Les opinions européenne et française dans la guerre hybride

Les opinions européenne et française dans la guerre hybride

Par Laurent Chamontin – Diploweb – publié le 27 août 2024  

https://www.diploweb.com/7-Les-opinions-europeenne-et.html


Laurent Chamontin (1964-2020), était diplômé de l’École Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014), et de « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016.

Longtemps avant la relance de la guerre d’agression russe le 24 février 2022, Laurent Chamontin (1964-2020) a vu juste sur la Russie de Poutine et ses ambitions impériales à l’encontre de l’Ukraine. Il fait partie des quelques experts qui ont mis à disposition des faits à considérer et des analyses à intégrer pour ne pas être surpris. En accès gratuit, le Diploweb a publié dès août 2016 son ouvrage « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol ». L. Chamontin alertait non seulement sur les visions impériales de Moscou mais aussi sur les dangers de la désinformation russe, (Cf. Chapitre 6. « La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre »). Créé en 2021, le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ne cesse depuis de mettre à jour des actions de désinformation russes à l’encontre de la France. Chapitre par chapitre, la publication numérique de l’ouvrage de L. Chamontin a été achevée en février 2017 par le chapitre « Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne ». Après la publication numérique gratuite, le Diploweb en assuré la publication aux formats Kindle et livre papier, par Amazon. Sous ces trois formats, le livre « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol » a reçu un bel accueil. Ce dont témoigne d’ailleurs en creux sur Amazon la hargne de quelques trolls pro-russes aux commentaires pathétiques, hommages involontaires à la pertinence d’une pensée critique argumentée et toujours nuancée. Ce qui les gêne, c’est la mise à disposition d’éléments de connaissance qui réduisent l’efficacité de leurs manipulations mentales.

Laurent Chamontin est décédé le 15 avril 2020 de la combinaison d’un cancer et du Covid-19. Il nous manque humainement et intellectuellement tant sa lucidité aurait été la bienvenue pour éclairer la relance de la guerre russe en Ukraine. Cette dernière exerce des effets de long terme sur la reconfiguration stratégique de l’Europe géographique. C’est pourquoi il est utile de (re)lire un auteur qui avait su en distinguer les signes annonciateurs. La grâce de l’écriture et les possibilités de la publication internet permettent de remettre en avant son analyse contextualisée, puisque chaque page HTML porte en pied la date de publication initiale. Chacun saura trouver dans ces lignes rédigées en 2016 des réflexions pour aujourd’hui.

L’opinion européenne a été prise à froid par la crise russo-ukrainienne : soumise à un feu roulant de propagande et au travail de sape des groupes de pression du Kremlin, au sujet de pays qu’elle connaît mal, elle peine encore aujourd’hui à admettre la réalité et l’importance du conflit. Dans le cas français, se surimposent à tout ceci une tradition anti-américaine parfois très excessive, et une russophilie qui n’a rien de répréhensible en soi mais qui ne facilite pas la compréhension de la singularité russe, ni d’ailleurs celle des causes de la chute de l’URSS. Il s’agit ici d’un ensemble de facteurs pesants, même si au total l’opinion n’a pas trop mal résisté au choc.

Une opinion prise à froid par les évènements

LE MONDE CHANGE, et il change vite. Le public découvre avec stupeur que la mondialisation heureuse, celle des plages de l’île Maurice, a aussi sa face noire. Cette prise de conscience est spécialement pénible pour les Européens, qui ont la malchance stratégique d’être entourés de deux zones où la modernisation est particulièrement laborieuse – nous aurons l’occasion d’y revenir en conclusion.
Depuis en fait le début des printemps arabes en 2011, les habitants de notre continent sont quotidiennement confrontés à des crises qui les concernent mais se déroulent dans des pays qu’ils connaissent mal, dont il faut apprendre à toute vitesse la géographie, la composition ethnique et la culture.

En ce qui concerne l’espace anciennement soviétique, il faut de plus tenir compte d’une réalité qui a évolué brusquement au début des années quatre-vingt-dix, mettant le public, ou du moins sa part la plus âgée, face à des pays nouveaux, qu’il a du mal à se représenter.
Parmi ceux-ci, la Russie fait bien sûr ici exception, du fait de la continuité qu’elle a maintenue avec l’Empire via l’URSS sur le plan des perceptions, et aussi du fait qu’elle conserve bon nombre des attributs soviétiques de la puissance – une taille encore suffisante pour être le plus vaste pays du Monde, l’arme nucléaire, et un siège au conseil de sécurité de l’ONU, pour ne citer que les principaux.
Comme nous l’avons détaillé au chapitre précédent, face à ce contexte complexe et angoissant, l’opinion est de plus soumise au travail de sape des groupes de pression du Kremlin, avec une dissymétrie fondamentale, puisqu’une action en sens inverse se heurte à des difficultés considérables du fait du verrouillage autoritaire de la société russe ; et elle doit faire face à ses propres démons, ceux qui par haine d’eux-mêmes font de l’Occident la source de tous les maux.
Cependant, le désarroi du citoyen provient aussi d’une difficulté importante à comprendre le point de vue de l’autre ; pour le dire schématiquement, l’idée que Moscou puisse choisir la voie de l’aventurisme militaire au détriment de la croissance et de la stabilité à ses frontières, qui est pourtant un fait patent, est rarement menée jusqu’à ses ultimes conséquences, dans la mesure où il est difficile de se représenter la forme de rationalité qui la sous-tend.
D’où par exemple la floraison de propositions [1] qui prônent la reconnaissance du fait accompli en Crimée, au nom du « réalisme ». Passons sur le fait que ces propositions font bon marché du fait inouï qu’un membre permanent du conseil de sécurité ait bafoué un accord lié à la non-prolifération (la Russie ayant garanti les frontières de l’Ukraine en échange de la dénucléarisation de cette dernière) ; au-delà de cette désinvolture, elles signalent aussi une incapacité complète à comprendre la nature de la menace.

Encore une fois, l’option d’une fuite en avant mettant Moscou aux prises avec l’OTAN ou une déstabilisation complète de la zone ne peuvent pas être aujourd’hui complètement exclues, compte tenu de ce que nous avons appris des blocages de la société russe et de l’instabilité intrinsèque qui en découle. Le fait de donner une prime au premier pas, sans de très solides contreparties qui ne sont jamais mentionnées, ne fait dans un tel contexte qu’augmenter la sensation d’impunité et donc le danger.
Au fond, le Narcisse postmoderne, l’hédoniste de la guerre à zéro mort imaginait paresseusement que les États post-soviétiques s’aligneraient à plus ou moins long terme sur son mode de vie, d’autant que ses dépenses militaires étaient au plus bas et que l’OTAN s’était judicieusement abstenue d’installer des bases aux frontières de la Russie. Au-delà d’une résistance à la réalité pénible de l’augmentation du risque, certes compréhensible après les dévastations de la Seconde Guerre mondiale, les conflits qui surviennent à ses portes ont de la peine à se frayer un chemin dans une psychologie qui favorise le relativisme des opinions, la psychologie de ceux qui pratiquent «  la fuite devant l’épreuve de la coexistence conflictuelle  » selon Marcel Gauchet [2].

Quand on est dépolitisé aussi profondément que notre Narcisse, et fermement convaincu que rien ne justifie de mourir pour des idées, qu’on ignore les réalités consternantes de l’État friable post-soviétique, les martyrs de l’Euromaïdan comme l’idolâtrie dont Vladimir Poutine est l’objet en Russie sont des réalités difficilement appréhendables.
Cela n’empêche pas d’ailleurs la résurgence périodique du mythe de l’homme fort, ou providentiel, dont le maître du Kremlin est soudain censé représenter l’archétype ; il faut y voir la réaction d’une opinion, confrontée aux lenteurs d’une société aux processus complexes, et soudain tentée par les vertus du court-circuit.
L’enthousiasme soudain pour un sauveur, plus doué pour mettre en scène sa résolution à la télévision que pour se soucier des conséquences de ses actes, dont le président George W. Bush est un exemple aussi emblématique que déplorable, est un phénomène indéniable.
Il est clair qu’il est difficile de construire un nouvel aéroport (ou de décider d’abandonner ce projet) avec des procédures de concertation exhaustives comme nous en avons en France ; mais il est également assuré que la mise en scène de la pacification de la Tchétchénie par Vladimir Poutine, pour totale qu’elle soit, a fait des victimes par dizaines de milliers. En d’autres termes, le récit du héros pliant la réalité à ses désirs est tout à fait incompatible avec l’exercice des valeurs démocratiques d’écoute et de concertation.
Malgré cet argument de bon sens, il est à craindre que le spectre de G. W. Bush ne vienne encore longtemps polluer le jeu démocratique, y compris dans les sociétés libérales ; c’est en particulier vrai dans le cas français où subsiste dans une partie de l’opinion une nostalgie bonapartiste, que les conditions de la prise de décision dans le Monde moderne rendent de plus en plus surannée.


Un livre également édité par Diploweb.com via Amazon, format papier et format Kindle

7 - Les opinions européenne et française dans la guerre hybride
L. Chamontin. Ukraine et Russie. Pour comprendre.
Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016. Un classique également disponible sur Amazon format papier et format Kindle

Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016. Un classique également disponible sur Amazon format papier et format Kindle


Le cas de la France

Cela sort de notre propos, mais il faut quand même le rappeler en préambule : les États-Unis, pour n’être pas exempts de toute critique, par exemple au sujet de l’intervention en Irak, cultivent des valeurs de démocratie et de liberté ; ils garantissent la libre circulation sur les mers, la sécurité de l’Europe et jouent un rôle crucial dans la lutte contre la prolifération nucléaire.
L’antiaméricanisme français, qui prend sans doute sa source dans le recul de la puissance nationale au XXème siècle et dans le deuil laborieux auquel il contraint, a cependant le privilège inégalable d’être dans certains milieux érigé en dogme ; comme nous l’avons évoqué plus haut, la guerre en Ukraine, dans cette optique, est surtout vue comme une occasion de régler des comptes avec l’oncle Sam, ce qui a pour effet déplorable de détourner de la compréhension de ce qui se passe en réalité.

Il faut cependant mentionner, à côté de cet antiaméricanisme pathologique, une certaine tradition de russophilie française, transférée de l’Empire à l’URSS puis à la Fédération de Russie, qui a pour elle le poids de la géopolitique et de l’Histoire, conserve sa force jusqu’à aujourd’hui, et n’a rien de répréhensible en soi.
De fait, l’éloignement entre les deux pays permet aux Français d’attribuer spontanément à leur contrepartie un statut de puissance lointaine, et leur évite donc de se confronter aux inconvénients de leur voisinage, ce qui n’est pas le cas des Baltes ou des Polonais. Dans les faits, de l’alliance franco-russe de 1894 jusqu’en 1945, Moscou a joué pour Paris le rôle d’une puissance de contrepoids face à l’Allemagne ; et, dans les années soixante, la relation entretenue avec le Kremlin a permis au général De Gaulle de cultiver sa différence par rapport aux États-Unis, dans un contexte où ceux-ci tendaient un peu trop à considérer l’Europe comme quantité négligeable.
Dans la mesure où certains « gaullistes » d’aujourd’hui se laissent attirer par les sirènes du culte de Vladimir Poutine, il importe au passage de préciser quelques points à ce sujet, et en premier lieu, que l’homme du 18 juin est l’auteur de la déclaration définitive selon laquelle «  un État digne de ce nom n’a pas d’amis  » ; ensuite, qu’il était un lecteur averti de Custine [3], et qu’à ce titre il n’avait aucune illusion sur l’Union Soviétique, ni sur l’ouverture de la civilisation russe à la démocratie libérale ; et enfin, qu’il était porteur d’une vision et d’un sens de l’honneur dont l’ensemble de notre propos suggère qu’ils pourraient ne pas être le lot de l’homme du Kremlin.

Cependant les excès de la russophilie française ne se limitent pas au culte de Vladimir Poutine, qui ne concerne au fond que les bonapartistes que nous évoquions plus haut.
Tout au long du XXème siècle, le public français aura ainsi été abreuvé de thèses progressistes sur la révolution russe, censée être une étape majeure sur le chemin de la société sans classes. Cette grille explicative s’appuyait sur une vision abstraite du développement des sociétés humaines, supposé suivre les mêmes étapes dans toutes les aires culturelles.
Sans doute faut-il attribuer à ce contexte particulier le fait que l’Histoire de la Russie des tsars de l’Américain Richard Pipes [4], dont l’approche est complètement différente, ait dû attendre pendant près de quarante ans une traduction dans notre langue, même si bien sûr l’antipathie déclarée de Pipes pour l’expérience soviétique a aussi joué son rôle. Il ne faisait pas bon, dans les années soixante-dix, être qualifié de « réactionnaire ».
Quoi qu’il en soit, l’un des mérites de cet ouvrage fondamental est de mettre en évidence les continuités essentielles qui existent entre la Russie impériale et l’URSS en matière de développement étatique – en d’autres termes, il souligne de manière convaincante le caractère très russe de la révolution de 1917 et de l’expérience soviétique qui s’en est ensuivie, ainsi que la continuité du développement de l’État policier…
Dans une société française dont l’un des travers est de s’accrocher à des vérités supposées sacrées (l’Algérie française, les Ardennes infranchissables…) au prix de démentis cinglants, une thèse de ce type se heurte à la conviction rarement interrogée selon laquelle la Russie est un pays européen.

Il est pourtant utile, pour comprendre la Russie telle qu’elle est, de se pénétrer du fait suivant, difficilement contestable : que la construction de l’État russe, dans sa logique, n’a rien à voir avec l’État de droit, des origines à nos jours – un fait qui suffit à en faire une civilisation sui generis, certes influencée par l’Europe, mais tout à fait inassimilable à celle-ci.
De même, il faut sans doute soupçonner l’existence d’une inavouée nostalgie pour le modèle soviétique de l’emploi à vie dans une partie de la société française, pour expliquer un certain manque de curiosité à l’égard des causes et des conséquences de la chute de l’URSS – lesquelles, comme nous l’avons rappelé, brossent un tableau très éloigné des lendemains qui chantent de la propagande communiste…

Tout ceci explique l’acceptation aisée par l’opinion des discours de certains intellectuels français qui ont pour caractéristiques de mettre en avant une hypothétique «  marche de la Russie vers l’Europe  », à laquelle nous n’aurions pas suffisamment prêté attention, d’ignorer complètement le fait national ukrainien, pourtant difficilement contestable d’après les données que nous avons présentées, et de rester d’une discrétion de violette sur les logiques de prédation qui font l’instabilité fondamentale de l’État russe. On a connu Hélène Carrère d’Encausse, chef de file de ce courant d’interprétation [5], plus inspirée à d’autres époques…

Le public français est ainsi maintenu dans une ignorance regrettable d’intérêts nationaux qui ne s’arrêtent plus depuis longtemps à la frontière du Rhin : quand la Russie, en juillet 2015, déplace de quelques centaines de mètres la ligne de démarcation entre l’Ossétie du sud et la Géorgie, elle met la main sur un tronçon d’oléoduc qui approvisionne l’Occident en pétrole de la mer Caspienne. A-t-on prêté ici à cet incident l’attention qu’il méritait ?…
Ce que nous avons passé ici en revue, c’est un ensemble de facteurs pesants, qu’il ne faut pas ignorer et qui ne pourront évoluer que sur le long terme ; cependant, encore une fois, les opinions n’ont pas trop mal résisté au choc, ce qui est à mettre au crédit de la démocratie en tant que système. C’est un point sur lequel il va falloir maintenant bâtir, tant le rôle de l’Europe sera déterminant dans la suite de la crise, comme nous allons le voir maintenant.


Encadré 8

Que nous apprend sur la France l’affaire des « Mistral » ? par Bernard Grua, porte-parole du collectif « No mistrals for Putin »

En 2008, peu de temps après la guerre menée par le Kremlin contre la Géorgie, certains membres de l’État-Major russe font part de leur souhait d’acquérir des BPC (Bâtiments de Projection et Commandement) Mistral. Concrètement il s’agit d’acheter le nec plus ultra des navires d’invasion, ceux-ci étant construits par la France au chantier STX de Saint Nazaire. L’amiral Vyssotsky, chef d’Etat-Major de la Marine, déclare, que, dotées d’un navire de la trempe du Mistral, les troupes russes auraient gagné la guerre éclair menée contre la Géorgie « en quarante minutes au lieu de vingt-six heures »…
En dépit de l’opposition de nos partenaires de l’OTAN, et plus particulièrement des voisins de la Russie, devant la matérialisation de la menace stratégique qu’elle représente, en dépit de la désapprobation de nombres d’officiers généraux français, malgré la réprobation du syndicat CFDT de STX, le Président Nicolas Sarkozy finit par céder à toutes les exigences russes, y compris le système « Senit-9 » de pilotage tactique.
Le 25 janvier 2011, le gouvernement Fillon signe un contrat de 1,2 milliards d’Euros prévoyant la livraison de deux navires d’invasion Mistral (Vladivostok – automne 2014 et Sébastopol – automne 2015) équipés du « Senit-9 » ainsi que d’une flottille d’engins de débarquement.

Ce contrat militaire, le plus gros signé par une puissance occidentale depuis la fin de la Deuxième mondiale avec l’ex-URSS permet au constructeur, le chantier STX de Saint Nazaire, de garnir son carnet de commandes, désespérément vide à cette époque, fournissant ainsi du travail à environ 2 000 employés et sous-traitants.
Trois ans plus tard, la situation a bien changé : la Russie de Vladimir Poutine ayant annexé la Crimée, le gouvernement français se retrouve dans une situation de plus en plus inconfortable, avec la perspective de la livraison prochaine du premier BPC. Quant au chantier STX, ses perspectives économiques se sont considérablement redressées depuis 2011 ; il bénéfice d’un carnet de commande pléthorique et se trouve dans une situation de plein emploi.
Sur le plan international, au fur et à mesure que l’échéance approche, un seul pays, la Russie, se montre ouvertement favorable à la livraison. La plupart des États occidentaux et le Japon font connaître leur opposition, d’autant plus vivement qu’ils sont proches géographiquement de la Russie. Les autres pays sont neutres. À moins de se rapprocher encore plus clairement du régime de Poutine, la France est donc très isolée.

Il faut également compter avec l’émergence en mai 2014 du collectif « No Mistrals for Putin« , mouvement démocratique et décentralisé, lancé par une poignée de Français, qui lutte seul contre la livraison des Mistral. On peut y voir un exemple particulièrement encourageant d’une mobilisation endogène de la société civile ayant su rassembler par-delà les frontières un groupe de citoyens qui partagent les mêmes valeurs et une même vision consciente de l’Histoire en train de s’écrire, Histoire dans laquelle ils décident d’être acteurs.
Cependant, au sein de ce collectif créé en France, la part des Français reste faible : l’analyse des sympathisants de la communauté Facebook montre que ceux-ci ne constituent que 8 % du total, et qu’en termes de nombre de fans rapporté à la population totale, notre pays ne se trouve qu’à la 7ème place…

Bien plus, à de très rares exceptions près, aucune ONG, aucun homme politique, aucune association ne participent au mouvement contre la livraison des Mistral dans la patrie des droits de l’Homme. Le PS et le Gouvernement, après quelques mois cacophoniques, se voient imposer un mutisme absolu. Le Front National, le reste de l’extrême droite, les communistes, une bonne partie de l’extrême gauche et la plupart des hommes politiques de droite sont ouvertement pour la livraison, quand ils ne relayaient pas directement et consciemment la propagande du Moscou.

Entre juillet 2014 et septembre 2015, la presse du Kremlin, notamment par l’intermédiaire de « Sputnik« , paraissant en de nombreuses langues dont le français, se déchaîne littéralement en cherchant à affoler la population sur les conséquences d’une non-livraison. Ce pilonnage est repris par tous les médias ou blogs favorables au Kremlin avant de finir comme une vérité établie dans la pensée commune, reprise par les médias « mainstream ».
Quant au gouvernement, certes dans une position délicate, il met fort longtemps à sortir d’une position très ambiguë, illustrée par deux faits caractéristiques entre tant d’autres : l’annonce par François Hollande le 22 juillet 2014, 5 jours après la destruction du vol MH17 par un missile russe, de la décision ferme de livrer le Vladivostok en octobre de la même année ; et le 14 novembre 2014, le passage sous pavillon russe du Vladivostok, brutalement désactivé sans qu’on connaisse le fin mot de l’histoire quand « No Mistrals for Putin » a levé le lièvre.

Bien loin des explications par l’assujettissement à l’impérialisme américain, on peut raisonnablement penser que ce sont les représentants des pays européens à l’OTAN et au sein de l’UE qui font véritablement fait pencher la balance en faveur de l’abandon de la livraison, de même que les marchés polonais. La destruction du vol MH17, en juillet 2014 et l’implication du Kremlin dans la boucherie de la bataille d’Ilovaïsk, Donbass, en août 2014 y tiennent, de plus, une part considérable.
La victoire que représente l’abandon de la livraison sans préjudice financier majeur nous montre que, pour les grands défis internationaux, l’Etat français doit sortir de son mutisme et de ses « éléments de langage » afin de communiquer, à la population, les observations tangibles et prouvées dont il a connaissance. Elle nous force à reconnaître qu’il est inacceptable de laisser une puissance hostile occuper le champ médiatique français, déserté par ceux qui ont la charge de notre pays.


Copyright 2016-Chamontin/Diploweb.com


Table des matières

Introduction. Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol

1 – Aux racines du conflit : la décomposition de l’URSS

2 – Géopolitique de l’ »Etranger proche »

3 – L’Ukraine : émergence d’un nouvel État-nation

4 – « Euromaïdan » : une lame de fond

5 – Russie : les risques d’une puissance instable

6 – La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre

7 – Les opinions européenne et française dans la guerre hybride

Conclusion. Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne

«Campagnes de désinformation, cyberattaques, ingérences… le combat hybride a déjà commencé, à nous d’y faire face»

«Campagnes de désinformation, cyberattaques, ingérences… le combat hybride a déjà commencé, à nous d’y faire face»

https://www.lefigaro.fr/vox/monde/le-combat-hybride-a-deja-commence-a-nous-d-y-faire-face-20240725


Vladimir Poutine à Moscou, en Russie, le 12 juin 2024.

Vladimir Poutine à Moscou, en Russie, le 12 juin 2024. SERGEI GUNEYEV / AFP

FIGAROVOX/TRIBUNE – La France doit faire face à une guerre hybride menée par la Russie, qui pourrait engendrer, si notre pays n’en prend pas la peine mesure, une «fragmentation de la nation», estime le commandant Olivier Martin.

Olivier Martin est commandant des Transmissions/Guerre électronique. Il prépare actuellement un doctorat sur les guerres hybrides.


«La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre». Si ce mot prêté à François Mitterrand n’évoquait que l’économie, il prend un tour plus littéral et concret aujourd’hui face à la Russie. Pourtant, nous n’en avons que très partiellement conscience.

Comment l’expliquer ? Cette guerre est hybride et contourne l’usage de la force. Elle relève d’une stratégie intégrale indirecte. Elle agit sous le seuil de riposte conventionnelle en combinant influence, lutte informationnelle et actions discrètes voire secrètes. Elle tire profit d’un champ de bataille multimilieux et multichamps, ouvert à l’art combinatoire. Elle cible principalement la «base arrière» : ensemble de l’appui aux forces de combat au sein d’une société. Mode d’action récurrent, sa modernité réside dans sa capacité et ses moyens de fragmenter de la cohésion nationale.

À l’aune des campagnes de désinformation et de manipulation en France, la guerre a déjà commencé. Il nous faut apprendre à voir ce nouvel art de la guerre et y faire face.

Officiellement, nous ne sommes pas en guerre. L’entrée en guerre (article 35 de la Constitution) n’a pas été invoquée. Ni notre société, ni notre économie ne sont sur le pied de guerre. Malgré les combats en Ukraine, nous agissons comme si le rêve d’une paix perpétuelle ne s’était pas éloigné. Nos sociétés ont cru aux dividendes de la paix, conduisant à une démobilisation des esprits et à une intolérance à la guerre, signe d’un pacifisme exacerbé.

Pourtant, nous sommes en «état de guerre», au sens kantien du terme : dans cet entre-deux d’un «ni guerre ni paix» pouvant mener aux extrêmes. La guerre hybride est ambiguë. Elle évite une confrontation directe par des opérations sous le seuil de riposte armée. Le ciblage de la «base arrière» française est à l’œuvre via les réseaux sociaux, des cyberattaques, des manœuvres économiques, énergétiques…En témoignent les ingérences étrangères sur les élections ou sur les hommes politiques, les rapports de Viginum et des services de renseignement. L’implication de «Doppelgänger» dans l’amplification et la diffusion des images des tags représentant des étoiles de David à Paris l’illustre parfaitement.

La guerre hybride vise le délitement des liens entre la population, le gouvernement et les armées.

Olivier Martin

La situation sécuritaire tend à un paradoxe presque métaphysique, à l’image du chat de Schrödinger : à la fois mort et vivant. Cet «état de guerre» explique notre aveuglement. Il repose sur un biais : notre incapacité à saisir un changement sans modification brutale. Leibniz l’illustrait par l’exemple de la corde qui se rompt : nous ne prenons conscience de la fragilisation de la corde qu’au moment où elle cède. Or, cette dégradation suit un lent processus. À l’image du passage de la paix à la guerre, nous cherchons l’événement déclencheur. Mais dans ce nouveau paradigme de la «guerre avant la guerre», il ne viendra peut-être pas.

L’hyper-connectivité dans un monde globalisé a engendré de nouveaux champs de confrontation, notamment informationnel et cyber, permettant une manipulation de masse. Ce ciblage vise l’opinion publique et in fine ses décideurs. Sixième fonction stratégique en France, l’influence est une «arme» par procuration pour nos compétiteurs. La force armée n’est plus l’ultime recours. Le militaire n’en détient plus le monopole. L’arrière est au front, alors «qu’on ne sent ni l’odeur de la poudre ni celle du sang» (La guerre hors limites de Qiao Liang et Wang Xiangsui).

La guerre hybride contourne l’usage de la force en raison d’un double blocage. L’équilibre de la terreur nucléaire implique une première impasse. Arme de non-emploi, elle n’efface pas la possibilité de la force mais la rend inacceptable tant le déséquilibre entre les gains et les pertes est abyssal. Le second est le rapport coût-efficacité des forces conventionnelles. L’attaque du fort au fort rend insupportable les coûts humains et matériels jusqu’au renouvellement de la question du seuil nucléaire. Or, le ciblage hybride évite cette dialectique de l’hostilité en restant sous le seuil de la riposte armée. Ainsi, la maskirovka use de moyens non militaires voire évite la lutte interétatique. Elle illustre la non-linéarité, chère au général Gerasimov, des conflits actuels : l’action armée ne vient, au besoin, que couronner cette stratégie. Les «petits hommes verts» en Crimée en 2014 en sont un cas d’école.

Ce ciblage ne vise pas la destruction des forces mais la fragmentation de la nation pour réduire en amont la capacité et la volonté de résistance. Elle ne veut pas convaincre par les armes (rationnel), mais persuader (émotionnel). L’objectif est le même : priver l’adversaire de sa liberté d’action. Pour reprendre la trinité clausewitzienne, la guerre hybride vise le délitement des liens entre la population, le gouvernement et les armées. L’isolement d’une de ces parties doit rendre impossible toute coordination. La soumission doit être acceptable dans cette nouvelle version de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. Ceci n’est pas sans rappeler la stratégie russe en Ukraine.

Cette stratégie indirecte, volontairement ambiguë, entretient un sentiment illusoire de sécurité pour mieux frapper et étouffer les forces morales de la nation.

Olivier Martin

Les pays baltes et leur «défense globale» nous montrent la voie. Cette stratégie cumulative utilise tous les moyens pour renforcer leur défense. Son pilier central réside dans sa population. Il faut s’en inspirer pour durcir nos structures technologiques, économiques et militaires. Un renforcement de la cohésion nationale, c’est-à-dire de cette «sainte trinité», met en échec le ciblage ennemi. Cette résilience s’appelait naguère forces morales. Cela suppose un vaste chantier de réduction de l’archipélisation sociale, de l’insécurité économique, du séparatisme : autant de fragilités connues, autant de voies d’accès pour la guerre hybride adverse.

Cible de choix dans le domaine militaire, il s’agit de consolider le «système combattant» : le militaire et son environnement de combat, entendu comme le tout qu’il forme avec ce qu’il défend (famille, valeurs, etc.). Cette préservation de la capacité à s’engager repose sur l’assurance d’une prise en charge collective de cette base arrière avant le seuil d’affrontement et par l’étanchéité informationnelle du front et de l’arrière une fois franchi.

Face à cette hybridité tentaculaire, et sans verser dans la paranoïa ou le fantasme d’une «cinquième colonne» qui ferait le jeu de nos adversaires, une approche systémique n’a de sens qu’interministérielle. Une réponse efficace suppose une interconnexion des services et le partage de l’information. Le conseil de défense et de sécurité nationale paraît être l’instance stratégique de bon niveau pour coordonner la réponse française. À l’instar de la stratégie intégrale prônée par le général Poirier, il s’agit d’opérer dans une triple dimension : culturelle, économique et militaire. Face à la guerre hybride, une nation ne connaît que des postes de combat. Cela signifie se protéger, attaquer pour punir l’adversaire, voire le dissuader.

Le combat hybride a déjà commencé. Bien que parfois indistinct, le ciblage de notre société est déjà à l’œuvre. Cette stratégie indirecte, volontairement ambiguë, entretient un sentiment illusoire de sécurité pour mieux frapper et étouffer les forces morales de la nation. Sans renier nos valeurs démocratiques ou renoncer à nos libertés, le défi est d’y faire face collectivement et de démontrer que le courage civique n’a pas déserté le monde occidental.