Le Kosovo : un territoire aux crises non résolues

Le Kosovo : un territoire aux crises non résolues

par Natalia Tatarchuk – Revue Conflits – publié le 29 janvier 2025

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Petit territoire disputé par l’Albanie et la Serbie, le Kosovo a été l’objet d’une guerre intense dans les années 1990. Le problème n’est pas résolu pour autant. Enjeu d’une mythologie politique, le Kosovo sert aussi d’exemple pour les drames de la guerre d’Ukraine.

Toute l’histoire du Kosovo, faite de grandes batailles, de luttes souterraines, de provocations, représente le résultat d’un processus complexe, marqué par la formation des États nationaux serbe et albanais et la formation de leurs nationalismes respectifs.

L’émergence de la question du Kosovo et son évolution dans la première moitié du XXe siècle.

Au fil du temps, le sens de la question du Kosovo a changé. Elle a émergé au lendemain de la guerre russo-turque de 1877-1878. Jusqu’en 1913 (fin de la Deuxième Guerre balkanique), les Serbes ont poursuivi le but de rattacher à leur pays le Kosovo, ancien centre de la Serbie aux XIVe-XVe siècles. L’Empire ottoman n’était plus en mesure de conserver le Kosovo. Mais les intentions expansionnistes serbes se sont tout de suite heurtées au nationalisme albanais, sur un terrain majoritairement peuplé d’Albanais. Cette collision est la clef de toute l’évolution de la question. La première phase de cette opposition prit fin en 1913, où le Kosovo est en effet rattaché à la Serbie, avec le soutien de la Russie, seule des grandes puissances à avoir pris le parti des Serbes sur ce point. L’Albanie venait à peine d’accéder à l’indépendance, le 28 novembre 1912.

Kosovo

Entre la Serbie et l’Albanie

De ce moment et jusqu’en 1941, pour la Serbie et ensuite pour la première Yougoslavie (1918–1941), la question du Kosovo résida dans la nécessité de s’approprier cette région et pour ce faire, de régler la question de l’intégration des Kosovars (à savoir les Albanais du Kosmet) dans l’État slave et de modifier la structure de la population au profit des Slaves, surtout des Serbes. Proclamé le 1er décembre 1918, le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes réunit, outre le Kosovo au sein de la Serbie, la Métochie comme partie intégrante du Monténégro. Dès lors, la question du Kosovo est en réalité devenue celle du Kosmet (Kosovo-Métochie). Parallèlement, à partir de 1913, le principal objectif du mouvement nationaliste albanais devint le rattachement du Kosovo à l’Albanie. On vit alors apparaître sur le terrain le mouvement des kačaks, partisans du rattachement à Tirana, mouvement étouffé par Belgrade vers le milieu des années 1920.

D’autre part, des pétitions contre la violation des droits des Kosovars furent adressées à la Société des Nations. C’est aussi pendant cette seconde phase de l’évolution de la question du Kosovo que commença son instrumentalisation par des acteurs extérieurs, notamment l’Italie, désireuse d’accroître son empire.

En 1941-1944, durant la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à la libération du Kosmet, les dirigeants de deux Partis communistes yougoslave et albanais, se souciaient avant tout d’obtenir l’engagement des Kosovars dans la lutte contre les occupants italiens et allemands. Mais le mouvement nationaliste albanais envisageait déjà l’intégration du Kosmet dans l’Albanie ethnique, en vue de la formation ultérieure de la Grande Albanie.

La question du Kosovo dans la Yougoslavie socialiste.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’au milieu des années 1950, pour la deuxième Yougoslavie (1945-1992), la question du Kosovo signifia la réintégration du Kosmet dans l’État yougoslave, y compris l’engagement des Kosovars dans les structures d’État et du Parti communiste yougoslave. Cette période fut aussi marquée par des tentatives d’instrumentalisation de la question du Kosovo par le Kremlin, suite à la rupture entre Staline et Tito. À partir de la fin des années 1960, pour les pouvoirs serbe et yougoslave, la question du Kosovo devint un problème de séparatisme intérieur, caractérisé par la lutte des Kosovars pour l’élargissement des droits du Kosmet au sein de la Yougoslavie. Dans les années 1980, ce mouvement se changea en lutte pour l’indépendance des Kosovars de la République de Serbie au sein de la Yougoslavie et la question du Kosovo prit alors la forme sous laquelle elle allait être connue de toute la communauté internationale.

Pendant toute l’histoire de la Yougoslavie socialiste, la question du Kosovo revêtit aussi une dimension serbe, avec les revendications propres des Kosovci (Serbes du Kosmet), ce que les autorités yougoslaves et serbes essayaient de dissimuler en partant de la thèse que la question nationale était résolue. Mais c’est cette dissimulation qui allait contribuer beaucoup à l’essor du nationalisme serbe et à l’émergence du phénomène Slobodan Milošević à la fin des années 1980.

Dans les années 1960-1980, la question du Kosovo prit, jour après jour, la forme d’une crise.

Le plenum de Brioni (1966) marqua un changement notable dans la politique fédérale vis-à-vis du Kosmet, ouvrant un certain processus de libéralisation. C’est ainsi que la réforme constitutionnelle (1967-1971), puis la nouvelle Constitution yougoslave transformèrent la Province autonome de Kosovo et Métochie en un élément constitutif de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, lui accordant les compétences d’un État au sein de la fédération yougoslave, avec le droit de promulguer ses lois. Cependant, ces compétences très larges se trouvaient en contradiction avec le statut du Kosmet au sein de la Yougoslavie, car il restait une province autonome serbe et non une république de plein droit. Cette contradiction aggrave les tensions au lieu de les résoudre, dans une région économiquement sous-développée, mais en plein essor démographique. Cet essor provoqua à son tour l’augmentation de la jeunesse étudiante ou instruite, mais sans-travail. Les années 1980 se caractérisent par des turbulences accrues, également nourries par les revendications des Kosovci de plus en plus teintées de nationalisme. C’est alors que Slobodan Milošević, leader de la Ligue des communistes de Serbie depuis 1986, puis, à partir de 1991, président de la Serbie, fit du Kosovo son tremplin politique.

L’aggravation permanente de la crise du Kosovo dans les années 1990.

En 1989 est promulguée une révision de la Constitution de la Serbie visant à la diminution des compétences du Kosmet. En réponse se forme la Ligue démocratique du Kosovo (LDK), le plus grand parti des Kosovars, avec à sa tête Ibrahim Rugova, favorable à une solution non-violente. Dans les années suivantes, les Kosovars firent tout pour constituer un État indépendant au Kosmet, tandis que les autorités serbes tâchaient de les soumettre et de rattacher complètement la province à la Serbie. Le démembrement de la Fédération yougoslave, par la sécession de la Slovénie et de la Croatie en 1991, ne marque donc pas  l’éclatement de la crise au Kosovo, mais il contribue à sa radicalisation. Se forme alors l’UÇK[1], aile militaire du mouvement pour l’indépendance des Kosovars, tandis que le régime de S. Milošević s’affaiblit, tout en tentant de profiter de la question du Kosovo pour rester au pouvoir.

L’achèvement de la guerre de Bosnie, en décembre 1995, voit la communauté internationale se préoccuper de la violation des droits des Kosovars. La situation sur le terrain se caractérise par une aggravation permanente – explosions et assassinats, ce qui montre à tout le monde que les autorités serbes ne maîtrisent plus la région. Quand elles tentent de résoudre la crise par le recours à la force militaire, l’internationalisation s’accroît, encourageant les Kosovars à revendiquer l’indépendance, tandis que les Serbes locaux sont assimilés aux agresseurs. Cette étape se partage en deux phases : le conflit entre l’UÇK et les forces serbes (mars 1998 – mars 1999), puis l’entrée en action de l’OTAN et l’internationalisation militaire du conflit (24 mars – 10 juin 1999).

L’instrumentalisation comme la force motrice.

Le nationalisme albanais et le nationalisme serbe ont été les forces motrices de la question du Kosovo, de l’éclatement et de la radicalisation du conflit. Cependant, d’autres paramètres ont joué. Il y a eu une instrumentalisation intérieure de la question, du fait des dirigeants yougoslaves et serbes, mais aussi des dirigeants albanais du Kosmet, et une instrumentalisation extérieure, de la part de l’État albanais et des puissances occidentales. Du « mythe kosovien », faisant de la région le cœur de l’identité serbe, jusqu’à la tragédie à Račak (massacre de 45 Albanais en janvier 1999), chaque situation a fait l’objet d’une exploitation politique, rendant impossible une évaluation non-engagée de la question du Kosovo.

L’Albanie, qui, dès 1945, cherchait l’appui de Staline pour obtenir le rattachement du Kosmet a soutenu les manifestations des Kosovars dans les années 1980 et a été le premier État reconnaissant la République autoproclamée du Kosovo en octobre 1992. La proximité géographique de l’Albanie, la frontière commune albano-yougoslave, a naturellement encouragé les espoirs des Kosovars et des partisans de la « Grande Albanie », tout en permettant d’approvisionner les indépendantistes de l’UÇK. 

Les Occidentaux devant la crise du Kosovo.

Les Occidentaux, en particulier les Européens, n’ont vraiment commencé à s’engager dans le règlement de la crise du Kosovo qu’à la fin de 1997, quand il était probablement déjà trop tard pour une diplomatie préventive. Ils ont  multiplié les pressions sur S. Milošević, d’abord au moyen de sanctions, sans chercher à conjurer le renforcement de l’UÇK. C’est dans ce contexte que la diplomatie américaine en vint peu à peu à prendre des initiatives et à agir à partir de mai 1998, en entamant des pourparlers avec les indépendantistes, en proposant aux deux parties des projets sur l’autonomie future du Kosmet et enfin en initiant l’adoption des résolutions 1199 et 1203 par le CS de l’ONU et la signature de trois accords sur le Kosmet, acceptés par S. Milošević en octobre 1998. L’internationalisation de la crise du Kosovo en septembre – octobre 1998 mit en relief le facteur militaire : c’est en prenant en considération la puissance militaire croissante des États-Unis dans les Balkans, d’un côté, et au sein de l’OTAN, de l’autre, que les pays européens acceptèrent l’intervention militaire au Kosmet.

Le 24 mars 1999, l’OTAN commença à bombarder le territoire de la Serbie. Cette opération a été jugée de manière très tranchée. Si les spécialistes occidentaux la jugent légitimée par les résolutions onusiennes 1199 et 1203, les Serbes, mais aussi les Russes, la considèrent comme illégale, car elle ne fut pas fondée sur une résolution spécifique du CS de l’ONU. Après une longue éclipse, la Russie revient alors aux côtés de la Serbie, comme en 1913. Avant même l’installation de Vladimir Poutine, la Russie considère l’OTAN comme une menace. Les bombardements de l’OTAN durèrent 78 jours et furent suspendus le 10 juin 1999, avec l’adoption par le CS de l’ONU de la résolution 1244 qui devint la base pour le déploiement au Kosmet de la Kosovo Force (KFOR), force armée multinationale sous l’égide de l’OTAN. La KFOR se déploya le 12 juin 1999 et continue son travail jusqu’à nos jours. Mais elle n’a pas réussi à conjurer de nouveaux affrontements interethniques au Kosmet dont le plus grave qui est appelé parfois « la nuit de Cristal » a eu lieu en mars 2004. D’après les données Human Rights Watch, en deux jours, les 17 -18 mars, 19 Serbes furent tués, au moins 550 maisons serbes et 27 églises et monastères orthodoxes incendiées, 4 100 Serbes forcés à quitter leurs foyers. C’est pourquoi cette organisation humanitaire a constaté qu’au Kosmet, l’OTAN et l’ONU sont « incapables de protéger les minorités ». À son tour, en 2006, l’UNESCO a inscrit les monuments médiévaux du Kosovo et de la Métochie – les églises et monastères orthodoxes sur la Liste du patrimoine mondial en péril.

Placé jusqu’à aujourd’hui sous les auspices de la KFOR, le Kosmet est reconnu depuis 2008 comme un État indépendant – la République du Kosovo (Republika e Kosovës) par plus de 100 pays, y compris les grandes puissances occidentales (États-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne, France, Italie), mais il est considéré comme une partie intégrante de la République de Serbie (Republika Srbija) par d’autres 35 pays, parmi lesquels la Russie, la Chine, l’Espagne et, évidemment, la Serbie. Étant toujours un des sujets les plus litigieux de l’agenda international actuel, la question du Kosovo continue de rendre compliquée la situation régionale dans les Balkans. Elle sert d’exemple aux Russes pour dénoncer la « mauvaise foi » de l’Occident et justifier la création de « Républiques populaires » de Donetsk et Luhansk, prises sur le territoire internationalement reconnu de l’Ukraine.

[1] Ushtria Çlirimtare e Kosovës (Armée de libération du Kosovo)


Natalia Tatarchuk

Docteur HDR en histoire. Sorbonne-Université, SIRICE

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