«Nos soldats font encore la guerre et meurent pour le drapeau français»
Par Etienne Campion – Le Figaro.fr – Publié le 23/08/2018
FIGAROVOX/ENTRETIEN – Plus de 630 soldats français sont morts en opérations extérieures depuis 1962, rappelle Philippe Chapleau, qui a dirigé le Dictionnaire des opérations extérieures de l’armée française.
Philippe Chapleau est écrivain et journaliste, spécialiste des questions de défense. Avec le général Jean-Marc Marill, il a dirigé le Dictionnaire des opérations extérieures de l’armée française, paru en juin 2018 aux éditions du Nouveau monde.
FIGAROVOX.- Comment définir les opérations militaires extérieures (OPEX) de la France?
Philippe CHAPLEAU.- Depuis les années Soixante et la décolonisation, il est d’usage de parler de «théâtres d’opérations extérieures» (OPEX). Il peut s’agir d’OPEX de circonstance, hyper-réactive, lorsque les vies de ressortissants français sont menacées par exemple, comme à Kolwezi en 1978. D’autres interventions militaires sont plus longues à mettre en place et s’inscrivent davantage dans une perspective stratégique. Dans tous les cas, il s’agit d’une décision du président de la République. Contrairement à d’autres démocraties de tradition parlementaire, en France c’est le pouvoir exécutif qui est compétent. Le Parlement est informé mais ne décide pas de l’envoi de troupes. On peut s’en offusquer mais, en termes opérationnels, il faut aller très vite et éviter tout délai.
L’OPEX se caractérise par sa grande flexibilité. Ce type d’opérations contribue, en quelque sorte, à la capacité de dissuasion française: pouvoir se projeter aussi rapidement à différents endroits du monde revêt un aspect dissuasif, ce qui est loin d’être le cas pour un grand nombre de pays d’Europe qui ne bénéficient pas d’armées aux capacités de projection comme la nôtre.
Nos soldats font encore la guerre, tout comme ils meurent toujours pour la France et le drapeau.
638 soldats ont été tués au cours des différentes OPEX effectuées par l’armée française depuis la fin de la guerre d’Algérie. Assiste-t-on encore à des conflits meurtriers, ou bien s’agit-il d’opérations de maintien de la paix?
Des opérations de maintien de la paix dans les années 80/90, nous sommes passés à une posture beaucoup plus offensive, et le nombre de mort s’en est logiquement ressenti. Nous sommes certes loin de Verdun et de ses morts par milliers chaque jour. Toutefois ces quelques morts, chaque année, témoignent de la violence ambiante, de la volatilité de la situation, et d’un engagement réel des troupes françaises. Nos soldats font encore la guerre, tout comme ils meurent toujours pour la France et le drapeau.
Sur combien de théâtres d’opérations la France est-elle présente aujourd’hui dans le monde?
L’opération Sangaris en Centrafrique est terminée depuis novembre 2016. Mais nos forces restent déployées à travers l’opération Chammal, en Irak et en Syrie, et l’opération Barkhane, dans la région du Sahel. L’opération Barkhane est l’une des opérations les plus déterminantes. Nos forces combattent, depuis 2014, au sein d’un territoire grand comme l’Union européenne. Cette mission engage un effectif de quelque 4 500 hommes, avec un objectif d’ordre tant tactique que stratégique et diplomatique. Avant Barkhane, dès janvier 2013, nous étions déjà engagés sur l’opération Serval au Mali, opération militaire lancée pour stopper l’avancée des forces djihadistes.
Par ailleurs, à l’heure actuelle, nous sommes présents dans des missions secondaires dont on parle peu mais qui n’en demeurent pas moins importantes. Comme Atalante, pour lutter contre la piraterie au large des côtes somaliennes, et Daman, au Liban, dans le cadre de l’ONU.
En Afghanistant, notre armée était arrivée sur le terrain comme pour faire une opération de maintien de la paix, or nos moyens étaient insuffisants
Les OPEX servent parfois dans des missions exécutées sous l’égide de l’OTAN, notamment en Libye (opération Harmattan, 2011). Qu’en penser?
Je ne suis pas certain que l’esprit des OPEX ait véritablement changé. Nous avons toujours des opérations extérieures franco-françaises comme Barkhane même si, il est vrai, nous avons pu compter sur l’aide logistique des alliés anglo-saxons et sur des contributions africaines.
Nous avons décidé de ne pas intervenir en Irak en 2013; on se rappelle à ce titre du discours de Dominique de Villepin à l’ONU. À l’inverse, la France était présente en Afghanistan dès 2001. Puis, lorsque Nicolas Sarkozy a réintégré la France dans le commandement intégré de l’OTAN, nous avons adhéré à un credo plus opérationnel et offensif. L’embuscade d’Uzbin, survenue le 18 août 2018 et dans laquelle dix Français ont péri, a relancé, moins le débat politique sur la pertinence de la présence française sur un tel théâtre d’opérations, que le débat sur les moyens et les budgets alloués à nos forces pour des missions de haute intensité. Notre armée était arrivée sur le terrain comme pour faire une opération de maintien de la paix, or nos moyens étaient insuffisants.
Par la suite, d’autres opérations nous ont amenés à nous fondre dans le dispositif otanien. Tout en gardant notre autonomie décisionnelle. Mais tout ça relève avant tout du politique.
L’armée va où on lui dit d’aller: ce n’est par exemple pas elle qui a choisi d’aller en Libye, en 2011, c’est le pouvoir politique qui l’a décidé ; elle remplit la mission fixée avec ses moyens. Qui s’avèrent trop souvent insuffisants.
L’armée va où on lui dit d’aller : ce n’est pas elle qui a choisi d’aller en Libye, c’est le pouvoir politique qui l’a décidé ; elle remplit la mission fixée avec ses moyens. Trop souvent insuffisants.
On sait désormais qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire tout seul, ce qui ne nous empêche pas de nous faire entendre. Il nous faut essayer de traiter en égaux avec les Américains. Nous sommes la dernière armée capable d’intervenir avec la même efficacité qu’eux. L’armée britannique, par exemple, tombe en déliquescence depuis son intervention en Irak et en Afghanistan. L’armée allemande a quant à elle un problème politique liée à son histoire.
De quoi manque aujourd’hui l’armée française?
Nous manquons d’avions de transport et de moyens de renseignement, notamment. On se rend compte de nos limites lorsqu’on se rend sur nos théâtres d’opérations: il y a un vrai problème de moyens, donc de budget. Pour Serval, par exemple, compte tenu de nos moyens déjà déployés en périphérie du Mali, nous aurions pu avoir de gros problèmes si l’ennemi avait été plus nombreux et plus organisé,
C’est pourquoi notre présence dans l’OTAN nous arrange sous certains aspects. Nécessité fait loi et même les militaires réticents envers le commandement intégré ont pris la mesure des capacités additionnelles dont on pouvait bénéficier avec des organisations comme l’OTAN.
Actuellement, les militaires français sont partagés: ils perçoivent une volonté politique pour rehausser le budget des armées, notamment grâce à la dernière loi de programmation militaire qui annonce des coups de pouce salutaires. Mais ils restent méfiants: chaque année, la situation budgétaire dégradée de l’État fait qu’une part du budget des armées est réduite. C’est ce qui pourrait arriver avec la mise en place du service national universel.
Cela fait plusieurs années qu’on promet la création d’un monument pour les soldats morts en OPEX. Or les travaux n’ont pas démarré et traînent….
Y a-t-il une reconnaissance particulière du monde politique pour les soldats morts sur place?
Pour ce qui est de la reconnaissance des soldats tombés, cela fait plusieurs années qu’on promet la création d’un monument pour les soldats morts lors des opérations extérieures, or les travaux n’ont pas démarré et traînent. Il y a toujours quelqu’un qui n’est pas d’accord… Si nous étions vraiment prêts à leur rendre hommage, il y a longtemps que ce monument aurait été érigé.
D’un côté on discerne la grandeur française, de l’autre on a encore beaucoup de réticences à parler sans contraintes de ce sujet, comme au sujet de l’opération Turquoise au Rwanda, qui nous a été très délicate à traiter dans ce dictionnaire.
Quant à l’avenir des OPEX… Même si les menaces terroristes qui pèsent sur notre territoire depuis plusieurs années changent la donne et obligent à rééquilibrer nos efforts de défense, nous n’en avons certainement pas fini avec les OPEX. Il y aura encore des chapitres à écrire dans l’histoire des opérations extérieures françaises.