Splendeurs et misères de la stratégie française en Afrique
Un coup d’État de plus au Sahel. Un coup d’État de trop ? Au moment où une junte militaire renversait le président nigérien Mohamed Bazoum le 26 juillet dernier, Emmanuel Macron se trouvait à 18 000 kilomètres de là, à Nouméa, pour clamer que « la Nouvelle-Calédonie est française ». Hasard du calendrier, le symbole n’en est pas moins éloquent. Alors que le séparatisme menace l’Océanie française, l’influence française sur le continent africain se délite. Les attitudes hostiles à la France, tandis que la France essaie tant bien que mal de maintenir ce que le journaliste Jean-Claude Guillebaud appelait jadis « les confettis de l’empire »[1], vestiges mélancoliques d’une grande fête évanouie.
Ce coup d’État – le cinquième en deux ans au Sahel – est un clou de plus dans le cercueil des ambitions françaises dans la région. Celle-ci fut plongée dans une spirale infernale à partir de l’intervention militaire de la France en Libye en 2011 et la chute du régime de Kadhafi qui s’ensuivit. Quantité d’armes de l’ex-dictateur furent pillées puis se répandirent dans les pays voisins, si bien que le chaos libyen déstabilisa bientôt l’ensemble du Sahel. À partir de 2013, la France lança une deuxième guerre, pour tenter de réparer les conséquences de la première.
La contagion putschiste s’étend au Niger
Mais l’opération Barkhane, déployée au Sahel où elle traquait les groupes armés depuis neuf ans, a créé des attentes impossibles à satisfaire. La présence française, perçue comme un résidu d’ingérence coloniale, a soulevé les opinions publiques contre elle. Certes, l’opération a éliminé 3 000 combattants djihadistes au cours des neuf dernières années. Mais les groupes armés terroristes (GAT), loin de réduire leur empreinte, ont proliféré jusqu’à essaimer dans les pays du golfe de Guinée. Leurs combattants, qui n’étaient que quelques centaines en 2013, se comptent par milliers aujourd’hui. La France a gagné toutes les batailles, mais perdu la guerre.
À la racine du rejet de la France au Sahel, il y a donc la frustration générée par l’incapacité de l’une des plus grandes armées du monde à résorber le fléau djihadiste. L’incompréhension s’est muée en suspicion et la suspicion en véritable rejet. Un terreau fertile cultivé par des opérateurs politiques locaux, qui en ont fait une rente de situation, ainsi que par des acteurs extérieurs, notamment russes.
Le Niger, un État pivot
Que reste-t-il de l’aventure sahélienne de l’armée française ? Le Niger constituait le dernier bastion démocratique et l’ultime pivot du dispositif antidjihadiste de la France. Le pays, où Mohamed Bazoum avait été élu à 55% deux ans plus tôt dans le cadre d’une alternance démocratique jugée exemplaire, affichait une certaine stabilité politique. Après avoir été chassée du Mali en 2022 et du Burkina Faso en février 2023, l’armée française avait donc partiellement réinstallé ses troupes au Niger, soit 1 500 militaires, principalement positionnés sur la base aérienne projetée (BAP) dans la périphérie est de Niamey. Mais cette présence est en suspens depuis que la junte a exigé le départ de ces militaires d’ici à début septembre.
Or les solutions de repli se réduisent. Avec le Tchad, où l’armée française reste présente (1 000 hommes), les relations bilatérales ne sont plus les mêmes depuis que Mahamat Idriss Déby a succédé à son père sans égard pour la Constitution. Au Sénégal, les récentes manifestations signalent une détérioration de la situation politique, tandis qu’en Côte d’Ivoire, qui compte 900 soldats français, la succession d’Alassane Ouattara, 81 ans, est source d’inquiétude.
Pauvreté du Niger
Le Niger est l’un des pays les plus pauvres du monde, avec 41,8 % de la population vivant dans l’extrême pauvreté en 2021, selon les Nations unies. Ce pays sahélien musulman, grand comme deux fois et demie la France et peuplé de 25 millions d’habitants, connaît également l’une des plus fortes croissances démographiques de la planète, avec une moyenne de 7 enfants par femme. La population, qui comptait quatre millions d’habitants au moment de son indépendance en 1960, pourrait atteindre les 70 millions en 2050. Quant aux forces armées nigériennes, elles sont déjà durement éprouvées par le terrorisme: au nord-ouest, dans la zone dite des « trois frontières », elles affrontent des groupes djihadistes liés à Al-Qaïda et au groupe État islamique (EI) qui sévissent aussi au Mali et au Burkina Faso. L’armée nigérienne doit également combattre Boko Haram qui sévit depuis des années à Diffa dans le sud.
Malgré ces fragilités endémiques, le Niger était devenu la pièce maîtresse de l’ancrage militaire français dans la région. Avec le coup d’État du général Abdourahamane Tiani, la France perd en outre son principal partenaire en matière de contrôle des flux migratoires au Sahel. Le pays est en effet la plaque tournante des migrants désireux de se rendre en Europe. Porte d’entrée du désert, carrefour des migrations et de toutes les contrebandes, Agadez est le point de départ des principales routes menant vers la Méditerranée, via la Libye ou l’Algérie. La crise actuelle, couplée à la dégradation sécuritaire et les conséquences économiques des sanctions, fait craindre un relâchement du contrôle des frontières, voire une vague migratoire d’ampleur.
À Niamey, les scènes ont des airs de déjà-vu. Le drapeau russe est brandi devant l’ambassade de France devenue une forteresse assiégée. « Notre politique africaine s’effondre sur nous » avertit l’ancien ambassadeur Gérard Araud[2]. Une fois de plus, le Quai d’Orsay se trouve confronté à l’épineuse, la lancinante et désormais brûlante équation africaine : la France a-t-elle toujours vocation à rester en Afrique ? Et, si oui, comment préserver son influence sur le continent tout en évitant l’écueil de l’impopularité ? Une équation à double inconnue qui, si elle n’est pas résolue, risque de faire boire à la France la coupe jusqu’à la lie. Car nul ne sait si demain le virus antifrançais ne se propagera pas au Tchad ou en Mauritanie, au Sénégal ou en Côte d’Ivoire.
La France à la croisée des chemins sahéliens
La crise au Niger révèle au grand jour la panne de la stratégie de la France au Sahel. Les vieilles idées demeurent, sans que se dessine une nouvelle politique. La rituelle promesse de la fin de la Françafrique, invoquée par Emmanuel Macron tout comme ses prédécesseurs, appelait d’autres lendemains. Le président de la République « avait cru en 2017 pouvoir passer l’ardoise magique sur la période postcoloniale en proposant à la jeunesse africaine de replier les rétroviseurs » explique le spécialiste de l’Afrique Antoine Glaser. Mais en vain : tout passe, sauf le passé. Les ingérences – réelles ou perçues – de la France attisent un ressentiment qui peut sembler paradoxal au vu de l’aide au développement considérable fournie (97 millions d’euros engagés au Niger en 2021, selon les chiffres disponibles sur le site internet de l’Agence française de développement). Paris subit aujourd’hui la double peine de son interventionnisme en Afrique : la perte de son influence économique et le développement du sentiment anti-français.
Désormais, la France tergiverse, tiraillée entre la nostalgie de ses rentes politiques d’antan et le changement d’époque qui se profile, entre la préservation de l’attribut de puissance que constituaient ses anciennes colonies et le farouche désir d’émancipation de celles-ci. Un atermoiement qu’elle paie au prix fort. La « réarticulation » de Barkhane annoncée en février 2022 n’a toujours pas été détaillée. Emmanuel Macron avait évoqué en février dernier le souhait de transformer les bases militaires françaises sur le continent en académies militaires, cogérées avec les pays d’accueil[3], mais sans donner de précisions. Le président de la République joue l’ambigüité. Il a compris la nécessité d’un changement de paradigme, mais s’est arrêté à mi-chemin. Trop vague pour être lisible, trop confuse pour être crédible, trop tiède pour être efficace, la politique africaine de la France continue de s’effilocher au gré d’événements subits.
Que faire ?
À présent, la France est devant l’urgence et l’histoire à la fois. L’heure est au choix. Le temps joue pour les putschistes, chaque jour passé légitimant un peu plus la junte au pouvoir. La France se trouve à un carrefour inconfortable de solutions toutes également mauvaises. Soit elle décide de tendre la main à la junte, ce qui semble a priori inacceptable. Soit elle décide de soutenir une éventuelle intervention militaire conduite par un groupe de pays de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), ce qui risquerait d’enflammer la région, un désastre humanitaire dont la France serait certainement tenue pour responsable. Soit elle procède à un retrait complet de ses troupes, ce qui constituerait un aveu d’impuissance. La France est, comme les héros de tragédie classique, placée devant un dilemme inextricable. Plus pragmatiques, les États-Unis ont fini par opter pour la voie du dialogue avec les putschistes. De fait, pire que la dictature, il y a l’anarchie. Et pire que l’anarchie, il y a la guerre civile.
De plus en plus de voix s’élèvent pour demander que la France baisse le pavillon en Afrique. Après tout, l’ensemble du continent africain ne représente que 5% des échanges commerciaux avec la France ; le Sahel compte pour moins du dixième de ce total. « Puisque les Africains ne veulent pas de nous, partons ! » clament ces esprits. Pourtant, cela revient à faire fi de trois siècles d’aventures communes et d’un lien profond, survivant aux déceptions, aux espoirs et aux malentendus. En outre, l’Afrique est démographiquement le continent le plus jeune de la planète. Ses immenses ressources lui donneront un rôle crucial à moyen terme dans l’économie mondiale. Culturellement, la France y détient un avantage comparatif indéniable.
La ligne est étroite entre les nostalgies possessives, le goût des résidences exotiques, les rêves de grandeur et la tentation militaire, mais elle existe. Elle exige de consacrer davantage d’efforts diplomatiques, d’encourager vigoureusement ses entreprises, et de ne privilégier les solutions militaires que pour des missions tactiques ponctuelles, discrètes et ciblées, actionnées en strict partenariat avec les forces armées locales. Il n’est pas trop tard, mais il est plus que temps.
[1] Jean-Claude Guillebaud, Les Confettis de l’empire, Paris, Le Seuil, 1976.
[2] Gérard Araud, « Niger, Mali, Burkina Faso… Notre politique africaine s’effondre sur nous », Le Point, 1er aout 2023.
[3] Toutes les implantations – Côte d’Ivoire, Sénégal, Gabon, Tchad – sont concernées, à l’exception de la plus grande, Djibouti.
Catherine Van Offelen est Consultante en sécurité internationale, spécialiste des questions de sécurité et de terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest.