Le conflit ukrainien s’enlise-t-il du déséquilibre entre attaque et défense ?
Sommaire
Les premières semaines du conflit ukrainien avaient été marquées par ce qui s’apparentait alors à une guerre de mouvement rapide, qui n’était pas sans rappeler les préceptes de la guerre eclair allemande ou l’offensive alliée en Irak en 1991.
Si la manœuvre russe contre Kyiv et Kharkiv se heurta à une résistance ukrainienne efficace et coordonnée, elle fut surtout handicapée par un manque évident de préparation des armées russes, qui s’attendaient, semble-t-il, à l’effondrement rapide des armées ukrainiennes.
Cette manœuvre rapide fut en revanche bien plus efficace dans le sud du pays, permettant en quelques semaines de faite la jonction avec le Donbass au nord, et la frontière russe à l’est, tout en s’emparant de l’ensemble des territoires au sud du Dniepr, et même au-delà, avec la prise de Kherson.
On pouvait remarquer, toutefois, qu’aucune offensive russe n’avait été engagée contre les défenses ukrainiennes fortifiées le long du Donbass. S’il pouvait alors s’agit d’une manœuvre de surprise, nombreux étant ceux qui attendaient une offensive russe limitée aux oblasts du Donbass, il est aussi probable que l’état-major redoutait les capacités de résistance des lignes défenses adverses.
La contre-offensive ukrainienne à l’été et à l’automne 2022, qui permit de libérer Kherson et de dégager Kharkiv, était aussi une manœuvre profonde. Néanmoins, celle-ci fut rendue possible par les lignes de défense et logistiques russes alors trop entendues, et non en raison d’une percée fulgurante ukrainienne sur le dispositif défensif russe.
Le fait est, depuis le début de cette guerre, il apparait que le potentiel offensif et de manœuvre des deux armées, s’avère incapable de prendre l’ascendant sur le défenseur, qu’il soit russe ou ukrainien, sauf au prix de pertes bien trop excessives pour le gain obtenu.
L’échec des contre-offensives récentes du conflit ukrainien
Six mois après son lancement, force est aujourd’hui de constater que la contre-offensive ukrainienne de printemps, n’aura pas atteint les résultats spectaculaires promis. Évidemment, les attentes, visiblement excessives, autour de cette opération, fut davantage le fait des odalisques de plateaux TV, que des engagements pris par un état-major ukrainien conscient de la réalité de ses moyens, et connaissant le dispositif défensif déployé par les armées russes pour y résister.
Si des avancées ont, en effet, bien été enregistrées par les troupes ukrainiennes, notamment dans l’Oblast de Zaporojie, celles-ci furent obtenues au prix de nombreuses pertes, y compris concernant les précieux blindés et systèmes d’artillerie livrés avec parcimonie par les Européens et les Américains.
Les unités ukrainiennes se sont, en effet, retrouvées confrontées à un dispositif défensif russe bien mieux conçu que ne l’avait été l’offensive de février 2022, bien doté en force d’infanterie, épaulées par des unités blindées, particulièrement des chars, par une artillerie dense et positionnée, et renseignées par une multitude de drones, dans un environnement de guerre électronique intense.
Même les forces aériennes et d’appui aériens russes se sont montrées plus efficaces à défendre cette ligne, qu’elles ne l’avaient été initialement, spécialement en interdisant le ciel aux appareils ukrainiens, et en menant des frappes ciblées à l’aide d’hélicoptères Ka-52 et Mi-28, qui se sont montrées dévastatrices au début de la contre-offensive ukrainienne.
Si les Ukrainiens ne sont pas parvenus à percer durablement, les contre-offensives menées récemment par les forces russes, en particulier autour de Avdiivka, ne furent pas davantage couronnées de succès.
Des pertes insoutenables pour des gains limités
Dans les deux cas, les manœuvres offensives se heurtèrent à des défenses bien préparées, soutenues par une artillerie efficace, sans qu’il eût été possible ni de surprendre l’adversaire, ni d’en neutraliser les appuis par manque de munition de précision en nombre suffisant.
Il en a résulté des pertes insoutenables, pour des gains de territoires plus que limités, et un avantage tactique inexistant, d’autant que souvent, le terrain gagné dut être abandonné faute de réserve suffisante pour en assurer la défense.
Ainsi, selon le renseignement britannique, cette offensive russe autour de Avdiivka, menée par 3 brigades mécanisées, s’est soldée par la perte de 1000 à 2000 militaires, d‘au moins 36 chars et d’une centaine de véhicules, sans qu’aucun gain notable n’ait été enregistré.
Les couts exorbitants de ces tentatives, les résultats minimes enregistrés, ainsi qu’un certain entêtement politique à y recourir, engendrent depuis plusieurs mois d’importants mouvements de protestation au sein des armées russes.
C’est aussi le cas, depuis quelques mois, en Ukraine, ou l’on assiste à un certain essoufflement de la ferveur populaire, par ailleurs alimenté par des difficultés économiques croissantes dans le pays.
Vers un scénario coréen en Ukraine ?
Ces échecs répétés des manœuvres offensives, mais également la stabilisation du front dans la durée, et donc la multiplication des infrastructures défensives de part et d’autres, tendent vers un enlisement du conflit le long de la présente ligne d’engagement.
Surtout, il apparait que le taux d’échange pour faire face à une offensive, est à ce point favorable au défenseur aujourd’hui, que la persévérance dans une stratégie offensive, pourrait représenter le plus court chemin pour une victoire rapide… de l’adversaire.
De fait, ce premier conflit majeur du 21ᵉ siècle, se rapproche en de nombreux points, au conflit coréen, et notamment de la situation en 1952, lorsque les deux camps ne parvenait plus à prendre l’ascendant sur l’autre, amenant les Américains et les forces de l’ONU d’une part, et les Nord-coréens ainsi que leurs alliés chinois de l’autre, à signer un armistice le 27 juillet 1953, qui entérina le 38ᵉ parallèle comme frontière des facto entre les deux pays.
Les raisons du déséquilibre entre attaque et défense
Toutefois, avant de pouvoir anticiper les évolutions possibles du conflit en Ukraine (ce qui sera fait dans la seconde partie de l’article), il est nécessaire de comprendre les raisons qui sont à l’origine de ce déséquilibre flagrant entre l’attaque et la défense dans ce conflit.
En effet, ce constat va à l’opposé des doctrines majoritairement employées, en particulier au sein des armées occidentales, plus particulièrement depuis l’opération Tempête du Désert en Irak en 1991, qui fut l’éclatante démonstration de l’efficacité de la doctrine occidentale basée sur la manœuvre et l’exploitation des moyens interarmes.
À l’inverse, la guerre en Ukraine se rapproche aujourd’hui de la guerre de Corée, de ses tranchées et de ses offensives aussi limitées que meurtrières, et avant elle, de la Première Guerre mondiale.
En effet, de nombreux facteurs techniques et opérationnels, expliquent cette situation, et son caractère par ailleurs non transitoire, et non circonscrit au seul conflit russo-ukrainien.
Le renseignement et la mobilité des forces
Le premier de ces facteurs, résulte d’importants moyens de renseignement déployés dans les airs, sans l’espace, dans le cyberespace et sur le spectre électromagnétique, par les deux camps et leurs alliés.
Il est, de fait, virtuellement impossible pour l’un comme pour l’autre de surprendre l’adversaire lors d’une offensive de grande envergure, qui nécessite immanquablement la concentration de forces importantes ne pouvant passer inaperçue de l’adversaire.
En outre, les forces étant désormais très mobiles, il est aisé de redéployer ses moyens presque en miroir de l’adversaire, annulant toute possibilité d’attaque surprise, qui constitue bien souvent l’élément clé d’une manœuvre offensive, en l’absence d’un rapport de force trop déséquilibré.
Outre le renseignement stratégique, l’omniprésence et l’efficacité des moyens de détection, d’écoute électronique et de reconnaissance, alimentant d’importants moyens de frappe dans la profondeur, tend à neutraliser l’élément de surprise, y compris à l’échelle tactique, si ce n’est pour ce qui concerne quelques frappes exceptionnelles.
On peut se demander, à ce titre, si ce n’est pas davantage l’accès à cette qualité de renseignement de la part des deux belligérants, bien davantage que la mise en œuvre de tel ou tel type d’armement, qui caractérise le mieux la notion de conflit de haute intensité, et à l’opposée, de conflit dissymétrique.
Les performances des nouveaux armements d’infanterie
Les performances des nouveaux équipements et des armements employés par l’infanterie des deux belligérants, expliquent, elles aussi, le gel de la ligne d’engagement.
En effet, là où l’infanterie était, ces 50 dernières années, principalement employée en soutien des moyens mécanisés dans le cadre d’un conflit de haute intensité, celle-ci dispose désormais d’une puissance de feu, et de moyens d’action et de protection, en faisant un adversaire redoutable aussi bien pour les blindés, les aéronefs et même l’artillerie adversaire, par l’utilisation des munitions rôdeuses.
Celle-ci dispose, par ailleurs, d’une compétence unique, celle de pouvoir s’enterrer, et de conserver une certaine mobilité dans les tranchées les protégeant des frappes d’artillerie et des bombardements adverses.
Le fait est, une majorité des blindés détruits en Ukraine, de manière documentée, résulte de tirs de munitions antichars d’infanterie, missiles ou roquettes, ou de frappes de munitions rôdeuses, elles aussi mises en œuvre par l’infanterie. C’est aussi le cas des hélicoptères abattus, là encore, le plus souvent par des missiles sol-air d’infanterie SHORAD.
Cette puissance de feu étendue, associée à la protection offerte par les tranchées et infrastructures défensives, et à sa mobilité tactique, confère désormais à l’infanterie une puissance d’arrêt sans équivalent depuis l’apparition de la mitrailleuse à la fin du 19ᵉ siècle, y compris contre la cavalerie.
L’utilisation intensive des mines
Un temps passée au second plan opérationnel suite aux efforts internationaux pour en prohiber l’utilisation, les mines, qu’elles soient antichars, antipersonnelles et même navales, jouent, elles aussi, un rôle clé dans l’enlisement du conflit ukrainien.
Le fait est, après 600 jours de conflit, la ligne d’engagement en Ukraine n’a plus grand-chose à envier, en termes de mines déployées, au 38ᵉ parallèle séparant Corée du Nord et du Sud, jusqu’ici réputé la zone la plus minée sur la planète.
En Ukraine, les mines font ce qu’elles sont censées faire, à savoir empêcher l’adversaire de déborder les lignes défensives déployées. Il n’est donc en rien surprenant que leur utilisation intensive, ait entrainé la fixation de la ligne d’engagement, même le long des côtes ukrainiennes. Ainsi, l’offensive amphibie russe sur Odessa dut être annulée, en raison du grand nombre de mines navales et terrestres déployées le long des plages ukrainiennes.
En outre, protégés par les lignes défensives garnies d’infanterie et par le feu de l’artillerie alliée, les champs de mines sont très difficiles à neutraliser, y compris par les moyens dédiés,
La neutralisation de la puissance aérienne
La plus grande surprise, concernant le conflit ukrainien, est incontestablement le rôle marginal de l’aviation de combat, y compris de la pourtant puissante et richement dotée force aérienne russe.
La puissance aérienne avait, en effet, joué un rôle déterminant et majeur lors de tous les conflits de la seconde moitié du 20ᵉ siècle, allant des conflits israélo-arabes aux guerres du Vietnam et d’Afghanistan, en passant par les Malouines, les deux guerres du Golfe et l’intervention dans les Balkans.
À l’inverse, en Ukraine, l’extrême densité des défenses antiaériennes déployées de part et d’autres, aura suffi à interdire le ciel aux appareils russes et ukrainiens, contraints depuis un an à n’employer que des munitions de précision à longue distance, ou à mener des opérations très risquées à très basse altitude.
Même les hélicoptères de combat, exposés aux missiles antiaériens d’infanterie, peinèrent à accomplir leurs missions de tueur de char, sauf à de rares exceptions.
Il n’est, dès lors, pas question pour les unités engagées au sol, de pouvoir faire appel à un soutien aérien rapproché pour compenser un rapport de force défavorable, ni d’employer la force aérienne pour dégager un corridor de pénétration, neutralisant de fait le rôle clé que joua l’aviation de combat depuis l’arrivée des bombardiers tactiques en marge de la Seconde Guerre mondiale.
Les progrès de l’artillerie et l’arrivée des drones
Privées de puissance aérienne, les forces engagées en Ukraine ne pouvaient, dès lors, que se tourner vers l’artillerie, pour obtenir les effets souhaités. Fort heureusement, les deux camps disposaient d’une puissance d’artillerie sans commune mesure avec celle qui équipe aujourd’hui encore les armées européennes.
Si l’emploi massif de l’artillerie est au cœur des doctrines russes et ukrainiennes, toutes deux héritières de la doctrine soviétique, ce sont les progrès des nouveaux systèmes entrés en service ces dernières années, qui contribuèrent à accentuer son rôle fixateur dans ce conflit.
En effet, entre la portée étendue obtenue par les tubes allongés de 52 calibres et par les nouvelles roquettes longue portée, la précision des munitions à guidage GPS, et l’arrivée de munitions spéciales capables de cibler précisément les blindés ou les bunkers, l’artillerie devenait la principale menace sur le champ de bataille, que ce soit sur la ligne de front, et sur les lignes arrières.
Ce d’autant que les unités d’artillerie purent s’appuyer sur l’arrivée massive des drones de reconnaissance, susceptibles de détecter l’adversaire et de diriger des frappes précises pour le détruire.
Aux drones de reconnaissance virent s’ajouter, rapidement, les munitions vagabondes, ces drones armés d’une charge explosive, aptes à chercher une cible pendant plusieurs dizaines de minutes à plusieurs kilomètres derrière la ligne d’engagement, puis de le frapper en plongeant dessus et en faisant détoner la charge.
De fait, l’arrivée conjointe et massive de nouveaux systèmes d’artillerie plus précis et plus mobiles, et des drones capables de leur designer des cibles et même de les frapper directement, transforma l’ensemble du champ de bataille dans une bande allant de la ligne d’engagement à 25 à 30 km derrière celle-ci, dans laquelle tout mouvement s’avère extrêmement risqué.
L’épuisement des deux camps
Enfin, un dernier facteur explique aujourd’hui la trajectoire probable vers un enlisement du conflit, l’épuisement des deux camps, sensible aussi bien en Ukraine qu’en Russie, bien que de manière différente.
Les deux armées ont, en effet, enregistré des pertes considérables, équivalentes peu ou prou, aux effectifs initialement engagés en février et mars 2022. À ces pertes humaines déjà très difficiles à compenser, s’ajoutent des pertes matérielles encore plus importantes.
Ainsi, avec plus de 2400 chars détruits, abandonnés ou endommagés, 4 000 véhicules de combat d’infanterie ou blindés de combat, ou encore 580 systèmes d’artillerie automoteurs, les armées russes ont perdu, en 600 jours d’engagement, près de 75 % des équipements de première ligne dont elle disposait le 24 février 2022.
Au-delà des pertes militaires, et de l’immense effort produit par Moscou pour les compenser par son industrie de défense, l’économie russe souffre terriblement du conflit, quoi qu’en disent les données macroéconomiques, avec un nombre considérable de faillites au sein du tissu économique local dans le pays.
De fait, bien que majoritairement soumise et exposée à un matraquage médiatique constant, l’opinion publique russe soutien de moins en mois l’opération spéciale militaire de Vladimir Poutine en Ukraine, et la contestation, encore en sourdine, devient de plus en plus audible, notamment sur les réseaux sociaux, si pas contre le régime, en tout cas contre la guerre et ses conséquences.
La situation est sensiblement similaire en Ukraine. Après un effort de défense qui fit l’admiration de tous au début du conflit, le soutien ukrainien à la stratégie offensive de Volodymyr Zelensky semble s’éroder au sein de l’opinion publique comme des armées.
Ainsi, le nombre de volontaires pour rejoindre les armées ou la Garde nationale tend à diminuer, alors que les difficultés économiques touchant la population et les entreprises, y compris au sein de la BITD, sont de plus en plus importantes.
Cet épuisement sensible, de part et d’autre, sensible même parmi les alliés de l’Ukraine, aussi bien dans les armées que les opinions publiques, et les difficultés économiques croissantes, tendent aussi à inciter les dirigeants et chefs militaires à plus de prudence, et donc à une posture plus défensive qu’offensive.
Conclusion
On le voit, l’ascendant très net constaté en Ukraine, de la posture défensive face à la posture offensive, ne résulte pas d’un unique facteur transitoire, mais d’une série de facteurs concomitants, aussi bien technologiques que doctrinaux et sociaux.
De fait, ce constat s’applique très probablement au-delà de ce seul conflit, et doit donc être considéré dans la planification militaire, y compris dans les différents conflits de même intensité en gestation dans le monde.
Article du 18 octobre en version intégrale jusqu’au 13 février 2024