Hassan Nasrallah : la chute de l’ennemi numéro 1 d’Israël

Hassan Nasrallah : la chute de l’ennemi numéro 1 d’Israël

Hassan Nasrallah
Hassan Nasrallah, même liquidé par Israël, son héritage islamo-mafieux est considérable, il va du terrorisme émancipé de Beyrouth à Caracas, où le mouvement terroriste est devenu le principal cartel de la drogue, mais ça c’est une autre histoire… Photo LeLab Picto – Le Diplomate

 

Par Alexandre Aoun

Adulé par les uns, honnis par les autres, le défunt secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah ne laisse pas indifférent. Retour sur sa jeunesse, son activisme au sein du parti chiite et son implication pour faire de son organisation une puissance régionale. Amputé de son leader charismatique, quel est l’avenir du mouvement libanais ? Analyse.

En fin d’après-midi le 27 septembre peu après 18h30, les F-35 israéliens pilonnent un quartier de la banlieue sud de Beyrouth, véritable fief du Hezbollah. Selon les dires de Tsahal, «le quartier général souterrain» du mouvement chiite libanais, «situé sous un immeuble résidentiel» a été visé, tout en affirmant que le secrétaire général du parti Hassan Nasrallah a été éliminé. Pendant plusieurs heures, la rue libanaise et tout le Moyen-Orient attendaient impatiemment le communiqué officiel du parti. Il est arrivé en fin de matinée le 28 septembre précisant que « son Éminence, le Sayyed, le chef de la Résistance, le serviteur vertueux, a rejoint la demeure de son Seigneur ». Le texte précise également que le mouvement chiite promet « plein de sacrifices et de martyrs, de poursuivre son djihad en affrontant l’ennemi sioniste ».

Aux quatre coins du Moyen-Orient, cette annonce fait office d’un séisme politique. A Idlib, dans le dernier bastion djihadiste syrien, dans certains quartiers chrétiens libanais et en Israël, la nouvelle donne lieu à des scènes de liesses. Les chiites d’Irak, d’Iran, du Liban ainsi que plusieurs villes syriennes sont sous le choc, entre tristesse et désespoir.  

L’éveil politique

Hassan Nasrallah est né le 31 août 1960 dans le quartier de la Quarantaine, non loin du port de Beyrouth. À l’époque, des masures de bois et de tôle abritaient là un extraordinaire melting-pot de la misère. Les chiites pauvres venus du Liban-Sud se mêlaient aux réfugiés palestiniens, à des Kurdes et à des Arméniens, qui se partageaient ce bidonville aux portes de la capitale. Dès son plus jeune âge, Hassan Nasrallah s’est imprégné des petites histoires de « ces peuples sans terre » que sont les Palestiniens, les Kurdes et les Arméniens. Son père Abdel Karim s’est installé à Beyrouth, comme de nombreux chiites de l’époque, pour trouver un travail dans la capitale.

Très vite, son adolescence est marquée par le début de la guerre civile libanaise qui débute en 1975. L’enfance et l’adolescence du Sayyed sont rythmées par ce conflit, dont une partie de la communauté chiite considère qu’il ne la concerne pas. Le futur leader du Hezbollah se prend d’admiration pour Moussa Sadr, l’imam chiite qui prônait la fin de l’injustice sociale et économique pour les déshérités. Sa famille s’installe à Sin el-Fil, quartier chrétien de Beyrouth avant d’être chassé par les milices chrétiennes en 1975. Le clan Nasrallah rejoint finalement le village d’origine de son père d’al-Bazouryié.

Mais le jeune Nasrallah a d’autres projets en tête. Il rejoint Najaf, la ville sainte du chiisme arabe en Irak, pour y poursuivre des études de théologie. Il a 16 ans à peine quand il rencontre, là-bas, le grand imam Mohammed Baker al-Hakim, fondateur du parti al-Daawa, qui lui donne comme tuteur un étudiant libanais, Abbas Moussaoui, prédécesseur de Hassan Nasrallah à la tête du Hezbollah.

En raison de la situation politique en Irak et de la répression des milieux religieux chiites par Saddam Hussein, il retourne au Liban en 1978 en rejoignant les rangs du nouveau parti chiite de l’époque Amal. Lors de son retour, le sud du pays du Cèdre est en proie aux opérations de l’armée israélienne qui intervient jusqu’au fleuve Litani, à 40 kilomètres de la frontière. Hassan Nasrallah décide donc de rejoindre la plaine de Békaa ou il va gravir les échelons au sein du mouvement politique. Toutefois, il fait partie d’un courant de plus en plus sensible aux idées défendues par l’ayatollah Khomeiny qui vient de renverser le shah d’Iran.

Propulsé à la tête du Hezbollah

L’invasion israélienne de 1982 marque un tournant dans la vie de la communauté et de l’homme. Alors que Nabih Berry, chef du parti depuis 1980, choisit de participer au comité de salut national aux côtés de Bachir Gemayel, une branche de l’appareil partisan menée par Hussein al-Moussaoui fait sécession pour fonder avec le soutien de la République islamique d’Iran ce qui deviendra deux ans plus tard le « Hezbollah ». La même année, il intègre la première cohorte de jeunes chiites formés au camp de Janta, dans la Békaa, sous supervision des pasdarans iraniens. Téhéran avait envoyé de nombreux conseillers militaires, avec l’aval de la Syrie, à la frontière syro-libanaise.

Les années au sein du mouvement avant sa prise de fonction en tant que secrétaire général du parti sont mal documentées. En 1987, à 27 ans, Hassan Nasrallah est nommé président du conseil exécutif au sein de la plus haute autorité de l’organisation – le Conseil consultatif (Choura). L’homme se consacre pleinement à l’action politique et à la théologie et ne se consacre aucunement aux actions militaires du mouvement.

L’assassinat du deuxième secrétaire général du parti, Abbas el-Moussaoui, par un raid israélien en février 1992 le propulse du jour au lendemain au sommet de l’appareil politique. Les cadres du Hezbollah, qui ne veulent pas donner à l’ennemi l’impression d’une victoire, précipitent l’élection d’un successeur. Certains ne sont pas convaincus par ce jeune d’à peine 31 ans, compagnon de route de longue date du chef défunt, qui semble être le favori à Téhéran. Mais le temps presse : Hassan Nasrallah est élu secrétaire général. Il le restera, créant au fil des ans une stature de leader rarement égalée dans la région. Le 24 février 1992, une semaine après l’assassinat du précédent leader du parti, il affirme face à la foule que son mouvement est prêt à « venger » la mort de l’ancien dirigeant. Il appelle « le peuple et les partis politiques libanais, notamment chrétiens, à se joindre à la résistance ». 

La même année, il intègre le parti dans l’échiquier politique libanais avec l’élection de plusieurs députés et normalise peu à peu ses relations avec l’ancien frère-ennemi Amal avec lequel ils ont eu de nombreux contentieux sur la question palestinienne. D’un point de vue opérationnel, l’aile militaire se professionnalise et délaisse le mode opératoire terroriste du début des années 1980. Compte tenu du harcèlement constant des troupes israéliennes et de l’Armée du Liban Sud, le Hezbollah obtient le retrait des forces de Tsahal en mai 2000.

2006, le paroxysme de sa gloire

Outre cette victoire militaire historique, le parti obtient ses premiers ministres en 2005. L’assassinat de Rafik Hariri le 14 février 2005 et le retrait des forces syriennes du pays mettent le mouvement en difficulté sur le plan interne. Toutefois, Hassan Nasrallah confirme sa volonté de libaniser et de nationaliser son mouvement. Le mouvement cherche à sortir de son tropisme pan-chiite en scellant une alliance qui fera date avec le Courant patriotique libre du général Michel Aoun le 6 février 2006. L’accord est signé entre les deux hommes à l’église de Mar Mikhaël dans la banlieue sud de Beyrouth. La consécration pour le parti intervient lors de la guerre dite de 33 jours en juillet 2006 contre les forces israéliennes. Embourbées dans le sud du pays du Cèdre, les forces israéliennes n’arrivent pas à atteindre leurs objectifs militaires.

Hassan Nasrallah est même comparé à Gamal Abdel Nasser au lendemain de la nationalisation du canal de Suez en 1956. Des portraits du secrétaire général du Hezbollah étaient présents dans toutes les villes du Moyen-Orient. Des manifestations sont organisées du Maroc au Golfe, aussi bien par des leaders nationalistes, socialistes que par les islamistes des frères musulmans. A Tripoli, des milliers de libyens descendent dans les rues pour exprimer leur soutien et inciter le mouvement chiite à attaquer Tel-Aviv. Une étude du Centre Ibn Khaldoun, réalisée au lendemain du conflit, place Hassan Nasrallah comme personnalité préférée des Egyptiens. En 2006, le Hezbollah était au paroxysme de sa gloire.

Sur la scène libanaise, le Hezbollah passe d’un parti minoritaire à un mouvement omnipotent dans les affaires étatiques. Le coup de force de 2008 face au clan sunnite est un premier indicateur du changement de paradigme du parti au Liban. En 2011, le dirigeant apparaît dans la liste du magazine Times des 100 personnalités les plus influentes au monde. À partir de 2011 et jusqu’à aujourd’hui, les bouleversements régionaux induits par les soulèvements des printemps arabes modifient l’ordre des priorités pour Téhéran et pour le leader du Hezbollah. Les combattants du parti interviennent en Syrie dès les premières années pour aider les troupes de Bachar el-Assad. Sanctuariser le régime de Damas permettait d’assurer la fonctionnalité du corridor terrestre allant de Téhéran à la Méditerranée, en passant par l’Irak et la Syrie.

Un pion lâché par Téhéran ?

La popularité de Hassan Nasrallah est en baisse dans le monde sunnite du fait de son implication sur le territoire syrien, accusé d’avoir commis plusieurs crimes de guerre. Il jouit néanmoins d’une profonde admiration auprès des Chrétiens syriens dont les villages ont été libérées des mains des djihadistes par le Hezbollah. La ville emblématique de Maaloula, ou l’on parle encore l’araméen, a été reprise grâce aux combattants chiites libanais. Sous son impulsion, le Hezbollah a également défendu le territoire libanais contre les incursions djihadistes entre 2015 et 2017.

En interne, les corps de « martyrs » qui reviennent du front syrien par centaines, voire plus, embarrassent le mouvement. Les critiques sont émises sur l’abandon de l’ADN du parti, répondant maintenant aux ordres de Téhéran pour satisfaire son agenda géopolitique régional. En effet, le Hezbollah des années 2010 tisse des liens aux quatre coins du Moyen-Orient, de l’Irak au Yémen, agissant sous la tutelle des Gardiens de la révolution.

La crise politique de 2019, l’explosion du port de Beyrouth en 2020 et l’assassinat de Lokman Slim viennent ternir encore un peu plus l’image du Hezbollah sur la scène libanaise. Faisant parti de l’establishment libanais, rien est fait sans l’aval du mouvement, bloquant ou imposant les réformes au gré de son agenda.

Prenant fait et cause pour le Hamas pour diviser les troupes israéliennes, le Hezbollah a été pris à son propre jeu. Alors que le parti guerroyait, l’armée israélienne préparait sa riposte depuis sa défaite de 2006. En l’espace d’une semaine elle a montré qu’elle avait des dizaines de coups d’avance sur son ennemi. Elle semble tout connaître du parti chiite : ses planques, ses cadres, ses commandants, ses dépôts de missiles, ses moyens de communication.

Alors que beaucoup d’experts et de journalistes le croyaient en Iran ou à l’étranger, Hassan Nasrallah était bel et bien dans un souterrain de la banlieue sud de Beyrouth. Son parrain iranien l’a-t-il abandonné sur l’autel de la realpolitik pour assurer son programme nucléaire et la levée des sanctions ? Est-ce que son parti, qu’il a réussi à modeler à son image, survivra à son élimination ? Une chose est sûre, le mouvement va connaître une période délicate de transition pour remodeler sa hiérarchie politique et militaire. Plusieurs noms circulent déjà pour le remplacer à l’instar de Naïm Qassem, le numéro 2 du parti, Mohammed Yazbek, qui dirige le conseil religieux de l’organisation et enfin Hashem Safieddin, chargé des affaires politiques et économique et cousin de Hassan Nasrallah.

Hassan Nasrallah par le biais de ses discours enflammés aura marqué des générations de partisans qui seront ou non reprendre le flambeau. En décapitant l’exécutif du Hezbollah et en éliminant son ennemi numéro 1, Israël a porté un coup fatal mais a peut-être ouvert la porte au retour d’une forme de djihadisme erratique.

II. Le marché mondial des drogues, une maritimisation irrésistible du narcotrafic ?

II. Le marché mondial des drogues, une maritimisation irrésistible du narcotrafic ?

Par Florian Manet – Diploweb – publié le 29 septembre 2024     

https://www.diploweb.com/II-Le-marche-mondial-des-drogues-une-maritimisation-irresistible-du-narcotrafic.html


L’auteur s’exprime à titre personnel. Colonel de la gendarmerie nationale, Florian Manet est essayiste, expert en sûreté globale, chercheur associé à la Chaire « Mers, Maritimités et Maritimisation du monde » de Sciences Po Rennes. Auteur du « Crime en bleu. Essai de Thalassopolitique » publié aux éditions Nuvis (2018), il publie un nouvel ouvrage intitulé « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation » aux éditions EMS avec le soutien financier et scientifique de la Fondation de prospective maritime et portuaire SEFACIL et avec le partenariat opérationnel d’IRENA GROUP et de « Global Initiative Against Transnational Organized Crime » (GI-TOC). Cet ouvrage est préfacé par le général de corps d’armée (Gendarmerie) Jean-Philippe Lecouffe, directeur exécutif adjoint en charge des opérations à EUROPOL, l’agence européenne de police, tandis que Pierre Verluise, docteur en Géopolitique et fondateur du Diploweb.com clôture par la post-face cette réflexion géopolitique thalassocentrée.

Comment le narcotrafic s’inscrit-il dans la dynamique du commerce international tributaire de la mer ? Opacifiant ses opérations logistiques dans le gigantisme des flux marchands, le narcotrafic y trouve opportunément un levier démultiplicateur de puissance et d’influence en facilitant l’expédition de fret illicite de manière massifiée sur des liaisons intercontinentales. La souplesse apportée par la navigation et les vecteurs maritimes est un atout majeur lui laissant le choix de l’autonomie stratégique ou de la contamination des chaînes logistiques internationalisées. Par là-même, ces pratiques illicites exploitent les lacunes des dispositions juridiques balisées par des conventions internationales et de leurs applications régionales. Elles invitent instamment à évaluer les enjeux de sécurité nationale dans un contexte de montée des tensions internationales qui trouvent aussi à s’exprimer sur les espaces maritimes.

Lire le premier article de cette série de quatre F. Manet, I. Le marché mondial des drogues, une géo-économie singulière particulièrement dynamique ?

INTERCEPTION de go-fast en mer des Caraïbes ou au large d’Algésiras en Espagne, saisie de centaines de kilogrammes de cocaïne dans des conteneurs dans le port d’Anvers, découverte de ballots à la dérive au large des côtes normandes… Ces cas d’usage quotidien constituent autant d’illustrations concrètes d’une maritimisation galopante du narcotrafic international. En effet, ce commerce illicite est avant tout une affaire de logistique : il convient d’approvisionner des marchés de consommation toujours plus demandeurs de produits stupéfiants ou de substances psychotropes. A ce titre, ce segment s’inscrit dans la dynamique irréfragable du commerce international dont près de 90 % des flux empruntent la voie maritime. Comprendre les processus logistiques développés par les organisations criminelles, c’est s’immerger pleinement dans les rouages complexes d’un commerce globalisé tributaire du vecteur maritime. C’est aussi appréhender les enjeux de sécurité nationale confrontée à des menaces hybrides s’exprimant au cœur des chaînes d’approvisionnement et sur les espaces maritimes. C’est enfin s’interroger sur l’« infrastructuration » des relations internationales au travers du rôle joué par les ports maritimes et fluviaux ainsi que par les flottes marchandes qui relient les continents les uns aux autres.

Cette géoéconomie souterraine particulièrement dynamique s’inscrit dans la logique irrésistible de maritimisation des activités humaines et du commerce international (1). Pénétrer les chaînes logistiques internationalisées (2) est dès lors le critère de succès des acteurs illicites, éprouvant les dispositions protectrices du droit international.

Florian Manet
Florian Manet publie un nouvel ouvrage intitulé « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation » aux éditions EMS (2024). L’ouvrage complet peut être téléchargé gratuitement sur le site de la Fondation SEFACIL
Manet/Diploweb

1. La maritimisation des trafics illicites est-elle irrésistible ?

L’éminent géographe portuaire, Alain Vigarié [1], énonce qu’« Il faut avoir présent à l’esprit que la maritimisation du monde est un phénomène irréversible et croissant ; les nations se tournent de plus en plus vers la mer ; elles développent sans cesse leurs intérêts ». Cette vérité s’applique assurément aux velléités criminelles qui transparaissent dans le narcotrafic. Le recours à la mer est un démultiplicateur de puissance (11) qui apporte la sécurité aux trafics illicites (12).

11. Un démultiplicateur de puissance en réponse à un marché des drogues en expansion

Les organisations criminelles contemporaines spécialisées dans le narcotrafic s’inscrivent totalement dans une logique de développement commercial. Avide de gain et d’influence, elles ne peuvent se détourner durablement des capacités jugées infinies qu’offrent les espaces océaniques comme les vecteurs maritimes, du simple bateau pneumatique hors-bord au super tanker sans oublier les flottilles de pêche côtière comme hauturière. Le narcotrafic constitue une illustration parfaite de cette maritimisation de la criminalité organisée. Il considère les vecteurs maritimes comme un démultiplicateur de ses capacités et, partant, de son profit.

La logistique du commerce international, critère de succès

En effet, le narcotrafic international est par nature fortement contraint par la dimension logistique qui commande l’exportation des produits illicites vers les zones de consommation souvent distantes d’aires de production très localisées. Il s’agit alors de concevoir la manœuvre d’expédition du produit transformé de la zone de culture ou des laboratoires de raffinage vers les marchés de consommation. La chaîne logistique est bien souvent multimodale, combinant le transport à dos d’homme dans la forêt équatoriale, dans des pirogues ou des barges sur l’Amazone, puis la voie routière à destination des quais de chargement portuaire et, enfin, la voie maritime. Le conditionnement des substances illicites s’avère très souple et modulable en fonction du contenant envisagé. Il se présente sous la forme de colis isolés de l’ordre du kilogramme rassemblés dans des sacs de sport ou des ballots d’une centaine de kilogrammes. Ainsi, la nature du fret maritime facilite grandement l’opacification des substances illicites dans le gigantesque flux mondial des marchandises et des vecteurs maritimes. Elles peuvent, par exemple, être dissimulées dans des conteneurs « équivalent vingt pieds » [2], dans des cargaisons de fruits et légumes, des caches aménagées dans des troncs d’arbre évidés ou dans des engins de chantiers ou des véhicules destinés à l’exportation. L’imagination des narcotrafiquants est sans limite comme en témoignent les torpilles soudées sur la coque du navire ou les flottilles de narco-sous-marins (narco-submarine) qui appareillent depuis les rivages sud-américains à destination des États-Unis ou de la Péninsule ibérique. Le transport maritime se caractérise avantageusement par la massification du fret transporté et sa grande modularité. Bon marché en comparaison de l’aérien, la contrainte majeure demeure, néanmoins, le temps de navigation qui impose l’immobilisation d’un capital important. Il faut compter une vingtaine de jours de mer pour rallier la Rangée nord-européenne depuis les ports brésiliens, le triple pour une transpacifique à la voile entre Panama et l’Australie par exemple selon les saisons.

La souplesse de la navigation maritime épouse les exigences des trafics illicites

Les espaces océaniques sont des voies d’acheminement privilégiées et parfaitement adaptées au regard des quantités à transporter à l’échelle mondiale estimée à plusieurs milliers de tonnes par an. A titre de comparaison, une « mule » transporte, à chaque voyage, quelques centaines de grammes de cocaïne in corpore. En fonction de leurs velléités, les organisations criminelles sont confrontées à deux modalités de transport pour leurs expéditions :

. la sous-traitance : il s’agit de « contaminer », c’est-à-dire, à l’insu de l’équipage ou du chargeur, insérer des substances illicites à bord du navire, dans ses superstructures ou dans le fret transporté. Cette opération complexe suppose de pénétrer dans des zones réservées et, bien souvent, de corrompre des acteurs de la chaîne logistique ou des autorités publiques. Dans ce contexte, les coûts de transport se réduisent aux charges des personnels associés ou « fidélisés »,

. l’autonomie stratégique : elle consiste dans l’affrètement de flottilles dédiées composées de voiliers, de navires de commerce de deuxième voire troisième main (remorqueur, vraquier, …). Ce mode d’action exige le recrutement préalable de gens de mer fidélisés et compétents. Ces navires affrétés empruntent des routes maritimes soit conventionnelles, les « autoroutes des mers », en se fondant dans le flux commercial, soit des routes secondaires se mêlant dans le flux régional.

Le recours à la voie maritime procure un sentiment de sécurité offert par l’immensité océanique et des commodités logistiques facilitant l’expédition d’un fret massifié. Ils sont, donc, parfaitement intégrés à la chaîne de valeur des substances illicites. Ils en démultiplient la valorisation en sécurisant la mise sur le marché. Ainsi, les océans sont à la fois vecteurs du fret et, plus rarement, zones de stockage par immersion de produits au large des côtes.

12. Une sécurité logistique diminue la prise de risque financier

La transport maritime est une modalité logistique adaptée à des expéditions de fret massifié, bien souvent conteneurisé, permises sur de longue distance, en sécurité. Le commerce international poursuit ainsi l’unification du monde, facilitant l’échange de biens entre continents et accroissant le volume des marchandises échangées. Dans ce contexte, les organisations criminelles y voient aussi une dissimulation possible et une sécurité accrue du transport du fret illicite assurée dans le gigantisme des flux dont seulement 2 % [3] serait contrôlés effectivement. Sur l’espace européen, 10 % des conteneurs originaires d’Amérique du Sud seraient inspectés [4]. Précisons qu’en terme de volume, un quart des marchandises arrivent dans les grands ports maritimes européens sous forme conteneurisée soit plus de 100 millions d’unité par an. 80 % du flux est traité par 20 % des ports européens, en particulier ceux de la Rangée Nord-européenne. Il faut avoir présent à l’esprit la réalité matérielle à laquelle sont confrontées les autorités publiques. Un navire marchand d’une capacité moyenne de 20 000 « équivalent vingt pieds » ou « boites » correspond à un équivalent ferroviaire de 120 kilomètres soit … la distance séparant Paris d’Orléans. Cette transcription sur une modalité de transport terrestre illustre simplement le défi du contrôle physique des flux conteneurisés soumis, par ailleurs, à la pression du temps.

 
Figure 1 : Volume de conteneurs manutentionnés dans les principaux ports de l’Union européenne en 2021 (en millions EVP)
Source : Eurostat. Réalisé par Guillaume Manet
Manet/Diploweb.com

2. Comment pénétrer les chaînes logistiques mondialisées ?

Lutter contre le narcotrafic, c’est aussi appréhender les réglementations, les procédures et les réalités opérationnelles en vigueur au sein de chaînes d’approvisionnement globalisées et multimodales. Il s’agit alors pour les narcotrafiquants de contaminer les circuits logistiques (21) en éprouvant les protections juridiques (22).

21. Les techniques de contamination des chaînes logistiques maritimes

Ainsi, les techniques de contamination du fret maritime sont multiples :

1. Le conditionnement du produit aux fins de sa dissimulation dans le fret licite selon des techniques aussi sophistiquées qu’audacieuses et son introduction, ensuite, au sein de la cargaison ou dans les superstructures du navire.

2. La contamination de la cargaison licite par les substances illicites avant le dépotage du conteneur sur un quai de chargement portuaire.

3. « Rip on, Rip Off ». Le processus opérationnel est le suivant. L’organisation criminelle parvient à pénétrer les espaces portuaires. Puis, elle accède à un conteneur par effraction du sceau douanier. Elle y dépose, au milieu de la cargaison, de la drogue conditionnée dans des sacs de sport ou autre contenant de même nature. Cela nécessite de prévoir deux nouveaux sceaux douaniers. Un premier pour la fermeture du conteneur au port départ. Un deuxième pour sa fermeture au port arrivée.

4. L’intégration de colis dans les superstructures du conteneur. Les trafiquants s’efforcent de glisser dans les superstructures du conteneur (parois, plancher ou plafond) ou dans le local technique des conteneurs frigorifiques (reefers) donnant accès au système de réfrigération.

S’en suit alors une manœuvre de corruption de l’équipage afin qu’il accepte le fret illicite à bord, à l’insu de l’armateur.

5. L’insertion de la cargaison illicite dans les superstructures d’un navire.
Une autre méthode consiste à approcher le navire, en discrétion, au mouillage et à y insérer des produits conditionnés dans des sacs étanches. Un navire de commerce regorge de possibilités dans les superstructures. Cette manœuvre peut, aussi, être rendue possible par la participation de l’équipage. S’en suit alors une manœuvre de corruption de l’équipage afin qu’il accepte le fret illicite à bord, à l’insu de l’armateur. Charge, ensuite, aux marins de dissimuler le produit à bord. Ce système nécessite au préalable la connaissance de la route maritime de ce vecteur et, principalement, de convenir des conditions de récupération du produit au port de destination. Deux scénarii sont envisageables : soit une récupération en mer dans les mêmes conditions ( « Drop off ») que lors du transit du navire, soit directement dans un conteneur sur le quai de chargement ;

6. Les opérations en mer : le Drop Off .Il s’agit pour des trafiquants à bord d’un semi-rigide d’approcher un navire en mouvement. Cette opération se déroule, bien souvent, dans les eaux territoriales au large d’une aire de consommation. D’autre part, les produits illicites conditionnés de manière étanche peuvent, aussi, être passés par dessus bord, dérivant avant que d’être récupérés par une équipe complice en mer.

Ainsi, les côtes françaises de la Manche et de la mer du Nord sont régulièrement le théâtre de manœuvre de Drop Off . Certaines sont de véritables et cuisants échecs à l’image du mois de février 2023 où plus de 2 tonnes de cocaïne ont été découvertes échouées sur les plages de la Manche. Les produits étaient conditionnés dans des sacs étanches solidarisés à l’aide de cordages, munis de gilets de sauvetage et de bidons vides, garantissant la flottabilité requise. Des dispositifs de géolocalisation ont été retrouvés dans ces paquets étanches. Lors de patrouilles aériennes, des sacs vides de type « big bag » ont également été détectés.

Ces opérations complexes nécessitent une rigoureuse préparation en amont, la sélection préalable de compétences maritimes (plongeurs, propulsistes…), une étude précise du vecteur cible et de sa cinématique maritime sans omettre les scenarii d’introduction et de récupération du fret illicite dans les ports départ puis arrivée. Les besoins préalables en renseignement sur l’identification du navire cible, les mesures de coordination sur deux voire trois continents, la mobilisation de compétences rares et de matériels spécifiques et leur projection au port départ / arrivée, l’immobilisation sur de longue période d’un capital financier important démontrent la puissance des organisations criminelles impliquées dans ces trafics d’envergure internationale. Ils disent, aussi, le faible nombre d’impétrants capables d’agir dans la cour des très grands.

Les modes opératoires sont adaptés aux réalités du terrain et aux flux maritimes. Ainsi, l’Observatoire de la Criminalité Organisée de l’Équateur, a identifié des variantes selon les ports de ce pays de transit fortement exposé :
. Port de Manta : Rip-on/ Rip-off sur le vrac, la pollution étant réalisé en amont du port ;
. Port de Bolivar (El Oro) : usage des doubles fonds des conteneurs de fruits et légumes à destination des États-Unis et de l’Europe ;
. Port de Contecon (Guayaquil) : tous les modes opératoires sont rencontrés, notamment du fait de l’accessibilité aisée aux installations portuaires.

22. Le droit international de la mer à l’épreuve du narcotrafic

Quel que soit le mode opératoire retenu, ces manœuvres de contamination du fret maritime interroge sur la sûreté des installations portuaires comme des vecteurs. Plus largement, la question de la sûreté globale du commerce international est posée dans un contexte où les rivalités interétatiques comme la menace terroriste sont évaluées comme très importantes. Comment justifier alors que des conteneurs scellés puissent être ainsi ouverts sur des quais ou à bord de navire ? Comment expliquer que des colis soient insérés dans la superstructure du navire marchand à l’insu de l’équipage ou des personnels en charge de la sécurité des installations portuaires ? Le problème prend encore davantage d’acuité si l’on remplace les produits stupéfiants par des substances explosives ou chimiques. Ou encore, si l’on envisage le scénario d’embargos qui restreignent l’emport de certains types de produits nommément définis.

Le droit maritime s’est très vite emparé des problématiques de sécurité liées aux risques d’origine naturelle et ceux en lien avec la navigation maritime (réglementation du nombre de gilets et de dromes de sauvetage au pro rata du nombre de passagers et de membres d’équipage). Par différence, les premières références normatives dédiées à la sûreté maritime c’est-à-dire la malveillance humaine se font jour, uniquement, à la fin du XXème siècle à la suite d’un épisode malheureux qui a cristallisé la coopération internationale : le détournement de l’Achille Lauro [5]. Cet événement a donné lieu à la Convention de Rome dite SUA (« Suppression of Unlawful Acts against the Safety of Navigation ») relative à la répression d’actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime, enrichie de protocoles additionnels [6]. Signée en 1988, elle vise la capture d’un navire par la force, les voies de fait contre les personnes se trouvant à bord comme l’introduction à bord de dispositifs propres à détruire ou endommager le navire.

Même si le terrorisme s’était déjà manifesté sur mer [7], cette menace est clairement prise en compte dans les années 2000 dans le sillage de l’attentat visant le Limburg [8] et les attentats du 11 septembre 2001. Ainsi, la Convention SOLAS intègre dans son chapitre XI-2 le Code ISPS (International Ship and Port Facilities Security) entré en vigueur le 1er juillet 2004. S’imposant à tous les acteurs de la navigation maritime internationale, ce code vise à garantir un niveau de sûreté élevé aussi bien sur les installations portuaires qu’à bord des navires appareillant sur des liaisons internationales. De ce fait, même si le terrorisme est visé en priorité, le narcotrafic n’en éprouve pas moins quotidiennement ces dispositions réglementaires et leurs applications sur le terrain. Ce test grandeur nature invite à une réflexion approfondie de la sûreté du transport maritime.

Ces conventions internationales ont été complétées par des réalisations régionales qui démontrent l’adaptation des règles de droit et la définition d’outils de sûreté internationaux dans le but de contrecarrer les velléités criminelles. Il s’agit, alors, de concilier les principes fondamentaux du droit international de la mer avec les réalités d’États souverains fragiles ou de taille critique [9]. Ceux-ci sont amenés à partager leur compétence répressive avec de grandes puissances implantées dans la région. Ainsi, les accords de San José de Costa Rica résultent des accords d’Aruba signés le 10 avril 2003 entre les États caribéens et les États européens implantés dans la région. Ils s’inscrivent dans le cadre du renforcement de la coopération en vue de la répression du trafic illicite de produits stupéfiants et de substances psychotropes par voie maritime comme aérienne dans les Caraïbes. Conséquence directe de l’article 17 de la convention de Vienne [10], ils facilitent la détection, l’identification, la surveillance comme l’interception des navires suspects grâce à une coopération opérationnelle renforcée. Ces textes adaptent l’exercice de la souveraineté nationale dans une zone où les frontières maritimes sont très ténues. Des aménagements dérogatoires du droit de la mer ont, ainsi, été négociés en matière de droit de poursuite, d’arraisonnement de navire ou encore d’usage des armes. De plus, des accords bilatéraux promus par les États-Unis d’Amérique dès 1999 ont été signés avec une majorité d’États caribéens. En vertu de « shiprider agreements », les garde-côtes américaines patrouillent ainsi dans les eaux territoriales d’États-tiers et contribuent à la sûreté des espaces océaniques. De manière très opérationnelle, ces accords sont complétés par les « hot pursuit agreements » qui les autorisent à prolonger la poursuite d’un navire suspect dans les eaux territoriales sans la présence à bord d’un représentant de cet État souverain [11].

Au total, un corpus normatif s’est développé autour de ce texte fondateur de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer. Il vise à prendre acte des évolutions sécuritaires récentes observées sur les eaux du globe. Cependant, les opérateurs illicites ne sont pas … signataires de ces conventions internationales et, donc, peu impliquées par ces objectifs universels.

Ainsi, le narcotrafic s’inscrit totalement dans la dynamique du commerce international tributaire de la mer. Opacifiant ses opérations logistiques dans le gigantisme des flux marchands, il y trouve opportunément un levier démultiplicateur de puissance et d’influence en facilitant l’expédition de fret illicite de manière massifiée sur des liaisons intercontinentales. La souplesse apportée par la navigation et les vecteurs maritimes est un atout majeur lui laissant le choix de l’autonomie stratégique ou de la contamination des chaînes logistiques internationalisées. Par là-même, ces pratiques illicites exploitent les lacunes des dispositions juridiques balisées par des conventions internationales et de leurs applications régionales. Elles invitent instamment à évaluer les enjeux de sécurité nationale dans un contexte de montée des tensions internationales qui trouvent aussi à s’exprimer sur les espaces maritimes.

Quels sont ces opérateurs criminels particulièrement dynamiques et entreprenants ? Comment sont-ils organisés ? Comment ont-ils su maritimiser leurs modes d’action et leurs organisations ?

Copyright Septembre-2024-Manet/Diploweb.com


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L’ouvrage complet de Florian Manet, « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation » peut être téléchargé gratuitement sur le site de la Fondation SEFACIL


[1] Né le 20 janvier 1921 au Havre, mort le 21 décembre 2006. Ce géographe français s’est spécialisé dans la géostratégie des océans. Il a fixé sa réflexion innovante dans de nombreux ouvrages et articles.

[2] Ou EVP ou Équivalent Vingt Pieds (en anglais TEU : Twenty-Foot-Equivalent Unit) est une unité de mesure internationale définissant une longueur normalisée de 20 pieds pour les conteneurs (longueur : 6,058 mètres – largeur : 2,438 mètres et hauteur de 2,591mètres).

[3] EU Commission – EU Science Hub, Monitoring container traffic and analysing risk, https://joint-research-centre.ec.europa.eu/scientific-activities-z/monitoring-container-traffic-and-analysing-risk_en,

[4] Europol, Report of meeting with Security Steering Committee of the ports of Antwerp, Hamburg/Bremerhaven and Rotterdam, La Haye, 25/01/2023.

[5] Navire à passagers détourné, en mer Méditerranée, le 7 octobre 1985, par des terroristes du Front de Libération de la Palestine.

[6] Comme en 2005, le protocole relatif à la sécurité des plates formes fixes situées sur le plateau continental.

[7] Le mouvement palestinien, l’IRA ou les Tigres tamouls.

[8] Attaque d’un pétrolier français par un bateau-suicide dans le golfe d’Aden le 6 octobre 2002 revendiquée par l’Armée islamique d’Aden-Abyane.

[9] La configuration de l’espace caribéen offre de très nombreuses facilités pour les malfaiteurs et confronte les services répressifs à d’insolubles problèmes. Certains États possèdent des centaines îles ou îlots. Ainsi, Saint-Vincent-et-les-Grenadines est un archipel composé de trente-deux îles dont neuf seulement sont habitées.

[10] Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, signée à Vienne le 20 décembre 1988. Elle renforce la coopération internationale en matière de criminalité organisée et favorise la prise en compte juridique de l’arraisonnement d’un navire en haute mer soupçonné de se livrer au trafic de drogue, en complément des dispositions de la Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer. Ainsi, l’article 17 stipule que l’État du pavillon peut autoriser l’État requérant à arraisonner et à visiter le navire soupçonné. En cas de découverte, ce dernier peut « prendre les mesures appropriées ».

[11] En contradiction avec l’article 111 de la CNUDM qui stipule que « le droit de poursuite cesse dès que le navire poursuivi entre dans la mer territoriale de l’État dont il relève ou d’un autre État »

La stratégie indopacifique française (1ère partie)

La stratégie indopacifique française
(1ère partie)

Interview de Jérémy Bachelier (*) par Athénaïs Jalabert (*) – Esprti Surcouf – publié le 20 septembre 2024

https://espritsurcouf.fr/geopolitique-7/


L’Indo-Pacifique, qui englobe l’océan Indien et le Pacifique occidental, est devenue aujourd’hui un enjeu stratégique majeur pour les puissances mondiales au XXIe siècle. La France, avec ses territoires d’outre-mer tels que la Réunion, la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie, se positionne comme un acteur clé dans cette zone géopolitique cruciale.

 

Jérémy Bachelier, chercheur au Centre des Études de Sécurité (CES) de l’Ifri et membre du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD), spécialiste des questions de puissance maritime,  de l’’action de l’État en mer, et de la présence française en Indopacifique, a bien voulu partager son analyse avec Athénaïs Jalabert.

La région Indo-Pacifique est en passe de devenir un théâtre d’opération au cœur de la rivalité sino-américaines mais aussi de contestations de puissances régionales. Aussi, la stratégie française dans la région viset-elle à renforcer la présence et l’influence de la France mais aussi à se positionner de manière claire et lisible face à ces dynamiques.

Genèse du concept d’Indopacifique

La notion d’Indopacifique est un concept né au milieu des années 2000, dans un contexte qui était celui du rapprochement entre le Japon et l’Inde : c’est par le Japon et plus particulièrement Shinzo Abe, ancien premier ministre japonais, appelait cette notion « la confluence des deux océans ». Par la suite, en 2007, ce dernier a évoqué cette notion même d’Indopacifique devant le Parlement indien, ce qui a été finalement, le lancement de ce concept. Le Japon a été vraiment celui qui a initié cette réflexion géostratégique inhérente à cette jonction des deux océans Pacifique et Indien, et à la continuité finalement qui était celle de ces deux océans, sur le plan notamment de la maritimisation.

Cela a été prolongé ensuite par l’Australie, puisque finalement l’Australie a été le premier pays, en 2013, à évoquer cette notion d’Indopacifique dans son Livre Blanc. Cela a été ensuite suivi par un certain nombre d’autres pays, notamment l’Inde, qui l’a évoqué à travers un sommet de l’ASEAN et à travers le Premier ministre Manamahan Singh, qui en 2012 l’a mentionné effectivement à la faveur d’un sommet auquel il participait.

Et puis après, c’est vraiment quelque chose qui a fait un peu effet boule de neige, les Américains ont effectivement, sous l’administration Trump, après Obama, considéré cette notion d’Indopacifique, puisqu’avant cela, Obama parlait plutôt de « pivot vers l’Asie » et ne mentionnait pas à proprement parler cette notion d’Indopacifique.

L’administration Trump a commencé à parler d’Indopacifique, ce qui en a fait sa concrétisation : cette appellation a provoqué un changement qui a été initié au niveau stratégique. Par exemple, on est passé de l’US PACOM à l’US INDOPACOM à Hawaï, pour la gouvernance de l’ensemble de cette région indopacifique au niveau militaire.

La France, quant à elle, est arrivée un peu plus tardivement sur cette notion mais a suivi tout de même avec grande attention ce qu’il s’est passé de 2007 avec Shinzo Abe jusqu’à cette création en 2018 de l’US INDOPACOM, sans vraiment entreprendre une démarche de conceptualisation de l’Indopacifique. Pour autant, il y avait déjà, dès 2013, un intérêt renouvelé dans le Livre Blanc français de cette notion, non pas « d’Indopacifique », mais « d’Asie-Pacifique », de fait des territoires ultramarins français dans le Pacifique Sud et au sud de l’océan Indien.

La France rappelait qu’elle était puissance souveraine et acteur de sécurité dans l’océan Indien et dans le Pacifique. Il y avait donc déjà, à la faveur de ce Livre blanc, une volonté renouvelée de prendre pied d’une manière plus structurante encore dans la région.

Cela a été effectivement évoqué ensuite par Jean-Yves Le Drian, qui était à l’époque ministre de la Défense, et qui a présenté la France non pas comme une puissance d’Indopacifique, mais comme une puissance de l’Asie-Pacifique. Et une fois que cette dynamique a été initiée, différentes étapes ont été observées : tout d’abord, de 2013 à 2015, un réinvestissement militaire de la marine nationale en particulier dans la région de l’océan Indien et de l’Asie, avec des opérations, des déploiements qui se sont très largement accentués et qui ont progressivement commencé à influencer le cercle des décideurs politico-militaires. C’est vraiment ensuite, en 2016, d’abord à la faveur du soutien à l’export pour les 36 Rafales que les Français ont vendus à l’Inde, puis ensuite le contrat des sous-marins avec l’Australie ainsi que le renouvellement des accords stratégiques à la faveur de cet export massif d’armement avec eux et avec l’Inde d’autre part, que véritablement, il y a eu un réinvestissement stratégique de la part de la France au sein de cette région de l’Indopacifique.

L’année 2016 a vraiment été le tournant même pour réinvestir cette région sur le plan de la défense et la sécurité de manière plus massive, couplé au fait qu’il y a eu une maritimisation du monde qui était déjà observée depuis les années 1990. Cette maritimisation s’est encore accentuée dans les années 2000 avec la montée en puissance de la Chine.

La notion d’Indopacifique augmente dans les esprits de manière progressive, d’abord sur le plan stratégique et ensuite sur le plan politique, notamment en 2018 durant le discours de Gordon Island par le Président Macron. Elle sera ensuite déclinée en 2019 puis en 2021, d’abord par une stratégie française de l’Indopacifique de la DGRIS, puis ensuite une stratégie qui sera à vocation interministérielle et essentiellement portée par le Quai d’Orsay. Une stratégie européenne de l’Indopacifique voit le jour, évidemment très largement instiguée par la France pour qu’elle puisse aboutir.

Ainsi, chaque pays a une vision géographique et/ou géostratégique de l’Indopacifique qui est très différente. Les États-Unis par exemple ne vont pas jusqu’aux côtes africaines mais s’arrêtent au milieu de l’océan Indien dès lors qu’ils partent de l’Indo-Pacifique.

La France, pour sa part, a une vision très exhaustive finalement de l’Indo-Pacifique. Elle consideère qu’elle inclut l’ensemble des océans Indiens et Pacifiques dans une continuité stratégique, là où les Américains, pour des raisons essentiellement de gouvernance militaire, se sont arrêtés effectivement au milieu de l’Océan Indien pour qu’il y ait plutôt une cohérence au niveau de la péninsule arabique sur le plan stratégique et qu’elle soit découplée de la cohérence que j’ai évoquée entre l’océan Indien et l’océan Pacifique. Tout cela dépend très largement des intérêts de chacun et de la vision qui est celle du monde de chacun des pays concernés.

La présence française dans l’Indopacifique

Sur le plan historique, la France possède plusieurs territoires ultramarins depuis maintenant plusieurs décennies, où ont été installées des forces militaires permanentes, des forces dites de souveraineté. Elles sont présentes à La Réunion, en Polynésie française, et puis à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, mais aussi des petits détachements comme à Mayotte. Ces forces ont un rôle très important en matière à la fois de surveillance de la Zone Economique Exclusive mais également en matière de migration clandestine en provenance des Comores, de Madagascar, du Mozambique, voire même de la Tanzanie. Cette présence militaire permanente permet déjà d’affirmer une forme de souveraineté et donc de jouer un rôle saillant dans cette région.

La présence dans la région s’est accentuée ensuite avec la création, par le gouvernement Sarkozy d’une base à Abu Dhabi qui a permis d’avoir un État-major pérenne alors qu’avant il était embarqué sur un bateau. Cet État-major à terre détient cette capacité d’être plus présent auprès des partenaires régionaux, ainsi que d’avoir un point d’appui logistique extrêmement important en Arabie vis-à-vis des flux énergétiques qui sont stratégiques pour la France.

Par la suite, la présence militaire de défense et de sécurité française s’est très largement accentuée avec des déploiements qui ont pris de l’ampleur entre 2013 et 2015, période un peu charnière où la France commençait à s’intéresser à la région. Mais cela ne changeait pas la donne quant à la posture française.

 Le renouvellement et l’intensification des partenariats stratégiques notamment avec l’Inde et l’Australie ont permis véritablement d’initier une forme de tactique au sein de Ministère des armées et d’amplifier très largement les déploiements aéronavals et aéromaritimes qui ont été mis en place dans cette région.

Si bien qu’il y a eu une intensification entre 2016 et 2021, cette dernière année est devenue une année faste en matière de déploiement opérationnel qui a été un petit peu jugulée par différentes difficultés à la fois sanitaires avec le COVID-19 et puis géostratégiques avec la guerre en Ukraine entre 2022. Mais aussi en 2024 si l’on considère le fait qu’il y avait des priorités qui étaient ailleurs. Ainsi, tous ces facteurs ont contraint effectivement de quelque peu la France mais pour autant la dynamique est bien présente et a vocation à perdurer : la marine nationale continue à déployer ses forces et puis cela s’est accentué plus récemment avec l’armée de l’air et les déploiements PEGASE (déploiement aérien en Indopacifique).

Les intérêts stratégiques français dans la région : une voie occidentale alternative 

Le thème même de position d’équilibre, quand il est traduit en anglais, est une notion appelé « balancing power ». « Balancing power” se réfère à une notion anglo-saxonne du XIXe siècle qui est tout à fait différente de ce que la France sous-entend par cette notion de position d’équilibre. Depuis la Revue nationale stratégique en 2022, il y a plusieurs équilibres qui sont recherchés : la France cherche à trouver entre plusieurs puissances émergentes une forme de stabilité et donc d’équilibre entre les puissances, que pourraient être dans le contexte actuel les États-Unis et la Chine. Sauf que la France n’a pas cette capacité à proprement parler de jouer une quelconque forme de balance vis-à-vis de grandes puissances avec la Chine et les États-Unis. Donc cette notion n’est pas très bien comprise puisqu’elle nous positionne pour certains comme une alternative, une troisième voie vis-à-vis d’un certain nombre de partenaires et d’alliés alors même que la France n’a pas vraiment cette ambition. La notion la plus adaptée serait que la France porte une voie occidentale alternative c’est-à-dire une dynamique de défense militaro-centrée comme peuvent l’être les États-Unis mais avec une posture plus inclusive, plus multilatérale et plus dans une recherche de compromis avec tous, qu’il soit compétiteur ou partenaire. L’idée est aussi d’éviter à terme d’arriver à une forme de bloc comme cela a pu être le cas durant la Guerre froide. La France proposerait différentes dimensions à la fois sur le plan des valeurs et de l’humanisme mais aussi sur le plan de l’export d’armement pour parler capacitaire d’avoir une alternative qui ne les oblige pas à choisir entre la Chine et les États-Unis.

La France n’a aucune intention d’être au milieu d’un théâtre géostratégique qui pourrait être celui de la Chine ou des Etats-Unis, elle est clairement un partenaire et un allié propre de celui des États-Unis, au sein de l’OTAN. Le fait d’avoir une proximité géographique, par les territoires ultramarins, avec la Chine ou d’autres puissances régionales, couplé à des enjeux globaux et économiques, ne permet pas de fermer la porte à des partenaires tel que la Chine. La négociation est le maître mot dans un monde globalisé. Du fait du partenariat stratégique extrêmement structurant avec les États-Unis, si demain il devait y avoir une analyse très simple de la part de la Chine sur Taïwan, il est fort à parier que la France jouerait un rôle direct et ou indirect auprès des États-Unis. Il est nécessaire également d’avoir clarification de la position de la France, qui a tenté d’être à plusieurs reprises notamment après les conférences de presse du Président Macron dans l’avion de retour de Chine et qui a été l’objet d’un certain nombre d’incompréhensions de la part des alliés et des compétiteurs comme l’Inde, les États-Unis et le Japon qui n’ont pas forcément très bien saisi la démarche que laissait le Président Macron à l’époque. Le fait d’avoir une position lisible vis-à-vis de nos partenaires réels dans la région permettra de pouvoir d’avoir des partenariats qui seront beaucoup plus aisés à mettre en œuvre, les alliés pourront plus facilement comprendre et s’associer à la démarche.

Dès lors, il y a trois types d’intérêts stratégiques qui se télescopent mais qui ne sont pas à niveau équivalent. Il y a d’abord les intérêts dits fondamentaux, ils ne sont pas vitaux au sens de dissuasion nucléaire mais fondamentaux car ce sont des intérêts souverains qui sont inhérents à la France dans ses territoires ultramarins vis-à-vis de l’intégrité territoriale et l’intégrité de son domaine maritime de 9 à 11 millions de kilomètres carrés de domaine maritime français qui se trouve dans la Pacifique. Cette grandeur rend le territoire difficile à surveiller et à maîtriser surtout face à la stabilité du voisinage notamment vers le Pacifique insulaire avec sa dialectique sino-américaine qui s’intensifie avec des îles insulaires comme au Salomon, et puis dans le voisinage du sud de l’océan Indien avec le canal du Mozambique  qui est un enjeu de taille étant un objet de convoitises de la part des pêcheurs étrangers notamment chinois, et aussi les ressources d’hydrocarbures potentielles importantes qui n’ont pas encore été exploitées.

En deuxième lieu, il existe les intérêts bi-stratégiques tels que la stabilité et la liberté des échanges économiques notamment entre l’Asie et l’Europe avec l’intérêt énergétique lié à la Péninsule Arabique et évidemment aux hydrocarbures et aux gaz en provenance du Golfe Arabo-Persique. Il y a aussi la liberté des échanges dont l’objectif premier est sur le plan maritime en ce qui concerne la marine nationale : de s’assurer que les flux maritimes de l’Asie à l’Europe puissent avoir lieu dans les meilleures conditions possibles sans qu’il n’y ait d’atteinte à la sécurité de ce flux. Par exemple, la prise d’otage du détroit de Bab-el-Mandeb par les iraniens est une entrave à ce flux la communauté maritime. La liberté de navigation est aussi un aspect important puisqu’il y a des atteintes à cette liberté qui sont observées notamment en mer de Chine méridionale via la poldérisation des Spratleys ou encore des Paracels de la part de la Chine mais aussi du Vietnam. Là où la France reste à des distances raisonnables et essaye de rester à un niveau de coercition vis-à-vis des revendications chinoises ou vietnamiennes, les Etats-Unis ont une réponse avec plus d’agressivité et pénétrante.

Le troisième aspect de ces intérêts touche à la sécurité environnementale et au changement climatique, la préservation de la biodiversité, finalement tout ce sur quoi la France essaie d’être motrice en la matière. Ce changement climatique et de cette perte de biodiversité touche essentiellement les pays du Pacifique insulaire tels que l’Indonésie et les Philippines lié directement à nos territoires ultramarins. On observe aujourd’hui environ 12 mm par an d’augmentation du niveau de la mer et donc il y a d’ici la fin du siècle un certain nombre de territoires qui vont être minimum submergés comme la Polynésie française. Cela fait donc parti aujourd’hui des grands enjeux structurants où il est nécessaire d’avoir cette capacité à maitriser l’exploitation et l’exploration des fonds marins.

Enfin, il y en a beaucoup d’autres intérêts comme évidemment la préservation du droit international et du droit de la mer en particulier s’agissant de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer qui est mis à mal aujourd’hui. Egalement, la prolifération des armes de destruction massive que ce soit à l’Extrême Orient avec la Corée du Nord ou l’Iran qui sont l’objet d’embargos de la part des Nations Unies : l’objectif est de participer à des opérations multinationales pour préserver ces intérêts et lutter contre cette prolifération.

La suite paraitra de l’entretien dans le numéro 142

(*) Le capitaine de frégate Jérémy Bachelier est chercheur au Centre des Etudes de Sécurité (CES) de l’Ifri et membre du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD). Officier d’active dans la marine nationale, sa carrière professionnelle fut essentiellement tournée vers les opérations extérieures. Il a exercé des responsabilités à bord de 8 bâtiments de combat et en état-major. Il est spécialisé notamment sur les thématiques de puissance maritime, maritimisation et action de l’État en mer, sur la présence française en Indopacifique ainsi que le commandement et emploi des forces.
(*) Athénaïs Jalabert-Doury est actuellement étudiante en relations internationales à l’ILERI et stagiaire au sein de la revue Espritsurcouf. Elle se passionne notamment sur les sujets de sécurité internationale, plus particulièrement dans les zones géographiques des Amériques et de l’Europe.

Découvrir l’Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine. Entretien avec F. X. Nérard

Découvrir l’Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine. Entretien avec F. X. Nérard

par François-Xavier Nerard, Pierre Verluise – Diploweb – publié le 15 septembre 2024

https://www.diploweb.com/Decouvrir-l-Atlas-historique-de-la-Russie-D-Ivan-III-a-Vladimir-Poutine-Entretien-avec-F-X-Nerard.html 


François-Xavier Nérard, maître de conférences habilité à diriger des recherches à l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, est spécialiste d’histoire sociale de l’Union soviétique. Depuis juin 2024, Directeur du MRIAE – Magistère/Masters Relations Internationales et Action à l’Étranger de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. François-Xavier Nérard co-signe avec Marie-Pierre Rey, « Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine ». Cartographe : Cyrille Suss. Coll. Atlas Mémoires, éd. Autrement, 2024.
Marie-Pierre Rey, est co-auteure de cet atlas, ancienne élève de l’ENS, professeure d’histoire russe et soviétique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directrice du Centre de recherches en histoire des Slaves.
Cyrille Suss, cartographe indépendant, a réalisé les plus de 90 cartes et infographies de l’« Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine », éd. Autrement, 2024.

Depuis le XVe siècle jusqu’à aujourd’hui, quelles sont les grandes ruptures et les continuités qu’il faut avoir l’esprit pour mieux comprendre la Russie ? Les programmes de l’enseignement secondaire sont-ils à la hauteur des besoins pour permettre à un bachelier de saisir les singularités du pays le plus étendu du monde ? Aujourd’hui, comment caractériser les relations entre la Russie et les quatorze autres ex-Républiques socialistes soviétiques ? Vu de Moscou, que signifient les expressions : « étranger proche » et « monde russe » ? Depuis l’accession au pouvoir de V. Poutine (2000), quid de la promesse de la restauration d’un État centralisé ? Quelles réformes économiques et sociales ? Quelle politique extérieure ? François-Xavier Nérard apporte des réponses claires et précises aux questions de Pierre Verluise pour Diploweb.com.

François-Xavier Nérard est co-auteur, avec Marie-Pierre Rey, de l’« Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine », cartographe Cyrille Suss, édition Autrement. Cet entretien est illustré par une carte extraite de l’atlas : Russie. Un interventionisme tous azimuts. Disponible en deux formats JPG et PDF pour impression haute qualité.

Pierre Verluise (P. V.) : Votre « Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine » (éd. Autrement) embrasse à la fois la profondeur historique et l’étendue spatiale de Russie, du XVe siècle à aujourd’hui. Au terme de cet exercice, quels sont les traits — éventuellement contradictoires ou en tension — qui caractérisent la construction de l’empire russe ? Comment les cartes réalisées par Cyrille Suss aident-elles à le comprendre ?

François-Xavier Nérard (F.-X. N.) : La construction de l’espace impérial russe se fait par continuité géographique. À la différence des grands empires européens qui conquièrent des territoires outre-mer, loin de la métropole, les Russes soumettent des terres immédiatement contiguës à celles qu’ils dominent déjà. Cela a permis pendant longtemps à la Russie de s’exclure de toute histoire coloniale en refusant l’idée même d’avoir possédé des « colonies ». Et ce, alors qu’on retrouve pourtant dans l’expansion russe bien des traits de l’expansion européenne : violence, racisme, modernisation proclamée…

Cette continuité géographique, donc cet empire d’un seul tenant, se double d’une hétérogénéité ethnique et culturelle dès la conquête des khanats de Kazan et d’Astrakhan au milieu du XVIe siècle. En 1897, les Russes ethniques ne représentent que 44 % des 123 millions d’habitants de l’Empire. La mosaïque des peuples, des religions et des cultures est extrêmement complexe. Si la religion orthodoxe domine, on trouve au sein de l’Empire aussi bien des protestants, des juifs, des catholiques, des musulmans que des peuples qui pratiquent le chamanisme. La réponse politique à cette diversité a changé au fil des régimes et du temps. Le modèle impérial insistait sur le lien personnel entre tous les sujets, quelles que soient leurs particularités, et l’Empereur, mais au cours du XIXe siècle se développe aussi un récit national qui tend à penser l’empire comme spécifiquement russe. Les Soviétiques tentent eux aussi de concilier l’unité du pays et la diversité de ses peuples et de ses cultures, alternant périodes d’autonomies culturelles et périodes de russification plus marquées. Il faut d’ailleurs attendre 1977 pour que la Constitution du pays parle explicitement de peuple soviétique.

Parmi tant d’autres thèmes possibles, j’insisterai enfin sur la difficile maîtrise du territoire conquis. Se déplacer dans cet espace russe a longtemps été chose complexe. Les routes, que le marquis A. de Custine [1] décrit au XIX e s. avec beaucoup d’effroi, ont longtemps été négligées et le sont encore dans bien des endroits de la Russie contemporaine. Les fleuves ont certes permis des déplacements, mais il faut surtout attendre le chemin de fer, qui se développe réellement à compter du dernier tiers du XIXe siècle, pour que l’empire dispose d’un moyen de transport efficace. Le train permet de façon d’abord imparfaite des déplacements facilités dans cet espace immense. Les zones couvertes restent pour autant limitées tant les conditions physiques et climatiques rendent l’accès à de nombreux espaces difficiles. L’avion, grâce à un réseau d’aéroports relativement dense, a permis à la fin de la période soviétique de compléter cet arsenal.

P. V. : Venons-en à une période plus proche et parfois délicate à dater, localiser et conceptualiser pour les personnes nées post-Guerre froide. Comment s’est constitué le « bloc socialiste » et quelles étaient les relations entre les « satellites » et l’URSS ? Au sein même de l’URSS, comment s’organisaient les relations entre la Fédération de Russie et les quatorze autres Républiques socialistes soviétiques ?

F.-X. N. : Le « bloc » socialiste se met progressivement en place entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la fin des années 1940. L’autonomie politique des territoires libérés par l’Armée rouge est d’abord limitée par la présence même des troupes soviétiques. Ce contrôle se fait de plus en plus strict au fur et à mesure que les relations entre les anciens alliés se détériorent. Les communistes, souvent dirigés par des responsables réfugiés à Moscou pendant la guerre, jouent un rôle de plus en plus central dans les gouvernements. À partir de 1947, marquée par la conférence de Sklarszka Poreba, la mise au pas est nette. Le coup de Prague, en février 1948, à l’occasion duquel les communistes confisquent la totalité du pouvoir en Tchécoslovaquie en est le meilleur exemple.

Le bloc socialiste se structure à compter de 1949 grâce à plusieurs outils.

Le bloc se structure alors grâce à plusieurs outils : un contrôle politique strict, fondé sur la répression et l’organisation de grands procès qui rappellent ceux des années 1930 à Moscou ; de multiples traités bilatéraux d’assistance et d’amitié ainsi que la mise en place du Conseil d’assistance économique mutuelle, le CAEM en 1949 (l’ensemble sera complété, plus tard en 1955, par le Pacte de Varsovie) ; la présence enfin dans chacun des pays du bloc de conseillers soviétiques qui assurent contrôle politique et contribuent à la “soviétisation”.

On peut considérer que ce « bloc » socialiste est ainsi structuré en 1949. Pour autant, il ne faut pas en faire un tout homogène, ni dans l’espace ni dans le temps. La déstalinisation entraîne des évolutions nettes, mais hétérogènes, qui s’accompagnent parfois de violences. La Hongrie de Janos Kadar a ainsi peu à voir avec la RDA ou la Pologne. La Roumanie de N. Ceausescu qui refuse de participer à la répression du Printemps de Prague promeut une voie spécifique qui en fait un pays à part puisque, seul parmi les pays du bloc, il rejoint la Banque mondiale et le Fonds monétaire international en 1972. Les évolutions possibles restent néanmoins étroitement contrôlées par Moscou comme en témoignent les moments répressifs majeurs de 1953 à Berlin-Est, de 1956 à Budapest, de 1968 à Prague ou de 1981 en Pologne (sans intervention soviétique dans ce cas précis).

En URSS, le centre du pouvoir est à Moscou ce qui ne signifie pas que ce pouvoir est nécessairement « russe », même s’il est souvent perçu comme tel. Les évolutions au cours du XXe siècle sont marquées. Une période qui va de la fin de la guerre civile au début des années 1930 promeut « l’indigénisation » (korennizatsia) de la direction des Républiques, on assiste alors à ce que l’historien états-unien Terry Martin appelle une floraison nationale. Le pouvoir moscovite est lui-même ethniquement très divers, sans se limiter au seul Staline. Mais la « russification » du pouvoir commence dès la famine ukrainienne et se renforce avec la marche vers la guerre, à partir de la Grande terreur. L’histoire soviétique en vient à rimer avec l’histoire russe. Dans les faits, c’est donc Moscou qui décide. Mais l’autonomie locale ne doit jamais être négligée du fait des dysfonctionnements du système et de l’impossibilité de tout contrôler. Ce n’est d’ailleurs pas la Fédération de Russie en tant que telle qui joue un rôle central. La russification de l’échelon soviétique mériterait une étude approfondie. Elle passe par des acteurs situés aussi bien à Moscou que localement, par la langue (le russe est la lingua franca imposée en URSS), par la diffusion d’une culture unifiée marquée par les productions du centre moscovite. Mais le système soviétique ne peut se réduire à un système russe, comme on pourrait avoir tendance à le penser rétrospectivement.

P. V. : Aujourd’hui, comment caractériser les relations entre la Russie et les quatorze autres ex-Républiques socialistes soviétiques ? Vu de Moscou, que signifient les expressions : « étranger proche » et « monde russe » ?

F.-X. N. : Moscou a depuis la fin de l’URSS voulu maintenir une influence sur les ex-pays soviétiques. La création de la Communauté des états indépendants (CEI) le 8 décembre 1991 visait d’ailleurs à maintenir un lien entre les anciens états soviétiques. La crise politique, économique et sociale des années 1990 a peut-être fait un peu passer cette ambition au second plan, mais le retour de la puissance à l’ère poutinienne marque le renouveau de cette préoccupation symbolisée par le concept « d’étranger proche ».

Celui-ci est utilisé à la suite de la chute de l’URSS par Andrei Kozyrev, qui était alors ministre des Affaires étrangères de Boris Eltsine. Progressivement, le mot en vient à désigner une sorte de pré carré russe, dans le cadre d’une sorte de doctrine Monroe russifiée, une zone dans laquelle seule Moscou aurait son mot à dire. Toute ingérence extérieure, réelle ou supposée, étant interprétée comme une menace. C’est le cas notamment au moment des deux révolutions ukrainiennes en 2004 et en 2013-2014. Cette conception de l’étranger proche débouche même sur des interventions armées comme en Géorgie en 2008.

Le concept de monde russe est activement soutenu par le Patriarcat de Moscou. L’Eglise orthodoxe russe vient donner une pseudo-légitimité et un appui à une politique étrangère désormais belliqueuse et agressive.

Au-delà de cet étranger proche, les penseurs du Kremlin développent l’idée de « monde russe » qui vise l’ensemble de la diaspora russe, estimée à plus de 20 millions de personnes, que Moscou cherche à mobiliser comme relais d’influence. Différentes structures sont alors mises en place pour atteindre ce but, comme, en 2007, la fondation « Russkij mir » ou « Rossotroudnitchestvo » qui développe ici ou là des « maisons russes de la science et de la culture. » Cette stratégie de Soft Power, assez classique, se fonde d’abord sur la langue et la culture russes et de plus en plus sur la religion orthodoxe, car le concept de monde russe est activement soutenu par le Patriarcat de Moscou. Elle vient donner une pseudo-légitimité et un appui à une politique étrangère désormais belliqueuse et agressive.

P. V. : Votre « Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine » (éd. Autrement) s’achève sur la Russie actuelle que nous pourrions appeler « poutinienne ». Quid de la promesse de la restauration d’un État centralisé ? Quelles réformes économiques et sociales ? Quelle politique extérieure ?

F.-X. N. : L’ambition de V. Poutine, depuis son accession au pouvoir, est de renouer avec la puissance. Son modèle a probablement été celui, plus ou moins mythifié, de l’URSS brejnevienne de la fin des années 1960 et du début des années 1970 quand le pays était une puissance mondiale, présent sur la plupart des continents, bénéficiant des contacts économiques, politiques et culturels renouvelés avec le monde dans le cadre de la détente. Et, sur le plan intérieur, jouissant d’une stabilité relative après des décennies de bouleversements et de crises, avant les difficultés de la fin des années 1970.

Les années 1990, celle de la crise économique, sociale et politique, servent, elles, de repoussoir. V. Poutine a donc cherché à restaurer une autorité qui manquait, à son sens, via une centralisation accrue et la construction d’une « verticale du pouvoir » visant à limiter au maximum l’autonomie régionale. Cette « centralisation » est aussi, et même plutôt, une concentration du pouvoir. Toute source alternative de pouvoir ou de contre-pouvoir a progressivement disparu. La mise au pas des gouverneurs, sortes de barons régionaux, s’est accompagnée de l’assujettissement des riches acteurs économiques, les oligarques, qui ont dû renoncer, de gré ou de force, à jouer tout rôle politique alors que c’était pourtant leur objectif revendiqué à l’époque de la présidence de Boris Eltsine. Les médias enfin sont étroitement contrôlés avec la disparition de la diversité médiatique, à l’image de la chaîne NTV rachetée par Gazprom en 2001.

Sur le plan économique et social, les premières années du pouvoir de V. Poutine, et cela explique en large partie sa popularité durable, correspondent à un mieux-être économique, largement favorisé par la hausse des prix des hydrocarbures qui a permis d’assurer d’importants revenus, en partie redistribués, à l’État. L’inflation maîtrisée, une croissance économique de 5 à 6 % jusqu’à 2014, ont assuré à la population russe de meilleures conditions de vie : le pays s’est transformé, le souvenir de la pauvreté endémique s’est éloigné.

Carte. Russie. Un interventionnisme tous azimuts, situation au printemps 2023
Source : François-Xavier Nérard, Marie-Pierre Rey, de l’« Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine », cartographe Cyrille Suss, 3e éd. édition Autrement, 2024. Avec l’aimable autorisation de l’éditeur. Voir cette carte au format PDF haute qualité d’impression
Autrement

La politique extérieure, elle aussi, a alors renoué avec cette ambition de puissance. La Russie aspire à redevenir un acteur majeur des relations internationales. Mais peu à peu, le pouvoir russe interprète l’élargissement de l’OTAN comme une menace à ses intérêts, les révolutions dites de couleur en Géorgie ou en Ukraine sont perçues comme des ingérences insupportables et entraînent la crispation d’un pays qui critique de plus en plus un « Occident » présenté comme un danger et un contre-modèle en termes politiques et sociaux. La crise de 2014 en Ukraine et l’annexion, au mépris du droit international, de la Crimée marquent une nouvelle étape. La Russie intervient désormais hors de ses frontières, notamment en Syrie ou au Mali, au moyen de groupes de mercenaires comme Wagner.

P. V. : Depuis le XVe siècle jusqu’à aujourd’hui, quelles sont les grandes ruptures et les continuités qu’il faut avoir l’esprit pour mieux comprendre la Russie ?

F.-X. N. : C’est une question qui nous a semblé essentielle quand nous avons réfléchi avec Marie-Pierre Rey à cet atlas et son architecture. C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas choisi un plan strictement chronologique. Nous consacrons une première partie de l’ouvrage précisément à cette question de la longue durée qui permet de prendre un véritable recul.

Bien des continuités se situent dans la logique de la construction de l’espace que nous avons abordée au début de cet entretien.

De manière caractéristique, la quête d’un immense espace est accompagnée d’un sentiment de fragilité.

L’un des traits fondamentaux est celui du sentiment de fragilité, ressenti ou proclamé par les dirigeants russes et que l’on retrouve dans la longue durée. Il s’explique en partie par l’espace russe, fruit de l’expansion commencée sur la base de la principauté de Moscou au XVe siècle. Après le XIXe siècle qui voit une poussée majeure vers le Sud notamment avec la très difficile conquête du Caucase et celle de l’Asie centrale qui pour être plus simple n’en est pas moins violente, le territoire des empereurs Romanov mesure près de 22 millions de km2.

Ce vaste territoire, qui à son apogée, va de la Pologne au Pacifique, de l’Océan glacial arctique aux confins de l’Afghanistan, n’est que mal protégé sur ses marges par des barrières naturelles. Ce qui a facilité les conquêtes est alors perçu comme une source de faiblesse, qui à son tour justifie de nouvelles conquêtes pour se « protéger », assurer des glacis protecteurs comme c’est le cas après la Seconde Guerre mondiale. Les invasions répétées, de Napoléon à Hitler, en passant par les interventions étrangères pendant la guerre civile, donnent d’ailleurs du grain à moudre aux dirigeants du pays.

La rupture la plus évidente et qui mérite réflexion est celle de 1917. Si la tendance historiographique de ces dernières années vise à replacer 1917 dans le continuum de la guerre de huit ans (1914-1922), il serait bien entendu erroné de faire abstraction de cette année qui a vu la fin de la monarchie et la mise en place d’un régime inédit fondé sur des aspirations politiques et sociales d’un genre nouveau. Pour autant, si l’on réfléchit sur le long terme, cette période soviétique close depuis plus de trente ans désormais apparaît à sa façon comme une sorte de parenthèse.

La centralisation du pouvoir, qui n’est pas incompatible avec l’existence de poches d’autonomie, ou de richesses culturelles locales, reste également un trait majeur du pouvoir en Russie. Elle s’accompagne, chez les dirigeants, de la perception d’une maîtrise difficile du territoire, d’un doute permanent sur la fiabilité des dirigeants locaux, particulièrement nette chez Staline, et donc du risque d’insubordination qui, à son tour, justifie une violence politique récurrente.

Depuis quelques temps, la protestation de masse semble avoir disparu de la grammaire politique russe.

La place du peuple, de son consentement au pouvoir et de ses révoltes me semble enfin un thème transversal, crucial, que nous avons abordé dans plusieurs cartes de l’atlas. La forme particulière du pouvoir autocratique qui supposait que le lien était direct entre le souverain et Dieu rendait toute forme de révolte complexe en rendant impossible le questionnement de la légitimité d’un monarque, émanation divine. Certains historiens, comme Claudio Ingerflom, l’ont bien montré. Il reste, au long de l’histoire russe, de nombreuses révoltes populaires souvent menées par des autonommés, des imposteurs comme Pougatchev qui prétendent être le véritable tsar. À la période soviétique, une fois la guerre civile achevée, les révoltes sont relativement rares, mais méritent toute notre attention : on peut penser à la quasi-guerre civile des paysans qui s’opposent à la collectivisation, aux révoltes sporadiques dans les camps du Goulag, aux manifestations, certes rares et réprimées dans le sang, comme à Novotcherkassk en 1962. Dès lors, peut-on dire que le peuple a été un acteur majeur de l’histoire russe ? Ce fut bien le cas en 1905 ou en février 1917. Mais depuis ? Les immenses manifestations contre le rôle dirigeant du parti organisées à Moscou en février 1990 semblent lointaines. On en trouve un écho affaibli lors des protestations contre les fraudes sur la place Bolotnaya en 2011. Mais la protestation de masse semble avoir disparu de la grammaire politique russe, y compris depuis le début de la guerre contre l’Ukraine.

P. V. : Enfin, que pensez-vous de la place de la Russie dans l’enseignement secondaire général en France ? Avez-vous l’impression que les programmes et les enseignements sont à la hauteur du challenge intellectuel que ce pays représente pour qui veut le comprendre dans le temps et dans l’espace ?

F.-X. N. : La place des mondes étrangers dans l’enseignement secondaire est toujours difficile à appréhender dans un volume horaire contraint, c’est certain. J’imagine que bien des collègues spécialistes d’autres zones pourraient porter des critiques identiques. Pour autant, il faut bien constater que la Russie, son histoire et sa géographie ne sont que très imparfaitement abordées dans l’enseignement secondaire général français. On peut le regretter. La clé d’entrée principale reste celle du « totalitarisme » et de la guerre froide (en classe de troisième et de terminale). Au-delà même des critiques que l’on peut adresser à un concept qui ne me semble guère pertinent, les éléments qui permettent de comprendre le XXe siècle soviétique sont difficilement accessibles aux élèves. [2] L’évolution du régime après Staline n’est pas, ou peu, enseignée. On évoque en classe de Terminale l’effondrement du bloc soviétique, mais comment l’appréhender sans comprendre la déstalinisation ou le brejnevisme ? Comment dans ces conditions comprendre le régime poutinien, sans en faire, comme on l’entend trop souvent, une sorte d’écho du stalinisme ?

La Révolution de 1917 n’est ainsi plus étudiée en tant que telle, alors que c’est pourtant un moment essentiel du XXe siècle qu’il est nécessaire de comprendre autant dans son surgissement que pour ses conséquences.

Au-delà même de ce que nous appelons, tout en interrogeant le concept, la « parenthèse soviétique », les élèves ne peuvent pas appréhender une Russie qui ne surgirait pas en octobre 1917 et il faut le regretter. La construction de l’Empire, sa difficile compréhension des limites, ses hésitations permanentes entre l’attirance pour le modèle occidental, ce que Marie-Pierre Rey a appelé la « tentation de l’Occident » et son rejet radical mériteraient une étude plus précise.

Des éclairages, partiels, ne suffisent pas, à appréhender la Russie dans sa complexité.

La Russie n’est pour autant pas absente des programmes. Elle est bien une option des programmes de géographie en seconde (Développement et inégalités en Russie), en terminale (La Russie, un pays dans la mondialisation). Les élèves qui suivent la spécialité HGGSP en classe de Première travaillent sur la Russie après 1991 et sur les services de renseignements pendant la guerre froide. Mais ces éclairages, partiels, ne suffisent pas, à mon sens, à appréhender la Russie dans sa complexité.

Tout ceci a des conséquences. Notre société, à tous les niveaux, a du mal à penser la Russie en dehors de bien des stéréotypes. Or, connaître ce pays s’avère crucial en temps de crises, qui plus est dans les moments tragiques que nous connaissons.

Copyright Septembre 2024-Nérard-Verluise/Diploweb.com


Plus

. François-Xavier Nérard, Marie-Pierre Rey, « Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine ». Cartographe : Cyrille Suss. Coll. Atlas Mémoires, éd. Autrement, 3e éd. 2024, 95 p.

4e de couverture

Plus de 90 cartes et infographies présentent l’histoire de la Russie, mettant l’accent sur les différentes régions d’un territoire immense et sur les modalités de son contrôle par l’État.

. La Russie impériale, puissance en expansion depuis le XVᵉ siècle, est fragilisée par une modernisation tardive et la guerre ; elle est mise à terre par la Révolution de février 1917.

. La Russie soviétique se forge dans une immense violence politique et sociale tout en donnant naissance à un monde nouveau, urbain et industriel.

. La période postsoviétique voit la Russie, après un temps de repli et d’incertitudes, tenter de renouer avec sa grandeur passée.

D’Ivan III, « grand-prince de Moscou et de toute la Russie » au XVᵉ siècle, à Vladimir Poutine, président d’un pouvoir central qui ébranle la scène internationale, cette nouvelle édition dresse le bilan actualisé des transformations que continue de connaître la Russie.


[1] NDLR : Astolphe de Custine « La Russie en 1839 » éd. Amyot, 1843 ou 1846 selon les sources. « La Russie en 1839 » a été rédigé par Custine entre 1840 et 1842.

[2] NDLR : Cette insuffisance de l’enseignement secondaire français au sujet de l’histoire et de la géographie de la Russie facilite le travail de manipulation et désinformation par la Russie elle-même auprès de larges pans des opinions. Des faits historiques comme le caractère colonial de l’empire russe puis de l’URSS et de la Russie post-soviétique ne sont pas intégrés par un bachelier. Ce qui permet à la Russie de se faire encore passer comme un soutien aux forces anti-colonialistes, par exemple en Afrique.

Que pèse la France en Indo-Pacifique ?

Que pèse la France en Indo-Pacifique ?

La stratégie indo-pacifique française est souvent incomprise et parfois méconnue. Dans cette immense région à l’importance cruciale, la France est fréquemment perçue comme une ancienne puissance coloniale amenée à jouer, au mieux, un rôle secondaire.

par Benjamin Blandin, Institut catholique de Paris (ICP) – Revue Conflits – publié le 11 septembre 2024

https://www.revueconflits.com/que-pese-la-france-en-indo-pacifique/


Il est vrai que la France a connu une longue présence coloniale dans la région, pendant environ trois siècles, de 1674 à 1954, notamment à Madagascar, à Djibouti, à Mayotte, en Inde, en Indochine et dans le Pacifique Sud. En outre, elle a également eu recours de manière immodérée à la politique de la canonnière au Siam face au Vietnam, ainsi que face à la Chine et à la Corée. Aujourd’hui, du fait de cette histoire, elle se trouve en conflit avec Maurice pour l’île de Tromelin, avec les Comores pour Mayotte et les îles Glorieuses, et avec Madagascar pour les îles Éparses. Dans l’océan Pacifique, la France est également confrontée à un mouvement indépendantiste en Nouvelle-Calédonie et sa possession de Clipperton a été ouvertement remise en question par le Mexique.

Outre les questions historiques, plusieurs événements survenus plus récemment ont également contribué à cette perception : les essais nucléaires effectués par la France jusqu’en 1995, les scandales liés aux contrats de défense signés avec Taïwan, ainsi qu’avec l’Arabie saoudite et le Pakistan dans les années 1990 et au début des années 2000, et plus près de nous l’annulation par Canberra du contrat de sous-marins au profit de l’accord AUKUS et l’abandon par l’Australie de contrats de défense avec la France (hélicoptères d’attaque Tigre, hélicoptères de transport NH90).

Par ailleurs, l’appareil de sécurité régionale français a été considérablement réduit, passant de 8 500 à 7 000 hommes au cours des dix dernières années. Sans parler des coupes budgétaires post-crise des subprimes (les redoutables LOLF et RGPP) dans la diplomatie française qui ont entraîné une réduction d’effectifs dans un certain nombre d’ambassades. Tous ces facteurs ont clairement eu un impact sur l’image de la France dans la région et ont contribué à une opinion négative auprès du public, des experts et des autorités.

En outre, la stratégie indo-pacifique de la France, publiée en 2019, reste floue pour nombre de nos voisins, partenaires et alliés. La France gagnerait certainement à améliorer sa communication autour de ses initiatives et de ses résultats concrets, pour les faire mieux connaître et apprécier. Une meilleure coopération serait également nécessaire entre ses (trop) nombreuses agences, régulièrement en concurrence les unes avec les autres.

Un pays singulier parmi les nations européennes en Indo-Pacifique

La France n’est certes pas le pays le plus puissant opérant dans la zone indo-pacifique, mais elle n’est ni une petite puissance ni une puissance lointaine dans la région, où sa présence a été continuellement maintenue depuis la première moitié du XVIe siècle.

Il est également important de noter que même si la France a été une puissance coloniale, elle a établi son influence par divers moyens, notamment l’échange d’envoyés diplomatiques et l’établissement d’alliances avec les dirigeants locaux, l’implication directe dans divers conflits, la présence des érudits jésuites à la cour de l’empereur Qianlong en Chine, la construction de forteresses de style Vauban au Siam et au Vietnam ou encore la création d’un arsenal naval moderne à Yokosuka, au Japon. Un grand nombre de Français de tous métiers ont également apporté leurs connaissances et leurs compétences aux dirigeants locaux.

Aujourd’hui encore, la présence de la France dans la zone constitue une singularité majeure puisqu’elle est le seul pays de l’UE à être membre du Conseil de Sécurité de l’ONU et à être une puissance résidente à la fois dans l’océan Pacifique et dans l’océan Indien, sur un ensemble de territoires qui représente 25 810 kilomètres carrés pour une population de près de 2 millions de Français, et 93 % de la zone économique exclusive (ZEE) française, la deuxième au monde, juste après celle des États-Unis. Ses principales entreprises y sont très présentes, notamment dans le secteur de la défense, où la France se classe au troisième rang des fournisseurs, avec des coopérations fructueuses en cours avec l’Inde, Singapour, la Malaisie et l’Indonésie (peut-être prochainement aux Philippines) et des succès plus anciens en Australie et à Taïwan.

En termes d’influence et de diplomatie, Paris bénéficie d’une position unique avec un ensemble à la fois très dense et diversifié d’outils de soft power et de coopération. Cela comprend d’abord, son réseau d’ambassades et de consulats, l’un des plus importants au monde ; deuxièmement, les écoles et centres culturels français (réseau Alliance française) implantés dans toutes les grandes villes ; troisièmement, ses chambres de commerce et d’industrie reliant les entreprises françaises et locales ; quatrièmement, les institutions françaises de coopération internationale telles que l’Agence française de développement (AFD) et Expertise France ; cinquièmement, un réseau de 18 attachés militaires en plus des officiers de liaison dans les centres régionaux de fusion d’informations à Madagascar, New Delhi et Singapour, coordonnant la coopération en matière de défense et maritime et menant la diplomatie militaire. Cet outil diplomatique unique, envié par de nombreux pays européens, permet à la France d’être un membre actif des plus importants forums et mécanismes de coopération régionale.

Des moyens limités mais une approche innovante

Pour autant, les observateurs jugent souvent que la France « manque de muscles » en Indo-Pacifique.

Une telle affirmation n’est pas dénuée de fondement. Il est vrai que le nombre de troupes dans la zone a été réduit de 20 % au cours des 10 dernières années et que la présence navale a fortement diminué depuis les années 1990, mais en tout état de cause la France n’a ni l’ambition ni les moyens d’être une puissance militaire majeure dans l’Indo-Pacifique. Ses partenaires et alliés dans la région n’attendent ni ne demandent qu’elle prenne parti dans la rivalité États-Unis/Chine ou s’interpose entre eux. Forte de son héritage historique d’autonomie stratégique et d’indépendance politique, la France souhaite ouvrir une troisième voie, ni pro-États-Unis ni anti-Chine, qui résonne avec la posture stratégique de non-alignement des « Perspectives sur l’Indo-Pacifique » de l’Asean. À ce titre, Paris privilégie une posture de facilitateur, de bon voisin et de partenaire de confiance qui promeut l’état de droit et démontre son engagement en faveur de la sécurité régionale et de la liberté des mers.

L’architecture de défense française dans la zone comprend deux commandements sous-régionaux – ALINDIEN pour l’océan Indien et ALPACI pour l’océan Pacifique, en complément des forces de souveraineté positionnées à La Réunion, en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie – et suit un axe en forme de « S ». Cet axe relie le cœur métropolitain à ses territoires d’outre-mer à travers un réseau d’alliés et de partenaires stratégiques dont les Émirats arabes unis, l’Inde, Singapour, l’Indonésie et l’Australie (mais aussi le Vietnam, la Corée du Sud et le Japon). Avec certains d’entre eux, la France a établi un dialogue stratégique de défense innovant, comme les dialogues stratégiques trilatéraux « France-EAU-Inde » et « France-Inde-Australie ».

Cet axe comprend également cinq bases militaires situées à Abu Dhabi, Djibouti, La Réunion, Nouméa et Papeete. Dans ces bases, 7 000 militaires et divers équipements sont positionnés en permanence pour protéger les intérêts de la France. Il convient également de noter que depuis la publication de sa stratégie Indo-Pacifique, la France a considérablement renforcé sa présence dans la région. Cela comprend des déploiements réguliers de moyens navals majeurs tels que son groupement tactique aéronaval, ses sous-marins nucléaires d’attaque et ses porte-hélicoptères. Paris a aussi mené des « raids aériens », déployant chaque année des avions de combat Rafale, des A330 MRTT et des A400M depuis la France, Djibouti et le porte-avions Charles de Gaulle jusqu’en Inde, en Asie du Sud-Est, en Australie et en Nouvelle-Calédonie – et cela, en des temps records, permettant de démontrer les capacités de nos derniers équipements et de s’entraîner avec nos alliés.

À la lumière d’une architecture de sécurité américaine qui ne cesse de se renforcer et d’une présence européenne globalement absente, il a fallu du temps pour que le positionnement singulier français gagne en visibilité et soit pleinement compris. Certains pays de la région se sont même demandé si la France ne faisait pas, par nature, partie d’un « Occident global » et donc un partenaire de facto du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD), mais la perte de l’accord sur les sous-marins avec l’Australie au profit de l’AUKUS a grandement contribué à repositionner la France « sur le radar » de nombreux pays, notamment de l’Asean. Les entreprises françaises occupent désormais la position de troisième exportateur d’armes dans la région.

Une puissance stabilisatrice ?

Sur le plan diplomatique, la France a su établir des relations apaisées avec ses anciennes colonies. Elle a trouvé un accord avec le Mexique sur Clipperton en 2007 et a signé un accord-cadre sur l’île Tromelin avec Maurice en 2010. Elle a également renforcé sa présence au sein de l’Asean et se montre davantage présente au Shangri-La Dialogue. D’autres options ont été envisagées pour renforcer son statut, comme l’extension de ses bases, le positionnement d’une flotte permanente et d’un escadron de Rafale, ou encore une européanisation de son architecture de sécurité (même si elle représente 90 % de la présence de l’UE), mais toutes sont économiquement ou politiquement sensibles et Paris semble pour le moment privilégier une modernisation de ses atouts existants.

De manière plus pratique, la France met à profit sa vaste expertise maritime pour approfondir ses liens avec toutes les parties intéressées, à travers le concept d’« action de l’État en mer », la conception et la construction de systèmes navals complexes, la création et la préservation de zones marines protégées, la conduite d’opérations de recherche et de sauvetage en mer, la lutte contre la pollution marine, la lutte contre la criminalité maritime et les activités illégales et l’application du droit maritime.

La France est aussi l’un des pays les plus impliqués en matière de lutte contre le changement climatique. Elle a notamment apporté une contribution significative au récent traité international améliorant la protection de la haute mer. La taille de la ZEE française, les connaissances apportées par ses territoires d’outre-mer à travers le monde et la diversité de son domaine maritime placent la France à l’avant-garde des pays qui peuvent agir comme une nation-cadre dans des domaines variés et de plus en plus cruciaux pour la région : protection des biens communs mondiaux ; résilience face au changement climatique ; protection de l’environnement et de la biodiversité ; préservation du patrimoine culturel ; aide humanitaire et réponse aux catastrophes ; économie bleue ; sécurité maritime, la gouvernance des océans et la protection des ressources marines ; et renforcement de la connectivité.

On le voit, la France ne manque ni d’atouts ni d’initiatives et a véritablement transformé sa politique et sa stratégie dans la région ces dernières années. De nombreux projets ont été lancés et des résultats encourageants ont été observés. Reste désormais à mieux valoriser les fruits de cette démarche unique.

Benjamin Blandin, Doctorant en relations internationales, Institut catholique de Paris (ICP)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Les opinions européenne et française dans la guerre hybride

Les opinions européenne et française dans la guerre hybride

Par Laurent Chamontin – Diploweb – publié le 27 août 2024  

https://www.diploweb.com/7-Les-opinions-europeenne-et.html


Laurent Chamontin (1964-2020), était diplômé de l’École Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014), et de « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016.

Longtemps avant la relance de la guerre d’agression russe le 24 février 2022, Laurent Chamontin (1964-2020) a vu juste sur la Russie de Poutine et ses ambitions impériales à l’encontre de l’Ukraine. Il fait partie des quelques experts qui ont mis à disposition des faits à considérer et des analyses à intégrer pour ne pas être surpris. En accès gratuit, le Diploweb a publié dès août 2016 son ouvrage « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol ». L. Chamontin alertait non seulement sur les visions impériales de Moscou mais aussi sur les dangers de la désinformation russe, (Cf. Chapitre 6. « La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre »). Créé en 2021, le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ne cesse depuis de mettre à jour des actions de désinformation russes à l’encontre de la France. Chapitre par chapitre, la publication numérique de l’ouvrage de L. Chamontin a été achevée en février 2017 par le chapitre « Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne ». Après la publication numérique gratuite, le Diploweb en assuré la publication aux formats Kindle et livre papier, par Amazon. Sous ces trois formats, le livre « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol » a reçu un bel accueil. Ce dont témoigne d’ailleurs en creux sur Amazon la hargne de quelques trolls pro-russes aux commentaires pathétiques, hommages involontaires à la pertinence d’une pensée critique argumentée et toujours nuancée. Ce qui les gêne, c’est la mise à disposition d’éléments de connaissance qui réduisent l’efficacité de leurs manipulations mentales.

Laurent Chamontin est décédé le 15 avril 2020 de la combinaison d’un cancer et du Covid-19. Il nous manque humainement et intellectuellement tant sa lucidité aurait été la bienvenue pour éclairer la relance de la guerre russe en Ukraine. Cette dernière exerce des effets de long terme sur la reconfiguration stratégique de l’Europe géographique. C’est pourquoi il est utile de (re)lire un auteur qui avait su en distinguer les signes annonciateurs. La grâce de l’écriture et les possibilités de la publication internet permettent de remettre en avant son analyse contextualisée, puisque chaque page HTML porte en pied la date de publication initiale. Chacun saura trouver dans ces lignes rédigées en 2016 des réflexions pour aujourd’hui.

L’opinion européenne a été prise à froid par la crise russo-ukrainienne : soumise à un feu roulant de propagande et au travail de sape des groupes de pression du Kremlin, au sujet de pays qu’elle connaît mal, elle peine encore aujourd’hui à admettre la réalité et l’importance du conflit. Dans le cas français, se surimposent à tout ceci une tradition anti-américaine parfois très excessive, et une russophilie qui n’a rien de répréhensible en soi mais qui ne facilite pas la compréhension de la singularité russe, ni d’ailleurs celle des causes de la chute de l’URSS. Il s’agit ici d’un ensemble de facteurs pesants, même si au total l’opinion n’a pas trop mal résisté au choc.

Une opinion prise à froid par les évènements

LE MONDE CHANGE, et il change vite. Le public découvre avec stupeur que la mondialisation heureuse, celle des plages de l’île Maurice, a aussi sa face noire. Cette prise de conscience est spécialement pénible pour les Européens, qui ont la malchance stratégique d’être entourés de deux zones où la modernisation est particulièrement laborieuse – nous aurons l’occasion d’y revenir en conclusion.
Depuis en fait le début des printemps arabes en 2011, les habitants de notre continent sont quotidiennement confrontés à des crises qui les concernent mais se déroulent dans des pays qu’ils connaissent mal, dont il faut apprendre à toute vitesse la géographie, la composition ethnique et la culture.

En ce qui concerne l’espace anciennement soviétique, il faut de plus tenir compte d’une réalité qui a évolué brusquement au début des années quatre-vingt-dix, mettant le public, ou du moins sa part la plus âgée, face à des pays nouveaux, qu’il a du mal à se représenter.
Parmi ceux-ci, la Russie fait bien sûr ici exception, du fait de la continuité qu’elle a maintenue avec l’Empire via l’URSS sur le plan des perceptions, et aussi du fait qu’elle conserve bon nombre des attributs soviétiques de la puissance – une taille encore suffisante pour être le plus vaste pays du Monde, l’arme nucléaire, et un siège au conseil de sécurité de l’ONU, pour ne citer que les principaux.
Comme nous l’avons détaillé au chapitre précédent, face à ce contexte complexe et angoissant, l’opinion est de plus soumise au travail de sape des groupes de pression du Kremlin, avec une dissymétrie fondamentale, puisqu’une action en sens inverse se heurte à des difficultés considérables du fait du verrouillage autoritaire de la société russe ; et elle doit faire face à ses propres démons, ceux qui par haine d’eux-mêmes font de l’Occident la source de tous les maux.
Cependant, le désarroi du citoyen provient aussi d’une difficulté importante à comprendre le point de vue de l’autre ; pour le dire schématiquement, l’idée que Moscou puisse choisir la voie de l’aventurisme militaire au détriment de la croissance et de la stabilité à ses frontières, qui est pourtant un fait patent, est rarement menée jusqu’à ses ultimes conséquences, dans la mesure où il est difficile de se représenter la forme de rationalité qui la sous-tend.
D’où par exemple la floraison de propositions [1] qui prônent la reconnaissance du fait accompli en Crimée, au nom du « réalisme ». Passons sur le fait que ces propositions font bon marché du fait inouï qu’un membre permanent du conseil de sécurité ait bafoué un accord lié à la non-prolifération (la Russie ayant garanti les frontières de l’Ukraine en échange de la dénucléarisation de cette dernière) ; au-delà de cette désinvolture, elles signalent aussi une incapacité complète à comprendre la nature de la menace.

Encore une fois, l’option d’une fuite en avant mettant Moscou aux prises avec l’OTAN ou une déstabilisation complète de la zone ne peuvent pas être aujourd’hui complètement exclues, compte tenu de ce que nous avons appris des blocages de la société russe et de l’instabilité intrinsèque qui en découle. Le fait de donner une prime au premier pas, sans de très solides contreparties qui ne sont jamais mentionnées, ne fait dans un tel contexte qu’augmenter la sensation d’impunité et donc le danger.
Au fond, le Narcisse postmoderne, l’hédoniste de la guerre à zéro mort imaginait paresseusement que les États post-soviétiques s’aligneraient à plus ou moins long terme sur son mode de vie, d’autant que ses dépenses militaires étaient au plus bas et que l’OTAN s’était judicieusement abstenue d’installer des bases aux frontières de la Russie. Au-delà d’une résistance à la réalité pénible de l’augmentation du risque, certes compréhensible après les dévastations de la Seconde Guerre mondiale, les conflits qui surviennent à ses portes ont de la peine à se frayer un chemin dans une psychologie qui favorise le relativisme des opinions, la psychologie de ceux qui pratiquent «  la fuite devant l’épreuve de la coexistence conflictuelle  » selon Marcel Gauchet [2].

Quand on est dépolitisé aussi profondément que notre Narcisse, et fermement convaincu que rien ne justifie de mourir pour des idées, qu’on ignore les réalités consternantes de l’État friable post-soviétique, les martyrs de l’Euromaïdan comme l’idolâtrie dont Vladimir Poutine est l’objet en Russie sont des réalités difficilement appréhendables.
Cela n’empêche pas d’ailleurs la résurgence périodique du mythe de l’homme fort, ou providentiel, dont le maître du Kremlin est soudain censé représenter l’archétype ; il faut y voir la réaction d’une opinion, confrontée aux lenteurs d’une société aux processus complexes, et soudain tentée par les vertus du court-circuit.
L’enthousiasme soudain pour un sauveur, plus doué pour mettre en scène sa résolution à la télévision que pour se soucier des conséquences de ses actes, dont le président George W. Bush est un exemple aussi emblématique que déplorable, est un phénomène indéniable.
Il est clair qu’il est difficile de construire un nouvel aéroport (ou de décider d’abandonner ce projet) avec des procédures de concertation exhaustives comme nous en avons en France ; mais il est également assuré que la mise en scène de la pacification de la Tchétchénie par Vladimir Poutine, pour totale qu’elle soit, a fait des victimes par dizaines de milliers. En d’autres termes, le récit du héros pliant la réalité à ses désirs est tout à fait incompatible avec l’exercice des valeurs démocratiques d’écoute et de concertation.
Malgré cet argument de bon sens, il est à craindre que le spectre de G. W. Bush ne vienne encore longtemps polluer le jeu démocratique, y compris dans les sociétés libérales ; c’est en particulier vrai dans le cas français où subsiste dans une partie de l’opinion une nostalgie bonapartiste, que les conditions de la prise de décision dans le Monde moderne rendent de plus en plus surannée.


Un livre également édité par Diploweb.com via Amazon, format papier et format Kindle

7 - Les opinions européenne et française dans la guerre hybride
L. Chamontin. Ukraine et Russie. Pour comprendre.
Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016. Un classique également disponible sur Amazon format papier et format Kindle

Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016. Un classique également disponible sur Amazon format papier et format Kindle


Le cas de la France

Cela sort de notre propos, mais il faut quand même le rappeler en préambule : les États-Unis, pour n’être pas exempts de toute critique, par exemple au sujet de l’intervention en Irak, cultivent des valeurs de démocratie et de liberté ; ils garantissent la libre circulation sur les mers, la sécurité de l’Europe et jouent un rôle crucial dans la lutte contre la prolifération nucléaire.
L’antiaméricanisme français, qui prend sans doute sa source dans le recul de la puissance nationale au XXème siècle et dans le deuil laborieux auquel il contraint, a cependant le privilège inégalable d’être dans certains milieux érigé en dogme ; comme nous l’avons évoqué plus haut, la guerre en Ukraine, dans cette optique, est surtout vue comme une occasion de régler des comptes avec l’oncle Sam, ce qui a pour effet déplorable de détourner de la compréhension de ce qui se passe en réalité.

Il faut cependant mentionner, à côté de cet antiaméricanisme pathologique, une certaine tradition de russophilie française, transférée de l’Empire à l’URSS puis à la Fédération de Russie, qui a pour elle le poids de la géopolitique et de l’Histoire, conserve sa force jusqu’à aujourd’hui, et n’a rien de répréhensible en soi.
De fait, l’éloignement entre les deux pays permet aux Français d’attribuer spontanément à leur contrepartie un statut de puissance lointaine, et leur évite donc de se confronter aux inconvénients de leur voisinage, ce qui n’est pas le cas des Baltes ou des Polonais. Dans les faits, de l’alliance franco-russe de 1894 jusqu’en 1945, Moscou a joué pour Paris le rôle d’une puissance de contrepoids face à l’Allemagne ; et, dans les années soixante, la relation entretenue avec le Kremlin a permis au général De Gaulle de cultiver sa différence par rapport aux États-Unis, dans un contexte où ceux-ci tendaient un peu trop à considérer l’Europe comme quantité négligeable.
Dans la mesure où certains « gaullistes » d’aujourd’hui se laissent attirer par les sirènes du culte de Vladimir Poutine, il importe au passage de préciser quelques points à ce sujet, et en premier lieu, que l’homme du 18 juin est l’auteur de la déclaration définitive selon laquelle «  un État digne de ce nom n’a pas d’amis  » ; ensuite, qu’il était un lecteur averti de Custine [3], et qu’à ce titre il n’avait aucune illusion sur l’Union Soviétique, ni sur l’ouverture de la civilisation russe à la démocratie libérale ; et enfin, qu’il était porteur d’une vision et d’un sens de l’honneur dont l’ensemble de notre propos suggère qu’ils pourraient ne pas être le lot de l’homme du Kremlin.

Cependant les excès de la russophilie française ne se limitent pas au culte de Vladimir Poutine, qui ne concerne au fond que les bonapartistes que nous évoquions plus haut.
Tout au long du XXème siècle, le public français aura ainsi été abreuvé de thèses progressistes sur la révolution russe, censée être une étape majeure sur le chemin de la société sans classes. Cette grille explicative s’appuyait sur une vision abstraite du développement des sociétés humaines, supposé suivre les mêmes étapes dans toutes les aires culturelles.
Sans doute faut-il attribuer à ce contexte particulier le fait que l’Histoire de la Russie des tsars de l’Américain Richard Pipes [4], dont l’approche est complètement différente, ait dû attendre pendant près de quarante ans une traduction dans notre langue, même si bien sûr l’antipathie déclarée de Pipes pour l’expérience soviétique a aussi joué son rôle. Il ne faisait pas bon, dans les années soixante-dix, être qualifié de « réactionnaire ».
Quoi qu’il en soit, l’un des mérites de cet ouvrage fondamental est de mettre en évidence les continuités essentielles qui existent entre la Russie impériale et l’URSS en matière de développement étatique – en d’autres termes, il souligne de manière convaincante le caractère très russe de la révolution de 1917 et de l’expérience soviétique qui s’en est ensuivie, ainsi que la continuité du développement de l’État policier…
Dans une société française dont l’un des travers est de s’accrocher à des vérités supposées sacrées (l’Algérie française, les Ardennes infranchissables…) au prix de démentis cinglants, une thèse de ce type se heurte à la conviction rarement interrogée selon laquelle la Russie est un pays européen.

Il est pourtant utile, pour comprendre la Russie telle qu’elle est, de se pénétrer du fait suivant, difficilement contestable : que la construction de l’État russe, dans sa logique, n’a rien à voir avec l’État de droit, des origines à nos jours – un fait qui suffit à en faire une civilisation sui generis, certes influencée par l’Europe, mais tout à fait inassimilable à celle-ci.
De même, il faut sans doute soupçonner l’existence d’une inavouée nostalgie pour le modèle soviétique de l’emploi à vie dans une partie de la société française, pour expliquer un certain manque de curiosité à l’égard des causes et des conséquences de la chute de l’URSS – lesquelles, comme nous l’avons rappelé, brossent un tableau très éloigné des lendemains qui chantent de la propagande communiste…

Tout ceci explique l’acceptation aisée par l’opinion des discours de certains intellectuels français qui ont pour caractéristiques de mettre en avant une hypothétique «  marche de la Russie vers l’Europe  », à laquelle nous n’aurions pas suffisamment prêté attention, d’ignorer complètement le fait national ukrainien, pourtant difficilement contestable d’après les données que nous avons présentées, et de rester d’une discrétion de violette sur les logiques de prédation qui font l’instabilité fondamentale de l’État russe. On a connu Hélène Carrère d’Encausse, chef de file de ce courant d’interprétation [5], plus inspirée à d’autres époques…

Le public français est ainsi maintenu dans une ignorance regrettable d’intérêts nationaux qui ne s’arrêtent plus depuis longtemps à la frontière du Rhin : quand la Russie, en juillet 2015, déplace de quelques centaines de mètres la ligne de démarcation entre l’Ossétie du sud et la Géorgie, elle met la main sur un tronçon d’oléoduc qui approvisionne l’Occident en pétrole de la mer Caspienne. A-t-on prêté ici à cet incident l’attention qu’il méritait ?…
Ce que nous avons passé ici en revue, c’est un ensemble de facteurs pesants, qu’il ne faut pas ignorer et qui ne pourront évoluer que sur le long terme ; cependant, encore une fois, les opinions n’ont pas trop mal résisté au choc, ce qui est à mettre au crédit de la démocratie en tant que système. C’est un point sur lequel il va falloir maintenant bâtir, tant le rôle de l’Europe sera déterminant dans la suite de la crise, comme nous allons le voir maintenant.


Encadré 8

Que nous apprend sur la France l’affaire des « Mistral » ? par Bernard Grua, porte-parole du collectif “No mistrals for Putin”

En 2008, peu de temps après la guerre menée par le Kremlin contre la Géorgie, certains membres de l’État-Major russe font part de leur souhait d’acquérir des BPC (Bâtiments de Projection et Commandement) Mistral. Concrètement il s’agit d’acheter le nec plus ultra des navires d’invasion, ceux-ci étant construits par la France au chantier STX de Saint Nazaire. L’amiral Vyssotsky, chef d’Etat-Major de la Marine, déclare, que, dotées d’un navire de la trempe du Mistral, les troupes russes auraient gagné la guerre éclair menée contre la Géorgie “en quarante minutes au lieu de vingt-six heures”…
En dépit de l’opposition de nos partenaires de l’OTAN, et plus particulièrement des voisins de la Russie, devant la matérialisation de la menace stratégique qu’elle représente, en dépit de la désapprobation de nombres d’officiers généraux français, malgré la réprobation du syndicat CFDT de STX, le Président Nicolas Sarkozy finit par céder à toutes les exigences russes, y compris le système “Senit-9” de pilotage tactique.
Le 25 janvier 2011, le gouvernement Fillon signe un contrat de 1,2 milliards d’Euros prévoyant la livraison de deux navires d’invasion Mistral (Vladivostok – automne 2014 et Sébastopol – automne 2015) équipés du “Senit-9” ainsi que d’une flottille d’engins de débarquement.

Ce contrat militaire, le plus gros signé par une puissance occidentale depuis la fin de la Deuxième mondiale avec l’ex-URSS permet au constructeur, le chantier STX de Saint Nazaire, de garnir son carnet de commandes, désespérément vide à cette époque, fournissant ainsi du travail à environ 2 000 employés et sous-traitants.
Trois ans plus tard, la situation a bien changé : la Russie de Vladimir Poutine ayant annexé la Crimée, le gouvernement français se retrouve dans une situation de plus en plus inconfortable, avec la perspective de la livraison prochaine du premier BPC. Quant au chantier STX, ses perspectives économiques se sont considérablement redressées depuis 2011 ; il bénéfice d’un carnet de commande pléthorique et se trouve dans une situation de plein emploi.
Sur le plan international, au fur et à mesure que l’échéance approche, un seul pays, la Russie, se montre ouvertement favorable à la livraison. La plupart des États occidentaux et le Japon font connaître leur opposition, d’autant plus vivement qu’ils sont proches géographiquement de la Russie. Les autres pays sont neutres. À moins de se rapprocher encore plus clairement du régime de Poutine, la France est donc très isolée.

Il faut également compter avec l’émergence en mai 2014 du collectif “No Mistrals for Putin“, mouvement démocratique et décentralisé, lancé par une poignée de Français, qui lutte seul contre la livraison des Mistral. On peut y voir un exemple particulièrement encourageant d’une mobilisation endogène de la société civile ayant su rassembler par-delà les frontières un groupe de citoyens qui partagent les mêmes valeurs et une même vision consciente de l’Histoire en train de s’écrire, Histoire dans laquelle ils décident d’être acteurs.
Cependant, au sein de ce collectif créé en France, la part des Français reste faible : l’analyse des sympathisants de la communauté Facebook montre que ceux-ci ne constituent que 8 % du total, et qu’en termes de nombre de fans rapporté à la population totale, notre pays ne se trouve qu’à la 7ème place…

Bien plus, à de très rares exceptions près, aucune ONG, aucun homme politique, aucune association ne participent au mouvement contre la livraison des Mistral dans la patrie des droits de l’Homme. Le PS et le Gouvernement, après quelques mois cacophoniques, se voient imposer un mutisme absolu. Le Front National, le reste de l’extrême droite, les communistes, une bonne partie de l’extrême gauche et la plupart des hommes politiques de droite sont ouvertement pour la livraison, quand ils ne relayaient pas directement et consciemment la propagande du Moscou.

Entre juillet 2014 et septembre 2015, la presse du Kremlin, notamment par l’intermédiaire de “Sputnik“, paraissant en de nombreuses langues dont le français, se déchaîne littéralement en cherchant à affoler la population sur les conséquences d’une non-livraison. Ce pilonnage est repris par tous les médias ou blogs favorables au Kremlin avant de finir comme une vérité établie dans la pensée commune, reprise par les médias “mainstream”.
Quant au gouvernement, certes dans une position délicate, il met fort longtemps à sortir d’une position très ambiguë, illustrée par deux faits caractéristiques entre tant d’autres : l’annonce par François Hollande le 22 juillet 2014, 5 jours après la destruction du vol MH17 par un missile russe, de la décision ferme de livrer le Vladivostok en octobre de la même année ; et le 14 novembre 2014, le passage sous pavillon russe du Vladivostok, brutalement désactivé sans qu’on connaisse le fin mot de l’histoire quand “No Mistrals for Putin” a levé le lièvre.

Bien loin des explications par l’assujettissement à l’impérialisme américain, on peut raisonnablement penser que ce sont les représentants des pays européens à l’OTAN et au sein de l’UE qui font véritablement fait pencher la balance en faveur de l’abandon de la livraison, de même que les marchés polonais. La destruction du vol MH17, en juillet 2014 et l’implication du Kremlin dans la boucherie de la bataille d’Ilovaïsk, Donbass, en août 2014 y tiennent, de plus, une part considérable.
La victoire que représente l’abandon de la livraison sans préjudice financier majeur nous montre que, pour les grands défis internationaux, l’Etat français doit sortir de son mutisme et de ses “éléments de langage” afin de communiquer, à la population, les observations tangibles et prouvées dont il a connaissance. Elle nous force à reconnaître qu’il est inacceptable de laisser une puissance hostile occuper le champ médiatique français, déserté par ceux qui ont la charge de notre pays.


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Table des matières

Introduction. Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol

1 – Aux racines du conflit : la décomposition de l’URSS

2 – Géopolitique de l’”Etranger proche”

3 – L’Ukraine : émergence d’un nouvel État-nation

4 – “Euromaïdan” : une lame de fond

5 – Russie : les risques d’une puissance instable

6 – La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre

7 – Les opinions européenne et française dans la guerre hybride

Conclusion. Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne

La stratégie britannique dans un monde en mutation : passé, présent et futur. par John Bew

La stratégie britannique dans un monde en mutation : passé, présent et futur. par John Bew

Par Gabrielle GROS, John BEW , Louis GAUTIER, le 20 août 2024  

https://www.diploweb.com/Video-La-strategie-britannique-dans-un-monde-en-mutation-passe-present-et-futur-J-Bew.html


John Bew, Professeur d’Histoire et de politique étrangère au département des War Studies du King’s College de Londres au Royaume-Uni. Louis Gautier, directeur de la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains, professeur associé à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Synthèse en français de la conférence par Gabrielle Gros pour Diploweb.com.

Quelles sont les fondations de la grande stratégie britannique ? Quels sont les grands dilemmes de cette stratégie ? Comment le Royaume-Uni pense-t-il sa stratégie aujourd’hui ? John Bew, Professeur d’Histoire et de politique étrangère au département des War Studies du King’s College de Londres apporte ses réponses.

Conférence organisée par la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains, le 11 mars 2024 en Sorbonne. La Chaire a pour objectif de mieux ancrer les études stratégiques dans le paysage universitaire français, de donner la parole à tous et d’établir des relations avec de grandes universités étrangères afin de pérenniser les activités d’enseignement, d’assurer le passage de relais à de nouvelles générations et de contribuer au rayonnement de la pensée stratégique française. Pour ce faire elle organise son 11e cycle de conférences du 22 janvier au 25 mars 2024. John Bew est Professeur d’Histoire et de politique étrangère au département des « War Studies  » du King’s College de Londres (Royaume-Uni). Il s’exprime en anglais. Synthèse en français par Gabrielle Gros pour Diploweb.com.

Cette vidéo peut être diffusé en amphi pour nourrir un cours et un débat. Voir sur youtube

Synthèse en français pour Diploweb.com de la conférence du Professeur John Bew, par Gabrielle Gros

Quelles sont les fondations de la grande stratégie britannique ? Quels sont les grands dilemmes de cette stratégie ? Comment le Royaume-Uni pense-t-il sa stratégie aujourd’hui ? Avant de répondre à ces questions, le Professeur John Bew revient sur la définition d’une « grande stratégie » qui désigne une réflexion de long terme ; une « big picture » comme disent les Anglais. Son but est d’assurer paix, sécurité et prospérité à une nation dans le temps long. Ce terme est utilisé pour la première fois à la fin du XIXème siècle et cristallisé dans les années 1930 grâce à Basil Liddell Hart [1] pour qui ce terme désigne une stratégie supérieure, au-delà du militaire, pour approfondir la mobilisation et la quête de la ressource. La stratégie doit calculer et développer les ressources économiques ainsi que la main d’œuvre de la nation. En effet, les ressources matérielles et morales nécessaires pour promouvoir l’esprit volontaire du peuple peuvent se révéler plus utiles que la possession de formes plus concrètes de puissance. Il semble donc qu’il existe un besoin de former un ensemble d’idées délibérées et cohérentes quand à ce qu’une nation cherche à accomplir dans le monde.

Comprise et partagée avec d’autres grands stratèges comme Napoléon ou Guillaume II, la stratégie britannique a exercé une influence considérable de l’essor à la déchéance de l’empire. Si l’échec de la sécurité collective des années 1920 et 1930 a mené à la Seconde Guerre mondiale, l’idée d’une grande stratégie de la paix émerge de cette période et se retrouve dans les Nations Unies. L’ampleur alors significative de l’influence britannique permet de comprendre les concepts de sécurité européens d’abord, mais également américains du fait de la proximité stratégique des deux pays. Cette entente, improbable au regard de l’Histoire et de la construction même des États-Unis comme une superpuissance anti-impérialiste et antibritannique, s’est d’abord projetée contre la peur de la puissance française. Mais in fine la Grande Bretagne aura joué un grand rôle dans la construction de la grande stratégie américaine. Cela devient particulièrement visible au travers de la relative schizophrénie [2] entretenue par les deux puissances à l’égard des problèmes européens. Pour les Britanniques, celle-ci s’accompagne d’une peur d’y être emmêlés et plus globalement une peur des impulsions négatives et des étrangers malgré le désir de propriété, de commerce et de croissance de la puissance maritime. Néanmoins, après le processus de formation difficile de l’empire britannique, en particulier en lien avec les tensions religieuses et ethniques dans les îles, la Grande Bretagne est, après 1715, une puissance de rang moyen qui entretient au long du XVIIIème siècle une stratégie politique européenne continentale pour le moins active.

 
John Bew
Professeur d’Histoire et de politique étrangère au département des War Studies du King’s College de Londres au Royaume-Uni. Crédit : Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains

Notons que la perte de l’Amérique en 1783 représente un choc politique considérable qui implique la professionnalisation de la politique étrangère britannique au moyen du Foreign Office. En outre, la Révolution française marque un nouveau tournant des relations franco-britanniques à l’aube de l’avènement de Napoléon qui met en difficulté les concepts de guerre et de nation au sein d’une Europe dynastique. Les quelques six coalitions formées pour mettre à mal l’empire napoléonien ont la particularité de faire ressortir les pires cauchemars stratégiques britanniques : la peur de l’invasion par la marine française, la peur d’être coupés du commerce ou encore la peur que la maison de Hanovre soit isolée. Ainsi l’État britannique se transforme par le défi français.

Par ailleurs la peur d’un arbitrage par les grandes puissances éveille le génie des stratèges britanniques qui tentent de définir la position de la Grande-Bretagne vis-à-vis de l’Europe. Après 1815, la politique étrangère britannique vise à essayer de façonner la politique européenne pour continuer à travailler dans le système du congrès de Vienne et pour que les Russes, jugés hyperactifs, évitent de fondre sur l’Europe. Mais la Grande-Bretagne est rapidement considérée trop proche de l’Europe anti-démocratique et trop encline à respecter les ordres des empereurs. Aussi, afin de maintenir sa crédibilité en termes de politique étrangère, Robert Stewart Castlereagh [3] signe le premier divorce entre la Grande-Bretagne et l’Europe dans les state papers de 1820. Pêché originel ou manœuvre temporaire, la prise de distance qui résulte de cet acte a de fortes conséquences sur l’expansion de l’Empire. Un comité parlementaire juge d’ailleurs en 1870 que le Royaume-Uni doit cesser de se développer face à la concurrence et au grand jeu stratégique.

Dans cette lignée, le XXème siècle est le témoin la fin de l’isolement splendide, processus qui agite la diplomatie britannique [4] en proie avec l’idée de paix autocratique. Alors que l’empire s’affaiblit au lendemain de la Première Guerre mondiale, émerge l’idée de créer un ordre mondial où chacun est protégé. À en croire W. Churchill, il fallait en effet choisir entre l’ordre mondial et l’anarchie. Le projet de l’ordre international est remarquablement vendu aux américains par les Britanniques qui participent à l’organisation d’un système multilatéral après 1945, accompagné d’une sécurité collective qui repose sur les États-Unis. Dès lors, la politique étrangère britannique devient lisible car appuyée sur l’alliance avec la première puissance mondiale. Ainsi l’empire devient-il le Commonwealth, grand pilier stratégique guidé par une idée de moins en moins stratégique de sa politique étrangère. Selon Dean Acheson [5] en effet, « La Grande Bretagne a perdu son empire et n’a pas trouvé son rôle ».

En ce début de XXIe siècle la sécurité britannique fait face à de grands dilemmes en lien avec les grands enjeux transnationaux qui requièrent la possibilité d’y allouer des ressources. Ainsi de grandes stratégies ont été élaborées comme la fin des négociations des accords de libre-échange entre l’Union européenne et la Grande-Bretagne en mars 2021. Ainsi émerge un cadre stratégique s’appuyant sur quatre piliers : d’abord maintenir l’avantage grâce à la science et à la technologie, ensuite donner forme à l’ordre international de l’avenir, puis renforcer la sécurité et la défense aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays et enfin renforcer la notion de résilience au pays comme à l’étranger.

En 2023 a été ajouté à l’« Integrated Review » une révision de cette stratégie car l’ordre international avait connu de nouveaux enjeux qui étaient une source de préoccupation. Cette révision relève que les quatre grandes tendances se sont amplifiées et posent de plus en plus de menaces. La question du nucléaire et de l’arsenal s’y pose car engagement a été pris d’atteindre 2,5% du budget alloué à la défense, notamment dans le cadre de la nécessité de faire face à la Chine. Pour cela il existe un consensus bipartisan autour des positions de politique étrangère malgré une dimension activiste croissante depuis 2019. Les enseignements de la période de l’entre deux guerres témoignent du fait que la prévision est un élément essentiel d’une grande stratégie. Cette notion de planification a d’autant plus retrouvé sa raison d’être qu’elle a de la concurrence à une échelle mondiale. Aussi si nous devions faire usage des dix prochaines années de manière fructueuse comparée à la période 1904-1914 consacrée à la recherche d’alliés contre le risque de guerre, il faudrait repenser la capacité de mobiliser les ressources mondiales pour aboutir à de plus grands succès dans l’art de conduire les affaires d’états en termes diplomatiques et sécuritaires afin d’éviter certaines des formes les plus déprimantes des prévisions qui nous sont assénées.

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Offensive ukrainienne en Russie : succès tactique mais erreur stratégique

Offensive ukrainienne en Russie : succès tactique mais erreur stratégique

par Olivier DUJARDIN – CF2R – NOTE D’ACTUALITÉ N°646 / août 2024

https://cf2r.org/actualite/offensive-ukrainienne-en-russie-succes-tactique-mais-erreur-strategique/


La concentration de forces ukrainiennes dans la région de Sumy n’était pas passée inaperçue, de nombreuses sources en faisaient état. Ce qui a surpris, en revanche, c’est l’emploi inattendu de cette force militaire. On aurait pu penser que ce rassemblement avait pour objectif de réduire le saillant créé par les Russes dans la région de Kharkiv, ou qu’il s’agissait d’une préparation en vue d’une hypothétique attaque russe dans le secteur de Sumy, une possibilité évoquée par les autorités ukrainiennes il y a quelques semaines.

Le choix de l’état-major ukrainien d’envahir le territoire russe, une première depuis 1941, a pris tout le monde de court, à commencer par les Russes, mais aussi les plus proches alliés de l’Ukraine. C’est la première vraie surprise militaire de l’année 2024. En effet, compte tenu du manque chronique de troupes sur le front et des difficultés des Ukrainiens à stabiliser la poussée russe dans le Donbass, il ne semblait pas évident que Kiev choisisse d’ouvrir un nouveau front.

Le succès tactique de cette opération est indéniable. L’Ukraine a rapidement pris le contrôle de plusieurs dizaines de localités, s’enfonçant parfois de plus de trente kilomètres à l’intérieur du territoire russe. Cette attaque éclair a été menée dans un secteur vulnérable et peu protégé de la frontière russe, en coordination avec des frappes massives de drones dans la région de Koursk. Des moyens significatifs de guerre électronique ont été déployés pour neutraliser autant que possible les capacités des drones russes, tandis qu’une importante défense sol-air, incluant deux batteries Patriot, a été mise en place pour couvrir l’avancée des troupes.

L’Ukraine a mobilisé cinq brigades pour cette opération : la 61e brigade mécanisée détachée du front de Kharkiv, la 80e brigade d’assaut aérien prélevée sur le front de Bakhmut, la 22e brigade mécanisée retirée du front de Klishchiivka, la 116e brigade mécanisée venue du front de Vovchansk, et la 103e brigade territoriale initialement stationnée à Sumy. En réserve, la 88e brigade mécanisée, chargée de la protection de la frontière nord, a également été mobilisée. Cela représente un effectif de 15 000 à 20 000 soldats ukrainiens engagés dans l’opération. Environ 10 000 à 12 000 hommes auraient franchi la frontière, bien plus que le millier d’hommes annoncé initialement par le ministère russe de la Défense.

Les forces ukrainiennes n’ont rencontré que peu de résistance, écrasant les quelques centaines de gardes-frontières russes et leur infligeant de lourdes pertes. Cependant, elles en ont également subi, avec la destruction de plusieurs dizaines de véhicules, principalement en raison de l’intervention de l’aviation, des hélicoptères de combat et des munitions rôdeuses russes. En parallèle, les forces ukrainiennes multiplient les incursions en territoire russe, comme dans les régions de Belgorod et de Koursk, avec, entre autres, l’appui de volontaires géorgiens.

Cette offensive s’est déroulée simultanément avec une tentative de débarquement sur la péninsule de Kinbourn, en mer Noire. Cependant, cette opération a été rapidement repoussée. La grosse dizaine d’embarcations engagée dans cette tentative n’a fait l’objet que d’une faible couverture médiatique de la part de Kiev, qui s’est contentée de diffuser une vidéo montrant les embarcations en mer[1].

Quel est l’objectif de cette attaque ?

L’objectif stratégique de cette attaque en territoire russe reste flou. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer cette initiative :

cette opération aurait pour objectif de contraindre les Russes à dégarnir le front du Donbass, soulageant ainsi la pression sur les forces ukrainiennes dans cette région. Cependant, cet effet escompté pourrait ne pas se matérialiser. L’opération se déroulant sur son sol, l’état-major russe peut déployer des forces non engagées sur le front ukrainien, comme les unités de conscrits. De plus, l’armée russe dispose encore de réserves significatives. Au mieux, cette action pourrait perturber la rotation de ses unités au front, mais probablement sans impact majeur. En tout cas, à ce jour, aucune des unités russes déployées en renfort n’a été prélevée sur un autre front ;

l’opération aurait pour but de couper l’approvisionnement en gaz de l’Union Européenne en sabotant les gazoducs de la région. Cependant, cette idée semble peu plausible. Les gazoducs en question traversent l’Ukraine et, si les Ukrainiens avaient voulu interrompre le flux, ils auraient pu le faire directement depuis leur propre territoire. S’ils s’en sont abstenus, cela s’explique par le fait qu’ils continuent à percevoir des frais de transit payés par les Russes, ce qui rend cette hypothèse peu crédible ;

– on peut penser que cette offensive ukrainienne vise à imiter l’opération russe dans la région de Kharkiv, en cherchant à s’emparer de territoires qui serviraient de levier lors de futures négociations. Cette stratégie pourrait avoir du sens, mais elle suppose que les Ukrainiens parviendront à maintenir ces positions sur le long terme, ce qui nécessiterait des ressources humaines et matérielles importantes, dont ils manquent déjà, pour renforcer leurs positions et compenser l’attrition. L’observation de certains équipements de génie déployés par les Ukrainiens dans la zone pourrait indiquer une intention de s’y retrancher durablement, mais cela reste à confirmer ;

– une autre hypothèse pourrait être que cette opération vise à déstabiliser le pouvoir russe en le discréditant, dans l’espoir de provoquer des soulèvements ou des protestations parmi la population russe. Cependant, cet objectif semble peu fondé. Vladimir Poutine a déjà surmonté de nombreuses crises sans que son pouvoir ne soit véritablement menacé et, historiquement, une attaque sur un pays tend plutôt à unir la population autour de ses dirigeants. Il est donc possible que cette offensive ait l’effet inverse de celui escompté, en renforçant le soutien à la guerre au sein de la population russe ;

– une dernière explication pourrait être que cette offensive a été menée dans un but politique, cherchant à détourner l’attention des revers subis par l’armée ukrainienne sur le front du Donbass au cours des derniers mois, tout en essayant de remonter le moral de la population ukrainienne. Bien que très plausible, cette raison semble être l’une des plus discutables pour justifier une telle opération car, lancer une offensive principalement pour des raisons de communication ou de moral pourrait s’avérer être une stratégie risquée et peu judicieuse.

Une potentielle erreur stratégique

En temps de conflit, il est généralement logique que ce soit la partie disposant de la supériorité numérique qui cherche à étendre le front et non celle qui peine déjà à maintenir la ligne existante. Actuellement, l’armée ukrainienne rencontre de sérieuses difficultés dans le Donbass : elle manque de troupes, a du mal à assurer la rotation de ses unités et peine toujours à stabiliser la ligne de front. Dans ce contexte, il est compréhensible que les autorités russes n’aient pas pris au sérieux les renseignements concernant cette offensive, tant elle semble aller à l’encontre des principes militaires de base.

Cependant, il ne faut pas oublier que les Russes eux-mêmes ont dérogé à cette logique en lançant l’invasion de l’Ukraine en 2022 avec seulement 120 000 à 150 000 soldats, ce qui a conduit aux difficultés que l’on connaît aujourd’hui. Pour mener son offensive, l’état-major ukrainien a dû retirer des unités de qualité et du matériel déjà en pénurie sur le front du Donbass. Ce choix délibéré d’affaiblir encore davantage une ligne de front déjà fragile est extrêmement risqué. L’Ukraine se retrouve maintenant à devoir défendre un front allongé d’une centaine de kilomètres supplémentaires, ce qui nécessitera des hommes, du matériel et des munitions, éléments dont elle manque déjà cruellement.

Avec probablement moins de 20 000 hommes engagés dans cette opération, l’armée ukrainienne ne pouvait espérer aller très loin sans diluer ses forces sauf à recevoir de très importants renforts que l’on ne voit pas venir. Plus le terrain à couvrir est vaste, plus il est nécessaire d’avoir des troupes pour le défendre efficacement. Il semble donc que l’étendue maximale de leur avancée ait été atteinte aux environs du 12-13 août 2024, bien loin de la ville de Koursk ou de sa centrale nucléaire.

Dès lors, l’armée ukrainienne devra faire face à des renforts russes et à un bombardement intensif par des moyens aéroportés (avions et drones) ainsi que par l’artillerie. Sans retranchement ni positions fortifiées, comme le montrent les vidéos de soldats ukrainiens creusant des tranchées en urgence[2], sa situation pourrait devenir très difficile comme le montrent les nombreuses vidéos de ses colonnes prises dans des embuscades[3]. Cela pourrait finir par coûter plus cher aux Ukrainiens qu’aux Russes, en termes de pertes humaines et de matériel.

De son côté, la Russie doit répondre à l’avancée ukrainienne mais, militairement parlant, elle n’a pas nécessairement intérêt à éliminer ce saillant trop rapidement. En effet, ce saillant peut servir à diluer les moyens militaires ukrainiens, dans la continuité de la stratégie russe amorcée avec son offensive limitée dans la région de Kharkiv qui a pour but d’accélérer l’usure des forces ukrainiennes. Néanmoins, les considérations politiques pourraient influencer la réponse russe, la poussant à adopter d’autres mesures.

Il est peu probable que cette situation mène à une escalade nucléaire, étant donné que le territoire conquis par les Ukrainiens est relativement modeste avec un rectangle d’une quarantaine de kilomètres de large sur une profondeur d’une quinzaine de kilomètres en moyenne. En comparaison de la vaste étendue de la Russie et de la faible valeur stratégique du terrain conquis, rien ne justifie une montée aux extrêmes. La dynamique aurait été différente si les Ukrainiens avaient réussi à capturer des villes importantes telles que Koursk, Briansk, Belgorod ou Voronej.

À ce stade, l’offensive ukrainienne semble peu affecter les opérations russes dans le Donbass où les avancées se poursuivent et semblent même s’accélérer, mettant désormais en danger la ville de Pokrovsk, un nœud logistique crucial pour les Ukrainiens.

Une opération qui n’est pas sans rappeler celle sur la rive orientale du Dniepr

En octobre 2023, malgré l’échec de leur contre-offensive, les Ukrainiens ont surpris en lançant une opération amphibie sur la rive orientale du Dniepr depuis Kherson, visant à établir des têtes de pont à Krinky, Dachi et sur les îles voisines. Pour cette opération, ils ont mobilisé d’abord 3, puis 4 brigades d’infanterie de marine. Ils ont exploité la destruction du barrage de Kakhovka, le risque de submersion qui aurait pu balayer leurs troupes ayant été éliminé.

Après avoir avancé de quelques kilomètres, l’offensive ukrainienne s’est rapidement heurtée à des renforts russes. Les objectifs affichés pour cette opération étaient semblables à ceux de l’offensive que l’on observe aujourd’hui dans la région de Koursk : détourner les effectifs russes de leur objectif et déstabiliser le pouvoir russe. Cependant, cette action n’a ni détourné les forces russes de leurs priorités principales, ni remis en cause la position de Poutine. Elle a simplement détourné l’attention des échecs de la contre-offensive et a temporairement renforcé le moral ukrainien au moment où la Russie capturait Avdiivka.

Dix mois plus tard, cette opération n’a laissé que des vestiges. Les têtes de pont ont été évacuées en urgence lorsqu’il a fallu réagir face à l’avancée russe vers Kharkiv. En termes stratégiques, les Ukrainiens n’ont rien gagné, sauf une usure inutile de leurs brigades d’infanterie de marine. Bien qu’ils aient réussi à causer de l’attrition du côté russe, cela a été principalement réalisé à l’aide de drones et d’artillerie depuis la rive occidentale du Dniepr, rendant la présence des têtes de pont superflue pour atteindre ces objectifs.

L’opération en cours dans le région de Koursk risque bien de se finir de la même manière, si ce n’est que le risque pris par Kiev est beaucoup plus important de par le volume des forces engagées.

Le pont de Crimée, une autre erreur stratégique potentielle ?

Depuis le début de l’invasion russe, le pont de Crimée est devenu une cible prioritaire pour les Ukrainiens. Cet ouvrage est un symbole puissant de l’annexion de la Crimée et représente une voie logistique cruciale, bien que non unique. En effet, des alternatives telles que le pont terrestre au nord de la mer d’Azov et les liaisons maritimes pourraient pallier une éventuelle destruction de celui-ci.

Consciente de son importance stratégique et symbolique, la Russie a déployé des moyens considérables pour protéger le pont. Ces mesures comprennent des systèmes de défense sol/air et des moyens physiques renforcés pour sécuriser l’infrastructure.

Attaquer cet ouvrage présente donc des défis significatifs. Une opération réussie nécessiterait une grande quantité de munitions adaptées pour percer les défenses en utilisant des stratégies de saturation, une diversité des axes d’attaque et une utilisation de différents types de munitions (missiles balistiques, de croisière, drones…). L’objectif serait de causer des dommages suffisamment importants pour interrompre l’usage du pont jusqu’à ce que des réparations soient effectuées. Bien que complexe, une telle opération reste envisageable si elle est exécutée avec une planification méticuleuse et une coordination efficace.

Bien que régulièrement annoncée, une nouvelle attaque du pont de Crimée n’a pas eu lieu jusqu’à présent. L’armée ukrainienne semble attendre le « bon moment », mais il est difficile de déterminer ce que pourrait être ce moment optimal, surtout sachant que tous les axes logistiques russes disponibles sont déjà ciblés.

Une autre hypothèse est que les Ukrainiens reconnaissent les risques stratégiques liés à une telle attaque. En effet, la riposte russe serait prévisible : en réponse à la destruction du pont de Crimée, les Russes pourraient envisager de détruire la quinzaine de ponts qui enjambent le Dniepr, lesquels sont vitaux pour les communications et les approvisionnements ukrainiens. Cela couperait efficacement les troupes ukrainiennes situées sur la rive orientale du fleuve de leurs lignes de ravitaillement, compliquant et ralentissant considérablement leurs opérations.

De plus, on peut s’interroger sur le fait que la Russie n’ait pas encore attaqué les ponts traversant le Dniepr pour affaiblir l’armée ukrainienne. Une réponse possible pourrait être l’existence d’un accord tacite entre les deux parties, où chacune garde en « otage » les ponts stratégiques de l’autre. Cela expliquerait le peu d’empressement des Ukrainiens à détruire le pont de Crimée comme la préservation des ponts sur le Dniepr jusqu’à présent.

Ce n’est pas la première fois que l’armée ukrainienne crée la surprise en lançant des opérations dans des endroits inattendus. Malheureusement, il semble que ces actions soient, une fois de plus, motivées par des objectifs principalement politiques et médiatiques, plutôt que par une stratégie militaire bien réfléchie. Le gouvernement à Kiev semble privilégier les coups d’éclat, des « coups de com », qui ont peu ou pas d’impact réel sur le cours de la guerre. En se concentrant sur des actions spectaculaires mais peu efficaces, le pouvoir politique risque de compromettre l’efficacité de ses forces armées, en les épuisant dans des opérations qui, bien que remarquables, sans véritable stratégie sous-jacente.

Cette tendance à se focaliser sur le « génie tactique ukrainien » occulte la finalité stratégique qui devrait guider les choix militaires. Les guerres ne se gagnent pas à coup de scoops médiatiques ni de symboles. La stratégie ukrainienne dans ce conflit devient de plus en plus obscure, les actions entreprises semblant parfois contre-productives à long terme. Obtenir le « prix du public » est peut-être gratifiant mais cela n’offre aucun avantage opérationnel. On peut se demander si cette approche est le résultat de la dépendance du pays vis-à-vis de ses sponsors étrangers ou si le gouvernement ukrainien a fini par croire en sa propre propagande


[1] https://www.youtube.com/watch?v=GwGYom8K2yM

[2] https://www.youtube.com/watch?v=hQzWQ1_Ar64

[3] https://www.youtube.com/watch?v=7GeOgVFei5I

L’influence étatsunienne en Amérique du Sud

L’influence étatsunienne en Amérique du Sud

par Athénaïs Jalabert-Doury  (*) – Esprit Surcouf – publié le 9 août 2024
Stagiaire chez ESPRITSURCOUF

https://espritsurcouf.fr/geopolitique_l-influence-etatsunienne-en-amerique-du-sud_par_athenais-jalabert-doury_090824/


L’Amérique du Sud a longtemps été considérée comme la « chasse gardée » des États-Unis, tant sur le plan politique qu’économique et culturel. Qu’en est-il désormais ?

Cette influence, consolidée au cours du XIXe siècle avec la doctrine Monroe et accentuée par la politique du « Big Stick » au début du XXe siècle, a continué de se manifester de diverses manières pendant la Guerre froide et même après. Cependant, ces dernières décennies, plusieurs signes indiquent un possible recul de cette domination américaine en Amérique du Sud. La montée en puissance de nouvelles puissances économiques, l’émergence de gouvernements locaux cherchant à s’affranchir de l’influence étasunienne et la diversification des influences culturelles sont autant de facteurs qui suscitent une réflexion sur cette dynamique.

Historique de la présence étatsunienne en Amérique du Sud

Depuis le XIXe siècle, les États-Unis ont toujours été très attentifs à l’Amérique Latine, et cela débute en 1823 avec l’instauration de la « Doctrine Monroe ». Grâce à cette dernière, les États-Unis se déclarent responsables de la protection de l’ensemble du continent américain, ce qui renforce leur force militaire. Au XXe siècle, cette volonté de préserver le continent persiste, mais la menace n’est plus d’Europe, mais émerge de l’Union Soviétique. D’où la réinterprétation de la doctrine Monroe en 1947 pour laisser place à la doctrine Truman. 
Cependant, dès les années 1950 la protection des Etats-Unis, est remise en question, voire contestée dans certains pays d’Amérique Latine.

En fait, les pays d’Amérique latine ne demandent aucune protection et certains y voient une tentative tout à fait voilée des États-Unis d’étendre leur contrôle sur l’ensemble du Nouveau Monde. A vrai dire, les États-Unis sont intervenus dans la politique des pays d’Amérique latine. En réaction, cela a conduit certains pays, comme Cuba, à se tourner vers l’URSS : en 1961, les États-Unis ont planifié l’invasion de la Baie des Cochons pour renverser le régime de Fidel Castro. Un an plus tard, en 1962, la crise des fusées de Cuba éclate.

Légende : La Baie des Cochons 1961 – Cuba / Source :  Creative Common


Avec la fin de la guerre froide et la consolidation de la démocratie en Amérique latine, les relations avec les États-Unis se sont stabilisées et se trouvent aujourd’hui à un carrefour important. Toutefois, l’influence des États-Unis est contestée à différents niveaux. Les pays d’Amérique latine se développent et de nouvelles puissances telles que le Brésil, l’Argentine et le Mexique émergent. Par conséquent, certains pays remettent en question la prétention des États-Unis au leadership régional.

En outre, un anti-américanisme féroce s’est développé, mené en particulier par Hugo Chávez lorsqu’il était au pouvoir. Chef militaire du Venezuela de 1998 à sa mort en 2013, Chavez a fait une série de déclarations enflammées contre Washington et s’est finalement allié au régime de Castro à Cuba. Cela a conduit à la création de l’ALBA (Ariansa Bolivariana Palos Pueblos de Nuestra America) en 2004 dont l’objectif était d’unir les pays signataires d’Amérique latine dans une alliance anti-américaine. Cependant, seuls 10 pays, dont le Venezuela, le Nicaragua et Cuba, ont choisi de rejoindre l’ALBA. La plupart de autres pays souhaitent assouplir leurs relations avec les Etats-Unis et établir un partenariat avec Washington, notamment sur le plan commercial. C’est pourquoi le Mexique a décidé en 1994 de s’allier aux États-Unis par le biais de l’ALENA et de l’accord Canada-États-Unis-Mexique.

Donald Trump et l’offensive sud-américaine

L’Amérique latine a fait face aux vents de Washington à plusieurs reprises dans son histoire contemporaine : l’agressivité ou simplement l’indifférence et le mépris de la diplomatie nord-américaine, symbolisés par la politique de négligence modérée de Kissinger/Nixon entre 1969 et 1974, ont soudé les peuples latino-américains. Le « latino-américanisme » a, un temps, reflété la volonté d’émancipation politique symbolisée par l’accord de Viña del Mar de 1969.

Donald Trump passant en revue les prototypes de son mur dans la lignée de la barrière précédemment érigée entre les États-Unis et le Mexique, avec notamment Kirstjen Nielsen et Kevin McAleenan (San Diego, 13 mars 2018) / Source : Maison Blanche

Dès le lendemain de sa prise de fonction le 20 janvier 2017, Donald Trump passe à l’offensive en lançant directement la construction du mur sur la frontière mexicaine. Il promet que le Mexique en assumera le coût estimé à quinze milliards de dollars. La réaction du président mexicain Peña Nieto est prompte : il annule sa visite à Washington initialement programmée pour le 31 janvier. Soucieux de tenir ses promesses de campagne, Trump fait de la relation avec le Mexique une priorité de son agenda politique.

Le Mexique présente en effet deux caractéristiques qui convergent dans l’esprit des électeurs de Trump : ce pays a largement bénéficié́ des délocalisations industrielles causées par l’ALENA et continue à exercer sur les Etats-Unis une pression migratoire insupportable. Cette double mobilité́, des entreprises vers le sud et des migrants vers le nord, est censée accentuer les pressions à la baisse sur les salaires aux Etats-Unis. La renégociation de l’ALENA et la construction d’un mur doivent permettre aux Etats-Unis de retrouver leur dynamisme économique perdu depuis des décennies, et de compenser les pertes de pouvoir d’achat de la classe ouvrière. De même concernant Cuba, les engagements pris par Trump durant sa campagne n’ont pas non plus été suivis d’effets tangibles en 2017. Le 16 juin, dans un discours prononcé à Miami devant les opposants historiques au régime castriste, Trump a remis en cause l’ensemble de la politique de son prédécesseur. Dans la foulée, il a limité les possibilités de voyager dans l’ile et interdit aux entreprises américaines de faire des affaires avec des partenaires liés à l’armée (très présente dans le secteur du tourisme). Même si ces décisions risquent de freiner sérieusement le boom du tourisme en provenance des Etats-Unis qu’avait enregistré Cuba en 2016, Trump ne revient pas sur le rétablissement des relations diplomatiques ni sur la politique migratoire, et ne retourne pas non plus à l’époque des sanctions économiques sévères. La coopération dans le domaine de la lutte contre le narcotrafic est quant à elle préservée. Face à cette situation, le président Trump a tergiversé et multiplié les maladresses et ces prises de position ont été critiquées dans toute l’Amérique latine. Ses errements ont contrasté avec la détermination de l’Organisation des États Américains (OEA), mais des limites à son action sont vite apparues. Rien que durant la crise politique et les soulèvements au Venezuela, les Etats-Unis sont restés discrets sur la situation mais ont souvent accusé par le gouvernement vénézuélien de s’ingérer dans ses affaires intérieures. Washington est resté silencieux à l’exception de la déclaration en 2017 qui suggérait de nombreuses options pour le Venezuela, y compris « des options militaires si nécessaire ».

Les États membres et associés du Mercosur.


Alors que la volonté des États sud-américains était de développer le libre-échange, Trump s’est tourné vers le

protectionnisme. Quand l’ancien président argentin Mauricio Macri s’était rendu en visite officielle au Brésil, le Mercosur a alors été rétabli. Même le Mexique a été invité à se rapprocher du Mercosur en vue d’annuler l’ALENA. De plus, le secrétaire général de l’Association latino-américaine d’intégration (ARADI) avait proposé un accord économique et commercial global intégrant tous les accords existants, y compris le Système d’intégration centraméricain (SICA). Les déclarations des dirigeants qui s’ensuivirent avaient une portée antiprotectionniste, visant à positionner l’Amérique du Sud contre le président Trump. Cette intense activité diplomatique est le produit de l’isolement des États-Unis sous la présidence Trump et de l’absence de leadership du Brésil, libérant les puissances moyennes (notamment le Mexique et l’Argentine). Elle reflète également le changement politique en Amérique du Sud, qui envisage à nouveau le développement du libre-échange dans la région.

La volonté multilatéraliste de Joe Biden mis à mal par des difficultés d’intégration régionales et des changements socio-économiques fluctuants

Lorsque Joe Biden est arrivé au pouvoir en janvier 2021, de par son expérience en tant qu’ancien président de la commission des affaires étrangères du Sénat (1997-2008) et envoyé permanent du vice-président Barack Obama en Amérique latine (2008-2016), il était jugé comme un fin connaisseur de l’Amérique latine. La « pression maximale » sur Cuba et le Venezuela (et accessoirement le Nicaragua) dans le but d’un changement de régime dans ces pays « socialistes » dont ils font partie, après quatre années de mandat de Donald Trump caractérisées par une indifférence stratégique à l’égard des pays latino-américains, une pression commerciale et une émigration ponctuelle ou constante (Argentine, Brésil, Mexique et les pays du ” Triangle du Nord “) et, selon les termes de l’ancien secrétaire d’État, John Bolton, une « troïka de despotes ».

Le Mexique, l’Amérique centrale et les Caraïbes constituent le cœur de la feuille de route latino-américaine élaborée par Joe Biden et son administration. Cette région du sous-continent est le bénéficiaire le plus direct de l’influence économique et géopolitique traditionnelle des États-Unis. Pour Joe Biden, cette approche est un plan et un moyen de restaurer l’hégémonie américaine. Dans ce contexte, Joe Biden envisage une nouvelle relation avec l’Amérique centrale et les Caraïbes basée sur la résolution conjointe de problèmes directement liés aux priorités locales. Les questions migratoires sont donc un axe central de son projet pour la sous-région.

Conformément à la promesse de Joe Biden de remporter près des deux tiers du vote latino lors des élections du 3 novembre 2020, le nouveau président américain a soumis au Congrès, dès le premier jour de son mandat, un nouveau projet de loi, l’American Citizenship Act of 2021, visant à « moderniser le système d’immigration américain ». En rupture radicale et spectaculaire avec les politiques de son prédécesseur, et notamment celles prônées par le camp républicain et de nombreux sympathisants des puissants mouvements Alt-Right et suprémacistes blancs, cette loi prévoit une nouvelle « voie d’accès à la citoyenneté » ou, à terme, au droit de vote pour les quelque 11 millions d’immigrés clandestins (principalement des Centraméricains comme le Salvador, le Guatemala et le Honduras, des Mexicains et des Caribéens comme Haïti) qui vivent et travaillent aux États-Unis (notamment dans les secteurs de l’agriculture, des travaux publics, des services et de la restauration).

Ces derniers mois encore, l’administration Biden s’est appuyée sur des accords avec le Mexique pour augmenter le nombre de demandes d’asile et de nouvelles restrictions sur le passage des frontières, alors que le président Trump avait cherché à bloquer toute entrée.

Mais la question reste complexe et doit faire face à la propagande médiatique qui s’empare du sujet à chaque élection. Tous les chercheurs, les organisations professionnelles et quatre administrations successives ont appelé le Congrès à adopter une loi. Cependant, le Congrès n’a pas réussi à agir sur cette question en raison de la polarisation politique et de la transformation du Parti républicain par le président Trump.

De plus, cette administration avait confirmé le lancement du « Plan Biden pour construire la sécurité et la prospérité en partenariat avec les peuples d’Amérique centrale ». Ce « Plan Biden » était l’une des pierres angulaires de la stratégie latino-américaine du nouveau président lors de la campagne électorale. Dans la tradition de la diplomatie de Washington, le plan affirme que « l’hémisphère occidental, ou en d’autres termes l’ensemble du continent américain, de la pointe nord du Canada à la pointe sud du Chili, a le potentiel d’être sûr, démocratique et prospère ».

Poursuivant la logique de l’Alliance pour le progrès de 2014, abolie par Donald Trump, le plan prévoit l’allocation de 4 milliards de dollars américains8 sur quatre ans à trois pays du « Triangle du Nord », où a lieu la majeure partie de la migration de la région vers les États-Unis. Conçu pour réduire les migrations en provenance du Salvador, du Guatemala et du Honduras de manière « efficace et durable », le « plan Biden » prétend s’attaquer aux problèmes « sous-jacents » de ces phénomènes : la pauvreté, la violence, le crime organisé, la corruption, le dysfonctionnement des institutions publiques et le changement climatique. Son objectif est de proposer une « stratégie globale » qui permettra à terme à ces pays de se transformer en sociétés de « classe moyenne ». Dans cette optique, le « Plan Biden » organise la mobilisation des fonds américains, l’implication des différentes administrations et agences gouvernementales impliquées sur le terrain, ainsi que la participation du secteur privé américain et des bailleurs de fonds internationaux. En contrepartie, les pays bénéficiaires doivent s’engager à mettre en œuvre, promouvoir et cofinancer les réformes identifiées et exigées par Washington et ses partenaires pour lutter contre la corruption, la pauvreté, le crime organisé et la violence en développant leurs propres ressources (réforme fiscale) ; également en termes de gouvernance d’entreprise et d’attractivité économique pour faciliter l’afflux d’investissements étrangers. Sur ce dernier point, le Président a inclus cet objectif dans la promotion de la « transition vers une énergie propre, l’adaptation au changement climatique et la résilience ».

La politique latino-américaine de Joe Biden rencontre des difficultés en Amérique latine, en particulier dans le cône sud, en raison du recul des processus d’intégration régionale et de l’absence de leadership politique régional. Les dynamiques de coopération ont eu du mal à voir le jour à cause des divisions géopolitiques du fait des choix économiques, commerciaux, sanitaires, sécuritaires et climatiques faits. C’est dans ce contexte général que Joe Biden a pris position sur deux dossiers sensibles : Cuba et le Venezuela. Ces deux pays ont exprimé le souhait de réfléchir à l’ère Trump et d’avoir un dialogue ouvert.

En ce qui concerne le Venezuela, le nouveau gouvernement, par l’intermédiaire de son nouveau secrétaire d’État Antony Blinken, a clairement indiqué qu’il considérait Nicolás Maduro comme un « dictateur brutal » et que, contrairement à l’Union européenne, il continuerait à reconnaître Juan Guaido comme président intérimaire du Venezuela jusqu’à la tenue d’élections « libres et équitables ». Tant que cet objectif n’est pas atteint, le nouveau gouvernement pourrait modifier sensiblement son approche du Venezuela. Il mettra l’accent non plus sur l’intervention politique directe (comme il l’a fait sous Donald Trump) mais sur l’action humanitaire et permettra aux Vénézuéliens qui se trouvent aux États-Unis en tant qu’immigrés clandestins de bénéficier des nouvelles dispositions du gouvernement en matière d’asile. Les dirigeants vénézuéliens ne sont pas des activistes économiques.

Quant à Cuba, l’ancien secrétaire d’État, Mike Pompeo, a réintégré à la dernière minute le 11 janvier 2021 sur la liste des « États soutenant le terrorisme » (retiré de la liste par le président Barack Obama en 2015), après quatre années de renforcement constant des mesures restrictives unilatérales, y compris extraterritoriales. L’administration Biden, quant à elle, est prête à avancer avec prudence car Joe Biden est revenu à la doctrine Obama de normalisation des relations avec Cuba et a annoncé son intention de lever certaines restrictions imposées par son prédécesseur Donald Trump sur les voyages à Cuba des Américains et sur les envois de fonds à la famille restée au pays par les Cubains vivant aux États-Unis. Toutefois, des partisans d’un changement de régime à Cuba se trouvent aussi bien dans le camp démocrate que dans le camp républicain du président.

Une moindre présence en Amérique latine : de l’interventionnisme intense à l’influence

Les États-Unis continuent de jouer un rôle-clé en Amérique latine à travers la diplomatie et la sécurité : la visite du Secrétaire d’État américain Antony Blinken, en décembre 2023, en Colombie et au Chili illustre cet engagement. En Colombie, Blinken a rencontré le nouveau président de gauche, Gustavo Petro, pour établir un cadre de collaboration sur la sécurité, notamment en ce qui concerne la « paix totale » et la lutte contre le narcotrafic. Cette rencontre vise à harmoniser les objectifs américains avec les priorités locales sous la nouvelle administration. Sur le plan économique, les États-Unis cherchent à renforcer leur influence par le biais de l’Alliance pour la prospérité économique des Amériques, lancée par Joe Biden dès 2022. Cette initiative vise à contrer l’influence croissante de la Chine dans la région et à réduire l’émigration vers les États-Unis en favorisant l’intégration économique régionale. Une stratégie de « nearshoring » est également promue, encourageant la relocalisation de centres de production en Amérique latine, notamment au Mexique, pour diminuer la dépendance envers l’Asie. Les États-Unis maintiennent aussi des relations commerciales solides avec des pays comme la Colombie et le Chili : la Colombie, par exemple, exporte une part importante de ses produits vers les États-Unis, qui restent un partenaire commercial majeur.

Légende : Protestations à Caracas contre la réélection de Nicolas Maduro en 2024 / Source : Creative Common

Les relations entre Washington et le Chili sont importantes surtout avec la montée en puissance du géant asiatique dans le pays andin, et notamment après le retour de Chine du président chilien Gabriel Boric en octobre 2023. L’administration américaine a également rédigé un rapport stratégique indiquant qu’elle souhaite étendre son influence et renforcer ses relations avec le Chili. Mais la complicité des États-Unis dans l’établissement de la dictature de Pinochet dans les années 1970 suscite encore le cynisme chez certains Chiliens et leur méfiance à l’égard de l’agenda américain dans le pays. La crise sociale de 2019 a également donné naissance à une génération d’hommes politiques désireux de changer le modèle hyper-néolibéral du Chili, calqué sur celui des États-Unis, qui crée d’énormes inégalités sociales. Il est vrai que, depuis plusieurs années, le Chili a renforcé son partenariat avec la Chine, notamment au niveau économique. Le géant asiatique est aujourd’hui le premier partenaire commercial du Chili, notamment pour l’exportation de cuivre, la principale ressource du pays. Cependant, les États-Unis conservent toujours une influence non négligeable puisqu’en 20 ans, les exportations du Chili vers les États-Unis ont triplé, notamment grâce à l’accord de libre-échange. Les relations en termes de niveaux académiques, culturels et touristiques sont également très élevées. Pour sa part, le Chili souhaite que ses relations, que ce soit avec les États-Unis ou la Chine, en récoltent le plus grand bénéfice. Le pays a vraiment besoin d’investissements majeurs, notamment dans le secteur énergétique, car il ambitionne de devenir le premier producteur mondial de lithium et mise tout sur l’hydrogène vert. Ce sont ces investissements que Gabriel Boric recherchait en Chine en octobre dernier et désormais aux Etats-Unis avec Joe Biden.

Malgré ces efforts, le leadership américain en Amérique latine montre des signes de déclin. Un exemple marquant est le boycott du Sommet des Amériques par le président mexicain, suite à l’exclusion de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua. À l’origine, les Etats-Unis ont rayé de ce sommet rassemblant tous les pays du continent pour des raisons de violation des principes démocratiques et des droits humains au sein de ces pays. Ce boycott coûte cher aux efforts entrepris par Joe Biden qui souhaitait affirmer, depuis son élection, son leadership régional. Alors que Joe Biden a souhaité concentrer sa politique étrangère dernièrement sur l’Europe avec la guerre en Ukraine et l’Asie, la Chine gagne du terrain et investit massivement en Amérique du Sud. Michael Shifter, chercheur à l’organisme Inter-American Dialogue, souligne notamment que « les Etats-Unis ont encore beaucoup de soft-power, mais leur influence politique et diplomatique décline chaque jour ». Justement, le Président américain avait décidé d’être en rupture avec son prédécesseur Donal Trump et de finalement levé certaines sanctions à l’encontre de Cuba et d’être plus ouvert. Et justement, le Sommet des Amériques venait avancer une nouvelle ambition de Biden pour l’Amérique latine mais certains opposants critiquent que cela « n’est pas la bonne voie ».

En ce sens, la politique américaine de promotion de la démocratie est de plus en plus critiquée. Les États-Unis sont accusés de traiter de manière sélective certains pays, excluant Cuba et le Venezuela tout en maintenant des relations avec des nations comme l’Arabie Saoudite. Cela affaiblit la crédibilité des États-Unis en tant que promoteurs de la démocratie en Amérique latine.

L’influence croissante de nouveaux acteurs dans la région posent problèmes à Washington : la Chine, mais également la Turquie, sans oublier la Russie, notamment au Nicaragua. Les relations avec l’Europe se sont densifiées, mais sont distancées sur le plan économique par le nouveau poids de Beijing. Un nouvel engagement sur des bases contractuelles entre les États-Unis et ses voisins latino-américains semble indispensable pour une relation partagée et plus apaisée, alors même que la pandémie bouscule l’ordre établi. Enfin, les crises sociales récentes, comme celle au Chili en 2019, ont favorisé l’émergence de nouveaux leaders politiques qui remettent en question le modèle néolibéral soutenu par les États-Unis. Cette dynamique sociopolitique entraîne une méfiance accrue à l’égard de l’influence américaine.


Pour aller plus loin ;

  • BERG, Eugène. « Livre – LA politique des Etats-Unis en Amérique latine : interventionnisme ou influence ? », Revue Conflits, 01/08/2020.
  • « Biden poursuit son opération séduction auprès de l’Amérique latine », l’Orient-le Jour, AFP, 03/11/2023.
  • DABÈNE, Olivier. L’effet Trump en Amérique latine: une nouvelle donne régionale?. Les Études du CERI, 2018, 233-234, pp.4 – 8.
  • DROUHAUD, Pascal. « L’Amérique latine : enjeux et perspectives internationales », Revue Défense Nationale, n°855, 10/2022, pp. 103 à 110.
  • FONTAINE, Marion. « Au Sommet des Amériques, l’effritement de l’influence des Etats-Unis sur le continent », Géo, 07/06/2022.
  • KANDEL, Maya. « Le virage sud-américain de Joe Biden met en furie les républicains », Mediapart, 02/05/2023.
  • OVARLEZ, Lola. « Biden-Trump, même combat en Amérique latine », L’Opinion, 23/02/2024.
  • STEELS, Emmanuelle. BENRABAA, Najet. DERROISNÉ, Naïla. « Sommet des Amériques : Joe Biden soigne les relations avec ses voisins », France Info, 03/11/2023.
  • VAGNOUX, Isabelle. « Les Etats-Unis et l’Amérique du Sud : des voisins distants », Politique Etrangère, Institut Français des Relations Internationales, 2013/4, pp. 65 à 76. 
  • VENTURA, Christophe. « Etats-Unis-Amérique latine : quelles perspectives après l’élection de Joe Biden ? », Note d’analyse réalisée par l’IRIS pour le compte de l’Agence française de Développement,02/2021.

 

(*) Athénaïs Jalabert-Doury est actuellement étudiante en relations internationales à l’ILERI et stagiaire au sein de la revue Espritsurcouf. Elle se passionne notamment sur les sujets de sécurité internationale, plus particulièrement dans les zones géographiques des Amériques et de l’Europe.

Comment développer la puissance par l’image ?

Comment développer la puissance par l’image ? Entretien avec Christian Lequesne

Carte. La diffusion et l’audience internationales de la chaîne de télévision France 24, 2015-2018
Source : Christian Lequesne (dir.), « La puissance par l’image. Les États et leur diplomatie publique » , Presses de Sciences Po, 2021, p. 93. Avec l’autorisation des Presses de Sciences Po
Presses de Sciences Po

Par Christian Lequesne, Elena Roney – Diploweb – publié le 6 août 2024  

https://www.diploweb.com/Comment-developper-la-puissance-par-l-image-Entretien-avec-Christian-Lequesne.html


Christian Lequesne, spécialiste des relations internationales, est professeur à Sciences Po. Il est notamment l’auteur d’une remarquable « Ethnographie du Quai d’Orsay » (CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2020). Il dirige un nouvel ouvrage fondateur : « La puissance par l’image. Les États et leur diplomatie publique » , Presses de Sciences Po, 2021. Propos recueillis par Eléna Roney, étudiante en 3ème année de Licence à Paris 3 (Sorbonne-Nouvelle) en majeure études internationales, mineure anglais.

La diplomatie publique est-elle aujourd’hui plus efficace que la diplomatie dite traditionnelle ? Une nouvelle forme de guerre, celle de l’information, remplace-t-elle la guerre “traditionnelle” caractérisée par des combats armés ? Comment la France pourrait-elle améliorer l’efficacité de sa diplomatie publique ? Voici quelques-unes des questions posées par Eléna Roney à Christian Lequesne qui vient de diriger « La puissance par l’image. Les États et leur diplomatie publique » , Presses de Sciences Po.

Initialement publié sur Diploweb.com en 2021, nous remettons cet entretien à l’honneur dans le contexte des JOP de 2024. Beaucoup conviendront que ces JOP sont aussi un succès d’image.

Eléna Roney (E.R.) : Comment expliquez-vous que vous soyez le premier chercheur en France à consacrer un ouvrage à la diplomatie publique, alors que celle-ci occupe une place très importante dans le champ des relations internationales, et ce depuis plusieurs décennies ?

Christian Lequesne (C.L.) : En France le concept importé des États-Unis de public diplomacy a davantage tendance à se traduire par “diplomatie d’influence” que par diplomatie publique. En effet, en langue française, l’adjectif “public” se rapporte à ce qui a trait à l’État plutôt qu’à la société. De plus, une opinion à mon avis encore majoritaire en France est que la puissance d’un État se fonde plus sur le hard power, sur sa puissance militaire et la diplomatie coercitive que sur une influence culturelle et médiatique. Cela est en partie dû à l’histoire et au passé de puissance de la France, qui au fil des siècles a appuyé son influence sur des interventions militaires et un pouvoir coercitif.


Définition de la diplomatie publique : “ A la différence du soft power, qui décrit un état de fait, la diplomatie publique (appelée diplomatie d’influence en France et au Québec) est la construction volontariste d’une médiation par une autorité politique. Le plus souvent un État, cette autorité peut aussi être une organisation internationale (l’Union européenne ou l’OTAN ont des diplomaties publiques) ou un gouvernement infra-étatique. […] Elle consiste pour une autorité politique (le plus souvent État, comme nous venons de le voir) à demander à ses agents de réduire l’écart, ou l’éloignement, avec une autre autorité politique (le plus souvent un autre État). La diplomatie publique a toutefois ceci de spécifique que l’acte de médiation ne vise pas seulement les représentants de l’autre entité politique, mais la société dans son ensemble. Le principal interlocuteur du diplomate public n’est pas le diplomate de l’autre État, mais l’ensemble des acteurs composant la société.” C. Lequesne (dir.), « La puissance par l’image. Les États et leur diplomatie publique » , Presses de Sciences Po, 2021. p.14-15


Ainsi, la diplomatie publique a-t-elle été un peu reléguée dans le champ des sciences sociales au rang des accessoires mineurs, car considérée à tort comme moins efficace et moins importante que le hard power.

E. R. : Pensez-vous que la diplomatie publique est aujourd’hui plus efficace que la diplomatie dite traditionnelle ?

C.L. : La diplomatie publique appartient complètement à la diplomatie traditionnelle en cherchant à influencer les opinions publiques étrangères. Depuis plusieurs années, elle est de plus en plus développée, car elle permet aux États d’élargir leur influence par rapport à de simples relations inter-gouvernementales, et elle touche le public de plus en plus facilement grâce à l’essor des réseaux sociaux.

Cependant, chaque État développe plus ou moins tel ou tel type de diplomatie en fonction de ses ressources et de ses objectifs. Ainsi, au sein de chaque État existe-t-il une réflexion autour de l’exercice de la puissance. Après analyse, selon ses capacités et ses caractéristiques, l’État choisit de porter ses efforts sur la puissance militaire ou le soft power, et parfois les deux. Ceci est valable aussi bien pour des démocraties que pour des régimes autoritaires.

Pour donner des exemples de spécialisation, la Suisse, pays neutre sur le plan militaire, donne l’avantage à la diplomatie publique. L’État suisse participe ainsi à l’aide au développement ou encore, pour choisir un exemple très concret, à la rénovation en Albanie d’une ancienne prison datant de la dictature d’Enver Hoxha pour en faire un lieu de mémoire sur les crimes du communisme. En participant à ce travail de mémoire, la Suisse donne d’elle l’image d’une nation démocratique responsable, aussi bien en Albanie que dans la communauté internationale. La Norvège privilégie également la diplomatie publique, ce qui a pu notamment se traduire par sa participation à la rénovation du fort millénaire de Lahore au Pakistan. Participer aux travaux de rénovation permet à Oslo de montrer qu’elle s’intéresse à la culture et qu’elle cherche à la préserver. La Russie quant à elle à une inclinaison naturelle pour le hard power, intervenant dans de nombreux conflits armés, mais elle se sert de plus en plus des réseaux sociaux afin de diffuser ses messages politiques dans les opinions publiques étrangères, comme cela a pu se voir lors de la campagne présidentielle américaine de 2016 ou française de 2017.

E.R. : Quelles sont les idées reçues qui circulent dans le débat public sur la diplomatie publique, et plus généralement sur la diplomatie ? Lesquelles vous irritent le plus ?

C.L. : L’idée reçue principale qui circule au sein de la société sur la diplomatie est une affaire de secrets et de connivences entre responsables politiques au plus haut niveau. Il est certain qu’il reste une part de secret indispensable dans la diplomatie. Cette part de secret par exemple se manifeste lors des échanges d’otages ou de la préparation des interventions militaires. Cependant, la diplomatie se limite de moins en moins à ce que Richelieu appelait le « cabinet noir ». La diplomatie se doit de concevoir de plus en plus des actions ouvertes aux sociétés. Les ambassadeurs parlent de plus en plus dans les universités, se rendent dans les foires commerciales, visitent les collectivités locales dans le but de donner une « bonne » image de leur pays. Parler aux publics autres que les gouvernements est devenu une part essentielle de la diplomatie contrairement à l’idée reçue qui a tendance encore à ne voir que l’ambassadeur enfermé dans sa salle de négociation.

E.R. : La télévision utilisée à des fins de diplomatie publique est-elle véritablement efficace pour changer l’opinion publique ? Les téléspectateurs des chaînes implantées à l’étranger ne sont-ils pas déjà d’accord avec la ligne idéologique de la chaîne qu’ils regardent ?

C.L. : Les effets de la diplomatie publique sur l’opinion publique font partie des choses les plus difficiles à mesurer. Simplement, s’il existe un tel déploiement de moyens financiers, matériels, et humains pour faire exister des chaînes de télévision à portée internationale, c’est que les États y trouvent un intérêt. Un sondage datant d’il y a quelques années a par exemple montré que l’électeur classique du Rassemblement national trouvait très justes les informations sur Russia Today, et que de nombreux téléspectateurs réguliers de la chaîne en France se sentaient une certaine proximité avec les idées de l’extrême droite. L’idéologie du gouvernement de Vladimir Poutine parvient ainsi à toucher une partie de l’opinion publique française et à influencer les résultats d’élections. Ce n’est un secret pour personne que Vladimir Poutine a affiché en 2017 son soutien à Marine Le Pen, et Russia Today a fait de cette dernière un portrait souvent complaisant dans ses émissions diffusées en France.

E.R. : Estimez-vous qu’aujourd’hui il y a un changement de paradigme dans les relations internationales, et qu’une nouvelle forme de guerre, celle de l’information, remplace la guerre “traditionnelle” caractérisée par des combats armés ?

C.L. : Tout d’abord, il faut distinguer les médias ayant une indépendance rédactionnelle des médias sans aucune indépendance, comme Russia Today ou Sputnik. Mais le véritable enjeu communicationnel aujourd’hui pour la diplomatie publique se joue autour des médias sociaux. Les régimes non démocratiques l’ont parfaitement compris. Ces derniers se servent des réseaux sociaux comme un outil de propagation de leur modèle, voire de conflit. C’est ce qu’il s’est passé en 2016 aux États-Unis où la Russie a propagé de nombreuses fake news sur Facebook et a instrumentalisé le réseau social afin d’influer sur les élections présidentielles américaines et de pousser les Américains à voter pour Donald Trump. Il s’est passé la même chose lors des élections présidentielles en France en 2017 où la Russie a lancé une large campagne en faveur de Marine Le Pen sur les réseaux sociaux, et a diffusé des contenus complotistes contre le candidat Emmanuel Macron.

Les réseaux sociaux représentent aujourd’hui un véritable enjeu, car il est difficile d’identifier qui est derrière la diffusion de messages, les traces pouvant même être brouillées afin de faire accuser ses ennemis politiques, comme la Russie l’a beaucoup fait avec l’Ukraine. En effet, la Russie a partagé de nombreux messages depuis une adresse IP située en Ukraine, afin de faire désigner cette dernière coupable.

Contre la multiplication des fake news, des politiques d’État sont nées. En effet, les États ont dû mettre en place une vérification régulière des informations publiées et échangées sur les réseaux sociaux. Désormais, dès qu’une fake news est identifiée, il est publié des contre-messages. Ces derniers doivent être publiés au plus vite, afin d’empêcher l’opinion publique de croire aux fausses informations diffusées et donc éviter un éventuel changement d’opinion.

E.R. : Dans quelle mesure la diplomatie publique des États reflète-t-elle les inégalités entre les pays, notamment au niveau de la représentation médiatique internationale, ainsi qu’une forme de néocolonialisme de la part des anciens pays colonisateurs sur les anciens pays colonisés ?

C.L. : Pour avoir une diplomatie publique efficace, un État doit en effet disposer de moyens financiers, humains et matériels. Une diplomatie publique efficace n’est pas possible sans ressource. A partir de ce constat, il est certain que les grandes puissances, ou les États possédant un certain niveau de développement ont plus de facilités à avoir une diplomatie publique. La diplomatie publique reflète donc des inégalités de richesse. Elle peut également prendre la forme d’un certain néo-colonialisme, lorsque les anciens pays colonisateurs tentent d’avoir une certaine influence sur les anciens pays colonisés. Ceci est d’autant plus facile lorsque, dans les anciens pays colonisés, la langue de l’ancien pays colonisateur est parlée par une grande partie de la population. En Afrique de l’Ouest par exemple, l’audience de France 24 est très élevée et la chaîne est très connue, alors qu’en France métropolitaine cette chaîne est très peu regardée. Les anciens pays colonisateurs cherchent à conserver une influence sur les anciens pays colonisés, ainsi qu’une relation privilégiée. Cela se fait à travers la télévision, mais aussi par l’implantation des lycées français ouverts aux enfants des élites locales, comme au Maroc, au Liban ou à Madagascar. Il existe parfois une concurrence autour de ces formes de néo-colonialisme. Il existe des chaînes de télévision émettant uniquement dans les langues locales qui, au travers du choix de cette langue, s’oppose au néo-colonialisme. C’est par exemple le cas au Sénégal de la chaîne 2STV dont les programmes sont majoritairement diffusés en wolof.

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 Comment développer la puissance par l'image ? Entretien avec Christian Lequesne
Carte. La diffusion et l’audience internationales de la chaîne de télévision France 24, 2015-2018
Source : Christian Lequesne (dir.), « La puissance par l’image. Les États et leur diplomatie publique » , Presses de Sciences Po, 2021, p. 93. Avec l’autorisation des Presses de Sciences Po
Presses de Sciences Po

Dans quelle mesure existe-t-il une réciprocité d’influence entre les acteurs de la diplomatie publique et les acteurs visés par la diplomatie publique ? Par exemple, dans quelle mesure les ONG ont- elles une forte influence sur la diplomatie publique et vice-versa ?

L’influence de la diplomatie publique est à double sens. L’époque où l’État pouvait contrôler l’ensemble des flux d’informations est complètement dépassée. Même au sein des États autoritaires il existe des moyens de contourner les informations officielles, diffusées et transmises par le gouvernement. Les habitants peuvent s’informer en consultant des sites étrangers apportant les informations censurées par le régime en place. En Turquie, la population grâce à quelques manœuvres informatiques peut par exemple consulter Wikipedia, normalement indisponible dans le pays. Beaucoup de Turcs ont donc la possibilité de contourner le verrouillage internet de certains sites.

Certains acteurs, comme les ONG internationales, en faisant pression sur les États, peuvent également redéfinir leur diplomatie publique. Ceci est particulièrement flagrant aujourd’hui pour les ONG environnementalistes qui font pression sur les gouvernements, afin que ceux-ci changent leur politique et poussent d’autres gouvernements à faire de même.

E.R. : Selon vous, comment la France pourrait-elle améliorer l’efficacité de sa diplomatie publique ?

En France, la diplomatie publique est le fruit d’une longue tradition. Elle n’est pas apparue récemment. Le réseau d’influence du pays existe depuis plus d’un siècle au moins. Néanmoins, depuis les années 1990, des coupures sont intervenues dans les budgets alloués à la diplomatie. Ainsi la France ne se donne-t-elle plus les mêmes moyens de rayonner à l’étranger par la diplomatie publique. Les réseaux existent toujours à l’étranger, notamment les lycées, mais les ressources ne suffisent plus toujours pour les faire fonctionner. Il y a donc un problème de choix budgétaire. Les parlementaires qui votent le budget ont besoin d’une représentation plus juste de ce qu’est la diplomatie publique moderne, de son efficacité et de son apport à la puissance de la France. La représentation de ce qu’est la diplomatie en 2021-2022 a également besoin de changer dans la société. En effet, elle apparaît encore trop aux yeux du public comme un monde éloigné, vivant entre soi, et mangeant des petits fours. Il y a un véritable besoin de pédagogie, d’instruction et d’éducation sur ce qu’est véritablement la diplomatie, sur son rôle et sur ce qu’elle représente pour le pays. La diplomatie publique doit aussi être mieux coordonnée entre les États membres de l’Union européenne, pour mieux peser sur le reste des acteurs mondiaux. Entre les pays de l’UE, il existe une collaboration efficace dans le domaine culturel qui passe par les instituts culturels, comme l’Institut Français et le Goethe Institut. Il faut renforcer ces collaborations et faire en sorte qu’elles concernent d’autres pays que les seules France et Allemagne, afin de montrer en dehors de l’Europe qu’il existe une influence européenne alliant culture et démocratie.

Copyright Novembre 2021-Lequesne-Roney/Diploweb.com

Mise en ligne initiale sur le Diploweb.com 21 novembre 2021


Plus

. Christian Lequesne (dir.), « La puissance par l’image. Les États et leur diplomatie publique » Presses de Sciences Po, 2021. Sur Amazon


4e de couverture

On nomme diplomatie publique ce levier de puissance de plus en plus fréquemment utilisé et dont les États-Unis ont été les pionniers au début du XXe siècle. Il ne se confond ni avec le soft power ni avec la propagande. Voici le premier ouvrage que les sciences sociales consacrent en France à ce champ des relations internationales.

Séduire l’opinion mondiale : démocraties ou dictatures, tous les États s’efforcent de soigner leur image en s’adressant directement et à voix haute aux citoyens. Les moyens sont multiples pour se rendre attractif aux yeux de l’opinion mondiale : récits portés par les médias et les réseaux sociaux, implantations d’instituts culturels et d’écoles, échanges universitaires, distributions de matériel médical et de vaccins, etc. On nomme diplomatie publique ce levier de puissance de plus en plus fréquemment utilisé et dont les États-Unis ont été les pionniers au début du XXe siècle. S’ajoutant aux canaux feutrés de la diplomatie classique, il ne se confond ni avec le soft power ni avec la propagande.

Dans le premier ouvrage que les sciences sociales consacrent en France à ce champ des relations internationales, une série d’analyses transversales et de focus sur des cas concrets, illustrés de cartes et de graphiques, donnent à voir ses usages et ses effets ainsi que les nouveaux modèles qu’il propose.

Avec Maxime Audinet, Sylvain Beck, Pierre Buhler, Rhys Crilley, Etienne Dignat, Alice Ekman, Béatrice Garapon, Caterina Garcia Segura, Auriane Guilbaud, Ilan Manor, Tristan Mattelart, Benjamin Oudet, Stéphane Paquin, Elena Sirorova, Virginie Troit, Earl Wang