CENTENAIRE DE L’UNOR : Message du Lieutenant-Colonel Philippe Ribatto Président national de l’Union Nationale des Officiers de Réserve

CENTENAIRE DE L’UNOR : Message du Lieutenant-Colonel Philippe Ribatto Président national de l’Union Nationale des Officiers de Réserve

« Toujours prêts à servir »

 

Je suis particulièrement honoré de vous présenter l’ouvrage du Centenaire de l’Union nationale des officiers de réserve (UNOR) qui, depuis la date de sa création officielle en mai 1922, n’a cessé de défendre sans complexe notre territoire, au prix parfois du sacrifice suprême.

Des officiers de complément aux officiers de réserve, des générations de soldats ont pris part aux grandes batailles qui ont construit la France et son identité. C’est cet esprit d’engagement et notre engouement à servir qui motive chacun d’entre nous. Un siècle plus tard, nous avons toujours à cœur, comme nos aînés, de « continuer dans la Paix l’œuvre qu’ils ont accomplie pendant la guerre : apporter à la défense nationale une collaboration effective et permanente ». Oui, le poids de l’histoire ainsi que celui de la tradition nous obligent.

Comme nos prédécesseurs, nous avons toujours à cœur de mettre en avant nos valeurs en étant les témoins vivants d’une famille soudée : celle de la Défense. A leur image, nous poursuivons l’œuvre engagée pour cultiver notre esprit d’engagement qui promeut notamment la solidarité et l’amour de la France.

L’UNOR n’aurait pas vu le jour sans la volonté de plusieurs hommes en particulier celle du président de la République, Raymond Poincaré. Les paroles qu’il a prononcées lors du congrès constitutif à Versailles de l’UNOR en octobre 1921 prennent une dimension particulière, cent ans plus tard : « « Nous n’avons aucun idéal chauvin.  Il n’en est pas un qui ne souhaite le maintien de la paix, mais ils n’admettraient pas que cette paix tourne facilement à la confusion du vainqueur. Les officiers de complément veulent rester ce qu’ils étaient hier : la garde d’honneur de la patrie. Seule l’union permanente entre l’armée d’active et celle de complément peut former et tenir en haleine des réserves solides pour le jour où nous aurions à lutter de nouveau contre la folie d’un Etat impérialiste ». N’oublions pas de mentionner le rôle capital et fédérateur joué par le capitaine Carville, véritable cheville ouvrière de cette Union qui va fédérer des centaines d’associations départementales d’officiers de réserve.

Une mention spéciale au lieutenant de réserve Jean-Louis Picheral, à l’origine de la naissance de l’UNOR

Né à Nîmes le 29 mai 1870 et domicilié alors au 4, Rue Bourdaloue.

Président de l’association amicale des officiers et assimilés de la réserve et de l’armée territoriale Nîmes et du Gard (112 officiers en 1914), Siège à Nîmes au Grand Café, 2, Rue de la Couronne.

Secrétaire général de la Fédération nationale des associations d’officiers de complément.

Président des éclaireurs du Gard.

Demande que le 11 Novembre soit une fête nationale le 07 novembre 1919.

Candidat aux élections municipales de Nîmes le 30 novembre 1919.

  • Chevalier de la Légion d’honneur,
  • Chevalier de l’Ordre de l’Aigle blanc (Serbie),
  • Croix de guerre belge.

Le Gard a payé chèrement  sa contribution en officiers pendant le conflit 14-18 : 20 officiers morts au champ d’honneur.

Cent ans se sont écoulés depuis le congrès d’octobre 1921 à Versailles et le dépôt des statuts au Journal officiel en mai 1922.

La nature de l’engagement des réservistes est à l’image de notre Nation : diverse. Quelques « dinosaures » ont connu le service national. D’autres, plus jeunes, sont arrivés après les attentats sur le sol français quand certains ont désiré prolonger une carrière militaire achevée dans l’active… Tous ont à cœur de servir la France pour assurer sa sécurité intérieure et extérieure, de protéger nos concitoyens.

Toujours prêts et toujours volontaires, ces 40 000 hommes et femmes constituent un renfort de poids pour leurs 200 000 collègues de l’armée d’active.

Par nature interarmées, l’UNOR regroupe aujourd’hui près de 20 000 réservistes (opérationnels, citoyens et honoraires), hommes et femmes, rassemblant 190 associations nationales ou territoriales. L’Union se nourrit de la volonté de servir auprès de nos camarades d’active et en partenariat privilégié avec les institutions et instances militaires représentatives. Elle a aussi pour vocation d’entraider, d’informer et d’être solidaire de la grande famille des réservistes en tout temps et en tous lieux.

Dans sa vision stratégique publiée en octobre 2021, le chef d’état-major des armées a insisté sur le rôle éminent que la réserve opérationnelle joue au quotidien et sur le rôle futur qu’elle tiendra aux côtés et dans nos armées. Elle  « a vocation à prendre une place croissante dans le contrat opérationnel des armées. Au-delà de la fonction protection, elle doit contribuer à la prise en compte des enjeux de résilience et de volume de forces. ». Nos chefs savent pouvoir compter sur notre total dévouement et notre soutien indéfectible. Notre Union a vocation non seulement à rassembler mais aussi à rassembler et faire évoluer le statut du réserviste pour que celui-ci ne soit pas qu’un simple complément du temps courant mais un militaire à part entière, l’égal du militaire d’active. Combien de nos réservistes projetés en opérations extérieures suscitent-ils l’étonnement ainsi que l’admiration non feinte de leurs camarades d’active quand ceux-ci viennent à découvrir que les premiers sont réservistes et se sont distingués, parfois de belle manière ?

A l’heure où le son du canon et les bruits de bottes résonnent aux portes du Vieux Continent, redonner des moyens techniques et financiers à la Défense nationale, à nos armées, à leurs différentes composantes  et valoriser auprès de la Nation le sacrifice consenti au quotidien par l’ensemble de nos frères d’armes d’active et de réserve aurait un sens et même une vertu : retisser les fils d’une Nation qui parfois s’effilochent, la ressouder et lui permettre d’être « prête à » et « en mesure de » répondre présente à une menace que nos chefs prédisent de haute intensité.

Que les commémorations du centenaire 1922-2022 soient à la hauteur de notre rayonnement, de notre œuvre commune qui fait vivre notre Union. Qu’elles soient un succès à la hauteur des espérances de chacun. Aujourd’hui l’histoire de l’UNOR se poursuit, avec la joie et la fierté de servir. C’est un nouveau siècle d’engagements qui s’écrit. Les réservistes de tous âges, de grades et qualités, répondront « présent » pour la France.

 

Lieutenant-colonel  (R) Philippe Ribatto, président national de l’UNOR

Lieutenant-colonel (H) Jean-Marc Noegelen, président de l’ADORAC du Gard.

Lire et télécharger l’Histoire de l’ADORAC du Gard : Essai-sur-les-origines-de-l’Association-Départementale-des-Officiers-de-Réserve-et-Officiers-Anciens-Combattants-du-Gard

Le sens du devoir du citoyen face au retour de la guerre

Le sens du devoir du citoyen face au retour de la guerre

par François Chauvancy – Theatrum Belli – publié le

(Mon discours pour les cérémonies locales du 11 novembre 2022)

 

Depuis la loi du 20 février 2012, le parlement a instauré le 11 novembre comme une journée « en hommage à tous les morts pour la France, militaires et civils, que ce soit dans les guerres et du fait du terrorisme ». Ces cérémonies du 104e anniversaire de l’armistice de 1918 et le conflit russo-ukrainien contraignent le citoyen à s’interroger sur le sens de son devoir face à la guerre

En effet, la guerre en Ukraine se poursuit dans des conditions bien similaires à celles de cette première guerre mondiale. Rappelons-nous septembre 1914, où l’Armée française composée à la fois de soldats professionnels, de mobilisés et d’appelés a résisté malgré de lourdes pertes à l’agression allemande lors de la bataille de la Marne. L’heure était grave et dans son ordre du jour à l’Armée du 5 septembre 1914, le général Joffre, chef d’État-Major général de l’Armée, ordonnait : « (…) Une troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée ».

Des propos similaires ou proches ont été tenus par le président Zelenski pour la défense de l’Ukraine durant les premières semaines de la guerre. Une guerre engagée doit être gagnée quand la survie de la Nation est en jeu. La IIIème République n’aurait pas survécu à la défaite. L’Ukraine n’aurait pas survécu sans la détermination exprimée par le président Zelenski.

Cependant la bataille de la Marne n’a pas été gagnée par hasard. Être capable après des semaines de retraite de relancer des centaines de milliers d’hommes à l’offensive montre l’engagement collectif de combattre l’agresseur, responsable aussi d’exactions envers la population civile dans les zones conquises. Seul le patriotisme et le sens du devoir pouvaient motiver ces hommes et leur permettre de résister à la violence de ce conflit. En serait-il de même aujourd’hui ?

« Le patriotisme c’est servir une cause qui est plus grande que nous, c’est ce qui nous permet de nous dépasser nous-mêmes, de dépasser nos frontières ». N’est-ce pas ce que cette guerre de 1914-1918 nous a appris ? N’est-ce pas aussi ce que nous montre la guerre en Ukraine ? La défense de son pays par les armes par chaque citoyen est non seulement un acte patriotique mais aussi me semble-t-il un critère de la citoyenneté. Or, aujourd’hui, nous entendons parfois des citoyens français affirmer leur volonté de quitter la France si elle était agressée et s’il fallait se battre pour la défendre. Comme l’a évoqué le président Macron, chef des armées, il est grandement temps de construire notre résilience et la force morale nécessaires pour que notre nation soit forte face à l’adversité.

Enfin, nous devons assumer notre devoir de mémoire et exprimer notre reconnaissance aux combattants d’hier et d’aujourd’hui, morts ou blessés, à leurs familles. Nous devons aussi apporter notre soutien à ceux qui assurent notre sécurité lointaine en Afrique ou dans l’Est de l’Europe, dans les Etats baltes, en Pologne, en Roumanie.

Ainsi, il me paraît bon de rappeler aujourd’hui l’œuvre des Bleuets de France. Le Bleuet de France que je porte sur mon uniforme, est le symbole de la mémoire et de la solidarité envers les anciens combattants, les victimes de guerre ou du terrorisme, les veuves et les orphelins.

Pourquoi le symbole du Bleuet créé en 1916 ? Les bleuets, comme les coquelicots pour les Britanniques, continuaient à pousser dans la terre retournée par les milliers d’obus qui labouraient quotidiennement les champs de bataille pendant la Grande Guerre. Ces fleurs étaient le seul témoignage de la vie qui continuait et la seule note colorée dans la boue des tranchées.

Hier comme aujourd’hui, la guerre voulue par d’autres est devenue une réalité, en Ukraine et demain ailleurs. La sécurité et la survie de la France reposent sur la volonté des Français à assumer leur devoir car « notre liberté n’est pas gratuite » et le sang que l’on est capable de verser est le prix de la liberté. C’est ce que nous rappelle avec force et courage le peuple ukrainien. C’est pourquoi la mémoire de ceux qui ont assumé leur sens du devoir jusqu‘au sacrifice doit être honorée et enseignée.

Je vous remercie

Historique du symbole du Bleuet

L’origine de l’insigne remonte à 1916.  Mme Suzanne Lenhardt, infirmière-major de l’hôpital militaire des Invalides, veuve d’un capitaine d’Infanterie coloniale tué en 1915, et Mme Charlotte Malleterre, fille du général Gustave Léon Niox et épouse du général Malleterre, décident d’organiser des ateliers où les blessés confectionnent des bleuets dont les pétales sont en tissu. Ces insignes seront vendus au public à diverses occasions et le produit de ces ventes permettra de donner à ces hommes gravement blessés un petit revenu.

Le 15 septembre 1920, Louis Fontenaille, président des Mutilés de France, présente un projet destiné à rendre pérenne le Bleuet de France comme fleur symbolique des « morts pour la France ».

En 1928, le président Gaston Doumergue accorde son haut patronage au Bleuet de France, les ventes s’étendent alors progressivement à l’ensemble du pays. Dès 1935, l’État officialise la vente du Bleuet de France chaque 11 novembre partout en France, puis, en 1957, un second jour de collecte est créé le 8 mai.

Cette collecte de dons est assurée par des bénévoles de l’Œuvre nationale du Bleuet de France. Association reconnue d’utilité publique, elle est sous l’autorité de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre.

Son objectif est de recueillir des fonds pour financer les œuvres sociales qui viennent en aide aux anciens combattants, aux soldats blessés en opérations, aux veuves et veufs de guerre, aux pupilles de la Nation, aux victimes du terrorisme.

L’Œuvre soutient aussi les militaires engagés sur des théâtres d’opération en participant à l’initiative « Colis de Noël pour les soldats en opérations extérieures ».

Elle participe également à des actions auprès des enfants des écoles, des collèges et des lycées pour promouvoir la mémoire en participant financièrement à des déplacements permettant la découverte de lieux mémoriels (https://www.onac-vg.fr/presentation-du-bleuet-de-france).

Beyrouth, 23 octobre 1983 : Souvenons-nous des paras du Drakkar

Beyrouth, 23 octobre 1983 : Souvenons-nous des paras du Drakkar


Le 23 octobre 1983, 6h30 du matin : un double attentat frappe la Force multinationale de sécurité à Beyrouth. En quelques secondes, 241 marines américains et 58 parachutistes français sont tués (55 du 1er RCP et 3 du 9e RCP). Le poste Drakkar, occupés par les paras français, vient de subir la frappe la plus terrible contre l’armée française depuis les affrontements de la décolonisation. 

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Bruno Racouchot était alors officier au 6e RPIMa. Il nous a aimablement autorisé à reproduire le texte d’hommage en annexe, initialement paru dans le cadre du très confidentiel « Club des chefs de section paras au feu ». 

23 octobre 1983, Beyrouth, 6h30 du matin, Drakkar est rayé de la carte 

Le 23 octobre 1983, les parachutistes français présents à Beyrouth dans le cadre de la Force Multinationale de Sécurité, étaient victimes d’un attentat. 58 d’entre eux devaient trouver la mort dans l’explosion du poste « Drakkar ». Le texte d’hommage qui suit a été publié dans le cadre du Club des chefs de section paras au feu, qui compte quelques anciens de cette mission sanglante, depuis le Général François Cann, alors à la tête de la force française, et le Général Paul Urwald, qui commandait alors le 6e RIP, jusqu’au benjamin du Club, Bruno Racouchot, officier-adjoint d’une des quatre compagnies déployées à Beyrouth-Ouest. Plus particulièrement en charge de la section de protection du PC du 6e RIP, Bruno Racouchot décrit la configuration extrêmement délicate et sanglante dans laquelle furent alors plongés les parachutistes français.

Rappel du contexte historique 

En juin 1982, Israël lance l’opération « Paix en Galilée », envahit le Sud-Liban et entreprend fin juin-début juillet l’assaut de Beyrouth-Ouest où les Palestiniens sont encerclés dans une nasse, les Syriens refusant de les accueillir sur leur territoire. Un cessez-le-feu est appliqué début août. La communauté internationale, soucieuse d’éviter des affrontements sanglants, décide d’intervenir. Sous la protection des parachutistes français, soutenus par les soldats américains et italiens, les forces palestiniennes sont exfiltrées en douceur. De 500.000 à 600.000 Palestiniens restent dans les camps.

Le 23 août, Béchir Gemayel est élu Président du Liban. Le 15 septembre, il est assassiné. Israël investit Beyrouth-Ouest. Du 16 au 18 septembre ont lieu les massacres de populations civiles dans les camps de Sabra et Chatila, où des centaines de civils palestiniens sont tués. Le 21 septembre, Amine Gemayel, frère aîné de Béchir, est élu président. Le 24 septembre, pour répondre à une opinion internationale scandalisée par les tueries dont les Palestiniens ont été victimes, une Force Multinationale de Sécurité à Beyrouth est créée, intégrant des contingents français, américains, italiens et une poignée d’Anglais.

Dès lors, au Liban, la situation ne cesse de se dégrader. Massacres de populations civiles et attentats se multiplient. Les soldats de la Force Multinationale sont victimes d’innombrables attaques et de bombardements. Si les Américains sont cantonnés à l’aéroport et les Italiens en périphérie de la ville, si les Anglais se contentent de mener des missions de renseignement avec un escadron spécialisé, les Français, eux, reçoivent la mission la plus délicate, au cœur même de Beyrouth.

Tous les quatre mois, les contingents sont relevés, souvent avec des pertes sévères. En septembre 1983 a lieu la relève pour les légionnaires français installés à Beyrouth, remplacés par les parachutistes de la 11e Division parachutiste. C’est l’opération Diodon IV, qui deviendra l’engagement le plus sanglant pour l’armée française depuis les guerres coloniales. Le 3e RPIMa s’installe en secteur chrétien, dans la perspective d’une offensive face au « Chouf », pour pacifier la montagne où les Druzes s’en prennent violemment aux chrétiens. Des éléments du GAP, 1er RHP, 17e RGP, 12e RA, 35e RAP, 7e RPCS et le commando marine Montfort sont également à pied d’œuvre.

Le secteur le plus dangereux, celui de Beyrouth-Ouest, est dévolu à un régiment de marche, le 6e RIP, Régiment d’Infanterie Parachutiste, qui a pour mission principale la protection des populations civiles palestiniennes traumatisées des camps de Sabra et Chatila. Ce régiment, placé sous le commandement du colonel Urwald, a été formé spécialement pour cette opération, et est constitué de quatre compagnies de parachutistes : deux compagnies du 6e Régiment de Parachutistes d’Infanterie de Marine basé à Mont-de-Marsan, une compagnie du 1er Régiment de Chasseurs Parachutistes basé à Pau, une compagnie du 9e Régiment de Chasseurs Parachutistes basé à Pamiers.

Le quotidien d’un chef de section para au feu

C’est une vraie leçon de vie dont vont bénéficier les jeunes chefs de section plongés dans la fournaise de Beyrouth. Les Américains sont à l’époque encore sous le coup de la chute de Saïgon survenue à peine huit ans plus tôt. Ils sont repliés sur l’aéroport, ne sortant quasiment pas de leurs abris, usant de M113 pour traverser le tarmac de l’aéroport. Sous des tirs d’artillerie incessants, en septembre 1983, nos jeunes paras ont remplacé les légionnaires. A la différence des professionnels du 3e RPIMa, d’où viennent-ils ces jeunes du 6e RIP ? Ce sont pour la plupart des appelés, d’un genre un peu particulier cependant. Volontaires TAP, volontaires outre-mer, volontaires service long, pour beaucoup d’entre eux, ils ont déjà bénéficié d’une solide formation et ont effectué des « tournantes » hors métropole.

Mentalement et physiquement préparés, ils pressentent cependant dès leur arrivée que cela va être dur, très dur même. Mais ils vont faire front et s’adapter. Avec modestie, calme, détermination. Certes, en débarquant, chacun d’entre eux éprouve l’étrange picotement qui monte le long de la colonne vertébrale. Heureusement, ils ont à leurs côtés les « anciens », à peine plus âgés qu’eux, qui ont « fait » le Tchad, la Mauritanie, le Zaïre, Djibouti, et pour certains déjà, le Liban… Tous ces noms de TOE lointains les ont fait rêver à l’instruction, quand ils n’avaient déjà qu’un souhait, se montrer à la hauteur de ceux qui les avaient précédés sous le béret rouge. Aujourd’hui, le rêve se trouve enfin confronté brutalement à la réalité.

Beyrouth est un piège monumental. On a beau avoir bourlingué, on a beau avoir entendu tirer à ses oreilles, quand on est un jeune chef de section, débarquer dans un tel univers constitue une épreuve d’ordre quasiment initiatique. On n’ose pas le dire, mais on le ressent d’emblée jusqu’au tréfonds de soi. Avec la secrète question qui taraude et que l’on n’ose pas exprimer : saurai-je me montrer digne de mon grade et de mon arme ? Ce sont d’abord les missions ordinaires, protection des postes, ravitaillement, reconnaissance, tâches d’entretien peu glorieuses mais tellement nécessaires, que l’on accomplit sereinement parce que même si le contexte est moche, on leur a appris à être beaux. Les jeunes paras mûrissent vite. Les visages se creusent, le manque de sommeil se fait vite sentir. Paradoxalement, les relations soudent les esprits et les corps. De secrètes complicités se nouent. Plus besoin de longs discours, les ordres s’exécutent machinalement, avec un professionnalisme qui prouve que, par la force des choses, le métier des armes entre dans la peau de chacun.

L’ennemi est partout et nulle part

Le jeune chef de section apprend très vite à connaître son secteur. Il a la chance d’avoir à ses côtés des hommes décidés encadrés par des sous-officiers d’élite, totalement dévoués à leur tâche. Il rôde, de jour comme de nuit, pour imprimer dans ses neurones les itinéraires, les habitudes, les changements de comportements. Rien n’est anodin. Il sait qu’il lui faut lier connaissance, observer, échanger, parler, surveiller, lire, écouter… Pas de place pour la routine. Plus que jamais, il faut faire preuve d’initiative, agir à l’improviste, sortir des postes, aérer les périmètres de sécurité, ne pas céder à la tentation mortelle de se recroqueviller dans les postes, derrière les sacs de sable et les merlons de terre. Des milliers d’yeux observent les paras français depuis les tours qui encerclent les positions. Ici, l’aspect psychologique est capital. On est en Orient. Il n’est pas permis de perdre la face. Les Français ont des moyens dérisoires en regard de leurs adversaires potentiels ou des grands frères américains, qui peuvent d’un simple appel radio, déclencher la venue de norias d’hélicoptères. En revanche, les Français savent s’immerger dans la population. Ils mangent comme le Libanais de la rue, se mélangent aux civils qui déambulent dans des marchés grouillants. Savoir se faire apprécier, c’est se faire respecter. Un sourire généreux sur une face de guerrier, c’est rassurant. Ça prouve la force plus que les armes. C’est cette stature des paras français qui fait très vite leur réputation dans la population.

Ce profil si particulier des soldats français, ce sont les chefs de section et les sous-officiers qui l’impriment à leurs hommes. Quels que puissent être les risques, ils ne changeraient leur place pour rien au monde. Ils savent qu’ils vivent une aventure inouïe, où chacun va pouvoir aller à l’extrême limite de ses possibilités. Le chef de section para a beau n’avoir que vingt-cinq ou trente ans, il sait qu’il passe là une épreuve pour laquelle il s’est préparé depuis des années ou depuis toujours, celle du feu. Il devine intuitivement qu’il va peut-être lui être donné d’accéder à une autre forme de connaissance de la vie, qu’il va opérer une mue intérieure subtile que seuls « ceux qui savent » et les anciens comprendront. Il sait qu’il reviendra de Beyrouth, « pareil sauf tout »… Ceux qui ont lu Ernst Jünger savent ce qu’il entend quand il parle de « La Guerre, Notre Mère »…. Drakkar va littéralement « sublimer » cet état d’esprit.

L’épreuve

Deux jours avant Drakkar, le 21 octobre 1983, je suis désigné pour conduire, avec le capitaine Lhuilier, officier opération du 6e RIP, un entraînement commun de la Compagnie Thomas du 1er RCP avec les marines américains à l’aéroport. Il faut bien que la connaissance de la langue de Shakespeare serve à quelque chose… Lhuilier est une figure des paras-colos. Il a eu son heure de gloire avec le 3e RIMa au Tchad quelques années avant, où coincé dans une embuscade, il a fait monter sa compagnie à l’assaut des rebelles, baïonnette au canon, en chantant « La Marie »… Dans l’épreuve qui se profile à l’horizon, il va se révéler un roc inébranlable.

Marines et paras français au coude à coude à l’entraînement… Comment imaginer en voyant tous ces grands gaillards crapahuter dans la poussière et se livrer à des exercices de tir rapide, que la plupart d’entre eux reposeront bientôt dans un linceul de béton ?… Mis en alerte le samedi soir, nous dormons tout équipés sur nos lits de camp, l’arme à portée de main. On entend bien des explosions, des tirs d’artillerie sporadiques. Des rafales d’armes automatiques titillent les postes. Mais va-t-on s’inquiéter pour si peu ?

Dimanche 23 octobre 1983, 6h30 du matin. L’aube se lève. D’un coup, une explosion terrible, une lourde colonne de fumée qui s’élève plein sud dans le silence du dimanche matin. L’aéroport et les Américains sont mortellement touchés. Puis une minute après, encore une autre, plus proche cette fois, d’une puissance tout aussi ahurissante. On entend en direct sur la radio régimentaire que Drakkar a été rayé de la carte. Ce poste était occupé par la compagnie du 1er RCP commandée par le capitaine Thomas, dont heureusement un détachement était de garde à la Résidence des Pins, le QG français. Bilan des deux attentats : 241 marines et 58 paras français sont tués, sans compter d’innombrables soldats grièvement blessés, évacués en urgence en Europe.

Dès la première explosion, chacun a bondi à son poste. On comprend d’emblée que c’est terrible. Les ordres fusent à toute vitesse. Des équipes partent pour le lieu de l’attentat, les autres sécurisent les postes. Chacun sait ce qu’il a à faire. On est sous le choc, mais le professionnalisme l’emporte. La mécanique parachutiste, répétée inlassablement à l’entraînement, montre ses vertus en grandeur réelle. On va faire l’impossible pour sauver les camarades. Malheureusement, beaucoup sont déjà morts, déchiquetés, en lambeaux, que l’on ramasse jour après jour, nuit après nuit. On a entendu certains d’entre eux râler sous les ruines, alors que nous étions impuissants à les dégager des amas de gravats. Ils sont là, pris dans l’étreinte mortelle de l’acier et du béton, ceux pour lesquels nous sommes arrivés trop tard, ceux avec lesquels hier on riait, on plaisantait, on rivalisait. Aucun des paras qui va relever ses camarades en cette semaine d’octobre n’oubliera ces pauvres corps, « tués par personne », nobles et dignes jusque dans la mort, magnifiques soldats équipés et prêts pour le combat, parfois la main crispée sur leur Famas. Sans doute est-ce parce qu’ils ont rejoint les légions de Saint-Michel que leur souvenir semble éternel. Le mythe para en tous cas l’est. Maintenant plus que jamais. Et tous, nous communions alors dans une espèce de rêve étrange et éveillé, où la mort étonnamment proche se mêle inextricablement à la vie, en un jeu dont les règles nous échappent. Un nouveau jalon funèbre est posé après les combats des paras de la Seconde Guerre mondiale et bien sûr ceux des grands anciens d’Indochine et d’Algérie.

 

Le piège fatal

En signe de solidarité avec nos hommes, le Président de la République, François Mitterrand, vient rendre un hommage aux morts le 24 octobre. Les paras savent déjà qu’ils sont pris dans un traquenard monstrueux. Jour après jour, ils sont victimes de nouveaux attentats, dans un secteur totalement incontrôlable, où pullulent les milices, les mafias et les « services ». Personne ne sait réellement qui fait quoi, les informations sont sous influence, rien n’est sûr, tout est mouvant. Sans ordres ni moyens légaux, les paras sont contraints de se battre au quotidien pour assurer la survie de leurs postes et continuer à protéger les populations. Aucun renfort notable n’est envoyé de métropole, hormis une compagnie de courageux volontaires du 1er RCP venus prendre la place de leurs prédécesseurs. En dépit des nombreux morts et blessés qu’ils vont relever dans leurs rangs, les paras ne doivent compter que sur leur savoir-faire, leur calme et leur professionnalisme pour se défendre tout en évitant de répondre aux provocations, refusant parfois de tirer pour préserver les civils. A ce titre, la mission aura certes été remplie, mais nombreux sont les soldats français qui reviendront avec l’amer sentiment d’avoir perdu leurs camarades sans les avoir vengés.

Chacun sait alors que nous vivons un moment unique de notre vie, dont l’intensité et la profondeur nous bouleversent. L’aumônier, le père Lallemand, a le don de savoir parler aux soldats. Que l’on soit croyant pratiquant ou athée, agnostique ou païen, il sait trouver les mots qui apaisent et réconfortent. Paradoxalement, Drakkar ne va pas briser les paras, mais les souder. Les semaines à venir vont être infernales. Et cependant, tous font face avec une abnégation sublime. Le plus humble des parachutistes joue consciencieusement son rôle dans un chaudron où se multiplient les attentats. Bien des nôtres vont encore tomber, assassinés lâchement la plupart du temps. Mais tous accomplissent leur devoir avec fierté et discrétion. Nous recevons des mots et des cadeaux de métropole, comme ces Landais qui nous envoient du foie gras à foison pour Noël, ou encore ces enfants qui nous dédient des dessins touchants. Les paras sont soudés, et même la mort ne peut les séparer.

Dans la nuit du 25 décembre, les postes de Beyrouth-Ouest devenus indéfendables dans la configuration géopolitique de l’époque sont évacués. Fin janvier-début février, les paras  exténués sont rapatriés sur la France. Le contingent de « Marsouins » qui les remplace ne restera pas longtemps. Américains et Italiens quittent le Liban fin février. En mars, le contingent français rembarque, ne laissant sur place que des observateurs.

 

Les enseignements à tirer

Jeune ORSA à l’époque, ayant la volonté de préparer l’EMIA, je décide cependant de quitter l’armée. Cinq années de boxe intensive et à bon niveau m’ont appris qu’un coup encaissé doit toujours être rendu, au centuple si possible. Déphasage. Je ne me sens pas l’âme d’un « soldat de la paix ». Mais les paras vont rester ma vraie famille. Depuis, j’ai fait le tour du monde, connu d’autres aventures. J’ai passé des diplômes, « fait la Sorbonne », créé une entreprise. Mais rien n’a été oublié. Mes chefs d’alors sont devenus des amis. Nous avons eu des patrons magnifiques, Cann, Urwald, Roudeillac, des commandants de compagnie qui étaient des meneurs d’hommes, de vrais pirates pour lesquels on aurait volontiers donné sa vie, des sous-officiers et des soldats avec des gueules sublimes. Tout cela, mon ami le journaliste Frédéric Pons l’a mis en relief avec brio dans son livre « Les Paras sacrifiés » publié en 1993 et réimprimé en 2007 sous le titre « Mourir pour le Liban ». Il faut dire qu’à la différence de bien d’autres, Pons sait de quoi il parle. Ancien ORSA du 8e RPIMa, il a vécu l’une des premières missions de la FINUL au sud-Liban au tout début des années 80.

En novembre 2007,  j’ai été invité à prononcer une courte allocution à Coëtquidan, devant les élèves de l’EMIA qui avaient choisi pour parrain de leur promotion le Lieutenant de La Batie. J’avais connu Antoine quand il était à Henri IV, je l’avais ensuite revu lors de l’entraînement commun à l’aéroport le 21 octobre 1983… puis mort quelques jours après. Ayant quitté l’armée française comme lieutenant, j’ai donc souhaité parler à ces élèves officiers comme un vieux lieutenant à de jeunes lieutenants. Il faut savoir tirer le meilleur de toute expérience, surtout quand elle s’est révélée tragique. Bref, savoir transformer le plomb en or. Il fallait leur dire ce qu’une OPEX comme celle-là nous avait appris concrètement, nous fournissant des enseignements qui nous servent au quotidien dans la guerre économique.

Avec le recul, ce qui demeure certain, c’est que, sans en avoir eu alors une pleine conscience, Beyrouth anticipait le destin de l’Occident. Le terrorisme est devenu une menace permanente, y compris au cœur de notre vieille Europe. Mais en ce temps-là, nous autres, modestes chefs de section, n’étions pas à même d’analyser les basculements géopolitiques en gestation. Plus modestement, Beyrouth nous a révélé la valeur des hommes. Beyrouth nous a enseigné bien des sagesses. Pour ceux qui surent le vivre avec intelligence, Beyrouth fut une épreuve initiatique au sens premier du terme, qui nous a décillé les yeux sur nous-mêmes et sur le monde. Ce que les uns et les autres avons appris dans ce volcan, aucune école de management, aucun diplôme d’université, ne nous l’aurait apporté, ni même l’argent ou les honneurs. Nous avons appris le dépassement de soi pour les autres, la valeur de la camaraderie, la puissance des relations d’homme à homme fondées sur la fidélité, la capacité à transcender sa peur, la reconnaissance mutuelle, l’estime des paras pour leur chef et l’amour fraternel du chef pour ses paras… Des mots qui semblent désuets dans  l’univers qui est le nôtre, mais qui reflètent cependant un ordre supérieur de connaissance des choses de la vie. Cette richesse intérieure acquise, nous en ferons l’hommage discret à tous nos camarades tombés en OPEX le 23 octobre, lorsque, à 6h30 du matin, nous penserons à ceux du Drakkar. Comme nos grands anciens, montera alors de nos lèvres vers le ciel la vieille chanson : « j’avais un camarade… »

*Bruno Racouchot, ancien lieutenant au 6e RPIMa. L’auteur : DEA de Relations internationales et Défense de Paris-Sorbonne, maîtrise de droit et de sciences politiques, Bruno RACOUCHOT, est aujourd’hui le directeur de la société Comes Communication, créée en 1999, spécialisée dans la mise en œuvre de stratégies et communication d’influence.

IN MEMORIAM Drakkar

capitaine Thomas Jacky
capitaine Ospital Guy
lieutenant Dejean de La Bâtie Antoine
sous-lieutenant Rigaud Alain
adjudant Bagnis Antoine
adjudant Moretto Michel
sergent Dalleau Christian
sergent Daube Vincent
sergent Lebris Jean-Pierre
sergent Longle Yves
sergent Ollivier Gilles
caporal chef Bensaidane Djamel
caporal chef Beriot Laurent
caporal chef Carrara Vincent
caporal chef Duthilleul Louis
caporal chef Grelier Xavier
caporal chef Loitron Olivier
caporal chef Margot Franck
caporal chef Seriat Patrice
caporal chef Vieille Hervé
caporal Girardeau Patrice
caporal Hau Jacques
caporal Jacquet Laurent
caporal Lamothe Patrick
caporal Lepretre Dominique
caporal Leroux Olivier
caporal Muzeau Franck
caporal Thorel Laurent
parachutiste de 1ère classe Gasseau Guy
parachutiste de 1ère classe Gautret Remy
parachutiste de 1ère classe Julio François
parachutiste de 1ère classe Pradier Gilles
parachutiste de 1ère classe Tari Patrick
parachutiste de 1ère classe Théophile Sylvestre
parachutiste Bachelerie Yannick
parachutiste Bardine Richard
parachutiste Caland Franck
parachutiste Chaise Jean-François
parachutiste Corvellec Jean
parachutiste Delaitre Jean Yves
parachutiste Deparis Thierry
parachutiste Di-Masso Thierry
parachutiste Durand Hervé
parachutiste Guillemet Romuald
parachutiste Kordec Jacques
parachutiste Lastella Victor
parachutiste Ledru Christian
parachutiste Levaast Patrick
parachutiste Leverger Hervé
parachutiste Meyer Jean-Pierre
parachutiste Porte Pascal
parachutiste Potencier Philippe
parachutiste Raoux François
parachutiste Renaud Raymond
parachutiste Renou Thierry
parachutiste Righi Bernard
parachutiste Schmitt Denis
parachutiste Sendra Jean

Destruction du « Moskva » et menaces littorales – Mise en perspective d’un siècle d’évolution des forces terrestres et navales

Destruction du « Moskva » et menaces littorales – Mise en perspective d’un siècle d’évolution des forces terrestres et navales


 

La destruction du croiseur russe Moskva le 22 avril 2022 par deux missiles de croisière ukrainiens P-360 Neptune a été un des évènements militaires les plus commentés depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il s’agit d’un des deux plus grands bâtiments de combat coulés depuis 1945, d’un tonnage proche du croiseur argentin ARA General Belgrano, torpillé le 2 mai 1982 par le sous-marin nucléaire d’attaque britannique HMS Conqueror

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les combats navals ont été finalement assez rares, impliquant le plus souvent des groupes limités de petites unités, patrouilleurs, frégates et destroyers. Il n’y a pas eu d’affrontement entre groupes aéronavals, ni de campagne sous-marine contre des voies de communication et très peu d’opérations amphibies. Bien que l’activité navale n’ait pas manqué, les affrontements d’ampleur desquels tirer des enseignements pour un futur conflit de haute intensité furent peu nombreux, en dehors de la campagne des Malouines dont on commémore cette année les quarante ans. Encore son contexte, très particulier, limite-il les enseignements qui en découlent, tandis que son ancienneté l’éloigne des standards actuels.

Malgré de nombreuses études et exercices destinés à évaluer la pertinence relative des différents systèmes, des incertitudes planent donc sur l’efficacité relative en situation de conflit majeur de tel ou tel système naval, sur la place et la pertinence des porte-avions, des sous-marins, des aéronefs ou des missiles balistiques dans ce qui serait une lutte pour la supériorité sur les espaces aéromaritimes entre grandes marines. Il est donc tentant d’extrapoler beaucoup de chaque évènement. Ainsi, la destruction du Moskva est sans doute loin d’être l’illustration d’une révolution. Bien entendu, certaines spécificités de l’engagement doivent être prises en compte, et notamment l’ancienneté du navire et l’insuffisance de la préparation opérationnelle de l’équipage russe. Mais cette destruction s’inscrit surtout dans un mouvement constant, une des rares certitudes historiques non démenties depuis le milieu du XIXe siècle : le renforcement quasi ininterrompu des menaces littorales, de la capacité, depuis la terre, à détecter, cibler et interdire les opérations navales venues de la haute mer. Les conséquences sont d’une part un constant recul de la « zone d’impunité » pour les grandes unités de haute mer, qui doivent s’éloigner physiquement des côtes adverses et d’autre part une difficulté croissante à interagir avec le littoral hostile, pour le reconnaitre, le frapper ou l’envahir. Cette neutralisation non pas de la puissance navale, mais de sa capacité à produire par sa projection un effet utile vers la terre est un problème particulièrement saillant pour les États qui ont donné à cette projection un rôle central dans leur approche des opérations militaires, à commencer par les pays de l’alliance atlantique. Elle a entraîné des cycles d’adaptation, qui ont permis le développement de moyens défensifs contre l’action littorale, mais aussi de capacités de détection et de frappe à distance, pour continuer de profiter des avantages conférés par la haute mer tout en produisant des effets utiles contre la terre. Si la puissance navale est parvenue à maintenir son ascendant sur les forces littorales, le rayon d’action de ces dernières a augmenté inexorablement depuis un siècle, contraignant les forces navales à s’éloigner toujours plus loin de la côte pour bénéficier de l’impunité de la haute mer face aux actions de la terre.

Marine à voile et impunité de la haute mer

Les capacités côtières changèrent peu pendant le « temps long » de la marine à voiles. Vers le milieu du XIXe siècle, les canons à chargement par la bouche tirant à la poudre noire étaient l’arme navale principale. En cas de duel, l’avantage défensif était admis : les batteries côtières étaient dotées de fortifications plus solides qu’une coque en bois, elles pouvaient mettre en œuvre de plus gros calibres, chauffer leurs boulets et bénéficiaient de la stabilité de tir. Mais leur portée était très limitée et au-delà de celle-ci, les forces navales naviguaient en toute impunité.

Aux alentours de 1840, alors les navires de ligne emportaient des pièces de 30 livres, les batteries côtières mettaient en œuvre des canons de 68 livres à âme lisse, à la fois aboutissement et impasse technologique, avec une portée utile d’environ 3 000 mètres, un chiffre relativement inchangé depuis le XVIIIe siècle[1]. Peu mobiles et couteuses, les batteries côtières étaient réservées à une défense de points sensibles : ports, chenaux et détroits. Au-delà de cette limite, les opérations navales étaient libres et il fallait une flotte hauturière pour s’opposer à une autre flotte hauturière. On pouvait ainsi parler d’impunité pour les puissances navales face aux puissances terrestres. Le blocus rapproché des ports était possible et la côte était facilement accessible pour mener raids, débarquements ou bombardements de la part d’une marine toujours capable de réfugier rapidement au large ses bâtiments hors de toute atteinte de la côte.

Combat du Tage en 1831 : la flotte française pouvait choisir l’heure et le lieu de l’attaque et bénéficier d’une totale impunité jusqu’à portée de canon, sans que les forces littorales ne puissent être averties ou modifier leur dispositif.

Les progrès de la métallurgie, de la pyrotechnie et de l’usinage contribuèrent à l’augmentation de la portée et de la précision, des effets et donc de la capacité de destruction de l’artillerie navale (obus explosifs puis perforants, canons rayés, poudre sans fumée, optiques, télémétrie, etc.), au prix d’un poids sans cesse croissant des pièces. Malgré ces innovations, au tournant du XXe siècle, les batteries côtières ne pouvaient guère engager un adversaire à plus de 10 000 mètres. Au-delà, la côte était à la fois aveugle aux mouvements navals et incapable de les interdire. Même dans des eaux resserrées comme celles de la Mer Baltique ou de la Mer Noire, jusqu’en 1900, l’avantage allait indiscutablement à la force navale la plus importante, sans possibilité d’égalisation de la part des petites puissances navales, fussent-elles de grandes puissances continentales. La hiérarchie navale était rigide : plus grande était la taille des navires, plus grande était leur puissance, sans possibilité pour les petites unités d’infliger des dommages significatifs autrement que par ruse (abordages surprise, sabotages). Si l’attaque d’un port demeurait un exercice risqué et aléatoire, la puissance navale pouvait choisir l’heure et le lieu de l’action, sans risquer aucun dommage avant d’être à portée de canon de sa cible. Ainsi, le 11 juillet 1831, la marine française força l’embouchure du Tage et se positionna devant Lisbonne, au prix d’une canonnade contre les forts qui en gardaient l’entrée. Un siècle plus tard, une telle opération devint totalement inenvisageable, du fait des mines et des torpilles.

Nouvelles technologies « égalisatrices » : mines et torpilleurs, la fin de l’impunité

Balbutiant dès la guerre de Sécession, le développement des submersibles et des mines puis des torpilles, associé à la propulsion à vapeur, allait progressivement enclencher un accroissement géométrique des capacités littorales et créer des possibilités d’égalisation du rapport de force pour les petites marines. Bien que les conséquences sur le plan global de cette transformation aient été surestimées en France par la Jeune Ecole, elles furent tout à fait considérables. Alors que jusqu’en 1865 les mines ne produisirent que des effets limités, incapables d’entraver les opérations navales franco-britanniques contre la Russie en 1856 ou celles l’Union contre la Confédération de 1861 à 1865, elles jouèrent un rôle très important dans la guerre russo-japonaise de 1904-1905, premier conflit pendant lequel toutes les nouvelles capacités d’action littorale pesèrent contre les forces navales de haute mer. Cette évolution fut marquée pas quatre facteurs : une logique de milieu nouveau (sous-marin), une logique de distance décuplée (le rayon d’action des torpilleurs), une logique de communications (la TSF fut utilisée massivement par les deux camps dès 1904) et une logique d’égalisation, apportée par la puissance destructrice des explosifs sous-marins : une seule mine ou une seule torpille pouvait couler un bâtiment de premier rang.

Torpilleurs japonais en 1905. Même si leurs résultats furent décevant pendant la guerre russo-japonaise, les torpilleurs firent planer une menace constante sur les escadres.

Mises en œuvre par des torpilleurs ou des mouilleurs de mine de quelques centaines de tonnes, ces menaces pouvaient être déployées rapidement face à une force navale ennemie dont l’approche pouvait être signalée bien au-delà de l’horizon, de nuit ou par mauvais temps, par l’intermédiaire des ondes radio. Tous les petits fonds pouvaient être minés, toutes les côtes et les eaux étroites pouvaient être parcourues par des divisions de torpilleurs.

Apparus au tournant des années 1880, atteignant des vitesses d’une quinzaine de nœuds, ces bâtiments de 100 à 200 tonnes progressèrent rapidement pour atteindre les trente nœuds en 1904, avec une autonomie leur permettant de mener des raids nocturnes ou de patrouiller les littoraux et les abords des bases navales. Même s’ils manquaient de véritables capacités hauturières, ils s’imposèrent, aux côtés des mines, comme une nouvelle menace existentielle pour les navires de premier rang. Sans effacer les moyens classiques d’artillerie, ils complexifiaient considérablement la manœuvre navale : la zone d’interdiction des opérations navales depuis la haute mer était passée de « points » (portuaires) d’environ 3000 mètres en 1900 à une bande continue d’une trentaine de kilomètres le long des côtes en 1905, de laquelle on ne pouvait plus s’approcher qu’en force, en escadre avec lourde escorte.

CAUSE Russie

Cuirassé

Japon

Cuirassés

Russie

Croiseurs

Japon

Croiseurs

Artillerie navale 4 5
Artillerie côtière 4 3
Artillerie + torpilles 2
Torpilles 1
Mines 1 3 1 4

Nombre de cuirassés et croiseurs coulés par cause, guerre russo-japonaise 1904-1905

Bien que le nombre singulièrement élevé de pertes du fait de l’artillerie côtière s’explique par le contexte particulier de la guerre (siège de Port Arthur et destruction des navires russes bloqués dans la rade), il faut surtout remarquer que les nouveaux systèmes sous-marins de la zone littorale, torpilles et surtout mines, furent impliqués dans 12 des 28 destructions de navires principaux (cuirassés et croiseurs), à égalité avec l’artillerie navale. Même si la torpille finit par être mise en œuvre par presque tous les navires de haute mer, du cuirassé au destroyer, et s’imposa dans le combat naval à toute distance des littoraux, elle demeura une arme incomparable pour égaliser la puissance navale au profit des littoraux et fournir aux petits pays et aux petites flottes des moyens de menacer des grandes flottes hauturières. Délaissant les « cuirassés garde-côte », les puissances navales de second rang investirent dans les torpilleurs, mais aussi dans les batteries de torpilles à terre pour protéger les ports. Même d’une portée limitée à quelques miles nautiques, elles pouvaient avoir leur utilité dans les eaux resserrées pour compléter les batteries côtières, comme l’attesta la destruction du croiseur allemand Blücher par les canons et torpilles norvégiennes averties par la TSF d’un patrouilleur devant Oslo le 8 avril 1940, trois jours seulement après son admission au service actif. Une action qui, sur le plan symbolique, ressemble beaucoup à la destruction du Moskva[1]. La mine navale, en revanche, demeura un moyen d’action essentiellement littoral. Même si des essais d’utilisation en haute mer en manœuvre d’escadre furent effectués par la marine japonaise pendant les années 1930, ils ne débouchèrent pas sur un emploi en opérations pendant le second conflit mondial. Quant aux gigantesques champs de mines anglais en Mer du nord posés entre 1940 et 1943 (plus de 90 000 engins), ils s’avérèrent inadaptés à l’immensité des eaux libres et ne revendiquèrent qu’un seul sous-marin allemand.

A gauche, des mines anglaises de contact sur le pont du croiseur HMS Aurora pendant la seconde guerre mondiale. Il faut percuter la mine pour déclencher son explosion. A droite, une mine de fond MDM-2 de conception soviétique, toujours proposée à l’exportation par la Russie sur le site de Rosoboronexport. Les Ukrainiens ont probablement mouillé des modèles similaires. Cet engin dispose de capteurs acoustiques, magnétiques et hydrodynamiques et peuvent être réglés de manière plus ou moins discriminante pour cibler un type de signature acoustique, de fréquence électrique ou de déplacement.

Il faut souligner que le conflit actuel en Ukraine marque le grand retour de la mine navale dans les confrontations de haute intensité. En minant les littoraux dans les premières heures des conflits, les Ukrainiens ont, pour une dépense minimale, neutralisé toute possibilité de débarquement russe dans leurs eaux. Il faut garder néanmoins à l’esprit que les mines n’ont d’intérêt que si le pays côtier dispose de forces littorales aptes à interdire toute opération déminage de vive force.

La Première Guerre mondiale — l’avion, la vedette et le sous-marin

La conséquence de cette létalité littorale étendue au début du XXe siècle fut, pour toutes les grandes marines, un effort de transformation sous la contrainte. La fin de l’impunité ouvrait l’ère de l’adaptation. L’apparition de nouveaux bâtiments, de nouveaux équipements, de nouveaux modes d’action et de nouvelles doctrines permirent de contester ces menaces littorales pour préserver la capacité d’action vers ou proche de la terre : filets anti-torpilles, destroyers pour chasser les torpilleurs, profusion de canons à tir rapide sur les unités de premier rang… Mais malgré ces efforts fut acté l’éloignement des grandes unités navales de la zone littorale adverse, désormais trop dangereuse pour être approchée au quotidien sans escorte ni préparation soigneuse. Le déminage s’avéra notamment bien plus long et aléatoire que la pose de mines. Le blocus de la flotte de haute mer allemande pendant la Première guerre mondiale s’effectua donc « au port ». Champs de mines et torpilleurs allemands étaient trop dangereux pour qu’un maintien des escadres devant Kiel soit envisageable, tandis que la TSF permettait de se contenter de patrouilles par des unités légères pour surveiller les approches maritimes. Cette dangerosité littorale fut confirmée dans d’autres situations, comme l’assaut infructueux mené par les forces navales franco-britanniques contre les Dardanelles en 1915, qui entraina la perte de trois cuirassés et de sérieux dommages sur quatre autres navires de ligne, du fait de l’artillerie côtière mais surtout de mines non éliminées par la force de dragage alliée.

La Première Guerre mondiale confirma et renforça donc les menaces littorales apparues en 1904-1905, et en ajouta de nouvelles. L’apparition des moteurs à explosion permit le développement de vedettes lance-torpilles, très rapides, très mobiles et minuscules. Leur intérêt fut démontré le 10 juin 1918, lorsque des vedettes MAS.15 de 20 tonnes de la marine italienne torpillèrent le cuirassé austro-hongrois de 20 000 tonnes SMS Szent István au large de l’île croate de Permuda. Ce format de petit navire emportant des torpilles fut très utilisé dans le second conflit mondial, par tous les belligérants, et préfigura le patrouilleur lance-missile. Bien que les succès contre de grandes unités fussent finalement peu nombreux, ces vedettes contribuèrent par leur présence à les maintenir loin des littoraux, même en l’absence de flotte adverse, tout en mobilisant pour les contrer des moyens bien plus coûteux.

Vedette italienne « MAS » – 1917

À partir de 1914, les aéronefs et les dirigeables rigides ajoutèrent la dimension aérienne aux opérations navales. Par rapport au torpilleur, l’aéroplane apportait, pour une portée équivalente depuis la terre et un coût de mise en œuvre bien plus faible, une vitesse décuplée et une plus grande liberté de mouvement (d’abord de jour et par beau temps). Sous la mer, la fiabilisation du submersible et le développement de la détection acoustique donnèrent naissance aux opérations sous-marines, d’abord côtières. Gagnant rapidement la haute mer, elles demeurèrent propices à la défense des littoraux contre les forces navales, complétant mines et batteries. Le développement de forces sous-marines côtières par de petites puissances navales constitua — et constitue toujours — un moyen « rentable » de protection d’un littoral contre toute force navale, même de premier rang, qui doivent pour la contrer aligner d’importantes forces d’escorte. Ainsi les forces anti-sous-marines britanniques mobilisèrent en 1982 trois frégates et leurs hélicoptères et tirèrent 50 torpilles et de nombreuses grenades contre le sous-marin argentin ARA San Luis, un modeste bâtiment Type 209, sans jamais l’atteindre. Seule la défectuosité des torpilles argentines l’empêcha d’infliger des dommages à la force navale britannique.

La seconde guerre mondiale — victoire (couteuse et provisoire) des capacités hauturières

Les avancées technologiques de l’entre deux-guerres permirent là encore d’augmenter la portée, la fiabilité et la coordination des moyens côtiers capables de menacer une force navale. Même si certains paris furent décevants et inadaptés, comme le bombardement en altitude des forces navales, d’autres furent couronnés de succès : le radar, l’hydravion de patrouille maritime équipé de TSF, le bombardier torpilleur ou le bombardier en piqué, mais aussi le développement des communication radio chiffrées et la mise en place de structures de commandement intégrées constituant peu à peu une situation tactique « partagée en temps réel » permirent de fiabiliser et d’augmenter la létalité des opérations menées par les forces littorales contre les forces navales dont la portée fut, de nouveau, décuplée, passant d’environ 30 à 300 kilomètres (le rayon d’action moyen des bombardiers torpilleurs basés à terre).

La force Z de la Royal Navy (HMS Repulse, HMS Prince of Wales et quatre destroyers) frappée par l’aviation japonaise basée à terre au large de la Malaisie, le 10 décembre 1941. La destruction des deux navires de ligne par une force aérienne exclusivement basée à terre, sans moyens navals, fut un symbole marquant de l’évolution des capacités littorales contre la puissance navale.

Les forces de haute mer ne furent pas en reste et l’opposition entre forces hauturières et côtières fut un des déterminants des opérations entre 1939 et 1945, l’essentiel des batailles navales se déroulant à portée de l’aviation basée à terre. Le développement des groupes aéronavals efficaces, capables d’opérations soutenues, protégés par des forces d’escorte nombreuses et une défense contre avions enfin solide sembla donner, pour longtemps, un avantage décisif aux opérations depuis la haute mer. Alors qu’en 1940-41 la Royal Navy avait été très malmenée, au large de la Norvège, de la Crète (par la Luftwaffe) ou de la Malaisie (par l’aviation japonaise), les forces alliées purent, en 1944, approcher les littoraux européens et des îles du Pacifique avec assez de confiance pour soutenir les opérations de débarquement malgré une opposition intense et, parfois, hors de portée de leur propre aviation basée à terre. L’approche de la zone littorale ne pouvait plus se faire en toute impunité comme avant 1850, mais les moyens d’action depuis la haute mer vers la terre avaient repris l’ascendant et permettaient de frapper à distance les moyens de défense côtière puis d’approcher, graduellement, d’abord à portée de groupe aéronaval, puis à portée de canon. La liberté de mouvement offerte par la haute mer restait déterminante, par rapport à des forces côtières dont les bases de soutien (aérodromes, radars fixes, ports) étaient immobiles et connues. La parade japonaise des attaques suicide (kamikaze) à partir de la fin de 1944 et les attaques allemandes par bombes guidées Fritz-X à partir de 1943 constituèrent deux réponses rationnelles à un même problème : comment frapper une force navale moderne en haute mer avec des mobiles à la fois puissants, précis et impossibles à détruire par une DCA devenue trop forte pour les frappes aériennes « classiques »  ? Ainsi, alors que le porte-avions USS Yorktown avait été mis hors de combat le 04 juin 1942 au large de Midway par une attaque de 18 bombardiers en piqué soutenus par 6 chasseurs, aucun des 174 appareils japonais des trois raids de la bataille des Mariannes (19 juin 1944) ne parvint à toucher un porte-avions américain.

La Task Force 38 de l’U.S. Navy en 1945 au large du Japon : triomphe (provisoire) des forces hauturières et retour à une forme d’impunité face aux littoraux.

Dans l’ère du missile (et de l’arme nucléaire) – entre certitudes idéologiques et incertitudes opérationnelles

La solution passait par la vitesse, mais aussi par la réduction de la taille des mobiles d’attaque pour les rendre plus difficiles à détecter et à cibler. Autant de paramètres qui se retrouvèrent rassemblés immédiatement après la seconde guerre mondiale dans le missile antinavire autopropulsé : trop petit et trop rapide pour être intercepté par un avion de chasse embarqué ou détruit par la DCA classique, muni d’une charge creuse explosive capable de traverser les plus épais blindages, il transposait au domaine maritime l’apport des armes antichar à charge creuse (Bazooka, PIAT, Panszerfaust, etc.) qui avaient donné aux fantassins à partir de 1943 une capacité de lutte dans les opérations mécanisées.

Les premiers mobiles antinavires guidés mis en service à la fin de la seconde guerre mondiale sous la forme de « bombes planantes » furent rapidement suivis par des engins autopropulsés comme le célèbre missile soviétique P-15 Termit (SS-N-3 Styx), qui dota chaque patrouilleur rapide d’une puissance de feu équivalente à celle d’une tourelle d’artillerie de cuirassé. Les évolutions continues du missile antinavire concernèrent sa portée, sa capacité à changer de milieu (versions tirées par sous-marin), mais aussi l’amélioration de ses caractéristiques techniques : l’affinement progressif obtenu par passage aux carburants solides, le développement d’autodirecteurs, la capacité de vol au raz des flots, les centrales inertielles, la miniaturisation grâce aux transistors et aux circuits intégrés, les liaisons de données avec des moyens d’acquisition de cible déportés, la navigation assistées par GPS et les capacités de discrimination des cibles furent autant de progrès qui concoururent à faire de cet engin l’arme de prédilection de la lutte au-dessus de la surface et donc (aussi) celle de l’égalisation de puissance au profit des littoraux. La torpille disparut peu à peu des moyens mis en œuvre par les forces aériennes et de surface dans le cadre de la lutte antinavire et ne fut conservée à cette fin, dans sa version lourde, que par les forces sous-marines (tout en demeurant centrale dans la lutte anti-sous-marine).

Patrouilleur est-allemand OSA tirant un missile P-15 : la puissance de feu d’un navire de premier rang pour 200 tonnes de déplacement.

Paradoxe de la Guerre froide, l’ère de la dissuasion nucléaire entraina une disparition des conflits entre puissances navales significatives. Les certitudes techniques de la pertinence du missile dans le cadre des grands engagements aéromaritimes durent attendre 1982 pour être confrontées à l’épreuve des faits lorsque le Royaume-Uni, puissance navale de premier plan, dut engager la totalité de ses moyens aéronavals disponibles pour faire face à une force aérienne de second plan en matière de moyens et d’effectifs (même si les pilotes argentins démontrèrent un courage et des compétences de premier plan). Comme le soulignent les études sur la contre-offensive britannique, quelques fusées de bombes argentines dysfonctionnelles furent tout ce qui sépara un « succès honorable » d’une « cuisante défaite ». Si on a beaucoup discuté l’attaque menée à l’aide de missiles AM-39 par les Super Etendard argentins, il ne faut pas oublier les raids menés par les A-4 Skyhawk armés de bombes lisses, dont huit des coups au but n’explosèrent pas

Bien entendu, les améliorations évoquées depuis 1945 profitèrent également aux forces de haute mer. L’allongement généralisé des portées d’engagement, l’amélioration des capacités de détection à longue distance et la vitesse offerte par avions à réaction et missiles furent autant de facteurs qui contribuèrent à la disparition des cuirassés et à la centralité des porte-avions pour les opérations en haute mer et vers la terre. Ce n’est pas parce qu’il était plus vulnérable aux dommages que le cuirassé a disparu — il l’était moins que le porte-avions — mais bien parce que même les plus grosses pièces d’artillerie modernes de 16 ou 18 pouces ne pouvaient guère engager un adversaire à plus de vingt miles nautiques, contre une distance 10 à 20 fois supérieure pour un groupe aéronaval. L’arrivée de l’arme nucléaire donna également un rôle important aux porte-avions dans l’emport de capacités de frappe diluées en mer jusqu’en 1970, tant que le couple missile balistique / sous-marin nucléaire n’était pas au point.

Pour autant, lorsqu’on fait le bilan des conflits en mer depuis un peu plus d’un siècle (1904-2022), il faut admettre que le potentiel des forces côtières de défense des littoraux est bien plus important qu’en 1904 comparativement aux capacités des forces de haute mer (hors mise en œuvre de l’arme nucléaire). Les missiles de croisière basés à terre sont, comme l’atteste la destruction du Moskva, la concrétisation d’un siècle de progrès des capacités littorales pour se défendre plus efficacement. Le comportement du croiseur russe, manifestement imprudent, routinier et complaisant, n’était pas problématique avant 1850 à moins d’être à 3000 mètres la côte. Il n’était dangereux au début du XXe siècle qu’à une dizaine de miles des littoraux. Aujourd’hui, il l’est à dix fois cette distance.

La mise en œuvre de missiles antinavires par des batteries côtières fut une solution envisagée dès la mise en service des premiers missiles. La version chinoise du P-15 Termit fut ainsi largement diffusée dans sa variante basée à terre (CSSC-2 plus connu sous le nom de « Silkworm »). Même si les utilisations de tels missiles furent sporadiques pendant la Guerre froide, pour cause de rareté générale des affrontements en mer, ils figurent toujours dans les arsenaux de nombreuses puissances navales, comme moyen commode de défense de zones littorales sensibles. Les emplois des missiles antinavires en zone côtière sont encore rares, mais on peut citer l’attaque, 12 juillet 2006, de la corvette israélienne INS Hanit, semble-il par un missile C-701 mis en œuvre depuis la terre par le Hezbollah (un acteur « non étatique ») alors qu’elle se trouvait à une vingtaine de kilomètres des côtes libanaises. De fait, de nombreux missiles antinavires modernes sont maintenant proposés par leurs constructeurs en version terrestre sur camion (Bastion-P, BrahMos Block III, 3M-54 Kalibr, MM40 Block3, P-360 Neptune). Par rapport à 1945, la salve depuis la côte n’est plus dépendante d’un aérodrome, cible fixe et concentrée, ou d’une flottille de torpilleurs facile à localiser en mer, mais peut être générée par des véhicules dispersés, camouflés, difficiles à localiser, et qui seront coordonnés par des liaisons de données tactiques après détection de la cible par des moyens variés.

Batterie côtière utilisant le MM40 Block III proposée à l’export.

Cette prolifération en cours des missiles antinavires basés à terre ne constitue donc pas une révolution, mais bien une évolution logique des capacités littorales. Ces missiles s’intègrent en outre avec de nouveaux moyens de détection et de ciblage : satellites, drones navals à longue endurance, ciblage littoral par transmissions en source ouverte… Il peut ainsi suffire qu’un téléphone GSM à bord d’un navire de guerre accroche une antenne relais littorale pour fournir une localisation de ciblage. Le missile de croisière peut donc se diriger vers sa cible sur une longue distance, avec un plan de vol non linéaire, jusqu’à arriver à portée d’autodirecteur, tout en recevant des mises à jour de situation par liaison de données. Cette interconnexion de nombreuses sources de ciblage en zone côtière, couplée aux missiles basés à terre, constitue une forme de renouvellement de la zone de danger pour les opérations navales. Elle n’est pas sans limites cependant : d’une part, la relative lenteur des missiles de croisière donne du temps pour leur détection et pour des contre-mesures électroniques et/ou cinétiques, au moins le temps de la généralisation des missiles hypersoniques, à condition de disposer d’une veille radar permanente. D’autre part, la nécessaire coordination de tous les moyens littoraux de détection, ciblage et guidage décentralisés (dont certains, civils, sont peu durcis) demande un C2 puissant et robuste, qui constitue une vulnérabilité critique des forces littorales, leur nouveau centre de gravité.

Enfin, il faut garder à l’esprit le développement des missiles balistiques antinavires de portée intermédiaire, notamment par la Chine. La réelle capacité de ces systèmes à frapper une force navale mobile en pleine mer fait encore débat. Mais la question, à l’aune de l’histoire de la défense des littoraux, est plutôt « quand » que « si » et l’urgence est de se préparer à leur effectivité dans les années qui viennent. Cela ne sonnera pas le glas des porte-avions, mais cela introduira, comme en 1904, en 1914 ou en 1944, une nouvelle variable à prendre en compte dans les opérations aéromaritimes, avec, encore une fois, un potentiel décuplement de la portée effective des armes littorales… Jusqu’à 3 000 kilomètres.

La destruction du Moskva ne signe pas bien entendu la fin des grands bâtiments de surface. D’une conception ancienne, il semble que le croiseur ait cumulé (comme l’ensemble de la marine russe en Mer Noire pendant la phase initiale du conflit) les erreurs et les imprudences : comportement routinier, absence d’appel aux postes de combat une fois les drones ukrainiens repérés, absence de couverture permanente par un avion de guet aérien, absence de bâtiment d’escorte proche, faible niveau d’entrainement dans la lutte contre les incendies, faible compartimentage… Autant de problèmes intemporels qui, s’ils ne diminuent en rien la valeur de l’attaque ukrainienne, doivent inciter à la prudence quant aux enseignements à tirer de cet évènement. Il n’empêche : la zone des 300 kilomètres est à nouveau celle de tous les dangers pour les grands bâtiments hauturiers, la parenthèse de supériorité aéronavale depuis la haute mer ouverte en 1944 se referme. Focalisées sur les menaces asymétriques de type canot terroriste ou pirate depuis une trentaine d’années, les grandes marines occidentales ont un peu perdu de vue la menace que représentent les forces littorales « conventionnelles ». Cette impréparation est d’autant plus critique que les marines occidentales ont, depuis la fin de la Guerre froide, connu un cadencement de déploiement très important, souvent au détriment de leur préparation opérationnelle dans tous les domaines de lutte. Il y a un besoin combiné de développement de nouveaux moyens de défense face aux littoraux, mais aussi et surtout d’entrainement et de doctrine. À ce titre, il faut saluer le récent exercice « Polaris » qui, en France, marque le retour à la préparation de grande ampleur au combat aéromaritime de haute intensité. Beaucoup des mesures d’adaptation seront les mêmes que face aux menaces en haute mer, mais certaines, comme la lutte contre les batteries mobiles dispersées, contre les drones sous-marins dans les petits fonds ou contre les patrouilleurs côtiers dissimulés dans le trafic civil, seront propres aux littoraux.

Le Moskva peu après avoir été frappé par les missiles ukrainiens. Trop de déficiences techniques, opérationnelles et humaines pour pouvoir s’aventurer dans la zone de danger littoral…

Conclusion : risques et opportunités pour la France

Cette évolution de la puissance littorale est à la fois une menace et une opportunité pour la France, qui a la souveraineté sur le deuxième domaine maritime mondial et dont près de 3% de la population vit dans les territoires ultramarins. Elle ne devrait pas ignorer dans le cadre de la remontée en puissance de ses forces armées, le potentiel offert par les missiles antinavires côtiers, couplés à des moyen de détection et de guidage peu couteux de type drone. Quelques batteries de MM-40 Block III et/ou d’une version terrestre du SCALP, associées à des unités de drones, complèteraient les forces de souveraineté de nos littoraux les plus exposés, ou accompagneraient utilement nos forces en opérations extérieures. Le développement de nouvelles mines navales est également important, là encore pour pouvoir empêcher, rapidement et à peu de frais, toute tentative d’invasion de nos territoires ultramarins.

Depuis 1945, les groupes aéronavals ont régulièrement fait l’objet de polémiques pronostiquant leur disparition, liée à l’arme nucléaire, puis au sous-marin nucléaire d’attaque, aux bombardiers à long rayon d’action armés de missiles ou bien encore, aujourd’hui, aux capacités de frappe à longue distance des chasseurs-bombardiers ravitaillés en vol et des missiles sur batterie côtière. Le porte-avions est en, en mer, l’objet des mêmes attaques que le char de combat principal à terre. Des programmes qui, dans un cas comme dans l’autre, s’étalent maintenant sur un demi-siècle entre la conception et le retrait du service actif. Et pourtant, malgré les pronostics de « mort du porte-avions » ou de « mort du char », dans un cas comme dans l’autre les puissances en ascension capacitaire cherchent en priorité à se doter de ces équipements. Car le rétrécissement de la zone d’impunité de la haute mer ne signe pas la fin de la puissance navale, pas plus en 2022 qu’en 1945.

D’une part, les contre-mesures efficaces aux nouvelles menaces sont déjà en devenir. La lutte anti-drones ou la lutte antisatellite seront sans doute de nouveaux domaines critiques des années à venir, tandis que la protection rapprochée, active et passive, des grands bâtiments de surface contre les impacts peut être améliorée sans les déclasser. D’autre part, surtout, les avantages des opérations en haute mer ne vont pas disparaitre. Le grand large demeure l’espace de la liberté de mouvement, de la flexibilité, de la rapidité du déploiement et de la concentration des forces. Même si la détection et le suivi des forces navales en haute mer se sont améliorés, il demeure relativement difficile de frapper très loin depuis la côte un groupe aéronaval très mobile. Les capacités de frappe depuis la mer, à longue distance, pourront également évoluer : artillerie à très longue portée permettant des tirs à un coût plus faible pour traiter des objectifs nombreux et de faible valeur unitaire, mise en œuvre de missiles balistiques conventionnels depuis la mer ou encore essaims de drones pour saturer les défenses littorales. Le porte-avions verra son groupe aéronaval s’hybrider et il est probable que les enjeux imposeront un renforcement de la part des mobiles embarqués — drones, hélicoptères et avions — consacrée à la lutte anti-sous-marine et anti-mines.

Surtout, et c’est peut-être l’argument le plus puissant qui plaide pour le maintien des capacités aéronavales, la haute mer est appelée dans le siècle en cours à devenir importante par elle-même, non plus comme  espace de transit et de refuge pour les forces, mais comme espace géographiquement de plus approprié, utilisé et contesté : du passage des câbles sous-marins (de communication comme de puissance électrique) à l’exploitation des ressources minières et énergétiques en grande profondeur en passant par l’installation de vastes champs éoliens offshore loin des côtes, le grand large va inéluctablement devenir un lieu stratégique approprié, et donc une zone d’affrontement à part entière. Dans ce contexte, les groupes aéronavals demeureront, aux côtés des sous-marins à propulsion nucléaire, les ossatures de la puissance navale. La lutte entre littoraux et grand large est donc loin d’être terminée, tandis que celle pour le grand large ne fait que commencer…


NOTES :

  1. Des portées très inférieures aux fameux « trois miles nautiques » des premières eaux territoriales revendiquées à la même époque, qui n’avaient sans doute rien à voir avec la portée de l’artillerie, mais plutôt avec celle des signaux depuis la terre : l’État revendiquait non pas une zone qu’il pouvait défendre, mais plutôt une zone d’influence maritime sur laquelle, depuis la terre, il pouvait communiquer vers la mer.
  2. La séquence a d’ailleurs été reconstitue d’une façon plutôt convaincante dans le film « The King’s Choice » en 2016 : En perturbant le plan allemand de prise d’Oslo, la destruction du Blücher a sans doute contribué à permettre l’exil du roi et du gouvernement de Norvège, ce qui a produit un effet stratégique majeur, compte tenu de l’importance du pavillon marchand norvégien pendant la Seconde Guerre mondiale.

2022, les Troupes de marine ont 400 ans

2022, les Troupes de marine ont 400 ans


Les Troupes de marine, anciennement Troupes coloniales et « Arme » faisant partie de l’Armée de terre, ont commémoré ces 31 août et 1er septembre 2022, non seulement comme chaque année à Fréjus les combats de Bazeilles, village près de Sedan, mais aussi les 400 ans de leur création par le cardinal de Richelieu.

Ce grand rassemblement de 2022 a regroupé 2000 Marsouins, Bigors et Sapeurs de marine, en activité ou pas et près de 20 drapeaux avec leurs gardes respectives. Il est le symbole exactement des valeurs partagées par les Troupes de marine : fraternité d’arme créée par les liens entre les générations, entre les soldats quel que soit leur grade, partage de la mémoire combattante et bien sûr engagement total au service de la France dans toutes ses opérations militaires, y compris aujourd’hui en Roumanie face à la Russie.

Les combats de Bazeilles, fait héroïque exemplaire

Ces combats ont affirmé le courage et l’héroïsme de la division coloniale (ou division bleue) qui reprit à plusieurs reprises les 31 août et 1er septembre 1870 le village de Bazeilles occupé par les Bavarois après avoir reçu l’ordre initial de ne pas l’occuper, erreur funeste du commandement français (Cf. Mon billet du 7 avril 2021. « Commandement et héroïsme à travers l’histoire militaire : une réflexion pour aujourd’hui ? »).

Le dernier acte se joue dans la maison Bourgerie ou « maison de la dernière cartouche », où une poignée de Marsouins encerclés résiste et tire la dernière cartouche avant de se rendre aux Allemands. Cette bataille aura coûté la vie 2 655 Marsouins dont 100 officiers et 213 sous-officiers. Les soldats bavarois en perdirent plus du double.

Dès le lendemain des affrontements, les soldats bavarois se livrent à d’atroces représailles contre la population de Bazeilles dont une partie avait pris part aux combats aux côtés des Troupes coloniales. Le village est incendié, certains habitants fusillés, brûlés vifs ou arrêtés puis déportés. Des habitants servirent aussi de « boucliers humains » aux soldats bavarois lors des combats. On dénombra ainsi plus d’une quarantaine de victimes civiles dans le village. Cent cinquante autres devaient mourir au cours des six mois suivant du fait des sévices endurés. Cette résistance héroïque valut à Bazeilles d’être décoré de la Légion d’honneur en 1900.

Le retour de l’urne contenant les ossements de nos anciens morts au combat

Ce quatre-centième anniversaire a donc représenté un moment important pour les 17 000 marsouins, bigors et « sapeurs de marine » d’aujourd’hui. La cérémonie dans les arènes de Fréjus est aussi l’intronisation publique de près de deux cents officiers et sous-officiers qui rejoignent « l’Arme ».

 

Le musée des troupes de marine de Fréjus (Cf. Musée des TDM), créé en 1981, a aussi été réouvert après plusieurs années de rénovation. Doté de riches collections, son objectif est de faire connaître l’implication des Troupes de marine dans l’histoire militaire de la France et dans la construction de son empire tout en témoignant de leurs sacrifices.

La crypte du Musée dédiée aux 400 000 soldats des Troupes de Marine morts pour la France a accueilli à nouveau l’urne funéraire qui comporte des ossements ayant appartenu aux marsouins tués à Bazeilles. Après une imposante cérémonie militaire rassemblant tous les drapeaux des régiments TDM, elle avait été déposée une première fois lors de l’inauguration du Musée de Fréjus le 2 octobre 1981.

Cette cérémonie a été renouvelée. Cette fois-ci, l’urne ne fut pas transportée par un VAB mais un blindé de type Griffon baptisé lui aussi « Bazeilles » qui équipe désormais le régiment.

 

Le président des lieutenants du 21e régiment d’infanterie de marine (21ème RIMa), une équipe de marsouins et moi-même avons déposé à nouveau cette urne dans la crypte en présence des hautes autorités militaires.

 

Cette cérémonie a été précédée par une messe ordonnée par Monseigneur Antoine de Romanet, évêque aux armées, et animée par la magnifique chorale aux sonorités martiales et viriles d’une promotion de saint-Cyr, baptisée en juillet du nom de « Colonel Lecocq », méhariste de renom, exécuté par les Japonais en Indochine en 1945 et dont la garnison de Fréjus porte le nom.

Garder la mémoire de nos anciens et l’honorer sont des valeurs essentielles pour la famille coloniale.

Que retirer personnellement de ces commémorations en 2022 ?

Ce fut d’abord un retour à mes premières années dans une unité de combat professionnelle. Le 21e RIMa était un régiment atypique. Interarmes avant l’heure, il était composé de deux compagnies d’infanterie sur VAB, de deux escadrons de blindés légers sur AMX10RC (blindé léger de reconnaissance armée d’un canon de 105 mm, toujours en service 41 ans après) sur lequel je venais d’être formé au 2e régiment de Hussards pour former à mon tour l’escadron où je servais, d’une batterie d’artillerie de 155 mm, d’une section du génie, d’une section de mortiers lourds de 120 mm, d’une section de missiles Milan antichars, d’une section de  canons de 20 mm anti-aériens. Trop bel outil interarmes pour qu’il dure au-delà de quelques années !

Pourquoi aussi un général pour cet événement au Musée ? En réalité, cette cérémonie militaire symbolise le lien des générations, entre un lieutenant d’hier et un lieutenant d’aujourd’hui. En 1980, première mutation après l’école d’application de la cavalerie et des blindés de Saumur, je suis affecté comme lieutenant au 21e RIMa. Le colonel Accary, à l’époque chef de corps du régiment, me désigne pour ramener le 28 août 1981 cette urne funéraire de Bazeilles.

Pour la « petite histoire », le hasard veut que Bazeilles soit à 40 km du village de Chauvancy-le-Château (fief existant depuis le milieu du XIe siècle et donnée par l’Espagne à la France lors du traité des Pyrénées de 1659 écrit à l’époque « Chavancy-le-Chasteau », histoire toujours) pour reprendre l’orthographe d’avant 1914. La partie de ma famille encore lorraine à l’époque avait aussi tout laissé pour ne pas être allemande après la défaite. Le corps colonial prendra aussi position à Chauvancy le 18 août 1914, autre clin d’œil… Les liens historiques et familiaux, ou simplement les coïncidences, sont parfois bien surprenant.

J’ai aussi eu le plaisir de retrouver mes anciens sous-officiers et caporaux-chefs de mon temps de lieutenant. C’est aussi la joie de retrouver ces officiers avec qui j’étais en opération en ex-Yougoslavie en 1992, il y a juste trente ans. Jeunes capitaines, ils sont généraux aujourd’hui.

Musique des TDM, chants entonnés par les différentes compagnies et haka exécuté par nos ultramarins animaient comme à l’accoutumée les parties conviviales de ce rassemblement. Effectivement, la grande famille coloniale était bien là et l’hymne martial des Troupes de marine a bien sûr retenti à de multiples reprises.

Oserai-je dire « et au nom de Dieu, vive la coloniale ! » Eh bien oui.

La culture militaire de l’officier russe : héritages, représentations, exercice du commandement

La culture militaire de l’officier russe : héritages, représentations, exercice du commandement

Étude encadrée par Mesdames Sophie Momzikoff et Marie-Laure Massei-Chamayou, le lieutenant-colonel Georges Housset  et le commandant ® Guillaume Lasconjarias CDEC – Etudes et prospective –

Histoire & stratégie

Le corps des officiers russes est jeune : il a été formé après 1991, date de la chute de l’URSS. En outre, son environnement politique et social a considérablement évolué depuis la fin de l’Empire rouge, l’amenant à repenser sa place dans la société. Mais sa culture militaire est-elle pour autant entièrement contemporaine ? Dans quelle mesure est-elle toujours marquée par les traditions passées ?

Introduction.

Si les officiers soviétiques ont été érigés en héros, ayant permis par leur réflexion militaire et leur commandement de combattre l’Allemagne nazie, la chute de l’URSS a renversé le prestige de l’armée. Tandis que les crises sociale et économique battaient leur plein, diminuant les dépenses consacrées à la défense, le personnel militaire vivait dans des conditions dramatiques. En 1997, la chercheuse Elisabeth Sieca-Kozlowski témoigne : « L’armée russe est une armée mal nourrie, mal logée, désorientée, clochardisée, laissée à l’abandon, une armée dont l’objectif premier n’est plus de maintenir sa capacité de combat mais de subsister, par tous les moyens. Ses officiers, occupés à se nourrir et à nourrir leurs troupes, ne sont plus capables d’assurer les missions traditionnelles qui leur incombent. Formation et entraînement ont pratiquement cessé. La conscription est en débâcle et les écoles militaires sont désertées[1] ». L’officier russe est ainsi devenu un enjeu social, économique et identitaire. Face à l’éclatement de l’URSS et à l’effondrement des institutions politiques, l’officier russe a perdu ses repères, ses valeurs, ses convictions et ses normes : tout ce qui formait sa culture militaire.

Depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 1999, le gouvernement tend à réhabiliter le prestige de son armée. Comme à l’époque soviétique, le corps des officiers redevient l’ossature de l’armée russe. Le corps des sous-officiers est en effet quasiment inexistant : ainsi, sur le champ de bataille, les unités (bataillons, compagnies, pelotons, escadrons, etc.) ont tendance à être plus petites afin de faciliter le commandement et le contrôle des officiers. Leur rôle est, en outre, de nouveau capital dans la formation du personnel militaire : ils dirigent la formation et l’entraînement militaire du personnel en temps de paix. La hausse des dépenses consacrées à l’armée et la volonté politique d’en faire une armée puissante et de premier plan ne sont néanmoins pas suffisantes pour la cohésion d’un corps. Nous pouvons en effet nous interroger sur ce qui forme l’identité de l’officier russe : existe-il une culture commune des officiers russes ?

La culture militaire s’acquiert par l’enseignement officiel et officieux de modes de comportement et de valeurs. Cette culture est commune, dans la mesure où tous les militaires agissent selon des modes et des règles de comportement communément connus. De plus, elle est fondée sur des symboles qui représentent des groupes et font partie intégrante des rites et des cérémonies[2].

Cette définition d’un sociologue occidental, n’illustre pas, néanmoins, l’amplitude de la définition de la culture militaire en russe[3]. D’une part, la « culture militaire » peut se dire en russe voennaya cultura (Военная культура) et/ou voinskaya cultura (Воинская культура). La différence réside dans les nuances sémantiques des concepts de « voennij » (военный) et de « voin » (воин) : « militaire » et « guerrier ». Le terme « voennij » est lié au service militaire et au personnel militaire. Le terme « voin », quant à lui, désigne une personne qui sert dans l’armée et qui se bat contre l’ennemi.[4]. Ainsi, le concept de « voin » – guerrier – est plus large que le concept de « voennij » – militaire -, bien que moins utilisé. Le concept de « guerrier » est souvent employé lors des discours sur le patriotisme ou sur le fondement spirituel de la culture militaire, puisque faisant référence aux normes, règles de conduite, valeurs qui caractérisent toute personne prenant part aux hostilités. La voennaya cultura est délibérément introduite dans la conscience du personnel militaire ou des militaires professionnels.

D’autre part, il existe également d’autres concepts relatifs à la culture militaire : la culture de l’armée (armejskaya cultura – армейская культура) et la culture militaire de la société (voennaya cultura obschestva – военная культура общества). La culture de l’armée reflète les nombreux phénomènes de la voennaya cultura informelle : elle comprend les proverbes, les dessins, les chants, les toasts, etc. Mais elle comprend également les éléments du formel, régis par les règlements militaires. La culture militaire de la société inclut, quant à elle, les éléments de conscience publique et de culture spirituelle, du pays ou d’une région, associés aux institutions et processus politico-militaires. Elle représente les principes directeurs de la conduite militaire, les normes et les idéaux qui assurent l’unité et l’interaction des institutions et des organisations[5].

L’avantage particulier de la culture militaire russe est qu’elle permet de répondre simultanément à deux enjeux : l’éducation du citoyen et celle du guerrier. Par citoyen, le sociologue russe Vladimir Grebenkov entend une personne qui connaît les lois de sa patrie et est prête à les défendre, une personne qui assume une responsabilité civile personnelle face au destin de la Russie. Par guerrier, il considère une personne qui possède certaines qualités morales (patriotisme, sacrifice de soi, attitude humaine à l’égard de l’ennemi vaincu et de la population civile étrangère), capable d’obéir et maniant en toute confiance l’arme confiée[6].

Notre étude s’attardera sur la culture du guerrier, celui qui prend part aux hostilités, et particulièrement sur la culture militaire de l’officier russe. Néanmoins, nous verrons que la frontière entre monde civil et monde militaire est poreuse et qu’à bien des égards, l’un influence l’autre. Nous nous interrogerons ainsi sur ce qui affecte la culture militaire de l’officier russe et analyserons en quoi les actions des forces terrestres sont autant un prolongement de la vision russe du monde, qu’un tournant dans la formation et la culture opérationnelle de l’officier russe. Notre étude étant faite dans le cadre d’un partenariat avec le centre de doctrine et d’enseignement du commandement, elle s’attardera principalement sur la culture les officiers des forces terrestres.

 

Lire et télécharger l’étude : Etude 20220907-np-cdec-pep-culture-militaire-officier-russe

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[1] Elisabeth Sieca-Kozlowski, « L’armée russe : stratégies de survie et modalités d’action individuelle et collective en situation de « chaos » », Cultures & Conflits, hiver 1996-printemps 1997, mis en ligne le 27 mars 2007, consulté le 20 juillet 2019. Disponible en ligne sur : http://journals.openedition.org/conflits/2170

[2] Donna Winslow, « Military organisation and culture from three perspectives », in Social Sciences and the Military, An interdisciplinary overview, Giuseppe Caforio, Cass Military Studies, Rutledge, 2007, p67.

[3] Valery V. Dautov, A. V. Korotenko, « La culture militaire dans les processus éducatifs », Institutions éducatives militaires de la Russie : Tradition et modernité, 2014.

[4] Sergei Ivanovitch Ozhegov, Dictionnaire explicatif de la langue russe/ Tolkovyj slovar’ rousskovo iazyka, 1996.

[5] Vladimir N. Grebenkov, « Potentiel méthodologique du concept de « culture militaire de la société » dans les études historiques et politiques » / « Mietodologuitcheskij potentsial kontsepta “voennaya kul’tura obtchietva” v istoritcheskikh i polititchskikh isledovaniiakh », Bulletin de l’Université d’Etat russe Kant, n° 12, pp83-89, 2009 URL : http://journals.kantiana.ru/upload/iblock/1a1/xevctpmewoyptkcknflh_83-89.pdf

[6] Vladimir N. Grebenkov, Valeurs et orientations de la langue dans la culture militaire de la société / Tsennosti i tsennostnye orientatii iazyka v voennoj kul’ture obchiestva, Février 2017. URL : https://cyberleninka.ru/article/n/tsennosti-i-tsennostnye-orientatsii-yazyka-v-voennoy-kulture-obschestva

La Marine nationale veut faire de la bataille de la baie de Chesapeake un amer de son identité

La Marine nationale veut faire de la bataille de la baie de Chesapeake un amer de son identité

http://www.opex360.com/2022/09/06/la-marine-nationale-veut-faire-de-la-bataille-de-la-baie-de-chesapeake-un-amer-de-son-identite/


 

Camerone pour les légionnaires, Bazeille pour les marsouins et les bigors, ou encore Sidi-Brahim pour les Chasseurs… Chaque année, ces batailles, quelle que soit leur issue [victoire ou défaite] sont commémorées au sein de la Légion étrangère, des Troupes de Marine [qui viennent de fêter leur 400e anniversaire] et certaines unités d’infanterie car elles illustrent les qualités et les vertus [courage, esprit de sacrifice, la combativité, etc] qui fondent leur identité tout en étant une source d’inspiration pour le présent et l’avenir.

C’est donc pour de telles raisons que la Marine nationale a décidé de célébrer, chaque année, une bataille décisive et emblématique de sa longue histoire, en l’occurrence celle de la baie de Chesapeake, qui, conduite le 5 septembre 1781, par le comte de Grasse, alors lieutenant général des armées navales, se solda par une victoire éclatante contre la Royal Navy.

« Bataille de référence, succès tactique ayant conduit à une victoire stratégique, Chesapeake rappelle le rôle décisif du combat naval dans un conflit d’ampleur. Elle incarne une Marine victorieuse, grâce à la préparation de ses équipages, à leur combativité et aux qualités tactiques et de commandement de ses officiers », explique la Marine nationale, via un communiqué.

Pour rappel, la bataille de la baie de la Chesapeake fut décisive pour la suite de la guerre d’Indépendance américaine. Alors qu’un débarquement de troupes et de canons était en cours en vue de préparer une offensive des insurgés en direction de Yorktown, l’amiral de Grasse engagea le combat contre la flotte britannique de l’amiral Thomas Graves, avec des navires aux équipages réduits.

 

Bien que plus homogène et imposante [avec vingt navires de ligne et sept frégates], l’escadre de la Royal Navy dut battre en retraite, avec six vaisseaux gravement endommagés et des pertes s’élevant à 300 tués, avec presque autant de blessés.

Pour la Marine nationale, commémorer cette bataille permet de rappeler « l’actualité des facteurs ayant permis la victoire : événement tactique ayant induit une bascule stratégique, innovation tactique, importance de l’entraînement, prise de décision rapide dans l’incertitude, courage physique, conditions dégradées, etc ». Et, conformément au souhait de l’amiral Pierre Vandier, son chef d’état-major, elle fera donc l’objet, tous les ans, de « cérémonies » et d’ »activités collectives » au sein de l’ensemble des unités de la Marine.

« Cette première commémoration et celles qui suivront doivent être une source d’inspiration forte pour chaque marin », fait valoir l’amiral Vandier.

Cela étant, la bataille de la baie de Cheasapeake a d’autres dimensions symboliques. Tout d’abord, elle illustre les liens historiques et opérationnels de la Marine nationale avec l’US Navy qui, malgré les aléas politiques et diplomatiques, ne cessent de se renforcer.

Et puis, surtout, elle renvoie à une époque où la marine française rayonnait sur tous les océans du monde, Louis XVI, et avant lui, Louis XV, n’ayant pas oublié l’enseignement de Richelieu [« Les larmes de nos souverains ont souvent le goût salé de la mer qu’ils ont ignorée », ndlr]. En témoignent les noms de ses amiraux, dont les noms ont traversé le temps : La Pérouse, Suffren, Latouche-Tréville, Bougainville, La Motte-Picquet, d’Entrecasteaux ou encore, et bien évidemment, de Grasse.

LRM et LRU : le passage de la saturation à la précision

LRM et LRU : le passage de la saturation à la précision

par le Chef de bataillon (TA) Alban Coevoet – Revue militaire général n°58 –

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Saut de ligne
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Prenant le virage de la précision face au type d’ennemi considéré comme le plus probable à la fin des années 2000, le passage du lance-roquettes multiples (LRM) au lance-roquette unitaire (LRU) a su intégrer l’évolution de la conflictualité et les nouveaux impératifs associés. La perspective d’un retour à la haute intensité face à un ennemi « à parité » interroge pourtant sur la nécessité de retrouver une capacité de saturation du champ de bataille. Pour compenser la perte de volume, des solutions technologiques existent, allant de la munition « thermobarique » à la munition « rodeuse », capables de recréer un effet de masse. Par l’utilisation de ces moyens innovants, l’artillerie s’inscrit dans une approche plus large combinant effets matériels (destruction, neutralisation) et immatériels (dissuasion, sidération, déception).

La roquette unitaire : contrainte politique et impératif stratégique.

En décembre 2008, la France signait la convention d’Oslo visant à interdire « l’utilisation, la production, le stockage et le transfert de toutes les armes à sous-munitions définies comme telles ». Selon un rapport d’information du Sénat de la même année, la ratification de cette convention devait logiquement entraîner le retrait du système d’arme LRM, ce dernier « ne [paraissant] pas répondre aux hypothèses d’engagement les plus courantes ». Conçu pour disperser à distance d’importantes quantités de grenades sur une force ennemie menant une offensive de grande envergure, ce système fut déclaré non opérationnel à partir du retrait de la roquette M26 décidé par la France en 2008. Selon le même rapport, la fiabilité des sous-munitions incorporées dans les roquettes était jugée notoirement insuffisante. N’explosant pas toutes, il était avéré que ces munitions généralement utilisées pour « saturer » une zone définie occasionnaient de nombreuses victimes post-conflit.

Pour beaucoup, le LRM restait un équipement correspondant typiquement aux scénarios d’emploi de la guerre froide, à savoir l’action face à une attaque massive d’éléments blindés. Dès le mois de mai 2008 lors de la conférence de Dublin, les autorités françaises avaient en réalité déjà annoncé le retrait de ce système d’armes. C’est donc très logiquement que la LPM 2009-2014 confirma le remplacement des roquettes à sous-munitions par des roquettes de précision à charge unitaire. Aux 57 lanceurs LRM devaient succéder ainsi 26 lanceurs à charge unitaire (LRU). Car à l’inverse du LRM, le LRU est destiné à neutraliser des objectifs ponctuels avec des effets collatéraux réduits au maximum. Finalement, c’est un marché de modification de 13 LRM français en LRU qui a été passé en 2011 avec la société Krauss Maffei Wegmann (KMW).

Dans un contexte stratégique marqué par la contre-insurrection (Irak, Afghanistan, BSS), l’impératif de précision semble prévaloir sur tout autre aptitude du tir indirect. Dans des engagements expéditionnaires où nos intérêts vitaux ne sont pas directement menacés, l’un des principaux enjeux politiques pour les démocraties occidentales consiste en effet à convaincre l’opinion du bien-fondé de leur intervention. Coûteuse pour le contribuable, payée au prix du sang, plus que jamais la guerre pour être comprise et acceptée se doit d’être juste et circonscrite au maximum. Dans les années 90, cette pression populaire et médiatique exercée sur les décideurs politiques est à l’origine du mythe de la « guerre propre », de la guerre « zéro mort », laquelle reposerait exclusivement sur des frappes dites « chirurgicales » visant à supprimer tout risque de dommages collatéraux. L’expérience acquise au cours de la réalité des différents engagements que la France a connus depuis, nous permet de très largement relativiser ce concept.

Par ailleurs, la prégnance d’affrontements asymétriques ces dernières années tend à désigner les populations comme centre de gravité de l’adversaire. Elles constituent toujours le refuge à partir duquel les groupes armés tirent leur soutien moral et financier. Dès lors qu’il s’agit de « gagner les cœurs et les esprits », on ne peut raisonnablement obtenir de gain stratégique à travers l’utilisation d’armements qui provoquent des pertes « collatérales » au sein de la population.

Conservatoire Historique de l’Aéronautique Navale à Nîmes (C.H.A.N.)

Conservatoire Historique de l’Aéronautique Navale à Nîmes (C.H.A.N.)

                                                    

 

Par le Lieutenant de Vaisseau (H) Yannick RUELLAN – publié le 11 avril 2022,

En 1961, était créée sur le plateau de Garons entre Nîmes et Saint-Gilles une base Aéronautique navale pour accueillir les formations de retour d’Algérie. Pendant 50 ans cette base opérationnelle a fonctionné jusqu’au 1er juillet 2011. Après sa fermeture, l’Armée de Terre y a installé une Base de Défense et le 503ème Régiment du Train et l’ex-BAN est devenue le Quartier El Parras. Pendant ces 50 années d’existence, beaucoup de personnels se sont établis localement, à Nîmes et dans les villages environnants, à l’issue d’un contrat avec la Marine ou pour prendre leur retraite. Une amicale des Anciens de l’Aéronautique Navale les a regroupés, comptant jusqu’à 350 membres. Un certain nombre d’entre eux, soucieux de la survie du patrimoine aéronautique a mis sur pied le « Conservatoire Historique de l’Aéronautique Navale à Nîmes » en octobre 2010.

Cette association loi 1901 a pour objet :

  • D’assurer, dans le cadre de la conservation et de la mise en valeur du patrimoine historique militaire, l’entretien des aéronefs mis à sa disposition par la Marine sur décision du Ministre des Armées, et de leurs zones d’exposition afin qu’ils restent en bon état de conservation et de présentation.
  • De concourir au rayonnement de l’Aéronautique Navale, de la Marine et des Armées par une présentation de ces aéronefs à un public aussi large que possible.

Deux avions mythiques de l’Aéronautique Navale les Breguet 1050 Alizé N°48 et 1150 Atlantic N°31 ont été sauvegardés en leur évitant le parc à ferraille. Ces 2 aéronefs sont exposés à l’intérieur de l’enceinte militaire, pour l’Alizé face à la stèle à la mémoire des équipages disparus devant la chapelle et pour l’Atlantic le long de la route départementale 42 bien visible des touristes y circulant.

                        

 

Il a fallu convaincre les autorités militaires du bien-fondé de ce conservatoire et dépenser beaucoup d’énergie avant d’obtenir enfin l’autorisation ministérielle.

Au cours des 11 dernières années il a fallu à une vingtaine de membres bénévoles particulièrement enthousiastes et motivés de la Section Patrimoine Aéronautique beaucoup de travail pour mettre en place ces avions, rapatrier et rechercher les pièces et équipements manquants, réparer les affres du temps, peindre les cellules. Un travail qui n’est jamais terminé car il manque toujours quelques précieuses pièces intérieures et c’est ainsi qu’en ce début avril, une équipe est partie à la base de Lann-Bihoué pour compléter les manques.

Mais les avions grâce à ce travail régulier ont fière allure et ont été présentés aux autorités Marine de passage. Des visites sont régulièrement organisées par les bénévoles de l’association au profit des stagiaires de la Préparation Militaire Marine, des élèves du Brevet d’Initiation Aéronautique, des militaires de l’Armée de Terre, d’écoles ou d’associations… Ces visites sont possibles uniquement par l’intermédiaire du CHAN.

Dernières précisions concernant ces aéronefs :

Le Breguet Br 1150 Atlantic est un avion bi-turbopropulseur de patrouille maritime qui a commencé à voler en 1961 pour être livré à la Marine fin 1965. Cinq pays (France, Allemagne, Italie, Pays-Bas et Pakistan) ont utilisé les 87 exemplaires de série. Il a été remplacé par l’Atlantique qui arme les Flottilles basées sur la BAN Lann-Bihoué à Lorient.

Le Breguet Br 1050 Alizé est un avion de surveillance maritime et de détection de sous-marins, embarqué sur porte-avions qui a volé de 1956 à 2000. Un de ces aéronefs, le N°59 est maintenu en état de vol et présenté lors de meetings aériens par une association « Alizé Marine » basée à Nîmes Garons.

                                   

Par ailleurs le CHAN est membre fondateur de la fédération « Les Marins du ciel » qui regroupe les amicales d’anciens marins de l’aéronautique navale ainsi que les marins du ciel d’active.

Des visites sont possibles uniquement par l’intermédiaire du CHAN, pour prendre contact :

soit sur le site du CHAN : https://chan-nimes.org/)

soit par mail : president@chan-nimes.org  et/ou secretaire@chan-nimes.org.

Colonel Paul PAILLOLE : Regard sur le renseignement français

Colonel Paul PAILLOLE : Regard sur le renseignement français


 

Sorti de St Cyr en 1927, affecté en 1935 au service de renseignement et de contre-espionnage militaire, le colonel Paul Paillole a dirigé l’activité du service clandestin de contre-espionnage français pendant la première phase de l’occupation, de 1940 à 1942.

Après l’invasion de la zone libre, il s’évade via l’Espagne, Gibraltar et Londres, pour rejoindre l’Afrique du Nord où il prend, en 1943, la direction de la Sécurité Militaire à Alger. A la tête de cet organisme, il maintient les liaisons avec les réseaux implantés en France occupée, renseigne les services anglo-américains, contribue à induire les Allemands en erreur sur les intentions des Alliés et prépare la remise en ordre de la métropole au moment de la Libération. Il sera le seul officier français à participer aux réunions préparatoires du Débarquement en Normandie.

En novembre 1944, ne pouvant accepter la réorganisation du contre-espionnage et le démantèlement de son service, alors que la guerre n’est pas terminée, il préfère démissionner.

La paix revenue, il occupera d’importantes fonctions au sein d’une grande société, et sera également maire de la commune de La-Queue-les-Yvelines pendant de nombreuses années.

En 1953, il fonde, avec d’autres ex-membres des services français pendant la guerre, l’Amicale des Anciens des Services Spéciaux de la Défense Nationale (ASSDN) dont il sera le Président pendant près de 50 ans.

Le colonel Paillole est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le renseignement français de la Seconde Guerre mondiale[1].

Il est décédé le 15 octobre 2002.

Propos recueillis en 1999 par Eric Denécé[2]

* * *

Mon colonel, il ressort clairement aujourd’hui que le gouvernement et le haut commandement français étaient, dès le milieu des années 1930, parfaitement informés par vos services des intentions de Hitler. Avec du recul, quel regard portez-vous sur leur attitude afin d’éviter le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale ?

Il est vrai que l’inertie du pouvoir avant 1939 était très marquée, que cela soit le gouvernement (Daladier, Sarrault) ou le haut commandement (Gamelin). L’un et l’autre se sont d’ailleurs, après la guerre, renvoyé les responsabilités du désastre que nous avons vécu. Daladier se plaignait que le commandement soit resté inerte, tandis que Weygand affirmait que le gouvernement n’avait pas écouté l’état-major. Mais pourquoi le commandement n’a-t-il pas démissionné s’il considérait que les renseignements qu’il transmettait au gouvernement n’étaient pas pris en compte ? D’autant qu’après la guerre, Daladier et Weygand ont reconnu l’un et l’autre qu’ils avaient été bien informés et que nos services avaient entièrement joué leur rôle.

Beaucoup d’historiens considèrent aujourd’hui que, jusqu’en mars 1936, la France aurait pu tenter quelque chose contre Hitler avec de fortes chances de succès. En réalité, il était déjà trop tard. La décision d’une intervention militaire française en Rhénanie était très difficile à prendre, car elle risquait de provoquer le déclenchement du conflit sans pour autant déloger la Wehrmacht de la rive gauche du Rhin. Or, le gouvernement de 1936 sentait que le pays ne voulait pas la guerre et refuserait la mobilisation. De plus, la Wehrmacht était déjà puissante à cette date. Dès 1934/35, l’essentiel de l’implantation militaire allemande en Rhénanie était préparé. Le consul de France à Cologne — un de nos honorables correspondants de l’époque — en témoignait régulièrement dans ses messages. En mars 1936, Hitler avait de quoi faire face à une intervention française dans la Ruhr et en Rhénanie. L’armée française n’était pas prête pour la guerre et nos alliés britanniques l’étaient encore moins. Les Anglais étaient très opposés à un affrontement et leur position a confirmé la France à ne pas s’engager. Par leur attitude, ils ont de lourdes responsabilités sur la suite des événements. Je ne crois pas qu’Hitler aurait fait marche arrière en cas d’une intervention française symbolique et isolée.

Avec le temps, mon opinion a évolué et mon jugement est aujourd’hui moins critique qu’auparavant. Bien qu’il ait été informé par nos services, le gouvernement de l’époque n’avait pas les moyens d’agir rapidement avec une force militaire suffisante. La résistance aux actes de force des nazis apparaissait – dans le contexte de l’époque – comme une mission impossible.

Pourtant, on continue de faire du syndrome de Munich un slogan facile, aujourd’hui repris par nos dirigeants pour justifier une intervention au Kosovo. Nous mêmes, au service de renseignement (SR) de l’époque, n’étions nullement convaincus qu’il faille alors entrer en guerre, notamment parce que, comparée à son adversaire allemande, l’armée française n’était pas au point. Les politiques ont pris l’habitude, depuis 1918, de signer des traités à travers lesquels chacun s’engage, sans avoir les moyens de faire respecter les engagements. C’était notre cas, en 1939, vis-à-vis de la Tchécoslovaquie et de la Pologne.

Si l’histoire politique et militaire de la Seconde Guerre mondiale est aujourd’hui bien connue, vous militez, mon colonel, pour une véritable reconnaissance du rôle des services français. Pouvez-vous évoquer la contribution de nos compatriotes au renseignement allié pendant le conflit ?

J’ai appartenu à des organismes qui n’ont pas l’habitude de faire parler d’eux, tout en faisant correctement leur travail. Je commence à en avoir assez de voir certains s’attribuer tous les mérites et les historiens anglo-saxons tirer la couverture à eux. Le rôle des services secrets français pendant le conflit demeure largement méconnu ou sous-évalué. C’est la conséquence d’une éthique rigoureuse et de traditions fondamentales qui les contraignent au devoir de réserve, sinon au silence absolu.

Trop peu de gens savent qu’entre 1940 et 1945, une somme considérable d’informations a été délivrée aux Alliés par nos services. Ils s’en sont largement servi pour préparer leurs opérations, dont le débarquement, comme pour induire les Allemands en erreur. Or certains Français, à Londres à cette époque, nient l’existence de liens étroits entre les services spéciaux français et l’Intelligence service (MI 6). Il est vrai que ces liens étaient rigoureusement secrets.

Depuis la fin de la guerre des lettres personnelles du général Stewart Menzies, alors patron du MI 6 et du colonel Cawghill, mon homologue de l’époque, rendent un vibrant hommage à nos actions et à la collaboration que nous avions établie pendant toute cette période. Les Britanniques y reconnaissent pleinement notre efficacité, leurs dettes à l’égard des services français et l’excellent résultat de notre collaboration avant et pendant le second conflit mondial.

Il existe par ailleurs une seconde idée contre laquelle je m’insurge. Certains auteurs continuent de faire le procès des services de renseignement et de contre-espionnage militaires de 1939. Nous sommes en effet accusés d’avoir intrigué pour assurer toutes les missions de renseignement et de sécurité. Si une telle situation s’est effectivement produite, c’est que les informations dont nous disposions via nos réseaux nous faisaient percevoir l’imminence de la catastrophe ; or personne ne réagissait. Il nous a fallu prendre les choses en main avec d’autant plus de facilité que le pouvoir ne donnait au renseignement et au contre-espionnage qu’une importance secondaire.

Est-ce la raison qui est à l’origine de la création de l’Association des Anciens des Services Spéciaux de la Défense Nationale (ASSDN) ?

L’AASSDN est née du désir de rétablir la vérité, mais aussi de continuer à honorer la mémoire de ceux des nôtres qui sont morts pour la France. Il convenait de faire reconnaître ce pourquoi ils ont donné leur vie. L’AASSDN se fait un devoir impérieux de promouvoir la culture du renseignement en France. Dans cet esprit, nous avons signé en 1997 un partenariat avec les écoles de St Cyr-Coëtquidan et créé un prix d’histoire du renseignement militaire. Les premiers lauréats ont été récompensés en début d’année. Je veux témoigner de la qualité des travaux de ces jeunes sous-lieutenants sur la riche histoire de nos services spéciaux dans le second conflit mondial, mais aussi sur les tribulations de ces services depuis l’affaire Dreyfus. 

Aujourd’hui, lorsqu’un chercheur se penche sur l’histoire des services de renseignement français, de quelles sources peut-il disposer ?

À l’heure actuelle, outre les archives personnelles de certains acteurs, les seules archives disponibles sur l’action des services français pendant la Seconde Guerre mondiale sont celle du Bureau central de renseignement et d’action (BCRA) de Londres. Daniel Cordier fut chargé par Dewawrin, en 1946, de mettre de l’ordre dans les archives du BCRA et les a déposées aux archives nationales en 1947 ou en 1948. Il eut été légitime, me semble-t-il, qu’elles fussent déposées au service historique des armées au fort de Vincennes. Ces archives ont été largement consultées à l’occasion de l’affaire Jean Moulin. Elles sont malheureusement aujourd’hui dans un grand désordre ; à tel point qu’un journal a récemment publié une note datant de 1943, provenant du poste TR 120 de Tunis, relative aux activités allemandes vues depuis la Tunisie. Or ce poste ne dépendait en aucune façon du BCRA.

Les archives du BCRA ne donnent qu’une vision partielle de l’action d’ensemble des services français pendant la guerre. Les autres archives, celles de la Direction générale des services spéciaux (DGSS) de Jacques Soustelle – qui comportaient celles de la Direction de la Sécurité Militaire (DSM) à Alger de 1939 à 1945 et des SR traditionnels — demeurent aujourd’hui introuvables, ce qui est scandaleux et représente une grave lacune de la mémoire nationale.

Comment expliquez-vous que l’administration du ministère de la Défense ait perdu la trace de ces archives ?

Je l’ignore mais n’ai de cesse de les rechercher. D’autant que c’est moi qui, en avril 1944, avait été chargé par le Général de Gaulle du regroupement de toutes les archives des services de sécurité français : Londres et Alger, réseaux TR et Kléber, autres services et réseaux… Fin août 1944, j’ai fait rapatrier en France libérée la totalité des archives de la DSM. Il y avait plusieurs tonnes de documents dont 20 000 à 30 000 fiches. Les archives particulières de mon réseau SSMF/TR suivirent la même voie.

Or ces archives demeurent aujourd’hui introuvables, alors même qu’elles représentent un fond essentiel pour la connaissance de l’histoire du renseignement et de la sécurité pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est là quelque chose de regrettable. Ceux qui les détiennent se doivent les déposer au service historique des armées. J’ai alerté les autorités à cet égard. Seul le Secrétariat général de la Défense nationale (SGDN) a répondu, par l’intermédiaire du général de Costedoat, en soulignant les difficultés d’une opération d’envergure pour mettre de l’ordre dans les archives dépendant de la Défense. Il reste que la question est posée.

Mon colonel, quel est votre jugement quant à la qualité des services de renseignement français aujourd’hui ?

L’évolution de la DGSE et son adaptation au nouveau contexte international parait bonne. Les problèmes militaires n’ont plus la priorité qui fut longtemps la leur et le service travaille de plus en plus sur l’économie, la politique, le terrorisme, etc. Je remarque par ailleurs que la recherche secrète du renseignement est bien faite. Il ne faut donc pas critiquer les services sur ce point. Leurs résultats sont globalement satisfaisants à ma connaissance.

Il existe certes des rivalités et des redondances entre les différents services spéciaux dont notre pays dispose et la coordination en est toujours difficile. Le général Rondot peut en témoigner. Mais le véritable problème se situe à mes yeux au niveau de l’utilisation qui est faite de ces renseignements par le pouvoir politique. D’une certaine façon, nous retrouvons la situation observée en 1939.

Que pensez-vous du principe de la mise en place d’une commission de contrôle parlementaire du renseignement ?

J’ai eu récemment l’occasion de m’en entretenir avec un parlementaire proche de Paul Quilès. Il estime indispensable de mettre en place une commission parlementaire de contrôle de l’exploitation du renseignement. Je partage ce point de vue, mais il me semble que l’activité devrait s’y concentrer, avec discrétion et prudence, sur deux points : le contrôle de la réalité et de la qualité de l’effort de renseignement, c’est à dire vérifier le bon usage des fonds publics ; et surtout, le contrôle de l’utilisation du renseignement qui est faite par les autorités gouvernementales. Il me parait nécessaire qu’une commission issue de la représentation nationale veille à ce que nos dirigeants prennent des mesures adéquates face à des événements dont les services ont décelé l’occurrence.

L’exploitation du renseignement par les responsables politiques : là est le nœud gordien du problème. Il faut que l’utilisation des informations secrètes échappe à la seule responsabilité des patrons des services spéciaux. En effet, lorsque le gouvernement est informé, que fait-il ? Que faire lorsque le Directeur général de la sécurité extérieure n’arrive pas à convaincre le gouvernement de réagir devant la certitude de l’imminence d’une crise ? Il n’a guère d’autre solution que de peser de toute sa détermination (mais là se pose le problème du poids du DG dans la hiérarchie gouvernementale) ou de démissionner. Il est à mes yeux essentiel que la représentation nationale soit informée de ces situations et puisse éventuellement réagir en toute connaissance de cause.

Ma conviction est donc qu’en matière d’exploitation du renseignement on ne peut échapper à un contrôle parlementaire, à l’image de ce qui s’est fait pour le Secret Défense. En revanche, il ne me parait pas opportun que les parlementaires se mêlent du fonctionnement intérieur des services spéciaux. Certes, l’orientation de la recherche devrait être davantage guidée, mais les SR doivent rester maîtres de leurs méthodes de travail et assumer à cet égard leurs responsabilités.

Pensez-vous qu’une telle commission aurait pu éviter les événements de 1939 ?

Si l’on imagine qu’un tel système ait existé en mars 1936, je suis à peu près sûr que les choses n’auraient pas été différentes. Compte tenu du climat politique de l’époque, le parlement n’aurait probablement pas voté l’intervention en Rhénanie devant les risques de conflit. L’utilisation du renseignement doit être entièrement tributaire de la volonté politique. Les élus ne sont que le reflet de l’électorat ; si la nation baisse les bras, il n’y a rien à faire que de le constater par le vote de ses représentants. Par contre, si l’on prend l’exemple de l’affaire Greenpeace, il est probable que les députés consultés auraient exigé des mesures différentes de celles qui ont été prises et peut-être ainsi évité les dérapages.

Le nouveau contexte international entraîne, on l’observe chaque jour, une évolution des conditions dans lesquelles s’exercent les métiers du renseignement. Mon colonel, pensez-vous qu’il faille en revenir à une unification des différents services s’occupant de contre-espionnage ?

Ne parler que de contre-espionnage (CE) est insuffisant. Ce qui doit être assuré, c’est la sécurité au sens large, face à toutes les menaces extérieures qui pèsent sur notre pays.

En matière de contre-espionnage stricto sensu ce qui est essentiel, c’est de pénétrer l’adversaire, car les sources du danger sont toujours à l’extérieur du pays. Au sein du service, le rôle du CE n’est pas de surveiller le travail du SR. Il revient aux officiers traitants de vérifier qu’ils ne se font pas intoxiquer par leurs sources, parmi lesquelles pourraient se trouver des agents doubles. Si l’on considère qu’ils n’en sont pas capables, où va-t-on ! Le CE doit se borner à tenter d’éclaircir les situations anormales que signalent les responsables du SR.

Au cours des années 1937/38, avec notre patron le général Schlesser, nous nous étions attachés à une définition plus « scientifique » du rôle et de l’organisation des services de sécurité. En juin 1940 tout a été laminé et il a fallu rebâtir. J’ai alors appliqué l’organisation issue de nos réflexions. En juillet 40, lorsque j’ai créé les réseaux clandestins, je n’ai pas voulu que la recherche (SR) et le CE soit regroupés dans une même équipe. Le réseau des « travaux ruraux » (TR), couverture de départ du service de sécurité, était donc indépendant de celui du SR (réseau Kléber). Les TR ne surveillaient pas Kléber mais pénétraient l’Abwehr pour s’opposer à ses visées, notamment en Afrique du Nord.

L’Intelligence service avait la même conception de la répartition des rôles mais travaillait différemment. Le MI 6 avait en son sein son propre service de recherche et de sécurité, dirigé par le colonel Cawghill, mon homologue. En revanche, c’est le MI 5 qui avait la responsabilité du traitement des agents de pénétration allemands. 

Le fait que le contrôle des agents de pénétration ait été confié au MI 5, au lieu de l’être au MI 6, correspondait-il selon vous aux mesures à prendre dans une situation d’exception ?

Vous soulevez là un aspect essentiel. Les problèmes sont totalement différents selon que le pays se trouve en situation de paix, de crise ou de guerre. D’où l’importance de préparer dès le temps de paix un dispositif adapté à un conflit, sinon, il est toujours trop tard.

Etant l’auteur du décret interministériel de 1939, qui précise les attributions respectives des ministères de la Défense et de l’Intérieur, je peux dire qu’avant l’entrée en guerre, rien n’avait été envisagé pour préparer une telle situation. D’où les conflits d’autorité qui apparurent entre les armées et le ministère de l’Intérieur. Il est important de rappeler que nous nous trouvions alors sous le coup de la loi de 1849 sur l’état de siège. Celle-ci confère, en situation de guerre, la responsabilité des services de police aux armées sur le territoire national. Mais l’autorité militaire n’ayant pas l’habitude d’exercer ce type de responsabilité, nous n’avons pas su faire respecter cette loi. Ainsi, pendant la « drôle de guerre », nous voulions que les consulats italiens dans la zone des armées soient fermés car ils étaient de véritables nids d’espions au service de l’Abwehr. Le ministère des Affaires étrangères s’y est opposé et le ministère de l’Intérieur a refusé de nous suivre. Nous n’avons rien pu faire. Je me permets de faire remarquer que cette loi de 1849 n’a jamais été abrogée. Elle reviendrait donc en vigueur si la France connaissait de nouveau une situation similaire à celle de 1940. J’espère que l’on en a conscience en haut lieu !

Pour revenir à votre question, mon sentiment est qu’il faut, dans les situations d’exception un organisme de sécurité unique. J’ai eu la chance de mettre en œuvre un tel organisme centralisé à partir de 1942, à Alger. D’Astier de la Vigerie et Jean-Pierre Pierre-Bloch — commissaires à l’Intérieur du Comité National — étaient en parfaite adhésion avec moi, en considération de la situation dans laquelle nous nous trouvions. Cela me permit de participer en mai 1944 à Londres, dans le cadre de l’état-major du général Eisenhower, à la préparation des opérations de débarquement et de libération, en pleine souveraineté dans le domaine de la sécurité. Le problème en France reste de donner la priorité, en cas de crise à une organisation unique et centralisée de sécurité. Mais j’insiste : le plus urgent demeure la mise en place d’un système de contrôle de l’exploitation du renseignement.

Au cours du second conflit mondial, les Britanniques ont choisi de créer, pour l’action clandestine un service spécifique : le Special Operations Executive (SOE). Or, de nos jours, la quasi-totalité des pays ont intégré cette mission au sein de leur services dits de renseignement. Comment jugez-vous cette évolution ?

Il convient d’éviter le mélange des genres. Entre l’action clandestine et les activités de renseignement, il ne saurait y avoir confusion et interférence ! Avant la guerre le service Action (SA) n’existait pas. Nous estimions que ce type d’opérations n’était pas de notre ressort. Dans les premiers jours de 1940, nous avions demandé à l’amiral Darlan de mettre en oeuvre les moyens de stopper la navigation fluviale sur le Danube, afin de limiter le ravitaillement de l’Allemagne en pétrole. La réponse fut négative. On en est resté là.

Pendant l’occupation, de 1940 à 1944, il était inévitable de passer à « l’action » contre l’occupant. Tout le monde le faisait. Mais à cette différence près que les Britanniques avaient créé un organisme spécifique, le SOE. L’Intelligence service ne faisait pas ce genre de choses. Il considérait que cela portait préjudice à sa mission de renseignement. Côté français, le BCRA regroupait les deux métiers. Une fois cette coutume prise, elle est restée et, depuis la guerre, le SA est demeuré une constante du service, rattaché à la recherche.

Je suis pour ma part convaincu qu’il faut établir une distinction entre ces deux activités. Des actions violentes commanditées par l’Etat sont concevables, mais elles doivent avoir lieu en dehors des activités de renseignement. Recherche et contre-espionnage sont des missions tellement complexes par elles-mêmes qu’il ne faut les mélanger avec l’action. Si la recherche a recours parfois à des procédés à la limite de la morale (chantage, manipulation …), il ne faut pas aller plus loin. L’action secrète, dont je ne discute pas la nécessité, est une opération éminemment politique. Si l’on considère l’affaire Greenpeace, l’échec du SA a porté tort à l’ensemble de la DGSE. D’où, à mon sens, l’importance de séparer les deux. Le service de renseignement peut suggérer, voire même proposer des « actions » sur des cibles données, mais l’exécution devrait en être confiée à des organismes extérieurs spécialisés.

Les services spéciaux ont souvent tendance à faire autre chose que ce pourquoi ils ont été désignés. Ce fut, hélas, le cas fréquent pendant l’occupation. Cela fut généralement sanctionné par une répression impitoyable.

Mon colonel, si l’on considère la situation actuelle au Kosovo, ne croyez-vous pas qu’une action secrète à l’encontre de Slobodan Milosevic aurait pu éviter l’engrenage actuel ?

La question s’était déjà posée pour Hitler. En 1938, un certain organisme était venu demander ce que le service penserait d’un attentat contre Hitler. Cela n’était pas de notre compétence. Nous avons donc posé la question au gouvernement, en l’occurrence à Daladier. Il nous a répondu « gardez-vous en bien, vous en feriez un martyr ! ». En l’état actuel des événements dans l’ex-Yougoslavie et de la popularité de Milosevic chez les Serbes, il ne me semble pas opportun d’envisager une action de ce genre.

 

  1. Services Spéciaux (1935-1945), Robert Laffont, 1975 ; Notre espion chez Hitler, Robert Laffont, 1985 ; L’homme des services secrets : Entretiens avec Alain-Gilles Minella, Julliard, 1995.
  2. Interview initialement publiée dans la revue Renseignement et opérations spéciales, n°2, juillet/août 1999, CF2R/L’Harmattan.