Pour en finir avec la cobelligérance
par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 7 février 2023
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Une des rares victoires russes de la confrontation avec l’« Occident global » est d’avoir réussi à introduire le mot « cobelligérant » dans le débat. Dans les faits, ce mot n’apparaît que très rarement dans les affaires stratégiques et pour cause puisqu’il désigne le fait d’être en guerre contre un ennemi commun sans alliance militaire formelle, ce qui n’arrive que très rarement. L’Union soviétique attaquant la Pologne deux semaines après l’Allemagne en septembre 1939 en constitue un exemple. Le terme « cobelligérant » a pourtant été utilisé très tôt par la diplomatie russe dès lors que des pays ont décidé d’aider l’Ukraine envahie, et surtout de l’aider militairement. Il s’agissait alors d’abord de démontrer qu’en aidant militairement l’Ukraine, les pays occidentaux ne devenaient pas complètement des « ennemis », puisque le terme n’était prudemment pas utilisé, mais plutôt des « presque ennemis » s’approchant dangereusement du seuil de la guerre ouverte, ce qui personne ne veut. Une aide jugée trop « escalatoire », sans que l’on sache trop en quoi, susciterait alors des réactions du même ordre, sans que l’on sache non plus lesquelles. Bref, il s’agissait d’introduire l’idée, portée ensuite par les sympathisants conscients ou non, que « l’aide c’est la guerre ».
Les gouvernements se sont crûs obligés de répondre à l’accusation. En France, la ministre des armées employait le terme dès le 1er mars pour expliquer qu’au grand jamais ce ne serait le cas (ce qui est une évidence, au pire on serait alliés dans une guerre que la Russie nous aurait déclaré). Emmanuel Macron expliquait dès le 7 mars vouloir « stopper cette guerre sans devenir nous-mêmes des belligérants » tandis que plusieurs personnalités politiques d’opposition estimaient que simplement fournir des armements à l’Ukraine « ferait de nous des cobelligérants ». On rappellera qu’en France la ligne de comportement vis-à-vis de la Russie, telle qu’elle est exprimée dans tous les Livres blancs et revues stratégiques depuis 2008 est, malgré les attaques et l’intrusion en tout genre, le « dialogue ferme ». A ce stade de la guerre russo-ukrainienne, il s’agit donc encore de « persuader » la Russie d’arrêter son invasion par un calcul coûts-profits. On cherche à faire monter les coûts pour la Russie par des sanctions économiques et on aide l’Ukraine à se défendre, obligation morale si on veut que le droit international soit respecté et ce qui a aussi pour effet de faire monter les coûts militaires pour la Russie.
C’est à ce moment-là aussi que l’on se répand en explications sur la distinction entre équipements non létaux et armes qui elles-mêmes sont forcément « défensives », ou encore « non escalatoires » car non agressives. Cela rappelle immanquablement les débats de l’entre-deux-guerres sur le thème « le char est-il une arme offensive ? » et si c’est le cas, un État pacifique doit-il en posséder ? N’est-ce pas une provocation, une menace pour les voisins ? Ligne Maginot = bien ; chars de bataille = pas bien. C’est évidemment absurde, ce sont les opérations qui sont offensives ou défensives, pas les moyens qui y sont utilisés. Les armes « défensives » ou « offensives », pour ne pas dire « offensantes », ont cependant encore de beaux jours devant elle.
Dans les faits, les choses sont pourtant simples. Soutenir un État en guerre sans combattre soi-même n’est pas être en guerre contre l’ennemi de cet État. Quand l’Union soviétique fournit au Nord-Vietnam en guerre contre les États-Unis, le Sud-Vietnam et leurs alliés des centaines de milliers de tonnes d’équipements pour une valeur totale pour 1965-1975 d’environ 110 milliards d’euros actuels, personne ne songe à la qualifier de cobelligérante. Idem pour la Chine qui fait la même chose à moindre échelle. Et pourtant, des milliers de soldats américains vont périr directement à cause de cette aide comme par exemple l’énorme capacité de défense aérienne – canons, missiles et avions de chasse – fournie. Ces choses paraissent comme normales et évidentes dans la cadre de la guerre froide. Cela n’empêche pas dans le même temps des relations diplomatiques presque normales entre Soviétiques et Américains et même des accords importants, comme ceux relatifs à la limitation des armements nucléaires.
On rétorquera que le territoire des États-Unis n’était pas menacé par cette aide, et qu’il n’y avait donc pas au Vietnam d’enjeux vitaux engagés pour les Américains. Malgré des discours grandiloquents du genre « le sud-est asiatique est l’avenir du monde et si on ne combat pas il sera sous le contrôle des communistes chinois, ce qui est inacceptable », ce qui est à peu près la teneur du discours sur l’état de l’Union de Nixon en 1970, cela est vrai. Lorsque les Russes ont voulu déployer des missiles armés nucléairement à Cuba, les réactions ont été plus vives que lorsqu’ils ont été placés en Europe de l’Est, et si la guerre s’était passée au Mexique plutôt qu’au Vietnam, les perceptions auraient sans doute été différentes. Car et c’est bien là toute la difficulté du jeu subtil de l’escalade qui réside, comme au poker, dans sa subjectivité. On ne sait pas forcément très bien ce qui peut provoquer une réaction adverse – pas « ennemie » précisons-bien puisqu’il n’y a pas guerre, mais c’est souvent pareil en temps de guerre – d’autant plus que les choses peuvent évoluer dans le temps ou que l’on ne se comprend pas forcément très bien.
Au début d’octobre 1950, après avoir vaincu l’armée nord-coréenne dans le sud, les Américains et Sud-Coréens décident de pénétrer en Corée en Nord afin de réunifier le pays. Cela ne plaît ni à l’Union soviétique, ni surtout à la Chine populaire qui multiplie les gestes – déclarations, mouvements de troupes, parades – pour faire comprendre qu’elle est prête à entrer en guerre pour sauver la Corée du Nord. Tout cela paraît trop sibyllin aux Américains qui poursuivent la conquête du Nord. Début novembre, les Chinois effectuent même un ultime avertissement conventionnel en attaquant les forces américaines en pointe, avant de se replier derrière la limite du fleuve Yalu. Les Américains interprètent cela comme un signe de faiblesse et continuent. A la fin du mois, les Chinois lancent donc une offensive générale qui inflige une sévère défaite aux Américains. Cet évènement contribuera plus tard à dissuader ces derniers d’envahir le Nord-Vietnam.
On ne sait pas forcément comment l’adversaire perçoit les choses, à moins d’avoir des renseignements de première main. Et encore une taupe dans le premier cercle du pouvoir adverse peut aussi se tromper et dans tous les cas joue pour son propre compte. On suppute aussi sur ce que cet adversaire peut faire. Si on considère qu’il est impuissant, par manque de moyens ou de volonté, il n’y a, en théorie, aucune limite à l’aide à apporter au pays soutenu puisqu’il n’y aura pas de réaction. Mais dans le cas de la Russie, c’est peu probable. On a donc tâtonné avec l’Ukraine. On a aidé et puis on a vu ce qui se passait.
Reprenons les trois critères de décision évoqués récemment par Emmanuel Macron quant à l’envoi de chars Leclerc en Ukraine : utile, non escalatoire et sans nous affaiblir. Lorsque la guerre commence en février 2022, on envoie d’abord des équipements légers comme des missiles antichars ou antiaériens portables. C’est évidemment tactiquement utile et ce d’autant plus que c’est assez rapidement absorbable par les forces ukrainiennes. Cela ne nous affaiblit pas trop dans un contexte où on estime généralement que cela ne suffira pas à arrêter les Russes. Il faut peut-être en garder sous le coude au cas où la guerre s’étendrait en Europe de l’Est. On s’empresse aussi de qualifier tout cela de « défensif » pour réduire le coefficient escalatoire de l’aide (CEA) et on se prépare à toutes les rétorsions possibles dans les champs de la confrontation (cyberespace, économie, influence, etc.). Finalement, non seulement la Russie réagit peu, hormis par ses déclarations et une carte nucléaire faible (mise en alerte modérée sans menace concrète), mais en plus les Ukrainiens résistent.
Que faire ? Vladimir Poutine ne renonce évidemment pas devant les coûts induits. Bien que très éloignées des objectifs initiaux, les forces russes ont quand même conquis des territoires non négligeables en Ukraine. Et, puis à partir d’un certain seuil, les coûts incitent même à poursuivre, ne serait-ce que pour les justifier ou « se refaire ». Poutine n’est donc étrangement pas persuadé par notre diplomatie que « cela ne vaut pas le coup » et ne retire pas ses forces.
On reste dans un schéma de guerre conventionnelle industrielle tout à fait classique, qui lorsqu’elle ne se termine pas très vite (et se transforme éventuellement en guérilla comme en Irak en 2003) a tendance à durer très longtemps. Il faut trouver autre chose. Les Russes imposent une longue guerre d’usure et de positions. On y répond par une aide plus massive. On s’affaiblit forcément un peu tant l’hypothèse d’avoir à mener ou soutenir une guerre conventionnelle longue n’a pas été anticipée. Il n’y a ni stocks ni capacité à remonter en puissance très vite et aider massivement avec des équipements lourds, comme les pièces d’artillerie qui constituent l’urgence du moment, c’est forcément prendre dans notre muscle. Dans le même temps, la Russie perd aussi ses muscles en Ukraine et ne représente plus dans l’immédiat une menace pour les pays d’Europe de l’est.
Et puis, la Russie n’a pas beaucoup réagi à la première vague de soutien militaire, par crainte également de l’escalade ou peut-être simplement parce qu’elle ne pouvait pas faire grand-chose. Elle se contente de ressortir la carte nucléaire et d’ajouter le thème « poursuivre l’aide à l’Ukraine, c’est faire durer ses souffrances » au discours initial. Cela permet à des personnalités en mal d’existence exprimer leur détestation des « va-t-en guerre », mais seulement s’ils sont ukrainiens ou occidentaux. En même temps, cela tombe bien puisque ce conflit dont tout le monde perçoit la dangerosité est peut-être le premier où il n’y a justement pas de courant interventionniste comme on a pu en connaître dans le passé depuis les conflits en ex-Yougoslavie. La très grande majorité de la population soutient l’idée d’aider l’Ukraine, mais personne ne veut faire la guerre à la Russie. On voit donc des Don Quichotte s’élancer contre des monstres imaginaires, qui ont au moins le mérite de permettre de combattre sans autre risque que le ridicule.
Peu de réactions russes donc, et aucune ligne rouge réellement tracée, mais on ne sait jamais. Il y a un consensus pour estimer que le CEA sera élevé si les armes fournies peuvent servir à attaquer en masse et en profondeur (escalade verticale d’intensité) le sol russe (escalade horizontale géographique). On considère alors, sans doute avec raison, que cela nourrirait le discours russe selon lequel cette « opération spéciale » est bien une guerre défensive contre une agression existentielle de l’OTAN, atténuerait les échecs en Ukraine (« ce n’est pas l’Ukraine, c’est tout l’Occident global qui est contre nous ») et justifierait la stalinisation complète du pays ainsi qu’une montée aux extrêmes. Les armes fournies sont donc « bridées », techniquement (pas de munitions à trop longue portée) et politiquement avec la garantie, sous peine de cessation de crédit, de ne pas les utiliser pour attaquer ouvertement la Russie. A cet égard, la fourniture de chars de bataille, à part le fait de nourrir les fantasmes sur les Panzerdivisionen, ne présente pas de CEA particulier, en tout cas moins que des lance-roquettes multiples par exemple. On n’imagine pas une seconde les brigades blindées ukrainiennes foncer vers Kursk. Ce n’est jamais une bonne idée et les Ukrainiens le savent puisqu’ils étaient dans les rangs de l’Armée rouge. Les avions de combat dont on parle maintenant, c’est un peu autre chose puisqu’ils ont la possibilité, à condition de franchir une défense du ciel très dense, de pénétrer en profondeur dans le territoire russe. CEA plus élevé pour une utilité moindre, cela méritera sans doute plus de débats que pour les chars de bataille.
Soyons un peu clairs dans le flou de l’avenir. Après un tel investissement, une défaite de l’Ukraine serait également une défaite majeure pour nous, pour notre position dans le monde, mais aussi pour le droit international qui pourrait être bafoué impunément. La menace russe peut-être affaiblie un temps par l’effort, et peut-être toujours engluée dans une guérilla sans fin en Ukraine, se reporterait immanquablement sur l’Europe qui est désormais et pour longtemps considérée comme un adversaire par la Russie. Il est vrai que ce sera sans aucune doute encore également le cas si la Russie perd, humiliée ou pas, avec ou sans garanties de sécurité. Il faudra au passage peut-être expliquer un jour par quoi un pays comme la Russie, accessoirement la plus grande puissance nucléaire au monde, peut-il vraiment être menacé. Et puis il y a les fameux troubles russes qu’il faut éviter. Comme si on pouvait quelque chose au fait que la Russie soit devenue un pré-Game of Thrones attendant la mort du roi vieillissant entouré de purs bandits avec leurs armées comme les Zolotov, Prigojine ou Kadyrov, de services de Siloviki rivaux également armés ou d’oligarques mafieux. Dans un an ou dans dix ans, il y aura forcément des troubles en Russie. Ce n’est pas une bonne nouvelle, mais le fait d’aider ou pas l’Ukraine n’y change pas grand-chose. Au pire, on peut se dire qu’il vaut mieux que ce pays soit dans notre camps à ce moment-là.
Donc, continuons à aider l’Ukraine et le plus massivement sera le mieux si on veut des résultats décisifs dans pas trop longtemps, et puis adaptons nous aux problèmes à venir en gardant le cap de nos intérêts stratégiques. Or, des problèmes à résoudre, il y en aura beaucoup. Pour y faire face, il vaudra mieux être costaud militairement et pour une fois y avoir un peu réfléchi avant.