L’assassinat ciblé comme forme de guerre. Entretien avec Guerric Poncet
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Cibler un chef militaire ou un leader d’opinion pour le tuer afin de mettre un terme au conflit. Cette stratégie, omniprésente dans l’histoire, est très souvent inavouée, voire cachée. Elle pose des problèmes juridiques, mais aussi moraux. Pourtant, toutes les nations la pratiquent. Le journaliste Guerric Poncet a mené l’enquête sur cette mort inavouable.
Guerric Poncet est journaliste au Point, chargé des questions de défense. Il vient de publier La mort fantôme. L’assassinat ciblé comme arme de guerre (Le Rocher).
Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.
L’assassinat ciblé revient de façon régulière dans l’histoire. Plusieurs exemples historiques sont donnés dans votre ouvrage, certains sont des échecs, d’autres des réussites. Mais à chaque fois, il y a une partie inavouée de cette pratique, qui est certes utile, voire nécessaire, mais qui n’est pas noble. On voit que les militaires sont toujours gênés par cela.
Tout à fait, c’est l’exact opposé de la victoire glorieuse au combat du général athénien ou romain. Ce n’est pas ce qu’on imagine comme une grande victoire, alors que cela peut mener à la disparition de personnages clefs chez l’ennemi. C’est d’ailleurs la définition de l’élimination ciblée : éliminer un personnage clef chez l’ennemi, qui va permettre de renverser un peu ou entièrement la balance en faveur de celui qui mène l’opération.
L’important dans l’assassinat ciblé, c’est de choisir la personne cible. Cela pouvait être le roi à l’époque antique, le stratège ou le général, en se disant qu’en ayant éliminé la tête on mettrait un terme au combat.
En effet, c’est soit pour stopper complètement l’opération, soit pour réduire les forces ennemies, qu’elle soit militaire, morale, religieuse ou scientifique.
On a aussi vu pendant la guerre froide des assassinats ciblés, non pas contre des chefs militaires, mais contre des personnes qui pouvaient être passées à l’ennemi, Américains chez les Soviétiques, ou l’inverse.
Tous types de personnages clefs qui apporte ou peut potentiellement apporter un avantage à l’ennemi peuvent être ciblés. On essaie alors d’intervenir avant qu’une personne livre des secrets cruciaux, ou donne les positions de notre armée, etc. Cela peut être varié. L’élément déterminant reste que l’assassinat ciblé n’est pas fait dans le cadre du front, comme les actes de guerre normaux. L’assassinat ciblé se passe en dehors de la ligne de front, et on emploie des méthodes de guerre.
Il y a aussi une mise sous pression de l’adversaire qui doit se protéger, comme on le voit dans la guerre en Ukraine autour de Poutine et de Zelenski. La menace de l’attaque ciblée fait qu’on doit se surprotéger. Cela peut aussi faire peser une paranoïa chez le chef, qui peut voir des complots partout.
Bien sûr, et c’est aussi un des buts de l’assassinat ciblé, en tout cas tel qu’il est mené par les Ukrainiens, à la fois face aux forces civiles occupantes, et face aux forces militaires russes et de leurs alliés, c’est de faire peser une peur et presque une terreur sur tous ceux qui vont œuvrer pour la réussite de la Russie. Qu’ils soient administrateurs locaux, régionaux, les généraux ou les amiraux qui ont payé un lourd tribut côté russe dans les premières semaines de la guerre, parce qu’ils avaient très mal anticipé la capacité de ciblage des Ukrainiens aidés par les Américains. Dès qu’un général russe par exemple passait un coup de fil, un missile tombait quelques minutes après sur l’endroit où il était.
Si on prend l’exemple de l’armée française aujourd’hui, l’assassinat ciblé est-il quelque chose qu’elle pratique ou dit pratiquer ? Et quel est l’encadrement juridique, sachant que cela regarde le droit international ?
Effectivement, c’est très compliqué de placer l’assassinat ciblé sur le plan de la légalité internationale et du droit international. On se retrouve dans des situations où des démocraties affirment haut et fort la légitimité de leurs actions, alors que ces assassinats ciblés restent des mises à mort en dehors de tout système judiciaire. C’est donc très compliqué pour les dirigeants de savoir sur quel pied danser, dans ce sens qu’il est impossible de justifier juridiquement telle opération ordonnée. Celle-ci peut être légitimisée sur le plan des valeurs occidentales, mais il reste très difficile de justifier légalement une opération d’exécution hors de tout système judiciaire, surtout pour des pays qui ont aboli la peine de mort.
Cela fait partie de l’ambiguïté de la guerre. On applique des lois dans un cadre à soi, mais si l’autre ne respecte pas ces lois, comment aller au-delà de cette asymétrie ?
Tout å-fait. Il y a donc deux façons de voir les choses. Soit on estime que si le terroriste ou le combattant ennemi arrive à nous faire sortir de notre système alors il a gagné, ou alors c’est le seul moyen de combattre ces personnes-là, et donc on est obligé de l’utiliser. C’est une question toujours sans réponse.
Est-ce qu’on a des exemples ou des cas récents où l’assassinat ciblé a réellement changé la donne, où on a pu dire que ce l’assassinat ciblé était réellement efficace ? Ou bien le changement de donne est-il davantage imaginé que réel ?
Je pense que la campagne d’élimination qui a été menée par Israël contre les scientifiques du programme nucléaire iranien dans les années 2010 a été extrêmement efficace. C’est-à-dire qu’en deux ou trois ans, ils ont réussi à éliminer les quatre ou cinq têtes du programme nucléaire iranien, des personnalités clefs, des grands savants qui auraient pu faire avancer beaucoup plus vite les Iraniens sur ce plan-là. Israël a donc réussi à casser la dynamique de recherche et de développement d’un point de vue nucléaire et militaire, en éliminant les têtes scientifiques du programme.
D’autres exemples sont un petit plus discutable. En Ukraine, l’élimination des généraux et des amiraux et même de tous les officiers, du lieutenant au général, a été aussi efficace. Finalement, ils ont réussi à désorganiser le front de manière assez systématique, pour que les soldats russes se sentent jusqu’à être abandonnés par leur hiérarchie, alors qu’il y a de nombreux cas où les officiers avaient été éliminés par des frappes ciblées.
Dans d’autres situations, c’est beaucoup moins utile sur le plan tactique, alors que cela a une énorme utilité sur le plan moral. L’exemple le plus frappant est celui de l’élimination de l’amiral Yamamoto, le cerveau japonais de Pearl Harbor. Sur le plan tactique et stratégique, la mort de Yamamoto n’a pas changé l’équilibre des forces dans le Pacifique, mais sur le plan moral, sa mort a eu un tel impact positif sur le moral des Américains d’un côté, et en négatif pour les Japonais de l’autre, que cette élimination a été l’une des clefs de la guerre.
Un argument que l’on pourrait avancer en faveur de cette mort ciblée est que si les principaux chefs sont tués, alors la guerre peut s’arrêter, ou au moins ne va pas aussi loin, ce qui permet de faire l’économie de vies pour les civils et les soldats. Il y a un certain côté immoral dans cette action, mais en même temps elle peut permettre d’éviter un nombre de morts plus important.
Oui, cela peut être très utile dans certains cas. On pense à un exemple virtuel, mais si par exemple aujourd’hui Vladimir Poutine était éliminé, que cela soit par des forces de son propre camp, ou par des forces du camp adverse, il est possible que la guerre s’arrête du jour au lendemain, car visiblement c’est lui et sa volonté de ne pas baisser la tête qui maintiennent la guerre en activité. Il y a quand même visiblement une partie de l’armée et de la société russe qui aurait stoppé l’opération beaucoup plus tôt.
Autre éventualité par rapport au changement technologique. Pendant longtemps, la mort ciblée devait être le fait de traîtres ou de personnes retournées, comme le complot Stauffenberg par exemple, où des Allemands essaient de tuer Hitler, et sont alors vus comme traîtres par les nazis. Aujourd’hui, il n’y a plus besoin de ce genre de personnes, car on peut faire l’attaque avec un drone ou une arme longue portée. Donc la technologie nous affranchit du besoin d’avoir un homme à soi dans l’entourage de celui que l’on veut tuer.
Oui, en effet, la technologie peut nous en affranchir, car il est possible avec les moyens de surveillance et de frappe en profondeur et de miniaturisation technologique de tous les vecteurs d’élimination, qu’ils soient explosifs ou agents chimiques, etc. Il est possible de frapper quelqu’un à peu près n’importe où sur la planète, sans forcément disposer d’un allié dans le système. Mais malgré tout, le fait d’être infiltré dans le système permet d’apporter un avantage décisif à l’attaquant, puisque si la cible met en œuvre des systèmes de défense, si elle vit dans un bunker pour éviter d’être frappée par un drone, évidemment qu’avoir quelqu’un dans l’entourage, cela aidera toujours.
Pourquoi avoir appelé votre ouvrage « La mort fantôme » ? Qu’y a-t-il de « fantôme » ? Est-ce l’aspect inavoué, car ce type de mort se fait dans le secret et de manière indirecte ?
Il y a effectivement à la fois cette espèce de flou et de tabou. On entend à la fois parler dans les médias, mais en même temps jamais vraiment discuté comme tout autre sujet démocratique pourrait l’être. Et puis pour la cible, c’est une mort qui arrive de manière très abrupte, sans avoir forcément entendu le bruit d’un avion ou une sirène de bombardement avant, sans avoir peut-être vu son assassin dans les yeux. Il y a un côté subi, flou et très éphémère dans l’action qui donne un côté “fantôme”. Cela reste de l’appréciation personnelle, mais cela m’a paru illustrer le côté flou et subi.
Cela reste un élément essentiel de la guerre que l’on ose rarement évoquer ou mettre en avant. On le voit même dans le vocabulaire où l’on parle de « neutralisation », on n’ose pas dire que l’on tue.
Sachant qu’en plus parfois, dans le vocabulaire des armées, la neutralisation veut dire « mise hors de combat », ce qui pourrait se traduire par un simple blessé ou une vraie élimination. Il existe donc un double tabou même dans le vocabulaire utilisé.