Un 11e Griffon « véhicule d’observation d’artillerie » (VOA) a été livré le 11 septembre à l’armée de Terre par la Direction générale de l’armement (DGA). Une version dédiée aux régiments d’artillerie et bientôt mobilisée pour l’atteinte d’un jalon majeur du programme SCORPION.
La spécificité de ce membre de la famille Griffon ? L’intégration « d’un mât d’observation optronique, de moyens de pointage, télémétrie et désignation laser permettant l’observation, la désignation d’artillerie, voire de frappe aérienne avec présence d’un JTAC (Joint Terminal Attack Controller : contrôleur aérien avancé) », rappelle la DGA dans un communiqué diffusé aujourd’hui.
Cette version embarque également un radar MURIN déployable hors du véhicule, un système de surveillance du champ de bataille conçu par Thales et en service depuis 2019 dans les batteries d’acquisition et de surveillance des régiments d’artillerie.
Ce Griffon VOA vient s’ajouter aux cinq déjà livrés en 2023 et porte à 11 le nombre de véhicules fournis jusqu’à présent à l’armée de Terre. « Trois autres sont attendus d’ici la fin de l’année », complète la DGA. Ce parc initial équipera la Section technique de l’armée de Terre (STAT) et le 3e régiment d’artillerie de marine (3e RAMa).
Employé en juin lors de l’exercice Royal Black Hawk, le Griffon VOA le sera aussi en fin d’année lors de l’exercice BIA23. Six véhicules du 3e RAMa participeront à cette étape clé dans la constitution d’une première brigade interarmes SCORPION projetable.
Quelques points (évidemment non exhaustifs) transparaissent peu à peu sur des évolutions capacitaires significatives à venir de l’armée de Terre de demain (dite « de combat« ), pour densifier la bulle aéroterrestre (en termes de létalité, de transparence, et de protection).
Par exemple, à terme, il est recherché 3 gammes différentes de munitions télé opérées (MTO / MUNTOP) :
MUNTOP – AD (appui direct) pour la zone 0-30 km, soit celle de la brigade interarmes (BIA), dans la zone du radar Murin, du Griffon VOA d’observation, du Griffon MEPAC de mortier embarqué, du drone SMDR… ;
MUNTOP – AE (action d’ensemble) dans la zone 0-80 km, soit celle de la division (dans la zone des tirs de Caesar, ou de la roquette LRU, qu’elle soit non souveraine, aujourd’hui, ou demain potentiellement souverraine…) ;
Puis, à terme, MUNTOP – FLP (feux longue portée), dans la zone des 0-150 km.
Cela s’ajoutera à de nouvelles capacités acquisition/feux :
Radars Cobra ou équivalents pour passer de 40 km à 100 km en acquisition ;
Des drones MALE/MAME dédiés aux feux dans les 0-150 km ;
Le retour des Détachements d’appui dans la profondeur (DAP)…
En parallèle, il est poursuivi l’ambition de faire de l’armée de Terre le 1er opérateur de systèmes automatisés en Europe (un peu comme l’ALAT est depuis quelques temps déjà le 1er opérateur d’Europe en nombre d’hélicoptères détenus) :
Dès 2025, il devrait y avoir un peu moins de de 900 systèmes militarisés (un système + plusieurs drones) et plus ou moins 600 drones civils, plus les MTO FS (environ 100 exemplaires) ;
Vers 2026, le SDT (armé ?) et le drone MAME FT (cf. ci-dessus), plus l’automatisation des nano et micro drones et intégration dans la bulle Scorpion de l’ensemble, avec en parallèle la mise en œuvre de MTO souveraines de courte portée en développement rapide actuellement (pour une commande de l’ordre de 1.000 exemplaires – projet Colibri) ;
Vers 2028, des MTO souveraines de moyenne portée en développement rapide (projet Larinae), de l’ordre de plus de 250 exemplaires ;
Pour au final en 2030 : 2 type de MTO souveraines à plus de 1.250 exemplaires + environ 1.100 systèmes militaires + de l’ordre de 800 drones civils.
A noter que ces chiffres ne sont pas forcément des volumes de commandes, mais plutôt des parcs détenus à l’instant t (grâce à une petite agilité contractuelle (enfin possible…) pour pouvoir recompléter rapidement et facilement les stocks au fil du temps, malgré les pertes, leur utilisation, etc.).
En parallèle toujours, la feuille de route robotique progressera, avec des plateformes polyvalentes terrestres de combat pour 2030, après des premiers prototypes en 2027, plus les MTO en phase de généralisation progressive pour 2026, plus l’école des drones pleinement opérationnelle (qui passera à terme du Commandement du renseignement COMRENS à la brigade d’Artillerie BART).
D’ici 2025, comblement progressif des ruptures de capacité prioritaires en artillerie moyenne portée et drone tactique ;
D’ici 2027, efforts sur les soutiens tactiques et opératifs (notamment sur les flottes tactiques et logistiques) et comblement des faiblesses en artillerie moyenne portée, drone tactique, contre-minage, transport d’engins blindés… ;
D’ici 2030, montée en puissance des flottes logistiques, efforts sur la décontamination de l’avant et d’ensemble, le ravitaillement carburant et transport médian, la défense sol-air d’accompagnement…
Pour les effets dans les champs immatériels, un « bataillon de leurrage » devrait prochainement voir le jour (à Lyon), rattaché au CIAE (Centre interarmées des actions sur l’environnement), en plus de l’École de l’influence qui y sera opérationnelle et de la 1ère Unité multi-capacités (UMC) pour opérer en LID (lutte informatique défensive), LIO (lutte information offensive) et L2I (lutte informatique d’influence).
Enfin, un effort sera mené sur la consolidation et la modernisation des forces de souveraineté, notamment dans les capacités de protection, de prévention et d’influence, via des stocks prépositionnés, un renforcement de capacités notamment C2/renseignement/influence/cyber/réserves/formation des partenaires…, les capacités d’accueil de renforts… Cela ira notamment de paire avec la régionalisation géographique des divisions et la sectorisation des brigades (changeants à intervalles réguliers), pour une meilleure connaissance des zones d’opérations potentielles.
Une vision encore partielle, non exhaustive, et non définitive, à compléter.
C’était attendu depuis plusieurs semaines, et notamment depuis la visite de Mariusz Błaszczak sur le site d’assemblage des HIMARS de Lockheed-Martin de Camden, dans l’Arkansas, en mais dernier. C’est désormais chose faite.
486 lanceurs HIMARS et des milliers de munitions pour la Pologne
Selon le communiqué, la Pologne va donc commander, au travers du FMS, 486 lanceurs HIMARS, en plus des 20 déjà commandés en 2019, ainsi que plusieurs dizaines de milliers de missiles GMLRS, GMLRS-ER, ATACMS et PrSM, selon Lockheed-Martin.
Baptisés HOMAR-A (America), ces systèmes viendront ainsi renforcer les quelque 290 systèmes lance-roquettes K239 Chunmoo commandés il y a un an auprès de la Corée du Sud, et désignés par le nom de code HOMAR-K (Korea) dans les armées polonaises.
La Pologne avait déjà commandé, en 2019, 20 lanceurs HIMARS, dont deux sont destinés à l’instruction.
Les HIMARS polonais viendront armer 27 escadrons d’artillerie à longue portée, dont l’immense majorité devront être créés dans les années à venir, dans la mesure où les armées polonaises n’exploitaient qu’une centaine de lance-roquettes multiples de conception locale ou soviétique jusqu’ici.
Le contour exact de la commande n’a pas encore été présenté par les autorités polonaises. On ignore notamment le calendrier des livraisons, ainsi que la part de conception locale qui sera négociée entre LM et les autorités polonaises.
Bien évidemment, cette nouvelle annonce ne peut être considérée en dehors du contexte électoral polonais, avec des élections législatives aux résultats incertains approchant de leur échéance le 15 octobre. De fait, le gouvernement polonais du PiS, multiplie les annonces de ce type, visant à flatter son électoral nationaliste.
En revanche, si cette annonce venait à se concrétiser, les armées polonaises disposeraient alors d’une puissance de feu trois fois plus importante que celle de l’ensemble des armées européennes réunies.
60 fois plus de lance-roquettes multiples que l’Armée de Terre française en 2030
Rappelons, à ce titre, que la LPM 2024-2040 prévoit, pour l’Armée de Terre française, le remplacement des 8 LRU actuellement en service, par 13 nouveaux systèmes lance-roquettes à longue portée en 2030, 60 fois moins que n’en auront les armées polonaises.
La Pologne a déjà commandé 290 systèmes K239 Chunmoo sud-coréens baptisés HOMAR-K au sein des armées polonaises
Il sera, de toute évidence, beaucoup plus difficile pour les armées françaises de revendiquer le statut de « meilleures armées d’Europe », furent-elles plus expérimentées au combat par ses opérations extérieures.
Une bataille commerciale et industrielle avec l’Allemagne
Cette annonce risque aussi de couper l’herbe sous le pied de Rheinmetall, qui visait à devenir le partenaire privilégié de Lockheed-Martin en Europe afin de commercialiser un système dérivé du HIMARS produit dans le pays.
Il est, en effet, probable qu’avec une telle commande, Varsovie négociera une forme d’exclusivité territoriale pour le marché européen. Surtout, en mettant en œuvre un tel parc, la Pologne disposera de fait des infrastructures logistiques dimensionnées pour assurer la maintenance de large flotte.
On peut donc vraisemblablement s’attendre à ce que la France soit appelée à commander ses HIMARS auprès de Varsovie, si Paris décidait de se tourner vers ce système pour le remplacement des LRU.
L’hypothèse d’un développement national, d’un remplaçant au LRU de l’Armée de Terre française est désormais improbable alors que le marché européen sera saturé d’offres d’ici à quelques années.
L’hypothétique remplaçant français du LRU face à un marché européen saturé d’offres
Quant à l‘hypothèse d’un développement national français, elle devient de plus en plus improbable, alors que le marché européen se structure très rapidement avec l’apparition conjointe des offres polonaises basées sur l’HIMARS américain et le Chunmoo sud-coréen, et le PULS israélien vers lequel Berlin se tournera probablement, maintenant que Varsovie a choisi l’HIMARS.
Dès lors, les opportunités commerciales, indispensables à l’absorption des couts de développement élevés de ce type de système, seront de toute évidence très limitées en Europe pour un système national français.
Sauf à se tourner vers des partenariats extra-européens porteurs d’une forte demande, comme l’Inde ou l’Égypte, les options pour une solution nationale française s’amenuisent à vue d’œil.
Reste qu’une nouvelle fois, il faudra attendre les résultats des élections d’octobre, pour se faire une idée de ce vers quoi les armées polonaises évolueront dans les années à venir.
[EN VIDÉO] L’US Navy fait une démonstration de son canon laser La marine américaine vient de faire démonstration d’une arme digne des meilleurs films de science-fiction…
Compact, robuste et relativement léger, le canon laser Phantom vient d’être livré par Northrop Grumman à l’armée américaine. L’industriel est parvenu à concentrer une puissance de feu conséquente par rapport aux dimensions de l’appareil.
Dans la foulée de l’annonce par Lockheed Martin, de l’arrivée du canon laser le plus puissant du monde avec 500 kW, vient maintenant celle de Northrop Grumman. L’industriel vient de livrer au gouvernement américain un laser compact appelé Phantom. Il préfigure ce que devraient être les armes laser du futur en combinant une certaine puissance avec une petite taille, tout en étant suffisamment robuste pour rejoindre les champs de bataille. Il faut dire que pour le moment, les canons laser les plus puissants restent gigantesques et très lourds. Avec le Phantom, on reste certes très loin de la puissance de feu du canon actuel de 300 kW de Lockheed Martin, puisqu’il reste limité à des tirs de 10 kW. En revanche, l’appareil dispose d’un poids limité à 90 kilos et n’occupe que 0,3 m3, c’est-à-dire pratiquement la taille d’un petit réfrigérateur.
Il pourrait être transporté par deux militaires et sa carcasse renforcée lui permet d’encaisser les chocs. En revanche, ce module laser ne vaut rien s’il n’est pas imbriqué avec d’autres éléments essentiels. Pour que ce soit un système d’arme complet, il faut le brancher à une alimentation électrique et lui ajouter des systèmes optiques pour faire l’acquisition de la cible et l’impacter avec le faisceau laser. Malgré tout, miniaturiser à ce point une arme laser, tout en disposant d’une puissance conséquente est déjà une prouesse. Du côté de Lockheed Martin, l’industriel affirme pouvoir augmenter la puissance de 300 kW à 500 kW dans un système de même volume. C’est également un exploit, mais ce type d’armement reste gigantesque. Beaucoup moins puissant, le laser de Northrop Grumman pourrait être déployé sur des véhicules rapides ou des positions avancées pour abattre de petits drones.
Le Brésil entame la dernière ligne droite vers l’acquisition de nouveaux canons automoteurs pour ses forces terrestres. Parmi les candidats attendus sur la ligne de départ, un CAESAR en recherche d’un premier succès dans la zone sud-américaine.
Oubliée la déconvenue colombienne de janvier dernier, qui avait vu le CAESAR de Nexter (KNDS) s’incliner face à l’ATMOS de l’israélien Elbit Systems. Pourtant favori, le champion français pourrait maintenant prendre sa revanche chez le voisin brésilien, à quelques mois d’acter l’achat de 36 systèmes d’artillerie à roues de 155 mm.
Segment prioritaire d’un projet d’ensemble de rénovation du parc blindé brésilien, l’achat de systèmes d’artillerie répond au besoin urgent de remplacement d’obusiers M109 en fin de vie malgré les modernisations successives. Et si certains M109 sont portés au standard A5+ BR, leur portée limitée à une vingtaine de kilomètres « a rendu impossible la réalisation des actions typiques de l’artillerie divisionnaire, tel que l’appui-feu dans la profondeur des groupements organiques des brigades », souligne le commandement brésilien.
Lancée ce jeudi, la phase d’appel d’offres doit venir combler ce trou capacitaire grâce à un système de dernière génération capable, entre autres, d’étendre la portée de l’artillerie brésilienne à 40 km. Derrière cette performance, le canon recherché sera d’au moins 52 calibres et en mesure de tirer des obus répondant aux standards OTAN, y compris des munitions intelligentes susceptibles d’améliorer la portée et la précision.
Quant au porteur, il devra protéger un équipage limité à cinq membres, embarquer a minima 16 munitions complètes et garantir une autonomie sur route supérieure à 500 km. La mise en batterie ne devra pas excéder trois minutes, délai ramené à deux minutes pour la sortie de batterie.
Autant de critères auxquelles répondent les deux versions actuelles du CAESAR. Le besoin brésilien n’est pas neuf et, dès 2014, Nexter se rapprochait de l’entreprise locale AVIBRAS pour plancher conjointement sur un CAESAR « brésilien ». Depuis, le CAESAR reste le seul système d’artillerie à roues à pouvoir se targuer d’être « combat proven ». L’argument ne sera pas de trop pour se mesurer au trouble-fête israélien mais aussi à d’autres concurrents plus « exotiques », à l’image du groupe chinois NORINCO, déjà implanté dans la région. Apparemment moins « compétitif », l’Archer de la filiale suédoise de BAE Systems serait hors course.
L’acquisition proprement dite sera accompagnée d’un contrat de soutien pour trois ans et de la fourniture d’un système de simulation pour la formation et l’entraînement des équipages. Nexter travaille depuis 2018 sur un simulateur dédié au CAESAR, avec un premier succès à la clef engrangé l’an dernier avec la République tchèque.
Tous ont jusqu’à la mi-novembre pour soumettre leur offre initiale. Seule les industriels sélectionnés à l’issue d’une première analyse seront invités à négocier puis à établir une offre finale en mars 2024. Sauf décalage, l’heureux gagnant devrait être annoncé au printemps prochain. Là encore, il faudra faire preuve de patience car le contrat signé dans la foulée ne porterait initialement que sur la fourniture de deux prototypes.
Ces deux exemplaires seront rejoints par deux autres afin de conduire des expérimentations doctrinales en 2027, date à laquelle commencerait la production en série. Entre trois et cinq systèmes sortiraient ensuite d’usine chaque année pour parvenir, en 2034, à la pleine capacité opérationnelle.
Face à la multiplication des drones et des munitions de précision, légères ou pas, l’US Army a fait le pari des armées à énergie dirigée, avec quatre programmes clés allant du laser à haute énergie au canon à micro-ondes, en passant par les systèmes de brouillage électromagnétiques portables.
En de nombreux domaines, comme les systèmes sol-air à longue portée, les missiles anti-chars, la guerre électronique et même l’artillerie et les blindés, l’US Army a vu son avantage technologique hérité de la fin de la Guerre Froide s’éroder au fil des années d’intervention en Irak et en Afghanistan, pendant que d’autres pays, en particulier la Russie et la Chine, investissaient méthodiquement pour rattraper leur retard, et parfois même dépasser la technologie US.
Mais il est un domaine dans lequel les armées américaines ont su investir à temps et suffisamment pour maintenir un gap significatif sur leurs compétiteurs, les armes à énergie dirigée, notamment pour assurer la protection anti-aérienne rapprochée de ses unités et sites majeurs.
Ces technologies arrivent désormais à maturité, et l’US Army prévoit de commencer à les déployer massivement entre 2025 et 2027 pour contrer, entre autres, les menaces émergentes comme les drones et les essaims de drones, mais également les missiles, roquettes et obus d’artillerie et de mortier dont la portée et la précision ont progressé de manière très importante ces dernières années.
Pour assurer cette mission, l’US Army développé, depuis plusieurs années, 4 nouveaux systèmes spécialisés, capables d’assurer une protection adaptée en fonction de la menace : un système mobile, baptisé DE M-SHORAD, un système lourd baptisé IFPC-HEL, un système lourd spécialisé dans l’élimination des essaims de drone nommé IFPC-HPM, et un ensemble de systèmes légers anti-drones C-sUAS.
Chacun de ces systèmes, par sa puissance, sa mobilité et ses capacités d’interconnexion, permettra de répondre à des scénarios précis, en apportant une plus-value opérationnelle que l’US Army estime déterminante dans les engagements de haute intensité qui s’annoncent contre des adversaires dotés de moyens militaires et technologiques avancés.
Le Stryker Guardian DE M-SHORAD
Le premier de ces systèmes à entrer en service à partir de 2025 sera le Guardian, désigné par l’acronyme Direct Energy Mobile SHOrt Range Air Defense ou DE M-SHORAD. Il s’agit d’un laser à haute énergie de 50 kW couplé à un système de détection et de désignation de cibles aériennes et embarqué sur un véhicule blindé 8×8 Stryker, la bête de somme des Brigade Combat Team de l’US Army.
Avec une telle puissance, le Guardian pourra assurer une protection contre les drones aériens de catégorie 1 et 2, c’est-à-dire des drones de moins de 30 kg évoluant à moins de 3500 pieds d’altitude, mais également, dans une certaine mesure et avec une durée d’exposition suffisamment longue, contre les drones de 3ᵉ catégorie, pouvant atteindre 650 kg et évoluer jusqu’à 18.000 pieds d’altitude, soit 6 km, dans laquelle on trouve notamment le fameux drone turc TB2 Bayraktar.
Il pourra aussi intercepter des menaces RAM (Roquette, obus d’Artillerie et de Mortier) pour peu que celles-ci ne soient pas trop rapides ou trop massives. Enfin, il pourra être employé contre des hélicoptères, plus pour les endommager que pour les détruire.
Le Stryker Guardian a été testé par l’Army Rapid Capabilities and Critical Technologies Office, ou RCCTO, cet été à Fort Sill dans l’Oklahoma.
On notera que la défense contre les avions et les menaces balistiques n’est pas du ressort des systèmes SHORAD dans l’US Army, celle-ci étant dévolue aux systèmes anti-aériens lourds comme le Patriot, aux missiles sol-air légers comme le Stinger, et à la supériorité aérienne assurée par l’US Air Force, le système étant limité par la capacité de production énergétique embarquée à bord du Stryker pour conserver une mobilité cohérente avec le besoin d’accompagnement des forces.
À l’instar de l’ensemble de ces nouveaux systèmes à énergie dirigée, le Guardian sera interconnecté avec les systèmes de détection présents sur le théâtre d’opération, en application de la doctrine Joint All-Domain au cœur de la stratégie d’engagement US dans les années à venir.
Le système Valkyrie IFPC-HEL à énergie dirigée
Afin d’accroitre la puissance de ses armes à énergie dirigée, de sorte à en étendre les performances et capacités de protection, l’US Army s’est appuyée sur des modules en conteneur transportable par camion.
Le Valkyrie est l’un des deux systèmes s’appuyant sur ce modèle appartenant au programme Indirect Fire Protection Capability, ou IFPC, et exploitant un laser à haute énergie ou High Energy Laser, ceci ayant donné l’acronyme IFPC-HEL.
Grâce à ce conteneur, le Valkyrie dispose d’une capacité de production électrique bien supérieure à celle du Guardian, permettant de mettre en œuvre un laser de 300 kW, capable de détruire des cibles imposantes, comme des missiles de croisière et des avions de combat.
En revanche, le système est beaucoup moins mobile que ne peut l’être le Guardian, et sa fonction sera avant tout de protéger des sites d’importance, comme des postes de commandement, des sites logistiques ou des bases d’aérocombat.
Le système Valkyrie est intégré à un conteneur standard de 20 pieds, comprenant le système laser de 300 kW, mais également les systèmes de détection, de visée, de production d’énergie et de communication.
Le Valkyrie, qui est en quelque sorte un Guardian surpuissant capable de frapper beaucoup plus fort et plus loin, dispose des mêmes attributs d’interconnexion que ce dernier, et agira à l’instar des systèmes CIWS actuels, comme le Phalanx C-RAM, de sorte à créer une bulle de protection contre toutes les menaces aériennes, à l’exception des plus lourdes comme les missiles balistiques.
La forte puissance de son laser lui permettra notamment de détruire ses cibles avec une durée d’exposition très réduite, permettant au système de traiter des attaques de saturation, et ce, d’autant que le système est potentiellement capable de tirer aussi longtemps que l’énergie électrique fournie par la turbine embarquée à bord du conteneur est disponible, nonobstant les problèmes de surchauffe du système.
En outre, un tel système peut être rapidement déployé et mis en service, notamment par avion de transport C-17 et même C-130, et permet donc une dynamique des opérations militaires très soutenue, même dans des environnements très contestés.
Le système IFPC-HPM à micro-ondes
Si le Valkyrie offre des capacités inégalées contre de nombreux types d’attaque, il restait une forme de menace capable de prendre le système en défaut, les essaims de drone. En effet, en dépit de sa puissance énergétique phénoménale, il ne peut traiter qu’une cible à la fois, ceci nécessitant, entre chaque cible, une phase d’identification, de visée, de tir, et de confirmation de destruction.
Face à plusieurs centaines de drones légers attaquant simultanément, le système n’était donc pas adapté. Pour palier ce risque, l’US Army a traversé quelques ailes du Pentagone pour rencontrer l’Air Force Research Laboratory, qui développait déjà le système à énergie dirigée THOR pour Tactical High Power Operational Responder, un canon à micro-onde à haute énergie embarqué là aussi dans un conteneur, et conçu précisément pour éliminer les essaims de drones en bombardant une partie de l’espace aérien de micro-ondes, celles-ci endommageant gravement les systèmes électroniques embarqués à bord des drones pour les rendre inactifs.
L’IFPC-HPM est dérivé du système THOR développé par l’US Air Force et qui, lui aussi, est intégré dans un conteneur pour en permettre le déploiement et l’aéro-tranportabilité par avion C-130.
C’est ainsi que le THOR de l’US Air Force est devenu l’IFPC-HPM pour High Power Microwave, le complément parfait de l’IFPC-HEL Valkyrie, pour protéger les sites sensibles de l’US Army.
Comme ce dernier, il est embarqué dans un conteneur de 20 pieds transportable par camion, produit sa propre énergie et s’interconnecte avec les systèmes de détection pour assurer une défense la plus efficace possible. Son unique fonction étant de contrer les essaims de drone, il sera déployé en supplément du Valkyrie sur les sites pouvant être potentiellement visés par ce type de menace.
Il est vrai, ceci dit, qu’avec l’augmentation de la portée des drones et munitions vagabondes, et l’amélioration de leurs capacités à mener des attaques coordonnées, cette menace est désormais presque aussi significative que celle venant de missiles de croisière, de drones MALE ou de systèmes d’artillerie à longue portée. À l’instar du Valkyrie, le premier prototype de l’IFPC-HPM est attendu pour la fin 2024, alors que le premier système opérationnel doit entrer en service, pour l’US Army, en 2027.
Ces systèmes doivent en effet permettre d’éliminer les drones de 1ʳᵉ et 2ᵈ catégorie, d’une masse inférieure à 30 kg, ceux-là mêmes qui montrent des capacités opérationnelles déterminantes depuis plusieurs années, notamment dans les zones de conflit de basse et moyenne intensité.
Ces drones, qu’ils soient de reconnaissance ou parfois équipés de charges explosives télécommandées, sont à la fois petits, discrets et rapides, et échappent le plus souvent aux systèmes de détection et de défense antiaérienne ou anti-drone déployés, comme en firent la douloureuse expérience les forces russes déployées sur la base aérienne syrienne de Khmeimim alors que les systèmes Pantsir S1/2 peinaient à différencier ces drones hostiles des oiseaux.
Même une fois repérés, ces drones représentent une menace importante, tant il est difficile de les intercepter, à moins d’avoir un champion olympique de ball-trap à disposition.
L’US Army a testé de nombreux modèles de « fusils anti-drones » dans le cadre de la mission C-sUAS.
De fait, l’US Army développe conjointement plusieurs systèmes dédiés à cette mission, dont un système laser de 20 kW autonome livré sur palette capable de détecter, identifier et détruire des drones de 1ʳᵉ et 2ᵈᵉ catégorie, et pouvant rapidement être déployé pour protéger un bâtiment ou un site contre ce type de menace.
En outre, elle expérimente plusieurs modèles de « fusils anti-drones », des armes épaulées projetant soit un rayon micro-onde dans la direction visée pour éliminer un drone à courte distance, soit afin de brouiller ses fréquences de communication, de contrôle et de géolocalisation pour le rendre inutilisable.
D’autres systèmes, comme des munitions spécialement conçues pour exploser à proximité du drone, sont également à l’expérimentation, toutes concourant à renforcer les capacités des forces américaines pour se protéger d’engins capables, notamment, de diriger des frappes de précision, comme ce fut à de nombreuses reprises le cas lors de la guerre du Haut-Karabagh de 2020.
Conclusion
On le comprend, l’US Army a pris à bras-le-corps les problématiques longtemps abandonnées de défense anti-aérienne rapprochée SHORAD, de lutte contre les drones et contre les menaces C-RAM.
Mais plutôt que d’exhumer de vielles recettes comme l’utilisation de systèmes d’artillerie, de missiles, ou d’une combinaison des deux, elle a décidé, égale à elle-même d’une certaine manière, d’en profiter pour effectuer un bond technologique majeur dans ces domaines, en s’appuyant presque intégralement sur des solutions à énergie dirigée.
Cette approche est hardie à plus d’un titre, surtout du fait que l’US Army ne peut s’appuyer sur une génération antérieure d’équipements traditionnels de ce type, comme peuvent le faire par exemple les Russes et Chinois.
En revanche, cela permit de concentrer la majeure partie des capacités d’investissement et d’innovation vers ces nouveaux programmes, ceci expliquant en grande partie pourquoi les armées US jouissent désormais d’un avantage technologique de plusieurs années dans ce domaine crucial.
les M-SHORAD seront les seules unités de défense anti-drones et anti-aérienne à courte portée capables de protéger les unités de l’US Army jusqu’à l’entrée en service du Guardian et du Valkyrie.
De fait, si les délais des programmes sont bien respectés, et que rien de fâcheux ne se déclenche à l’échelle internationale d’ici à la fin de la décennie, il est probable que la parie de l’US Army aura été payant.
Dans le cas contraire, les forces US pourraient se retrouver en situation de vulnérabilité, avec des solutions de laboratoires, mais aucune capacité opérationnelle effectivement disponible pour se protéger de ces menaces. Quant aux européens…
Article du 13 octobre 2021 en version intégrale jusqu’au 16 aout 2023
Une brigade d’artillerie sera recréée l’an prochain au sein de l’armée de Terre, fruit parmi d’autres d’une profonde transformation souhaitée par son chef d’état-major, le général Pierre Schill.
La 19e brigade d’artillerie sera mise sur pied en 2024 à Lyon, annonçait fin juillet un officier du commandement des forces terrestres (CFT). Une renaissance plutôt qu’une naissance pour cette unité créée il y a tout juste 30 ans à partir, notamment, du 54e régiment d’artillerie puis dissoute en 1998. Un quart de siècle plus tard, la version actualisée conservera le 54e RA et y ajoutera les 1er et 61e régiments d’artillerie ainsi que l’école des drones.
Cette brigade aura pour mission « d’accélérer la boucle acquisition-feux et de délivrer des effets massifs et coordonnés dans les différents milieux et champs opérationnels», écrit cet officier du CFT. Elle sera en mesure de « générer un centre de mise en oeuvre de format multinational field artillery brigade [MN FAB] », complétait-il. Initié il y a près de cinq ans par l’OTAN, le concept de MN FAB vise à modéliser des centres opérationnels capables de manoeuvrer tous les moyens d’appui-feu et de renseignement disponibles, qu’ils soient français ou fournis par des nations alliées.
Opérant dans la profondeur, la 19e BA sera la seule à mettre en œuvre les drones tactiques Patroller et le successeur du lance-roquette unitaire, espéré pour 2027. Elle sera sous les ordres du futur commandement des actions dans la profondeur et du renseignement (CAPR), l’un des trois commandements transverses agissant au profit des 1e et 3e divisions. La montée en puissance de ce CAPR est, depuis le 1er août, dans les mains du général de brigade Claude-Alexandre Pingeon.
Ce rapprochement en cours entre unités d’artillerie et du renseignement était déjà perceptible lors du dernier défilé militaire du 14 juillet. Le chef de corps du 1er RA et sa garde au drapeau avait alors symboliquement descendu les Champs-Élysées au sein du carré du commandement du renseignement (COMRENS).
Lorsqu’il arrive au 3e bureau (opérations) du Grand quartier général en 1917, le commandant et futur général Emile Laure est frappé de voir de grandes cartes à grande échelle sur les murs et tables et les officiers, normalement en charge de la conduite de grandes opérations, se féliciter de la prise d’un village, de quelques km2 ou de bilans chiffrés comme s’il s’agissait de grandes victoires. Il constate alors la dérive à laquelle a conduit la guerre de positions, avec le besoin d’apprécier les tendances, si possible de proclamer des succès et toujours de calmer son angoisse de l’inconnu, mais sans avoir de noms de villes connues à annoncer comme conquises ou perdues.
Il est ainsi logiquement pour la guerre en Ukraine et dans le grand GQG médiatique où, pour analyser et décrire au quotidien une guerre qui bouge peu depuis qu’elle s’est transformée en guerre de position en avril 2022, on transforme des prises de village ou des avancées de quelques kilomètres en évènements. Pour ceux qui se battent dans ces quelques hectares, les choses sont évidemment essentielles et même vitales, mais au niveau macroscopique, ces évènements tactiques doivent être nécessairement agglomérés afin d’avoir une vision plus claire des choses. Encore faut-il avoir le temps d’exposer cette synthèse.
Obus sur canons égale contre-batterie
Ces précautions étant prises parlons de la situation sur le front. L’offensive ukrainienne se poursuit avec ses trois axes de choc principaux et sa bataille arrière des feux, ainsi que la contre-offensive russe dans la province de Louhansk.
La bataille des feux est désormais la plus importante car elle conditionne largement le destin des manœuvres. Les uns et les autres poursuivent leurs frappes dans la profondeur et la zone d’artillerie. Sur le site de Ragnar Gudmundsson (lookerstudio.google.com) qui compile les données fournies par les sources officielles ukrainiennes (et donc à prendre avec précautions) on constate toujours une grande intensité des frappes ukrainiennes avec 580 strikes (on ne sait pas trop à quoi cela correspond) en juin et juillet, soit 1580 avec le mois de mai, c’est-à-dire autant de tirs que les sept mois précédents réunis. L’effet sur l’artillerie russe est indéniable avec, selon Oryx cette fois, 191 pièces russes comptabilisées détruites ou endommagées depuis le 8 mai, soit par comparaison 2,6 pièces par jour contre 1,8 pièce jusqu’au début du mois de mai 2023. Les batailles de contre-batteries sont par définition dans les deux sens et l’artillerie ukrainienne souffre aussi avec 69 pièces touchées depuis le 8 mai, et un passage de 0,7 à 1 pièce perdue par jour. Ces chiffres sont comme toujours en dessous de la réalité, et on peut sans doute les doubler pour s’en approcher. Ce qui est sûr, c’est que la bataille est féroce et tend peut-être même à s’intensifier avec dans les deux dernières semaines des pertes quotidiennes de 3 pièces par jour côté russe et 1,4 côté ukrainien. On notera l’écart qui se resserre entre les deux camps.
Coups de béliers au Sud
Mon sentiment était plutôt que le dispositif défensif arrière russe n’était pas encore assez affaibli pour espérer retenter des manœuvres de grande ampleur sur la ligne de front mais le commandement ukrainien, mieux informé que moi, en a jugé autrement. Peut-être s’agit-il d’un nouveau test de résistance ou de profiter des limogeages de généraux importants et surtout compétents dans le groupe d’armées russe attaqué.
Il a donc décidé de renouveler des attaques de brigades dans la zone Sud sur les mêmes points et par les mêmes brigades que le 6-8 juin. On note peut-être une plus grande concentration des efforts, avec du côté d’Orikhiv deux brigades seulement en premier échelon – 65e et 47e Mécanisées (BM) – et quatre en arrière, pour trois – 36e de Marine à l’ouest, 35e de Marine et 68e chasseurs au centre – et cinq en arrière dans le secteur de Velika Novosilki. Les secteurs d’attaque sont peut-être limités aux moyens de déminage disponibles ou peut-être s’agit-il simplement d’une manière générale de mieux accorder les moyens d’appui à ceux de la manœuvre. Ce qu’il faut retenir c’est une progression de la 47e BM relativement importante à l’est de Robotyne, au sud d’Orikhiv, ainsi que celle de la 35e BIM sud de Velika Novosilka avec la prise et le dépassement du village de Saromaiorske. On rappellera que les forces ukrainiennes agissent toujours dans les deux cas dans la zone de couverture russe et non la zone principale, la mieux défendue, et que les Russes y résistent également toujours tout en organisant des contre-attaques. Les autres secteurs de la zone – Piatkatky, Houliaïpole et Vuhledar – sont calmes ou font l’objet de combats minuscules.
Derrière les annonces, et on notera au passage combien les déclarations de la vice-ministre de la Défense Hanna Maliar brouillent et desservent la cause ukrainienne en se plaçant au même niveau d’exagération grossière que celles des officiels russes, il reste à voir si les Ukrainiens vont continuer à progresser à ce rythme. Les gains territoriaux sont très en dessous de la norme de 50 km2/jour qui indiquerait que les choses se passent bien, mais les opérations militaires ne sont pas linéaires mais fractales, du moins l’espère-t-on, quand on est justement en dessous de la norme. Ce n’est donc pas les villages de Saromaiorske ou de Robotyne qui sont importants, mais les tendances et ce qu’il faut espérer est que l’avance continue. L’hypothèse actuelle la plus probable, par projection de tendances, est celle de mois de combat avant de peut-être voir un drapeau planté sur une ville-victoire, et celle-ci a actuellement plus de chance d’être Tokmak ou Bilmak plutôt que Mélitopol ou Berdiansk. Les combats de la semaine peuvent modifier cette hypothèse s’il y a des petits succès répétés.
Alors que la ville-victoire se fait attendre dans le front sud, le troisième axe offensif ukrainien est autour de Bakhmut avec un effort particulier au sud de la ville et dans l’immédiat sur le village Klichkivka, une zone boisée et peu minée plus accessible à la manœuvre qu’au sud mais où les combats sont difficiles et les pertes importantes des deux côtés. Pour l’instant, la résistance russe est forte et les avancées minuscules. La projection actuelle la plus favorable aux Ukrainiens est donc là encore et malgré la petitesse du champ de bataille celle de mois de combat avant le planté de drapeau sur Bakhmut.
Un tout petit Uranus au Nord
La contre-attaque de revers sur un front différent de celui où on est soi-même attaqué est un grand classique de l’art opérationnel. Le 15 juillet 1918, les Français résistent à l’offensive allemande sur la Marne, le 18 juillet ils contre-attaquent de flanc à Villers-Cotterêts. En novembre 1942, les Soviétiques sur le reculoir à Stalingrad contre-attaquent sur les flancs de la 6e armée allemande et enferment celle-ci dans la ville (opération Uranus). Un an plus tôt, les divisions sibériennes faisaient de même au nord et au sud de Moscou attaquée. C’est le même principe qui s’applique ici dans la zone de Louhansk avec une contre-offensive assez réussie vers Koupiansk, l’est de Svatove et le sud-est de Kreminna.
Tenter une contre-attaque de revers signifie d’abord que l’on ne s’estime pas en danger dans la zone dans laquelle on est attaqué, sinon les réserves sont plutôt engagées dans ce secteur. L’existence de cette contre-attaque est donc plutôt un indice de confiance côté russe. Maintenant pour que cela réussisse vraiment, il faut un rapport de forces et de feux vraiment à l’avantage du contre-attaquant. Cela a été le cas dans les exemples cités plus haut, mais en grande partie parce que les Allemands s’étaient engagés à fond dans leur attaque principale, la Marne et Reims dans un cas, Stalingrad dans l’autre, et affaiblissant leur flanc ou en le confiant à des armées alliées peu solides. Cela n’est pas le cas en Ukraine. Les forces ukrainiennes ne sont pas enfoncées et fixées dans le front Sud et il reste par ailleurs suffisamment de brigades pour tenir tous les autres secteurs. Au bout du compte, il n’y a pas eu de renforcements russes massifs dans le secteur nord, par manque de moyens avant tout, et les déclarations ukrainiennes (voir plus haut) ont été très exagérées, comme pour excuser par avance un recul. On n’a pas entendu parler non plus de mise en retrait en recomplètement et en entrainement pendant des semaines de divisions russes. Les attaques russes sont donc toujours menées avec les mêmes capacités que celles qui n’ont pas permis de réussir durant l’offensive d’hiver. On ne voit donc pas très bien pourquoi cela réussirait mieux maintenant, à moins d’innovations d’organisation ou de méthodes cachées. Pour autant, les Russes attaquent beaucoup, avancent un peu et compensent finalement, si on raisonne en km2, les petites avances ukrainiennes au Sud. Cela n’a cependant pas d’impact stratégique puisque les Ukrainiens n’ont pas fondamentalement bougé leurs réserves du Sud au Nord et qu’ils poursuivent leur opération dans les provinces de Zaporijjia et Donetsk, On peut même se demander si les nouvelles attaques ukrainiennes au Sud ne sont pas aussi une manière de montrer que les attaques russes au Nord ne sont pas importantes.
Pour redonner des chiffres et en reprenant Oryx, ce qui frappe dans les pertes matérielles des deux opérations de manœuvre concurrentes, c’est leur ampleur. On comptabilise depuis 71 jours, 622 véhicules de combat majeurs (tanks, AFV, IFV, APC selon la terminologie Oryx) perdus soit une moyenne de 8 par jour. C’est en soi à peu près équivalent aux pertes quotidiennes moyennes avant l’offensive ukrainienne. Depuis deux semaines en revanche, le taux moyen est monté d’un coup à 11 par jour, sensiblement depuis la contre-attaque russe. Le taux moyen de pertes constatées des Ukrainiens en revanche a augmenté sensiblement dès le 8 mai, passant de 3,5 à 4,5 jours. Pire encore, il est passé à 6 par jour depuis deux semaines. Ces chiffres sont toujours difficiles à interpréter avec les difficultés de mesure, mais ils n’indiquent pas forcément, comme pour l’artillerie, une tendance favorable aux Ukrainiens. On est très loin des rapports de 1 à 4 du début de la guerre.
En résumé, on peut considérer les actions en cours sur le front comme un choc des impuissances ou, de manière plus élogieuse, un bras de fer indécis qui attend qu’un des protagonistes craque. C’est le moment du côté ukrainien de faire entrer sur le terrain les impact players, renforts, moyens nouveaux, opérations périphériques à Kherson, Belgorod, ou ailleurs pourvu que cela détourne l’attention et surtout les moyens russes. Il n’est pas exclu cependant que les Russes disposent aussi de quelques impact players. On y reviendra.
Passée la distraction des gesticulations rebelles wagnériennes — plus proches d’un numéro de clowns que du Götterdämmerung — l’attention est revenue sur l’offensive ukrainienne. Avec une inquiétude qui tourne en boucle : « pourquoi ça n’avance pas » ? Passons sur les réflexes liés à l’immédiateté de notre société, qui ne conçoit guère le temps long comme dépassant la semaine et commence à klaxonner dès que le prédécesseur met plus de deux secondes pour démarrer lorsque le feu passe au vert : le temps médiatique est ce qu’il est, mais on peut néanmoins se poser la question sur le plan de l’analyse des opérations. Est-ce que l’offensive « s’enlise », est-ce qu’elle est un « échec », est-ce qu’elle n’est « pas vraiment commencée », est-ce que, au contraire et malgré les apparences, tout se déroule « a peu près comme prévu », ou est-ce que « le plan a changé » ?
Un bilan pas si nul
Tout d’abord, il faut constater que l’armée ukrainienne est toujours celle qui dicte le tempo des opérations. L’armée russe est globalement sur la défensive partout le long de la ligne de contact terrestre et si les Russes mènent toujours ça et là des attaques, elles se limitent à des coups d’épingle sur la première ligne. Ce sont des combats et pas des opérations, sans intention ni moyens d’aller plus loin et sans coordination. L’initiative semble durablement ukrainienne, même si certains rapports annonçant des concentrations russes au nord de l’oblast de Louhansk laissent craindre que Moscou puisse tenter de lancer au moins une contre-attaque d’ampleur pour chambouler un peu la situation. À tout le moins, cette menace latente oblige le commandement ukrainien à conserver des réserves mobiles, ce qui est toujours une bonne politique. Si les Russes demeurent capables de mener des frappes dans la profondeur avec leurs missiles balistiques et de croisière, cet effort s’est réduit à quelques attaques sporadiques par semaine. Trop peu pour avoir un quelconque impact sur les opérations militaires, mais suffisamment pour faire peser sur la population civile une pression qui maintien au loin les réfugiés, internes ou déplacés hors d’Ukraine. Un des rares modes d’action russes, peut-être le seul, à continuer de prouver son « efficacité » au regard de son objectif sordide, dépeupler l’Ukraine.
De son côté, l’armée ukrainienne peut annoncer depuis l’accélération des frappes à la mi-mai et le début des opérations offensives au sol en juin la reprise d’environ 200 km². En un mois, c’est mieux que les dernières opérations offensives russes, et à un coût bien moindre. Sans être certains de savoir si le coût payé est supportable par l’appareil militaire ukrainien, on peut quand même admettre que ce n’est « par rien », même si c’est sans doute « en dessous » des attentes occidentales, toujours prises dans la mystique de la bataille. On attend Austerlitz, une charge héroïque, un chaudron, Stalingrad sur le Dniepr. Or ce qui se déroule n’y ressemble pas. « On » cherche donc les erreurs, les failles, et la fabrique du doute s’installe, alimentée par la propagande pro-russe. Devant Bakhmut pourtant, les deux « pinces » conquises par les Russes ont été réduites, ce qui stabilise le front sans risque d’encerclement des forces ukrainiennes. Au sud, bien que les avancées aient été difficiles, plusieurs localités ont été reprises et des positions favorables ont été enlevées, après des combats difficiles.
De vraies difficultés
Au bout d’un mois d’engagement au sol, les difficultés des deux camps commencent à être bien cernées. L’armée ukrainienne butte sur un dispositif étagé en profondeur, plutôt bien construit, correctement planifié, largement pourvu en mines et obstacles, et défendu par des troupes dont la motivation est adéquate pour le combat défensif. L’armée russe peut compter sur l’expérience acquise par ses artilleurs depuis le début du conflit, sur ses stocks encore assez larges d’armes légères, de missiles antichars et de mines, et sur une habitude très ancienne de penser la défense dans la profondeur. La principale « surprise » a été que les positions avancées russes ont été défendues plutôt farouchement, avec le soutien d’hélicoptères de combat qui avaient été comme souvent un peu trop vite rangés au rang des matériels obsolètes, mais qui s’avèrent toujours capables d’infliger de gros dégâts à des forces mécanisées ne disposant pas de couverture aérienne ou antiaérienne suffisante. Ils sont complétés de munitions rodeuses (Lancet notamment), disponibles en quantité, efficaces et bien utilisées. Les faiblesses de l’armée russe sont connues, et elles expliquent que malgré certains succès défensifs locaux il n’y a pas de tentative de renversement de l’initiative par lancement de contre-attaques. L’objectif russe est de « tenir » et les forces ne semblent plus paramétrées pour l’heure que pour cette ambition. La logistique russe est toujours insuffisante, le niveau tactique général des troupes est toujours faible et juste suffisant pour tenir en défensive, les matériels modernes commencent à manquer et – fait nouveau qui a son importance – les obus aussi. Si le rapport de feu est toujours à l’avantage des Russes, l’intensité a diminuée en valeur absolue, entre destructions de dépôts dans la profondeur, gaspillage, insuffisance des fabrications et incapacité de la Russie à se fournir en Iran ou en Corée du Nord au niveau de ses besoins.
De leur côté, les Ukrainiens ont fait l’amère expérience des champs de mines et de la capacité russe à procéder à du « minagedynamique » au moyen de mines antichar dispersées par roquettes. On redécouvre toute la difficulté du « brêchage », de l’ouverture des champs de mines battus par l’artillerie et les armes automatiques, avec des Ka-52 et des Lancet pour compléter un tableau connu depuis les années 1980. L’exercice est périlleux. Il suppose d’abord de reconnaitre les abords du champ de mine, puis d’amener à proximité (quelques centaines de mètres) des lignes explosives de déminage qui vont, en sautant, détonner ou détruire les mines sur une longueur de quelques centaines de mètres. Ensuite, des engins blindés spécialisés munis de fléaux ou de socs ressemblant à de grosses charrues vont idéalement compléter cette action en courant un couloir. Le tout avec des tirs de neutralisation des armes automatiques et des postes antichar adverses. Cela demande un haut niveau de coordination, une préparation fumigène et/ou d’artillerie sur les postes avancés du défenseur et une capacité à insérer rapidement des forces mécanisées dans le couloir ainsi ouvert pour déboucher. Une opération passablement complexe donc, et que le plus petit accroc peut gripper, comme la destruction d’un engin au milieu du couloir, obligeant les autres véhicules à sortir de la zone déminée. La présence de nombreuses haies est propice à la dissimulation des équipes antichar et lance-grenades adverses, tandis que les hélicoptères peuvent intervenir à distance de sécurité et les drones lancés hors de vue.
Au-delà des manques en matière d’engins de brêchage et de défense antiaérienne rapprochée, la plus grande faiblesse de l’Ukraine, face à cette situation, semble être, toujours, le rapport de feu insuffisant. Or, c’est précisément ce qui semble attirer l’attention de l’armée ukrainienne et si les attaques mécanisées semblent s’être ralenties, elle ne demeure pas inactive. On peut penser que, à minima, la phase initiale de « test » du dispositif russe a permis, au prix de pertes sensibles mais nullement critiques, de montrer sa solidité, d’identifier ses forces et faiblesses, et que les Ukrainiens se concentrent maintenant sur le centre de gravité adverse, l’artillerie russe.
De Clausewitz à la COPD : de la métaphore de la masse à l’analyse d’un système
La notion de « centre de gravité » semble très simple de prime abord. Mais lorsqu’on commence à chercher à l’appliquer dans une situation concrète, elle se révèle assez délicate à manier (à titre personnel cela m’a occasionné quelques maux de tête et entrainé dans de beaux débats lors du brevet technique interarmées de réserve et depuis). Cette notion apparait sous la plume de Clausewitz au chapitre IX du livre IV de De la Guerre[1], d’abord pour qualifier la bataille de « centre de gravité de la guerre ». Elle est définie ensuite au chapitre XXVII du livre VI. Le passage mérite citation :
« Le centre de gravité est toujours situé là où la plus grande masse de matière est concentrée et le coup porté au centre de gravité d’un corps est le plus efficace. Les forces armées de tout belligérant ont une certaine unité et par suite une certaine cohésion. Ces forces armées ont donc certains centres de gravité, dont le mouvement et la direction déterminent ceux des autres points, et ces centres de gravité se trouvent là où sont réunis les corps de troupes les plus importants. » Il en déduit que « reconnaître ces centres de gravité de la force militaire ennemie, discerner leurs sphères d’action est donc l’une des fonctions principales du jugement stratégique ».
Cette notion de centre de gravité, dont Clausewitz lui-même écrit en bon philosophe issu de la pensée du XVIIIe siècle qu’elle n’est nullement son invention mais la transcription d’une « méthode naturelle », fera flores dans la pensée stratégique. Plus près de nous, la Compréhensive Operations Planning Directive de l’OTAN (COPD) définit le centre de gravité comme « les caractéristiques, capacités ou localités desquelles une nation, une alliance, une force militaire ou un groupe dérive sa liberté d’action, sa force physique ou sa volonté de combattre ». La définition française retenue dans la PIA-5(B) dédiée à la planification de niveau opératif est sensiblement la même, avec des différences subtiles : « un élément, matériel ou immatériel, dont un Etat, ou un ensemble d’Etats, une collectivité, une force militaire, tire sa puissance, sa liberté d’action ou sa volonté de combattre ». La version française, à raison sans doute, évacue la notion de localité pour se concentrer sur des capacités, matérielles ou immatérielles. On notera l’évolution du concept depuis Clausewitz. Si en faire l’histoire n’est pas pertinent ici, on se contentera de relever que l’évolution est sans doute liée à la transformation industrielle de la guerre au XXe siècle. A l’époque du philosophe prussien, les armées sont toujours composées de la trinité « infanterie, cavalerie, artillerie », avec des portées et des modes d’action qui évoluent certes depuis des siècles, mais de façon assez linéaire, au moins depuis le XVe siècle. La rupture industrielle du tournant du XXe siècle fit entrer les armées modernes dans l’ère des systèmes complexes. La complexification des armes, l’invention de nouvelles armes sans jamais déclasser les anciennes, la dilatation de l’espace stratégique, le développement des transmissions, des transports à longue distance, l’essor des cadences de feu, des potentiels de destruction, la mobilisation des masses, la direction de l’économie en guerre par la bureaucratie… Autant de facteurs qui ont complexifié l’analyse du centre de gravité. Celui-ci n’est plus forcément là où se trouve « le gros des forces » ou « la capitale » de l’adversaire. Il peut se trouver ailleurs, et de façon immatérielle. Attention : il ne s’agit pas d’identifier une fragilité structurelle. Le centre de gravité est bien ce qui permet la liberté d’action de l’adversaire (merci Foch). Trouver le « centre de gravité » de l’adversaire est donc d’abord un exercice de pensée, une construction intellectuelle qui repose sur une analyse de ce qui est connu du « système » adverse. Cette analyse se fait avec, toujours, en arrière pensée l’idée de vaincre et la question du mode d’action qui serait employé. Car l’identification du centre de gravité n’a qu’un objectif : le détruire (ou le neutraliser). Sans aller jusqu’à dire qu’il faut adapter le choix du centre de gravité aux modes d’action disponibles contre lui (ce qui serait un contresens) il faut néanmoins garder à l’esprit qu’il n’y a pas toujours qu’une seule voie pour gravir une montagne et qu’il peut exister plusieurs façons de neutraliser le centre de gravité adverse.
Un centre de gravité russe de 152 mm ?
Quel est le centre de gravité des forces russes en Ukraine ? La question à elle seule circonscrit le problème. Il ne s’agit pas de trouver le centre de gravité « de la Russie ». La réponse pourrait rapidement être « ses forces stratégiques nucléaires ». Ce que l’Ukraine souhaite est moins vaincre son agresseur que mettre un terme à cette agression et libérer son territoire. Pour autant, cet objectif de libération territoriale, partagé et entériné par ses soutiens, ne doit pas conduire à tomber dans le piège du centre de gravité « géographique ». Il y a des cas où, bien entendu, on peut considérer qu’un centre de gravité peut l’être. On débat encore pour savoir si Moscou était le centre de gravité soviétique en 1941-1945 ou s’il fallait plutôt le chercher dans le régime soviétique lui-même. En tous cas, ni Tokmak, ni même Melitopol ne répondent à la définition. Ce sont des objectifs importants, à la fois pour des raisons symboliques et opérationnelles (nœuds logistiques). Mais on ne peut pas dire que les forces russes en Ukraine y trouvent leur « liberté d’action ».
La capacité qui répond sans doute le mieux, au moins depuis mai 2022, à cette interrogation est l’artillerie russe. Ce n’est d’ailleurs pas une surprise, tant cette arme est mise en avant par la doctrine, est puissante en termes d’effectifs, et structure la manœuvre des forces terrestres russes. C’est l’artillerie qui a permis, en écrasant l’adversaire par le feu, d’avancer en Donbass en 2022, au prix de millions d’obus tirés (3 ou 4 millions pour Marioupol, Sievierodonetsk et Lysychansk comme le note Michel Goya, soit environ 3000 obus du km² conquis).
En juillet 2023, l’artillerie russe est toujours le centre de gravité des forces russes en Ukraine, notamment dans la manœuvre défensive. Sa capacité à tirer sur les manœuvres de brêchage ukrainiennes puis à reboucher les trous en déployant à la volée des champs de mines comme autant de rustines garantit que les forces mécanisées ukrainiennes ne débouchent pas en terrain libre face à l’infanterie russe. Elle fait peser une lourde menace sur l’infanterie ukrainienne en terrain découvert et demeure capable d’oblitérer toute concentration imprudente qui passerait à sa portée.
Or ce centre de gravité se trouve fragilisé. Certes, l’artillerie russe demeure puissante, malgré d’importantes pertes depuis un an : 253 pièces d’artillerie tractée, 442 canons automoteurs et 233 lance-roquettes multiples (LRM) d’après les chiffres d’Oryx au 10 juillet(sans doute d’avantage donc, en prenant en compte les pertes non documentées et notamment l’usure des pièces). Comme l’a rappelé l’étude de Vincent Tourret et Philippe Gros, le parc russe actif en unité était en 2021 composé d’environ 2 000 canons automoteurs dont 1 750 de 152 mm (à comparer avec la petite centaine de l’armée française), d’un millier de LRM et de 150 canons tractés. Si les stocks de vieux matériels étaient – sur le papier – pléthoriques (4 000 automoteurs, 3 000 LRM et 12 000 canons tractés), leur remise en état a rencontré, comme pour les chars, d’immenses difficultés. Les stocks laissés à l’air libre, souvent en climat hostile, sans entretien, sont souvent réduits à l’état d’épaves.
En prenant en compte l’usure des pièces (espérance de vie de 2 000 à 3 000 coups), les pertes et les difficultés de remise à niveau des vieux matériels, les pertes humaines moindres que pour l’infanterie mais difficiles à remplacer car concernant des officiers et des techniciens, l’artillerie russe n’a sans doute plus beaucoup de capacités à absorber de nouvelles pertes lourdes. Les volumes de feu ont diminué considérablement, ce qui explique d’ailleurs en bonne partie le passage sur la défensive un peu partout. La Russie n’a plus ni les canons ni les obus pour repartir à l’assaut de nouvelles positions comme l’an dernier à Sievierodonetsk et Lysychansk et les assauts de Wagner à Bakhmut ont surtout reposé sur des manœuvres d’infanterie accompagnées de tirs d’artillerie plus parcimonieux (à la grande ire de Evgueni Prigojine). La montée en ligne de mortiers lourds 2S4 de 240 mm identifiée dans le presse est peut-être le signe que les pertes des obusiers de 152 mm 2S19 et 2S3 ne peuvent plus être remplacées (et/ou que les stocks d’obus de 152 mm sont épuisés).
La suite de l’offensive : Jutland terrestre à Zaporijjia ?
L’identification faite du centre de gravité adverse (l’artillerie en capacité de tirer bien et beaucoup sur des cibles bien identifiées), de ses forces (nombre de pièces, réactivité correcte, ciblage par drones efficace, roquettes, sous-munitions et mines, soutien antiaérien et GE correct) et de ses faiblesses (flux d’obus en tarissement, flux de matériel juste suffisant, usure des pièces et des hommes, logistique dispersée mais fragile) conduit à envisager les modes d’action possible. Il ne s’agit pas de « simplement » casser des canons, mais de neutraliser les composantes du système qui font qu’il fonctionne. L’artillerie a besoin de canons, d’artilleurs, de munitions et de cibles bien identifiées. La neutralisation de la logistique ou des postes de commandements a constitué un mode d’action important l’an dernier. Il était alors plus « facile », notamment avec les roquettes des HiMARS, de tirer sur les dépôts mal protégés et les postes de commandement insuffisamment disciplinés sur le plan des émissions EM. Mais à l’heure actuelle, le ciblage des pièces d’artillerie semble être devenu le mode d’action le moins inabordable et c’est bien ce que semble s’être résolue à faire l’armée ukrainienne depuis quelques semaines et ce que suggère notamment l’analyse d’un témoin avisé des opérations. Il faut noter que de son côté, l’armée russe n’a pas été inactive pour contrer l’artillerie ukrainienne, comme en témoignent les pertes lourdes subies par l’artillerie livrée par les Occidentaux (surtout par les canons tractés). Or il s’agit bien de faire évoluer le rapport de feu de manière favorable. Si pour éliminer l’artillerie russe l’Ukraine perd la sienne, l’offensive sera aussi impossible. La bataille d’artillerie est une bataille très mobile, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Mais elle se déroule dans un contexte de front assez statique : les batteries se repositionnent en permanence après avoir tiré et l‘affaire est un peu similaire à un duel de navires de ligne au début du siècle, les accidents de terrain en plus : il s’agit de localiser l’adversaire le premier et de tirer avant qu’il ne se déplace, sur la base d’indications de ciblage plus ou moins correctes. Les pays occidentaux auraient sans doute recours pour ce genre de mission à l’arme aérienne, mais l’Ukraine ne peut compter que sur ses propres canons et LRM pour frapper ceux de l’adversaire. Le ciblage s’effectue au moyen de drones, mais aussi de radars de contrebatterie (plus rares et qu’il est délicat de trop utiliser sous peine d’attirer le feu sur eux) ou même de renseignement humain. Il est très possible que d’autres moyens de ciblage soient fournis par le renseignement occidental (interceptions électromagnétiques, imagerie). La réactivité et la précision compte, car dans un contexte de pénurie de munitions, il faut tirer juste et éviter de labourer le sol. Pour l’heure, toujours en se basant sur les données du site Oryx, les pertes russes dépasseraient les 120 pièces en deux mois. C’est encore assez peu, mais il faut tenir compte du fait que ces pertes surviennent sur les arrières des lignes russes et ne sont documentées en sources ouvertes que si un drone passe par là. La qualité et surtout la réactivité du ciblage ukrainien semble être la clé des succès et cela peut fonctionner à condition d’avoir suffisamment d’obus et/ou d’obus de précision : même avec des canons occidentaux très précis comme le CAESAR et de bonnes coordonnées de tir, la destruction d’une pièce adverse n’est jamais évidente. Surtout si les coordonnées sont un peu approximatives (batterie camouflée dans un bois par exemple).
En parallèle de cette attrition, les troupes ukrainiennes mènent toujours des opérations de combat, d’ampleur plus réduite. C’est sans doute important pour accroitre l’aguerrissement des brigades formées pendant l’hiver, et dont beaucoup des personnels n’avaient pas d’expérience militaire préalable. L’expérience des conflits mondiaux a montré l’importance cruciale, au-delà de la formation des individus, de la construction du collectif, surtout dans un contexte interarmes. Les brigades sont des équipes et quelle que soit la qualité de leurs « joueurs », il faut du temps et des épreuves pour former le collectif. Les divisions américaines formées ex nihilo en 1942 connurent la difficile « école » de la Tunisie avant de devenir, deux ans plus tard, de redoutables équipes de combat. Si on peut penser qu’une partie de cet aguerrissement collectif a lieu en Ukraine sous la forme d’entrainement, les « petites » opérations de harcèlement ont le double mérite de forcer l’artillerie russe à tirer (et donc se découvrir) tout en accroissant le niveau tactique des troupes ukrainiennes et en maintenant une pression usante sur les groupes russes, moins mobiles et moins relevés puisque défenseurs de positions.
Faire feu de tout bois (hélas)…
Comme souvent, les comparaisons historiques sont utiles mais il ne faut pas en faire des calques de similitude. En particulier, il faut toujours garder à l’esprit que l’Ukraine ne dispose pas d’une arme aérienne capable d’agir dans la profondeur du dispositif adverse et que cette situation ne changera pas avant des mois. Pour l’heure, c’est donc avec les seuls feux de l’artillerie qu’il est possible de réduire le centre de gravité adverse, complétés de quelques missiles Storm Shadow qui peuvent éliminer des nœuds du C2 ou les dépôts importants de la logistique russes. Cette bataille d’artillerie pourrait prendre de longues semaines et durer jusqu’à la fin du mois de juillet, voire se prolonger en août. Si les Ukrainiens y perdent trop d’artilleurs et de canons ou qu’ils tombent à court d’obus, ce sera sans doute un échec et les opérations de brêchage de la ligne russe ne pourront déboucher. Le conflit pourrait alors connaître une phase prolongée de stabilité, le temps qu’un des deux camps reconstruise ne capacité offensive. Mais si l’artillerie russe est réduite à un volume de feu suffisamment faible, il sera alors possible d’utiliser l’artillerie ukrainienne restante pour appuyer par feux roulants et cloisonnant de véritables « percées ». C’est à cette aune qu’il faut lire la volonté américaine de livrer des obus M864 à sous-munitions : les Occidentaux sont arrivés à l’étiage manifeste de leurs armes de précision. Ni la Suède ni la France ne doivent par exemple plus avoir d’obus BONUS à livrer, ni les Américains suffisamment d’obus EXCALIBUR. Des armes qui peuvent justement attaquer avec précision un canon en direction duquel on aurait tiré sur la base d’une signature radar ou d’une détection par drone. Au-delà des questions humanitaires liées à la présence subséquente d’engins non explosés, l’Ukraine n’aura sans doute heureusement pas à craindre de tirer sur des civils, le front sud ayant largement été évacué. Mais c’est bien notre incapacité – collective – à produire suffisamment d’obus et notamment d’obus de précision qui rend nécessaire la livraison de ces armes pour neutraliser le centre de gravité russe et in fine mettre un terme à la guerre d’agression menée par Moscou et qui place l’Ukraine en situation de légitime défense et en état de nécessité au regard du droit.
Enfin, pour la France et les débats sur la LPM, cela ne veut pas forcément dire qu’il faudrait investir dans 500 canons de plus. Si notre modèle interarmes qui compte sur l’arme aérienne reste conceptuellement solide, encore faut-il lui donner les moyens de fonctionner. Ce qui suppose par exemple de disposer de suffisamment de moyens de guerre électronique et antiradars pour éliminer une couche antiaérienne, mais aussi de missiles antiaériens à longue portée pour vider le ciel des aéronefs adverse. Et ensuite de suffisamment d’armes de précision pour que l’aviation élimine l’artillerie adverse. Et dans le doute, mieux vaudrait aussi accroitre les stocks d’obus et d’armes de précision…
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N’étant pas germaniste, les citations de l’article sont issues de la traduction de 1955 parue aux Editions de Minuit.
Stéphane AUDRAND est consultant indépendant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles. Titulaire de masters d’Histoire et de Sécurité Internationale des universités de Lyon II et Grenoble, il est officier de réserve dans la Marine depuis 2002. Il a rejoint l’équipe rédactionnelle de THEATRUM BELLI en décembre 2019.
Allons droit au but : l’opération offensive ukrainienne, ou peut-être plutôt désormais les trois opérations ukrainiennes séparées à Orikhiv, Velika Novosilka et Bakhmut, ne sont pas des opérations de conquête, de celles que l’on peut suivre sur la carte en voyant la progression rapide des petits drapeaux en direction d’un objectif lointain. Cela viendra peut-être mais pour l’instant, ce n’est pas possible. Or, si ce ne sont pas des opérations de conquête, ce sont forcément des opérations d’usure, opérations cumulatives dont on espère un jour voir émerger quelque chose comme la rupture d’une digue, selon l’expression de Guillaume Ancel (ici). Le problème majeur de ces opérations – assassinats ciblés, sanctions économiques, campagnes aériennes, guérilla, etc. – est qu’on ne sait jamais quand cette fameuse émergence surviendra et on est souvent déçu.
Back in Donbass
Revenons en arrière. La guerre, au sens anglais de warfare, de mouvement s’est transformée en guerre de positions au mois d’avril 2022 selon un phénomène tout à fait classique, même si pas forcément obligatoire. Cette guerre de positions qui signifiait que la guerre, au sens de war cette fois, allait durer longtemps incitait aussi aux actions sur l’arrière (frappes aériennes, sabotages, etc.) ou sur le « grand arrière » ukrainien (nous) par une campagne d’influence, en espérant que l’un de ces éléments arrive au niveau zéro de motivation et nullifie donc l’ensemble de l’effort de guerre. On aura reconnu là des opérations cumulatives.
Sur le front, les Russes étaient un peu plus pressés et s’empressaient de conquérir l’ensemble du Donbass. La méthode utilisée était, de manière tout à fait classique, celle du martelage ou du casse-briques pour reprendre l’expression mise en vogue par @escortert sur Twitter (ici) : neutralisation de la défense par le feu indirect et assaut de bataillons, répétés des centaines de fois autour de la poche dont ils espéraient s’emparer, de Severodonetsk à Kramatorsk. Les Russes ont beaucoup échoué mais ils ont parfois réussi et ils ont même rompu la digue une fois, à Popasna le 9 mai 2022 non loin de Bakhmut. Cette « émergence » n’a pas suffi en soi mais leur a donné un avantage décisif qui, après encore plusieurs semaines de martelage, leur a permis, outre Marioupol, de s’emparer des villes de Severodonetsk et de Lysychansk au tout début du mois de juillet. La moitié du travail de conquête était faite et puis, autre effet émergent plus inattendu cette fois, tout s’est arrêté. Un peu parce que l’arrivée de l’artillerie occidentale avait permis d’équilibrer un peu les débats, un peu aussi faute de combattants, car pour monter à l’assaut…il faut des troupes d’assaut et il n’en restait plus guère du côté russe alors que les Ukrainiens continuaient à fabriquer des brigades. C’était là toute la différence clausewitzienne entre une petite armée professionnelle de prince faite pour des guerres limitées et une armée d’une nation en armes engagée dans une guerre absolue.
Retenons cependant bien la leçon tactique : les forces russes n’ont pu progresser face à des positions retranchées depuis des années que parce qu’elles lançaient trois fois plus de projectiles en tout genre qu’elles n’en recevaient sur le nez. Le principe du 3 contre 1 en hommes pour attaquer n’a en réalité pas beaucoup de sens, celui des 3 obus pour 1 en revanche en a beaucoup dans la guerre de positions. On ne parle pas alors de rapport de forces (RAPFOR) qui est toujours de fait plus ou moins équilibré, mais de rapport de feux (RAPFEU) qui lui ne l’est que rarement.
L’armée russe était devenue stérile offensivement et on pouvait se demander légitimement ce qu’il en était pour les Ukrainiens placés sur la défensive depuis avril. L’attaque de septembre à Kharkiv puis la réduction de la tête de pont de Kherson jusqu’à la mi-novembre par les Ukrainiens ont donné tort à ce scepticisme. D’un seul coup les opérations, quoique très différentes entre les provinces de Kharkiv et de Kherson, sont redevenues dynamiques. Cela n’était pourtant finalement qu’un peu illusoire et transitoire. Illusoire parce qu’il y a eu dans la province de Kharkiv une conjonction de circonstances tout à fait étonnante avec une incroyable faiblesse et un aveuglement des Russes dans ce secteur du front qui a fourni une occasion, brillamment saisie par les Ukrainiens de frapper un grand coup. C’était la deuxième et seule percée à ce jour du front après celle de Popasna et avec beaucoup plus d’effets. La bataille de la tête de pont de Kherson de son côté a été très différente mais a bénéficié aussi de circonstances favorables, la principale étant justement le fait de s’attaquer à une tête de pont. Et puis là encore les opérations offensives se sont arrêtées fin novembre, la faute cette fois en grande partie à un rehaussement significatif de la défense russe. Les Russes ont fait un pas de plus vers la guerre absolue par une forme de stalinisation partielle de la société et les effectifs sur le front ont doublé. Sous la direction du général Sourovikine, ils ont raccourci le front en évacuant la tête de pont de Kherson et en s’appuyant sur l’obstacle du Dniepr. Ils ont ensuite et enfin travaillé, construisant une « ligne Surovikine » dans les secteurs qui étaient jusque-là un peu faibles. L’aspect offensif était surtout le fait des opérations à l’arrière, comme la campagne de frappes sur le réseau électrique, une nouvelle opération cumulative qui n’a pas donné grand-chose, et un peu de l’opération d’attaque de Bakhmut confiée à la société Wagner.
Avec la prise de commandement direct par Gerasimov, les Ruses ont tenté de renouer avec le casse-briques mais ils n’ont conquis que 500 km2 en quatre mois, soit deux fois moins que d’avril à juillet 2022. On peut même se demander, à 3 ou 4 km2 par jour s’il y avait une réelle volonté de conquérir le Donbass comme à l’époque et s’il ne s’agissait pas simplement d’améliorer la position défensive et d’acquérir quelques victoires plus symboliques qu’autre chose à Soledar et Bakhmut. Plus de 1000 km2 et trois villes importantes, Marioupol, Severodonetsk et Lysychansk, conquis pour Donbass 1 et 500 km2 et Bakhmut pour Donbass 2. Le fait que les Russes aient lancé environ 3-4 millions de projectiles divers dans Donbass 1 et seulement un à deux million(s) dans Donbass 2 n’y est pas pour rien.
A la recherche de l’effet émergent
Rappelons que stratégiquement, les Russes peuvent néanmoins se contenter d’un front bloqué ou simplement grignoté par les Ukrainiens. Ils « mènent au score » et si la guerre s’arrêtait demain le Kremlin pourrait s’en accommoder et proclamer victoire (« on a déjoué préventivement une grande offensive contre le Donbass », « on a résisté à l’OTAN », « on a libéré ceci ou cela » etc.). Leur stratégie peut simplement être de résister sur le front et d’attendre que l’arrière et surtout le grand arrière s’épuisent quitte, à l’aider un peu. Il n’en est évidemment pas de même pour les Ukrainiens, dont l’objectif est de libérer l’ensemble du territoire de toute présence russe, ni pour nous, qui sommes (sans doute, car rien n’est affiché clairement) plutôt désireux d’une victoire ukrainienne rapide sinon complète.
Est-ce que les Ukrainiens sont bien partis pour atteindre sinon complètement cet objectif, mais au moins une part significative de cet objectif avant la fin de l’été ? On peut l’espérer mais rien ne l’indique en réalité. Oublions d’emblée l’idée de percer comme dans la province de Kharkiv, tout le front russe est désormais solide. Reste donc le martèlement, ou le fameux « casse-briques », et nous revoici donc dans une opération cumulative dont on espère voir émerger quelque chose avant la fin de l’été.
Parlons terrain d’abord. Selon le site Twitter @War_Mapper les Ukrainiens ont libéré 200 km2 en un mois, soit l’équivalent de cinq cantons français alors qu’il s’agit de reconquérir l’équivalent de l’Occitanie et de la région PACA réunies. Les Ukrainiens ne peuvent évidemment pas se satisfaire de ça. Ils ne gagneront pas la guerre à coup de 7 km2 par jour d’où l’espoir que cela va faire émerger quelque chose comme la fameuse digue qui se brise sous les vagues ou le château de sable qui fond. Le problème est que cela reste pour l’instant dans le domaine du souhait.
Du côté des pertes, le bilan du côté des unités de combat est plutôt mince avec selon « Saint Oryx », 455 matériels majeurs russes touchés depuis le 7 juin 2023 dont 233 véhicules de combat majeurs (chars de bataille et véhicules blindé d’infanterie), soit environ 7,5 VCM par jour. Ce n’est finalement guère plus que depuis le début de l’année. Pire, les pertes ukrainiennes identifiées dans le même temps sont respectivement de 283 matériels et de 126 véhicules de combat majeurs, soit environ 4 par jour, ce qui est plus que depuis le début de la guerre. Jamais depuis le début de la guerre, il n’y a eu un aussi faible écart sur Oryx entre les pertes des deux camps. On peut donc difficilement dire que les Ukrainiens sont en en train de « saigner à blanc » les Russes. Cette perte quotidienne, et il y a une bonne partie de matériels réparables parmi eux voire mêmes quelques-uns récupérés chez les Ukrainiens, correspond sensiblement à la production industrielle. À ce rythme là, à la fin de l’été, le capital matériel russe sera entamé, mais pas de manière catastrophique et celui des Ukrainiens le sera presque autant.
Il faut donc au moins pour l’instant placer son espoir ailleurs. C’est généralement à ce moment-là que l’on parle du moral des troupes russes. Celui-ci serait au plus bas, ce que confirmeraient de nombreuses plaintes filmées ou de messages interceptés. Le problème est qu’on entend ça pratiquement depuis la fin du premier mois de guerre et que l’on ne voit toujours pas d’effets sur le terrain, hormis une certaine apathie offensive. Ce que l’on constate d’abord c’est que ces soldats ne rejettent jamais le pourquoi de la guerre mais seulement les conditions dans laquelle ils la mènent en réclamant de meilleurs équipements et des munitions (des obus en particulier, on y revient toujours). On ne voit pas non plus d’images de redditions massives ou de groupes de déserteurs vivant à l’arrière du front, à la manière de l’armée allemande fin 1918. Or, ce sont les indices les plus sûrs que quelque chose ne va pas du tout. On ne peut pas interpréter la mutinerie de Wagner comme le signe d’un affaiblissement moral de cette troupe. Bref, faire reposer une stratégie sur l’espoir que l’armée russe va s’effondrer comme en 1917 n’est pas absurde mais simplement très aléatoire. Il est délicat de combattre en se fondant juste sur un espoir très incertain.
L’essentiel est invisible pour les yeux
Au bilan, tant que les Ukrainiens n’auront pas une écrasante supériorité des feux, le fameux 3 contre 1 en projectiles de toute sorte, ils ne pourront pas espérer raisonnablement obtenir un succès et pour le rappeler une nouvelle fois, conquérir un village n’est pas un succès stratégique. Un succès majeur c’est aller à Mélitopol ou Berdiansk, un succès mineur mais succès quand même serait de prendre Tokmak. Pour cela, il n’y a pas d’autre solution comme pour percer la ligne d’El Alamein, la ligne Mareth en Tunisie, la ligne Gothique en Italie, les lignes allemandes en Russie à Orel et ailleurs ou encore les défenses allemandes en Normandie, que d’avancer en paralysant les défenses par une force de frappe suffisamment écrasante, une FFSE. Le chef d’état-major des armées américain, Mark Milley, évoquait récemment les deux mois de combat acharné qu’il a fallu mener en Normandie avant la percée d’Avranches. Il a oublié de dire que les Alliés avaient lancé à quatre reprises l’équivalent d’une arme nucléaire tactique sur les Allemands avant de percer, cela a même servi de base aux premières réflexions sur l’emploi des ANT dans les années 1950. A cet égard, je ne peux que recommander la lecture de l’impressionnant Combattre en dictature – 1944 la Wehrmacht face au débarquement de Jean-Luc Leleu pour comprendre ce que cela représentait. Certaines lignes de défense ont pu être contournées, comme celle de la 8e armée britannique à El-Gazala en mai 1942 ou bien sûr deux ans plus tôt notre Ligne Maginot qui avaient toutes les deux le malheur d’être contournables. Pour le reste, pas moyen de passer à travers sans un déluge de projectiles, obus de mortiers, de canons, d’obusiers, roquettes, missiles, peu importe et peu importe le lanceur qu’il soit au sol, en l’air ou sur l’eau pourvu qu’il lance quelque chose.
Or, le malheur de l’artillerie ukrainienne, désormais la plus puissante d’Europe, est qu’elle lance deux fois moins d’obus qu’au plus fort de l’été 2022, époque Kherson et surtout toujours moins que l’artillerie russe qui en plus ajoute des munitions téléopérées plutôt efficaces. Retournons le problème : si les Ukrainiens lançaient autant de projectiles quotidiens que les Russes lors de Donbass 1, l’affaire serait très probablement pliée et ils auraient sans doute déjà atteint et peut-être dépassé la ligne principale de défense de Tokmak. Mais ils ne les ont pas, du moins par encore. Loin de la question des avions F-16, qui serait un apport intéressant pour cette FFSE mais pas décisif, on ne comprend pas très bien pourquoi les Etats-Unis ont tant attendu pour livrer des obus à sous-munitions, qui ont le double mérite d’être très utiles en contre-batterie et abondants. Peut-être s’agissait-il d’une réticence morale à livrer une arme jugée « sale », car il y a un certain nombre de non-explosés (les Forces spéciales françaises ont connu leurs plus fortes pertes, en 1991, à cause de ça) mais livrés beaucoup plus tôt cela aurait changé les choses. Il en est de même pour les missiles ATACMS, beaucoup moins nombreux, mais très efficaces avec une très longue portée. On aurait pu y ajouter aussi depuis longtemps les vénérables avions d’attaque A-10 que réclamaient les Ukrainiens, certes vulnérables dans l’environnement moderne, mais qui terrifieraient les premières lignes russes, etc. Mais surtout le nerf de la guerre en guerre, c’est l’obus de 155 mm qu’il faudrait envoyer par centaines de milliers en Ukraine ou de 152 mm rachetés à tous les pays anciennement équipés par l’Union soviétique et qui ne les utiliseront de toute façon jamais. Il faudra qu’on explique aussi pourquoi, seize mois après le début de la guerre on est toujours incapable de produire plus d’obus. Heureusement que ce n’est pas nous qui avons été envahis.
Bref, si on veut vraiment que l’Ukraine gagne, il faut avant tout lui envoyer beaucoup de projectiles. Cela lui permettra d’abord de gagner la bataille d’artillerie qui est en cours, dont on ne parle jamais, car elle est peu visible et qui est pourtant le préalable indispensable au succès. Je me demande même parfois si les petites attaques des bataillons de mêlée ukrainiens ne s’inscrivent pas d’abord dans cette bataille en faisant tirer l’artillerie russe en barrage afin qu’elle se dévoile et se fasse taper en retour. S’il y a un chiffre finalement encourageant sur Oryx, c’est celui des pertes de l’artillerie russe. En deux mois et au prix d’une quarantaine de pièces touchées ou endommagées, les Ukrainiens ont mis hors de combat le triple de pièces russes, soit l’équivalent de l’artillerie française. En comptant, les destructions non vues et l’usure des pièces d’artillerie, sans doute plus rapide dans l’artillerie russe, ancienne, que dans l’Ukrainienne, c’est peut-être le double qui a été réellement perdu. Les dépôts de munitions comme celui de Makiivka, à une quinzaine de kilomètres seulement de la ligne de contact, continuent à être frappés. En augmentant un peu ce rythme et avec l’apport occidental accéléré, cette bataille des feux peut, peut-être être gagnée fin août ou début septembre.
C’est peut-être le seul effet réaliste que l’on peut voir émerger dans toute cette bataille et sans doute aussi le seul qui puisse débloquer cette situation stratégique figée depuis sept mois. Si on n’y parvient pas à la fin de l’été et alors que les stocks et la production seront à la peine dans les deux cas, on sera probablement parti sur un front gelé et l’espoir de voir émerger quelque chose se reportera sur les arrières.