OPINION. Brasser du vent ou défendre l’Europe ?
Deux programmes d’équipement gigantesques sont jugés nécessaires en Europe. L’un porte sur la décarbonation, l’autre porte sur un renforcement rapide et massif des armées et de leur équipement. Ces programmes, qui demanderont chaque année plusieurs dizaines de milliards d’euros supplémentaires, sont financièrement incompatibles. Par Philippe Roger, Ingénieur Général de l’Armement hors classe (2S).
par Philippe Roger – La tribune – Publié le 01/04/25
https://www.latribune.fr/idees/tribunes/opinion-brasser-du-vent-ou-defendre-l-europe-1021868.html

« La défection au moins partielle des États-Unis et l’observation des techniques de combat en Ukraine créent des besoins très importants, qui viennent s’ajouter à l’énorme besoin de rattrapage des effets du sous-financement chronique des décennies…DR
Deux programmes d’équipement gigantesques sont jugés nécessaires en Europe : l’un porte sur la décarbonation, à travers des éoliennes et des parcs photovoltaïques, et, entre autres, des subventions aux véhicules électriques et à l’isolation des bâtiments. L’autre porte sur un renforcement rapide et massif des Armées et de leur équipement. Ces programmes, qui demanderont chaque année plusieurs dizaines de milliards d’euros supplémentaires, sont financièrement incompatibles.
En tous cas en France où on ne veut pas toucher à la durée du travail, et à l’âge de la retraite, et où on ne peut plus emprunter aux frais de nos enfants. Et où, comme ailleurs, on s’approche d’un gouffre de dépenses de santé lié au vieillissement de la population. Quels sont actuellement l’utilité et les conséquences industrielles de ces deux programmes ?
Décarbonation, une vertu qui a un prix colossal
L’intérêt de principe du programme de décarbonation n’est contesté que par des scientifiques, que le GIEC fait déclarer hérétiques. Leurs arguments sur les causes non-anthropiques de l’augmentation du taux de CO2, sur le fait que cette augmentation suit, au lieu de la précéder, l’augmentation des températures, sur le rôle dominant de la vapeur d’eau dans la régulation des températures, sur l’existence et la saturation, s’il existe, de l’effet de serre, voire sur l’influence négligeable du taux de CO2 sur l’évolution des climats, ne parviennent pas à être mieux publiés et discutés que ceux de Galilée en son temps.
Rejetons ces hérétiques dans les ténèbres extérieures, puisqu’on ne peut les mettre au bûcher, où ils dégageraient exprès du CO2. En revanche, le rythme retenu, pour des motifs politiques purs, au niveau français comme au niveau européen, pour nos actions de décarbonation, de la quasi-neutralité carbone en Europe en 2050 à la suppression des véhicules thermiques en 2035, peut et doit être contesté sans risquer le bûcher. On peut à bon droit le considérer comme infondé et suicidaire.
Infondé, car l’objectif de CO2 visé pour l’Europe ne ferait gagner que 0,014 degrés sur la température finale « moyenne » de la Terre, d’après les formules mêmes du GIEC, la part de l’Europe dans les émissions « fossiles » du monde étant de 7,2% du total mondial. Pendant ce temps, les 92,8 % restants semblent ne faire l’objet que d’efforts minimes, et l’idée selon laquelle le concours de vertu publique des COP va obliger le reste du monde à se repentir et à nous imiter ne tient pas plus la route que celle qui voit la France, lumière du monde, imposer par son exemple la paix, la laïcité, ou l’égalité hommes-femmes, au reste du monde béat d’admiration. Pour la France, qui pèse 10% du total européen d’émissions, donc 0,72% du total mondial, l’objectif visé amènerait à gagner 0,0014 degrés, soit une quantité imperceptible pour le commun des mortels, qui supporte allégrement 15 degrés d’amplitude diurne, comme pour la Planète, qui en a vu d’autres.
Suicidaire, car il accélère le remplacement des produits de notre industrie par des importations, et l’exode de nos capitaux pour construire des usines ailleurs. Ce d’autant que notre industrie et notre agriculture sont déjà extrêmement affaiblies, victimes depuis longtemps de décisions politiques dépourvues de toute base scientifique, limitation du nucléaire à 50% de la production d’électricité en 2035, arrêt des réacteurs surgénérateurs, refus de tout OGM, refus du glyphosate, interdiction de la prospection d’hydrocarbures, menace permanente de l’obscurantiste mais constitutionnel-principe-de-précaution, et j’en passe.
La fureur déconstructrice ne s’est pas donnée libre cours que dans la philosophie et l’Éducation Nationale. C’est à ce rythme dément qu’il faut maintenant s’attaquer. Les objectifs retenus à Bruxelles de façon uniforme pour tous les États membres,sans tenir compte en rien des investissements que nous avons faits pendant des années sur la production nucléaire d’électricité, doivent être révisés très fortement à la baisse, et les dates arbitrairement fixées pour les atteindre doivent être reculées, pour tenir compte du rythme de la décarbonation en Chine, en Inde, et aux États-Unis.
Il est ridicule de détruire nos industries sans effet notable sur les émissions mondiales de CO2, qui ne dépendent en pratique, vu la désindustrialisation européenne, et vu les efforts déjà faits en France, que de la politique de nos lointains concurrents, qui se moquent de notre vertu comme de leur première centrale à charbon.
Parmi les outils que nous employons pour tenir ce rythme, il faut prêter une attention particulière à la production éolienne et solaire. Le nucléaire constitue environ les trois-quarts de la production électrique française. Pour le réduire à 50%, c’est environ le tiers de sa production qui devra donc, vers une date qui a aujourd’hui été fixée à 2035, avoir été remplacé par une électricité qui ne pourra pratiquement être que de l’éolien et du solaire, seuls moyens décarbonés disposant du potentiel de croissance nécessaire. D’où, pour être à ce rendez-vous, leur développement à marche forcée actuel.
Mais, n’étant pas pilotables du fait de leur intermittence, on ne peut compter sur eux : ils ne permettent pas de fermer des réacteurs nucléaires, sauf à mettre en service au fur et à mesure, comme l’Allemagne, des centrales thermiques de puissance équivalente. D’où la décision, début 2022, de prolonger la durée de vie des réacteurs du parc actuel jusqu’à au moins 60 ans, ce qui, au vu de ce qui se fait dans le monde, ne devrait pas poser de problème majeur, et reporter vers 2040 les premières fermetures. En définitive, du fait que l’on a attribué à l’éolien et au solaire la priorité d’injection sur le réseau, en particulier par rapport au nucléaire, le seul résultat de leur croissance est une diminution équivalente de la production du parc nucléaire. Non seulement cela ne réduit pas les émissions de CO2, et au contraire les augmente en Chine, mais c’est un véritable non-sens économique et technique.
Il résulte en outre de cette priorité d’injection, qui équivaut pratiquement à une garantie d’achat, et de ce qu’ils disposent d’un prix de vente garanti pour 20 ans très incitatif, et toujours très supérieur à celui du nucléaire qu’ils remplacent, d’une part une explosion des factures d’électricité des particuliers et des industriels et, d’autre part, qu’ils sont une affaire extraordinaire pour leurs opérateurs. De plus leur dispersion géographique (moindre pour les éoliennes marines, qui présentent plus d’intérêt) oblige à construire ab nihilo un maillage serré de lignes électriques ; rien que pour ce bouleversement du réseau, on pense devoir investir 100 milliards, rien qu’en France.
Il faut ajouter que l’injection forcée d’électricité intermittente amène fréquemment, pour ne pas dépasser le niveau de la consommation, à réduire puis remettre à niveau la puissance de nos centrales nucléaires. Ces cycles vont en fatiguer les éléments, en réduire la durée de vie, en augmenter les coûts de maintenance. Comme aucun pays n’a utilisé ainsi ses réacteurs pour compenser des variations rapides d’une production massive d’énergie éolienne et photovoltaïque, on ne dispose d’aucun retour d’expérience sur ce mode de fonctionnement inquiétant.
On détruit aujourd’hui à tour de bras le bénéfice des sages investissements faits autrefois dans la production d’électricité nucléaire. On marche sur la tête ! Faut-il, pour gagner le concours de vertu auquel nous, Européens, sommes les seuls à vouloir participer, continuer des politiques suicidaires, dont la base lointaine a été électoraliste, pour nous trouver faute d’armes aux mains d’occupants dont les élections ne seront pas le premier souci ?
Comment financer le réarmement en Europe
Le programme de réarmement européen est lancé maintenant depuis trois ans et nous avons pu doubler ou tripler nos cadences de production d’armes, au profit de l’Ukraine, mais aussi pour commencer à nous remettre à niveau. Mais « la défection au moins partielle des Etats-Unis, et l’observation des techniques de combat en Ukraine, créent des besoins très importants, qui viennent s’ajouter à l’énorme besoin de rattrapage des effets du sous-financement chronique des décennies passées. Or, ce n’est pas à Bruxelles que l’on trouvera les financements nécessaires, car les centaines de milliards évoquées par la Commission ne sont que des autorisations d’endettement des États, dont nous ne sommes plus en état de profiter. »
L’appel actuellement fait à l’épargne privée ne répond qu’à la marge à la question. En effet, nul industriel ne va voir son banquier pour lui demander de financer la production en série d’armes, s’il n’y a pas de perspective, et même de quasi-certitude, d’obtenir des contrats. Or ces contrats ne peuvent venir que des États, seuls clients, États qui engagent des crédits budgétaires.
A fortiori, on ne peut demander à emprunter pour le développement de nouveaux matériels complexes, car le risque technique et l’impossibilité de prédire si l’on trouvera un client rendent impossible la spéculation, tant pour l’industriel que pour le banquier. En particulier, emprunter de quoi développer en spéculation un matériel complexe destiné uniquement à l’export serait une folie financière, du fait du montant à engager et du fait que les clients étrangers ne veulent pas d’armes que les Armées du pays fabricant n’ont pas mises en service.
Cet appel aux banquiers, et à l’épargne privée, ne doit être envisagé, à mon sens, que pour alimenter des fonds de roulement, et préfinancer une partie des outillages, et pour faire crédit aux clients export, et uniquement pour des armes dont la production est déjà sous contrat ou va l’être sous peu. Certes, ce n’est pas rien, mais le flux financier du réarmement restera, à mon avis pour 80 à 90%, budgétaire. La modification des pratiques des banquiers, lancés eux aussi, jusqu’à aujourd’hui, dans un concours de vertu autoproclamée, aura toutefois un petit intérêt psychologique pour les acteurs de l’armement, ces pelés, ces galeux, dont nous venait tout le mal.
C’est pourquoi il faut maintenant s’attaquer à une au moins des vaches sacrées budgétaires qui paissent sur nos impôts et nos emprunts, et génèrent, outre du méthane à effet de serre, des dettes. Et, comme aurait pu le dire le regretté Professeur Choron, le premier qui dit qu’il ne s’agit pas de vaches mais de danseuses a perdu. Commençons donc par les énergies intermittentes terrestres, cela soulagera nos centrales, nos finances et notre balance commerciale, et cela réduira les émissions de CO2 de la Chine, quoi de plus vertueux ?
Mais les crédits budgétaires ainsi réorientés, quel serait leur effet ? Ils fourniront de la sécurité par une production accrue des produits déjà développés de l’industrie française existante, donc sans obérer notre autonomie stratégique comme le feraient des achats d’armes hors d’Europe, et bien sûr sans effet négatif sur notre balance commerciale. Certains de ces produits résultent d’une coopération bilatérale comme le missile SCALP ou le missile anti-aérien Aster, ou multilatérale comme l’avion de transport A400M ou l’avion ravitailleur MRTT, et produiront les mêmes effets dans les pays participants.
Ils auront un effet important sur l’industrie et sur les recettes de l’État qui en proviennent, même si ce n’est pas leur objectif premier. C’est autre chose que de brasser du vent avec du CO2 importé de Chine, pour continuer sur un chemin tracé il y a longtemps pour ramasser des voix. Ces crédits financeront aussi la recherche et le développement (R&D), si possible en coopération européenne, d’armes plus évoluées, qui seront nécessaires dans une dizaine d’années ou plus. Et le développement rapide des systèmes plus simples dont la nécessité est apparue en Ukraine, et qui n’ont pas besoin de passer par la complexification et les retards qu’entraîne nécessairement la définition d’un besoin et d’un produit communs à plusieurs pays.
C’est dans ce domaine de la R&D, donc du long terme, que les propositions d’abondement des crédits nationaux par des crédits européens, présentées par la Commission pour favoriser les développements en coopération, ont leur intérêt, mais il ne faut pas oublier que le budget européen est soumis comme les budgets nationaux à la nécessité d’arbitrages, et qu’il faudrait là sacrifier plutôt des mammouths sacrés que des vaches. Vaste programme !
Si les dépenses à faire en France vont fournir de la sécurité et, accessoirement, de l’activité ne nécessitant pas d’importations, c’est que l’industrie française, créée pour l’État et sur son budget, dispose des types de matériels dont on veut accélérer la production, et des bureaux d’études compétents pour s’attaquer aux sujets nouveaux, tels que les lacunes capacitaires listées par l’OTAN et par l’Agence Européenne de Défense (par exemple missiles de croisière à grande portée, défense antimissiles élargie, Intelligence artificielle du champ de bataille, connectivité spatiale).
Tout cela résulte de la politique d’autonomie stratégique menée avec continuité pour l’État par la Direction générale de l’armement (DGA) depuis les années soixante, principalement au profit des forces de dissuasion, avec le CEA/DAM, politique qui a aussi porté par entraînement toute l’industrie des armements conventionnels au meilleur niveau. La France a su mener des programmes d’armement sans attache étrangère autre que celles des coopérations européennes qu’elle a décidées et organisées. Elle dispose avec la DGA et son industrie d’outils sans équivalents en Europe.
En Allemagne, en Pologne, en Italie, en Espagne, et bien sûr en Ukraine, il existe des organisations et une industrie de même nature, qui pour l’instant sont dans beaucoup de secteurs techniques moins développées, et souvent orientées vers l’achat ou la production sous licence de systèmes américains. C’est ce qui fait, au fond, la difficulté des coopérations européennes, quand chacun essaye d’acquérir chez son voisin des compétences nouvelles au lieu de se contenter d’apporter ce qu’il sait déjà faire.
Cette difficulté est moins forte avec la Grande-Bretagne, qui est à parité technique avec nous dans beaucoup de domaines, et qui, pour l’instant, est la seule à partager avec nous une doctrine d’emploi de la force. L’exclure du mouvement de réarmement serait une profonde erreur. Ces pays vont comme nous augmenter la production des armes déjà développées, et, pour l’avenir, il faut espérer qu’ils privilégieront les coopérations européennes, et les achats en Europe, dans le champ actuellement occupé par les importations de matériels américains. La Commission veut s’employer à les en convaincre.On peut donc considérer que nous avons ce qu’il faut, en France et ailleurs en Europe, pour remettre nos armes au niveau nécessaire, mais il y faut un peu de temps. Et beaucoup d’argent. Trouvons-le !
Que faire ?
Il faut, pendant une bonne dizaine d’années, mettre bas celles des armes dirigées contre le gaz carbonique qui sont inutiles et dommageables, pour construire plus rapidement les armes nécessaires à notre survie et à celle de l’Europe, et étoffer nos armées. Cela s’impose à nous comme aux autres Européens. Si, dans dix ans, nous avons survécu, et recréé les conditions matérielles de la paix, nous pourrons à loisir reprendre l’importation à bride abattue de parcs de moulins à vent et de panneaux solaires. Et en finir avec les restes de notre industrie et de notre agriculture, aux applaudissements de nos concurrents et fournisseurs chinois et américains, dont les dégagements de CO2 pourront ainsi croître et embellir. Mais, d’ici là, moins de moulins à vent, plus de canons !