La paix et l’épée
par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 9 janvier 2025
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Tout est affaire de rapport de forces à la guerre. Pour les Ukrainiens en guerre, la seule perspective d’obtenir une « meilleure situation à la fin » est de modifier le rapport de forces militaires en 2025 afin de reprendre l’offensive en fin d’année et de libérer le plus possible de territoire occupé. À défaut de pouvoir modifier ce rapport de force, il n’y aura sans doute pas d’autre option stratégique pour Kiev que de limiter les dégâts en négociant la moins mauvaise paix possible.
Partisan affiché d’un règlement rapide du conflit ou du moins d’un arrêt prolongé des combats, Donald Trump a clairement indiqué son intention de forcer l’exécutif ukrainien à privilégier la mauvaise paix immédiate à la possible victoire lointaine. Les États-Unis fournissant environ la moitié de tous les équipements et munitions qu’utilisent les soldats ukrainiens, il lui suffira de réduire cette aide pour rendre la victoire impossible pour eux. Les États européens, qui tous ensemble ne fournissent qu’environ 30 % de l’aide militaire à l’Ukraine et sans grande possibilité d’en augmenter le volume, sont quant à eux plus ou moins obligés de suivre le mouvement quel qu’il soit. Tout en donnant toujours l’image d’un soutien ferme à l’Ukraine dans la poursuite de son combat, ils anticipent déjà d’avoir à jouer un rôle dans l’application d’une forme de paix possible.
À travers plusieurs déclarations de son entourage, la forme de paix envisagée par le nouveau président des États-Unis semble être un armistice sur les positions actuelles en Ukraine. Il n’est pas du tout évident que Vladimir Poutine accepte cette idée alors que ses troupes ont l’initiative des opérations et que rien ne l’oblige vraiment à s’arrêter là, mais Volodymyr Zelensky a déjà commencé à y préparer son opinion publique en évoquant la fin possible de la « phase chaude » de la guerre, remettant à une phase « diplomatique » (entendre « hypothétique ») la libération des territoires occupés.
Tout en continuant le combat afin au moins d’arrêter l’avancée russe, le président ukrainien s’efforce désormais d’obtenir en échange de l’arrêt éventuel des combats de véritables garanties de sécurité contre la Russie là où Donald Trump et son entourage n’envisagent que des garanties de respect de l’armistice et sans participation américaine. On a vu rétrospectivement la valeur des garanties de sécurité purement théoriques données à l’Ukraine en échange de son renoncement à son arsenal nucléaire dans le mémorandum de Budapest en 1994. Il ne peut y avoir de vraies garanties de sécurité sans soldats présents sur le territoire. Alors même que les éventuelles négociations ne sont pas commencées, on explore donc déjà l’hypothèse d’un déploiement de forces en Ukraine tout de suite après l’arrêt des combats et on voit déjà assez clairement les fortes limites de l’exercice.
Le premier problème est celui du volume de forces nécessaire, sachant que là encore les États-Unis, qui ont fourni 80 % des moyens des coalitions sous leur direction depuis 1990, ne veulent pas en être. L’entourage de Donald Trump évoquait 200 000 soldats déployés le long du front en Ukraine et de la frontière avec la Russie. C’est évidemment irréaliste, mais il faudra sans doute réunir une masse d’environ 40 à 50 000 hommes, compte tenu de l’immensité de l’espace à couvrir, ce qui nécessitera la constitution d’une force coalisée, soit onusienne afin de faire venir des contingents du monde entier, soit européenne avec une large participation des membres de l’Union et peut-être quelques États extérieurs. Le plus important n’est cependant pas de réunir ces hommes mais bien de savoir à quoi ils serviront.
La première idée serait de « maintenir la paix » en s’interposant entre les belligérants, à la manière de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL) depuis 1978. Une mission onusienne serait forcément de ce type, avec la formation par exemple d’une Mission des Nations Unies en Ukraine (MINUKR), mais pourrait être également européenne, le point commun étant de toute façon qu’elle ne servirait à rien, comme effectivement toutes les autres missions évoluant dans le cadre du chapitre VI de la Charte des Nations Unies. Quand on n’a pas le droit de combattre sauf en légitime défense, on ne protège rien d’autre que soi-même (au mieux) et une telle force n’empêcherait pas plus les Russes de pénétrer en Ukraine que la FINUL avec les Israéliens au Liban. Cette force inutile pourrait donc recevoir l’aval de la Russie, et de toute façon on n’imagine pas le déploiement d’une force en Ukraine sans l’accord des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies, dont la Russie. Cela pourrait satisfaire aussi les États-Unis, qui de toute façon ne participent jamais à ce genre de force, ainsi que les États européens, comme l’Allemagne ou l’Italie, qui eux au contraire aiment bien y participer lorsqu’ils veulent montrer qu’ils font quelque chose « pour la paix » mais sans prendre de risques, même si tout déploiement militaire prolongé, même le plus inoffensif – à tous les sens du terme – implique des pertes. La mise en place d’une telle force n’offrirait en revanche aucun intérêt pour les Ukrainiens. On ne voit pas dès lors pourquoi ils l’accepteraient.
Les Ukrainiennes préféreraient, et de loin, une force de protection, autrement dit une force qui combattrait en cas d’attaque russe, à la manière des bataillons déployés dans le cadre de la présence avancée renforcée de l’OTAN sur son flanc Est. Notons dans ce cas que les pays volontaires seraient beaucoup moins nombreux. Il s’agirait sensiblement des mêmes qui envisageaient il y a peu d’envoyer éventuellement des soldats en soutien à l’arrière des forces ukrainiennes. On aurait ainsi probablement une brigade française de quelques milliers de soldats, peut-être une britannique et des brigades multinationales avec des bataillons baltes, scandinaves et polonais, peut-être canadiens. Il n’y aurait sans doute pas de quoi réunir 40 000 hommes, mais à la limite peu importe puisque cela signifierait surtout que les États fournisseurs s’engageraient de fait à entrer en guerre avec la Russie si celle-ci attaquait et tuait leurs soldats. Ce serait effectivement pour le coup très dissuasif, et les Ukrainiens ne manqueraient pas de rappeler qu’un tel déploiement réalisé avant février 2022 aurait sans doute empêché la guerre. On imagine cependant les débats internes difficiles dans les pays européens avant de s’engager dans ce qui serait une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN de fait, sinon en droit. Inutile de préciser que si l’Ukraine serait sans doute très heureuse de cette solution, il n’en serait pas de même de la Russie et on ne voit pas très bien dans ce cas comment Vladimir Poutine l’accepterait.
En conclusion, on est encore loin d’un armistice quelconque en Ukraine et encore plus loin d’un déploiement de forces étrangères visant à le faire respecter.