Pourquoi différencier ?
L’attaque russe contre l’Ukraine ravive un dilemme récurrent dans l’organisation et l’équipement des armées, entre capacité de choc et aptitude à la projection de puissance ou de feu. Entendue comme le fait de « distinguer par une différence », la différenciation y répond en permettant d’agir sur toute la largeur du spectre pour contrer la plus vaste gamme possible de menaces. Dans un environnement géopolitique instable et conflictuel, cette pratique met en adéquation le discours, la posture et les moyens pour donner à une puissance à vocation mondiale comme la France, crédibilité et autonomie stratégiques.
Ce document ne constitue pas une position officielle de l’armée de Terre.
L’attaque russe contre l’Ukraine montre s’il en était encore besoin que la menace d’un conflit entre puissances ne relève pas de la pure spéculation. La capacité à pouvoir encaisser un choc militaire puis à riposter d’abord par une manœuvre conventionnelle retrouve donc toute son importance, quand deux décennies d’expéditions de police avaient pu laisser croire que la légèreté et la flexibilité devaient désormais primer.
Le dilemme récurrent en matière d’organisation des armées, entre capacité de choc et aptitude à la projection de puissance ou de feu, retrouve donc une nouvelle acuité. La différenciation des unités dans leur équipement comme dans leurs aptitudes y apporte une réponse, au premier chef pour la composante terrestre.
Si l’on se réfère au sens courant , différencier revient à « distinguer entre des choses, des personnes, distinguer par une différence ». C’est dans cette acception qu’il faut l’entendre militairement : la différenciation consiste à créer et entretenir des unités de pied distinct. Ce distinguo vaut pour les rôles exercés, l’équipement et l’entraînement. Enfin, puisqu’elle conditionne les aptitudes particulières, la différenciation induit une forme de spécialisation.
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Accroître les aptitudes manœuvrières des unités.
« La géographie, cela sert d’abord à faire la guerre » répétait à l’envie le géographe Yves Lacoste. De toute évidence, la confrontation est indissociable d’un cadre géographique déterministe. Cela vaut tout particulièrement pour le milieu terrestre qui exerce ses contraintes non seulement sur les opérations, mais aussi et surtout sur les hommes et le matériel. La différenciation permet de s’en affranchir, au moins d’en gommer une partie.
Considérons pour l’illustrer le cas des engagements en montagne. Ce milieu particulièrement compartimenté et exigeant conditionne plus que fortement la vie en campagne, la mobilité ou encore le tir. Appelées à combattre dans cet environnement, les troupes de montagne sont donc équipées des matériels individuels et collectifs leur permettant de remplir leur mission « en tous temps et en tous lieux ». Outre la vêture et le matériel d’alpinisme, elles ont très tôt été dotées pour faciliter leurs mouvements : cacolets, téléphériques de campagne ou véhicules chenillés ont longtemps figuré à l’inventaire et continuent de le faire, … de même que les mules, dont l’armée de Terre se réapproprie l’emploi quand les Gebirgsjäger allemands les avaient obstinément conservées.
Ces mêmes troupes s’entraînent au combat certes dans les conditions et normes valant pour toute formation terrestre mais aussi plus spécifiquement, pour agir en montagne puis par extension, dans les milieux de froid extrême. Leurs aptitudes tactiques s’en trouvent accrues. C’est parce que les artilleurs du 154e régiment d’artillerie de position maîtrisaient parfaitement le service de leurs obusiers de 280 mm dans les conditions particulières du tir en altitude qu’ils purent le 21 juin 1940, en moins d’une journée, neutraliser le fort italien du Chaberton.
Ces considérations sur l’entraînement valent non seulement pour des unités créées pour agir dans un milieu particulier mais aussi conjoncturellement pour celles amenées à s’engager plus ponctuellement dans un cadre spécifique. La mise en condition préparatoire (MCP) à une mission opérationnelle répond à cet objectif. Il s’agit de faire acquérir à tous les éléments contextuels pour appréhender correctement la situation et les compétences ad hoc pour agir et réagir opportunément. A l’évidence, s’engager dans une mission de sécurité générale sur le territoire national ou dans une opération menée à l’extérieur des frontières contre un adversaire armé ne requiert pas les mêmes savoir-faire. Différencier par l’équipement et par l’entraînement permet donc d’élargir et d’accroître le potentiel opérationnel d’une unité pour gagner en efficacité tactique…
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Élargir le champ des possibilités dans la manœuvre.
Au-delà de l’adaptation aux contraintes du milieu, commune avec le domaine aéromaritime, différencier permet d’élargir le potentiel opérationnel en jouant des trois composantes de la manœuvre que sont le choc, le feu et le mouvement. Trouver l’équilibre parfait entre l’aptitude à encaisser les coups, à en porter brutalement, à se mouvoir rapidement ou discrètement, entre rusticité et technicité reviendrait à résoudre la quadrature du cercle : bien que complémentaires, ces aspects s’opposent pour imposer des choix.
Ils induisent une différenciation non seulement du fait des caractéristiques mais aussi par le rôle, par la fonction première de l’entité tactique. On peut ici penser aux besoins particuliers des missions de sûreté supposant souplesse et furtivité, ou bien de rupture, demandant puissance et protection qui très tôt ont fait évoluer et se différencier les unités de cavalerie. Hussards et cuirassiers combattent à cheval mais remplissent des missions différentes, éclairage et flanc-garde pour les premiers, rupture pour les seconds. En découle une différenciation nette des armes et équipements individuels, mais aussi des montures.
La différenciation naît là de considérations d’emploi particulières, choc ou sûreté, qui bien que reposant sur une même aptitude aux mouvements amples et rapides, amènent des unités à l’origine de même acabit à diverger dans leur équipement et articulation. Loin d’affaiblir le potentiel opérationnel en complexifiant l’organisation, la différenciation intervient alors comme un multiplicateur d’efficacité. L’apparition des chasseurs d’infanterie, destinés à affaiblir la ligne adverse par des feux de tirailleurs avant le choc, s’inscrit précisément dans cette logique.
En élargissant le champ des possibilités, la différenciation confère à la grande unité une aptitude à conduire toute la gamme des opérations relevant donc de la sûreté (ou de la surprise), du choc, du mouvement et du feu : c’est le fondement du principe divisionnaire de Guibert que l’on retrouve dans nos brigades actuelles, à une moindre échelle (et normalement, conjoncturellement) dans les groupements tactiques interarmes qui agrègent des unités différentes sous un commandement unique pour opérer sur tout le champ physique. Cette logique d’élargissement des champs des possibilités opérationnelles s’exprimera dans les champs dits immatériels par l’insertion progressive de capacités nouvelles, différenciées.
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Agir ici et là-bas.
Pour une puissance mondiale, même médiane, disposer d’un appareil militaire capable de répondre à l’intégralité des menaces relève d’un exercice d’équilibre à la fois périlleux et structurant.
Il faut en effet pouvoir neutraliser des bandes armées dans des marches géographiques mais aussi pouvoir contrer des adversaires de même pied par la posture voire par la force. Il faut pour cela être capable de réagir presque instantanément, dans une logique expéditionnaire, aux crises et catastrophes pouvant survenir sur le territoire, aux frontières ou en tous points du globe.
L’analyste israélien Ron Tira utilise cette grille d’analyse pour expliquer les structures des armées américaines : « Dans une large mesure, l’articulation tout comme les concepts d’emploi des armées des États-Unis découlent du besoin spécifique consistant à pouvoir riposter en n’importe quel point du globe, en quelques heures avec des feux déclenchés à grande distance ou par la balistique intercontinentale, en quelques jours par des opérations aéroportées ou amphibies3 ».
Toutes proportions gardées, une logique similaire s’applique aux armées françaises et tout particulièrement à l’armée de Terre. Les six brigades interarmes, différenciées par couples, se conjuguent aux commandements et unités spécialisées pour lui conférer une capacité presqu’unique en Europe non seulement à agir sur tout le spectre, depuis l’assistance aux populations jusqu’à la coercition, mais aussi à le faire en combinaison interarmées.
Cette aptitude à agir depuis tous les milieux4 et dans tous les environnements géographiques et humaines, exige une forme de spécialisation, donc de différenciation dans l’équipement et l’entrainement : le « beachage » d’un char de bataille reste techniquement et historiquement une pratique aussi aléatoire que marginale.
La différenciation apparaît une nouvelle fois comme un multiplicateur d’efficacité mais aussi comme un facteur de réactivité et de flexibilité. C’est d’ailleurs sur ce critère que repose le dispositif Guépard de l’échelon national d’urgence, qui assigne la réaction immédiate, le confinement de la crise, à des unités légères et confie à des unités du segment blindé le rôle crucial d’emporter la décision. Ces unités disposent en outre des capacités pour agir dans les espaces les plus contestés, sous la menace des feux les plus violents. A l’opposé, un détachement des forces spéciales sera probablement plus adapté pour éliminer le chef d’une bande djihadiste.
Si le combat reste le dénominateur commun, les exigences et impératifs divergent pour imposer une forme de différenciation au nom du rôle et de l’efficacité. En matière de stratégie opérationnelle, elle offre la double capacité de pouvoir répondre à toute la gamme des menaces et, pour reprendre les termes du général Ulysses S. Grant, de « placer l’ennemi devant les fourches du dilemme ».
3 Ron Tira, « the limitations of stand-off firepower based operations », Tel Aviv, Institute for National Security Studies, 2007. p.15 (traduction du rédacteur).
4 La doctrine militaire française reconnaît cinq milieux (terrestre, aérien, maritime, spatial et cybernétique) et deux champs (électromagnétique et informationnel). Cf Concept interarmées (CIA) n° 01_CEF du 2 décembre 2020.
Dans un environnement géopolitique instable et conflictuel, différencier n’est donc pas simplement une question capacitaire. Outre les équipements, la différenciation par l’aptitude tactique, les structures ou les processus répond en effet à un impératif opérationnel fondamental, à savoir pouvoir agir sur toute la largeur du spectre pour contrer la plus vaste gamme possible de menaces.
Pour une puissance à vocation mondiale comme la France, c’est non seulement un gage de crédibilité stratégique qui met en adéquation le discours, la posture et les moyens, mais aussi un puissant facteur d’autonomie. Peu d’États en disposent, la plupart étant contraints à une forme de spécialisation. L’une n’est d’ailleurs pas exclusive de l’autre puisque dans l’OTAN, la France est aussi role specialist nation pour ce qui touche aux produits pétroliers.