste après ou juste avant, un déchainement de violence extrêmement brutal. Ce cas de figure a été rencontré en Ukraine, dans le Donbass, lorsqu’un bataillon ukrainien a été anéanti en quelques minutes par l’artillerie adverse.
Hull 2021 est l’un de ces exercices qui s’inscrivent dans cette volonté de durcissement de la préparation opérationnelle, préalable obligatoire pour « gagner la guerre avant la guerre ». Quelle importance revêtent-ils ?
GCA Guionie : Aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous contenter de ne préparer que les opérations du moment. S’entraîner pour Sentinelle ou Barkhane, par exemple, est bien entendu essentiel, mais nous ne pouvons nous satisfaire que de cela. Il nous faut maintenant trouver le temps, trouver l’espace et disposer des ressources pour nous préparer à des engagements plus exigeants. Pour y parvenir, nous disposons de trois types d’espaces d’entraînement que nous essayons de combiner du mieux possible.
Il s’agit premièrement du terrain militaire, sur lequel nous avons beaucoup concentré notre énergie durant les 20 dernières années parce que nous pouvons y effectuer des tirs réels et reproduire des effets militaires impossibles à réaliser ailleurs. Le second espace reste le terrain libre, sur lequel nous sommes confrontés à des contraintes réelles qui obligent, par exemple, nos pilotes d’engins blindés à tenir compte d’interdictions réglementaires qui contribuent à complexifier davantage la manœuvre. Et le troisième espace est celui de la simulation. Aucun des trois ne permet à lui seul de reproduire exactement ce que l’on souhaite. Mais la combinaison de deux ou, dans l’idéal, de trois de ces espaces nous permettra de créer la masse et les circonstances pour travailler le maximum d’évènements possibles.
Hull 2021, par exemple, est un exercice à dominante terrain libre combiné avec du terrain militaire. D’autres lieux d’entraînement sont plus propices à une combinaison des volets terrain militaire et simulation. L’exercice majeur Orion prévu en 2023 dans la région des camps de Champagne combinera ces trois espaces.
Vous évoquiez récemment l’importance de la différenciation, donc l’acquisition d’une maîtrise individuelle et collective élevée de tous les savoir-faire. Qu’implique cet enjeu en matière d’entraînement ?
GCA Guionie : Avec la haute intensité pour horizon, nous devons tenir compte de trois paramètres importants en matière d’entraînement et de préparation. Le premier, c’est la guerre contre le temps. Pour combiner la préparation aux opérations en cours et développer l’ensemble des savoir-faire, il nous faut essayer de trouver, de conquérir de nouveaux espaces de temps, tout en permettant à nos militaires de conserver du temps pour eux.
Le second point est celui de la maîtrise des fondamentaux. Ces savoir-faire s’apprennent plutôt en garnison, mais il faut pour cela disposer du temps et des moyens disponibles sur place. Il y a là un réel effort à fournir. Le régiment de marche du Tchad en est un bel exemple. Grâce à Hull 2021, il peut s’entraîner dans son environnement proche et travailler les savoir-faire exigeants de toute unité d’infanterie.
Le troisième point relève effectivement de la différenciation. Plus l’engagement est complexe et violent, plus il nous faut maîtriser les savoir-faire du haut du spectre. Une opération comme Sentinelle, par exemple, exige des savoir-faire militaires simples. Nous pouvons donc y engager autant des fantassins que des artilleurs et des logisticiens. Tous partagent les savoir-faire du combattant suffisants pour remplir cette mission. Mais quand je vais engager une compagnie face à un escadron de chars de combat adverse, je vais demander à une unité comme le régiment de marche du Tchad et ses VBCI de maîtriser tous ses savoir-faire, tant tactiques que logistiques, pour faire face à cette redoutable menace.
Le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Schill, rappelait en septembre qu’un affrontement de haute intensité ne peut se conduire qu’en coalition. Un mois après Hull 2021, vous mènerez l’exercice Scorpion XI avec le partenaire belge, une preuve parmi d’autres que ce type de rapprochement est essentiel ?
GCA Guionie : Faut-il le rappeler, ce partenariat avec la Composante Terre belge est inédit. Nous nous engageons à partager la totalité du spectre, de la doctrine à l’entraînement en passant par les équipements et l’organisation des unités. À terme, nous atteindrons un niveau d’interopérabilité presque maximal. Si une décision politique venait à autoriser un engagement commun, tout se ferait alors de manière extrêmement fluide.
Ce partenariat est par ailleurs centré sur la notion d’échange. Le partenaire belge nous apprend, entre autres, à mieux travailler sous un format otanien. Il dispose également de savoir-faire performants en terme de formation. Ainsi, nos JTAC [joint terminal attack controller], ces spécialistes de l’appui aérien rapproché, réalisent systématiquement leur pré-formation auprès de l’armée belge, qui dispose d’outils et de compétences ayant réduit de moitié notre taux d’échec.
Ne reste qu’une année avant le lancement de l’exercice interalliés et interarmées Orion, comment les forces terrestres vont-elles s’y préparer et comment conciliez-vous cette montée en puissance avec les autres activités de préparation opérationnelle ?
GCA Guionie : Orion sera un rendez-vous majeur qui, durant quatre mois, va nous permettre de retranscrire tout l’enchaînement d’une crise. Il démarrera en janvier avec le déclenchement de notre système d’alerte et comprendra plusieurs séquences successives, la séquence majeure pour l’armée de Terre étant la dernière, à savoir celle qui se déroulera au mois d’avril dans les camps de Champagne. Cette phase verra le déploiement d’une division dont l’objectif sera de figer une situation et d’empêcher un adversaire de mettre en œuvre une politique du fait accompli.
Nous créerons une animation de réseau permanente qui, chaque jour, engendrera des évènements sur l’ensemble de ce théâtre imaginaire et dans tous les champs de la conflictualité, qu’ils soient physiques ou immatériels.
En 2022, l’une des priorités majeures de la préparation opérationnelle, hormis les cycles relatifs aux OPEX et missions en cours, sera donc d’organiser toutes ces activités préliminaires à la tenue d’Orion. Cela impliquera de faire des choix, dont certains sont en train d’être fixés en ce moment-même, essentiellement sur le second semestre 2022. Nous nous approcherons alors d’Orion et il faudra effectivement donner la priorité à toutes les activités qui vont, peu ou prou, nous faciliter les choses.
Durant le premier semestre 2022, nous contribuerons aux exercices majeurs de l’OTAN Brilliant Jump et Cold Response. Ce déploiement sur le flanc nord de l’Europe est très important. Nous y armerons la composante terrestre avec le déploiement de la brigade VJTF [Force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation, commandée par la brigade franco-allemande en 2022] et contribuerons avec un groupement à l’opération amphibie. Nous enverrons l’équivalent d’une brigade ainsi que l’état-major du Corps de réaction rapide – France. Ce sera aussi l’occasion de déployer nos Griffon et le système SICS [système d’information du combat Scorpion] au sein du 3e régiment de hussards et nos véhicules haute mobilité avec les chasseurs alpins. Ce faisant, nous démontrons notre solidarité envers l’OTAN et notre capacité à nous déployer sur le flanc nord. Ce sera aussi un test de projection important avant Orion.
Au deuxième semestre, nous jouerons un exercice de préparation autour du poste de commandement de la 3e division. Ce rendez-vous sera dédié à l’entraînement des différents échelons de commandement et comprendra un volet logistique, car il s’agira cette fois de tester l’organisation de la zone de déploiement opérationnel. En d’autres termes, il nous faudra éprouver notre capacité à accueillir et à soutenir les différentes unités françaises et alliées concernées par Orion, de manière à être parfaitement au rendez-vous quelques mois plus tard.