Pourquoi le tsunami F-35 en Europe va-t-il menacer les programmes SCAF et GCAP ?
Les autorités portugaises ont annoncé qu’elles se tourneraient vers le F-35 américain pour remplacer leur flotte de chasse équipée aujourd’hui de F-16. Il s’agit du 14ᵉ pays européen à se tourner vers le chasseur furtif de Lockheed-martin, devenu le standard européen de fait sur le vieux continent en matière d’avion de chasse. Comment expliquer ce succès sans précédant américain, et quels en sont, et seront, les conséquences, sur l’avenir de l’industrie aéronautique militaire du vieux continent ?
Sommaire
“La clause de solidarité de l’Otan est l’article 5, pas l’article F-35 !” C’est en ces termes qu’en 2019, à l’occasion d’une prise de parole au sein de l’Atlantic Council, la ministre des Armées françaises, Florence Parly, avait tenté de ramener l’administration de Donald Trump à de plus justes positions, quant à la pression qu’elle faisait peser sur les européens pour acheter le chasseur furtif de Lockheed-Martin.
À ce moment-là, l’idée dominante, en France, était que le succès du F35 en Europe, s’expliquait d’abord et avant tout par la pression exercée par Washington et l’OTAN sur ses alliés, et ce, au détriment des appareils européens : le Gripen suédois, l’Eurofighter Typhoon européen et le Rafale français.
Quatre années plus tard, alors que la nouvelle administration Biden s’est montrée bien moins insistante pour imposer le chasseur en Europe, force est de constater que la dynamique F-35 est loin de s’estomper. D’ailleurs, après la Grèce il y a quelques mois, puis la Roumanie et la République tchèque il y a quelques semaines, le Portugal vient d’annoncer qu’il se tournerait vers le chasseur de Lockheed-martin pour remplacer ses F-16 vieillissants, devenant ainsi le 14ᵉ pays européens à s’être déclaré en faveur de cet appareil.
Historique du Tsunami F35 en Europe
Depuis les premières commandes européennes de la part des partenaires du programme britanniques, néerlandais, italiens, danois et norvégiens, le chasseur furtif de Lockheed-Martin s’est imposé partout où il avait été proposé, en Europe comme ailleurs.
En Europe, au-delà des commandes de ces 5 premiers pays dès le début des années 2010, ce fut au tour de la Pologne en 2018, puis de la Belgique en 2019, de se tourner vers l’appareil.
En 2021, c’était la Suisse qui tournait le dos au Rafale français, pourtant présenté comme favori par la presse helvétique, pour acquérir le F-35, suivie en 2022 par la Finlande, au plus grand désespoir de la Suède qui espérait construire un puissant partenariat industriel et défensif autour du Gripen E/F avec son voisin dont elle partage bien plus qu’une frontière.
Grèce, Roumanie, République tchèque, Portugal : une déferlante F-35 en 2023
Mais l’année la plus notable, concernant les acquisitions européennes du F-35 américain, sera incontestablement 2023. Après qu’en début d’année, Athènes ait confirmé son intention de commander, dans les années à venir, le F35A pour remplacer une partie de ses F-16, la Roumanie puis la République tchèque firent de même quelques mois plus tard.
Enfin, cette semaine, le Portugal, dernier utilisateur historique du F-16 américain à ne pas avoir franchi le Rubicon, vient d’annoncer sa décision de remplacer prochainement ses chasseurs par le F-35A de Lockheed-Martin.
Les deux tiers des forces aériennes européennes équipées de F35 en 2030
Le fait est, comme évoqué dans un précédent article, il est plus que probable que d’ici à 2030, seules 7 ou 8 forces aériennes des 25 forces aériennes en Europe, ne seront pas équipées du chasseur furtif américain : la France, la Croatie et peut-être la Serbie, qui évolueront sur Rafale ; la Suède et la Hongrie avec une flotte de Gripen ; la Slovaquie, la Slovénie et peut-être la Bulgarie, sur F-16.
Deux inconnues demeurent aujourd’hui sur le sujet. L’Espagne d’une part, même s’il s’agit d’un secret de polichinelle, puisque Madrid n’a d’autres choix que de choisir le F-35B pour remplacer ses Harrier II, et l’Autriche de l’autre, alors que le pays semble ne pas encore avoir arbitré quant à l’avenir de sa flotte de Typhoon Block 1.
Notons aussi que le raz de marée F-35 ne se limite pas à l’Europe. Ainsi, partout ou l’appareil a été autorisé à l’exportation, celui-ci s’est imposé, que ce soit en Australie, au Japon, en Corée du Sud, en Israël, au Canada et à Singapour. Les appareils européens, quant à eux, n’ont pu s’imposer que lorsque le chasseur américain n’était pas proposé, comme en Égypte, dans les pays du Golfe, en Inde, en Indonésie ou au Brésil.
Comment expliquer le succès du F-35 en Europe ?
Ce succès incontestable du chasseur furtif en Europe, n’est pas, en soi, une surprise. Depuis la fin des années 2000, Dassault Aviation répétait à qui voulait l’entendre, que le Lightning II avait été conçu, avant tout, pour tuer l’industrie aéronautique européenne, en la privant de ses marchés, et de prendre la main sur l’autonomie stratégique du vieux continent.
En effet, le chasseur américain avait, dès le départ, tout pour séduire les forces aériennes. D’abord, si ses performances aéronautiques et sa configuration monomoteur étaient incontestablement inférieures à celles des chasseurs européens, l’appareil américain avait des atouts exclusifs.
Il pouvait s’appuyer sur une furtivité avancée, en particulier en secteur frontal, et une chaine de détection, de traitement et de communication, beaucoup plus évoluée que ne l’étaient les appareils du vieux continent au début des années 2010.
L’âge des Eurocanards face à la nouveauté du F-35
Surtout, le F35 est arrivé sur le marché au parfait moment pour remplacer les appareils vieillissants en Europe, et particulièrement les F-16 et F-18 largement répandus auprès des forces aériennes européennes. À l’inverse, qu’il s’agisse du Rafale comme du Gripen ou du Typhoon, tous trois étaient apparus 20 auparavant, alors que beaucoup de forces aériennes européennes étaient au milieu de la durée de vie de leurs flottes de chasse.
En outre, l’appareil américain a été présenté, dès le début de sa commercialisation, avec une visibilité technologique et capacitaire sur plus de 20 ans, permettant aux acquéreurs de se projeter bien au-delà de la configuration initiale qui leur serait effectivement livrée, nonobstant les couts souvent importants de modernisation requis.
La visibilité technologique du F-35 très supérieure à celle des Rafale, Gripen et Eurofighter Typhoon
À l’inverse, qu’il s’agisse du Rafale, du Gripen ou du Typhoon, la visibilité évolutive offerte dépassait rarement plus de dix ans. On peut, à ce titre, se demander quel aurait été le succès du Rafale, si la perspective d’une version F5 et d’un drone de combat Neuron à horizon de 2030, avait été présentée à la Belgique ou la Pologne en 2018/2019 ?
Enfin, au travers du programme Joint Strike Fighter qui rassemblait, dès son lancement, cinq pays européens, l’appareil devenait de fait un premier standard Européen, d’autant que parmi ces cinq pays figuraient déjà deux des concepteurs du Typhoon, la Grande-Bretagne et l’Italie. Difficile, dans ces conditions, de faire valoir la confiance de Londres et de Rome dans le chasseur européen, après s’être soi-même tourné vers le F-35.
Sur ce socle européen fertile, Lockheed-Martin a pu construire une stratégie de conquête particulièrement efficace, d’autant plus que les tensions en Europe devenaient de plus en plus intense, et que toutes les capitales européennes, à quelques exceptions près, semblaient n’avoir d’autre préoccupation que de donner des garanties à l’allié américain pour assurer leur protection.
Un standard européen dangereux pour le SCAF et le GCAP
Reste qu’au-delà de la captation de marché en Europe face au Rafale, au Gripen et au Typhoon, le succès du F-35 en Europe aujourd’hui, va s’avérer un handicap sévère pour le programme SCAF qui rassemble français, allemands, espagnols et belges, et le GCAP britannique, italien et japonais.
Le SCAF/GCAP seront-ils à contre-temps comme les Eurocanards ?
En effet, l’immense majorité des forces aériennes européennes auront été équipées de nouveaux F-35 entre 2020 et 2035, des appareils qui resteront en service jusqu’en 2060, voire 2075. Or, la fenêtre optimale du SCAF du point de vue commercial, s’étendra de 2040 à 2060, c’est-à-dire jusqu’à ce que le successeur du F35 soit proposé outre-atlantique.
De fait, à l’instar des Eurocanards des années 80 et 90, le SCAF, comme le GCAP, arriveront probablement sur un marché en faible demande, hors événement international majeur qui viendrait radicalement bouleverser le tempo technologique militaire actuel. Pire, trois des quatre partenaires du SCAF, et tous les partenaires du GCAP, seront déjà équipés de F35, venant réduire leurs besoins en termes de modernisation des forces aériennes.
Un marché initial très limité pour les 20 premières années de SCAF et GCAP
Ainsi, au mieux, le SCAF pourra compter sur une commande de 200 à 225 NGF par la France, de 150 appareils par l’Allemagne, de 100 chasseurs espagnols et d’une vingtaine d’appareils par la Belgique, soit de 470 à 500 appareils. De même, pour le Tempest, avec 150 appareils pour la Royal Air Force, une centaine pour les forces aériennes italiennes, et autant pour les forces d’autodéfense nippones, ne pourra s’appuyer que sur 350 appareils, au mieux 400.
Le marché adressable hors d’Europe risque de ne pas être d’un grand secours, alors que la majorité des Rafale, Typhoon et Gripen E exportés, ont été livrés à partir de la fin des années 2010, et continueront à l’être jusqu’en 2030, et même au-delà. Ils ne devront être remplacés qu’à compter de 2060, dans le meilleur des cas.
Ces chiffres laissent entrevoir qu’il faudra faire vivre le programme SCAF de 2040 à 2060, sur les seules commandes nationales, et ainsi maintenir les BITD des 4 pays participants, avec une production annuelle n’excédant pas 25 appareils. Lorsque le marché sera prêt pour se renouveler, à partir de 2065, le NGF et le Tempest souffriront probablement des mêmes faiblesses que les Rafale et Typhoon face au F35, à savoir l’image d’un appareil et d’un système de combat relativement daté, qu’il sera plus difficile à valoriser face à un système de combat conçu dans les années 2050.
Repenser le programme SCAF pour recoller au tempo technologique américain ?
On le voit, le décalage commercial et technologique qui a tant handicapé les Eurocanards face au F-35 ces dernières années, risque fort de se retrouver lors de la prochaine génération, avec une industrie US qui continue de donner le tempo principal pour le marché adressable par les acteurs occidentaux.
Notons d’ailleurs que ce décalage n’est pas apparu avec le Rafale, le Typhoon ou le Gripen, face au Lighting 2, mais avec les Mirage 2000, Tornado et, dans une moindre mesure, le JAS 37 Viggen, face aux F-15, F-16 et F-18 américains, dans les années 70 et 80. Ainsi, si en lieu et place du Mirage F1 et du Jaguar, français et britanniques avaient pu aligner le Mirage 2000 et le Tornado face au F-16 et F-18 américains en Europe, il est probable que certains arbitrages auraient été différents.
Quoi qu’il en soit, en maintenant la trajectoire actuelle telle qu’elle a été définie pour les programmes européens, il est presque certain que ce cycle néfaste soit appelé à se renouveler en 2060, avec, à terme, une érosion croissante du marché européen en faveur des appareils américains. Il pourrait même, au final, venir détruire, par coup de rabots successifs, l’ensemble de l’industrie aéronautique militaire européenne.
Transformer SCAF/GCAP en programme de programmes pour recoller au calendrier concurrentiel américain
Il n’est, bien entendu, pas question de reporter ces programmes, les besoins de modernisation des forces aériennes des pays concernés, et le remplacement des Rafale et Eurofighter, étant indiscutable dès 2040. En revanche, il pourrait être pertinent de les concevoir selon le concept de programme de programmes, et non plus, simplement, de système de systèmes.
En procédant ainsi, le NGF, comme le Tempest, ne serait qu’un des programmes d’un super programme bien plus étendu, et plus long, qui prévoirait dès le départ la conception d’autres appareils selon un tuilage technologique performant, de sorte à atteindre les années 2060, avec une offre parfaitement moderne, puisque conçue lors de la précédente décennie.
Les programmes européens deviendraient, dans ce modèle, une organisation industrielle construite pour capitaliser sur les acquis technologiques, mais également sur les acquis en termes de coopération internationale et inter-entreprises, dans une vision à plus long terme visant à effectivement, structurer une offre européenne dynamique, perpétuellement efficace, tant du point de vue opérationnel que depuis la perspective commerciale.
Retours d’expérience et intégration de nouveaux acteurs simplifiés
Par ailleurs, un tel super-programme optimiserait les retours d’expériences des armées mettant en œuvre les équipements produits, aussi bien dans le but de les intégrer dans leurs protocoles de modernisation, mais aussi pour la conception des nouveaux appareils à venir.
Notons enfin qu’en transformant SCAF ou GCAP en programme de programmes, il deviendrait beaucoup plus aisé d’y intégrer de nouveaux acteurs, avec des besoins industriels et opérationnels différents, sans venir handicaper les acquis durement négociés, mais en privilégiant l’émergence d’un véritable standard européen, qui ne serait plus lsous tutelle américaine.
Ce serait évidemment difficile à concevoir, et très certainement complexe à mettre en œuvre. Mais le jeu n’en vaut-il pas la chandelle ?
Version intégrale du 1ᵉʳ décembre en version intégrale jusqu’au 31 décembre 2023