Lancée en janvier 2015 après l’attentat contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo, l’assassinat de la policière Clarissa Jean-Philippe et la prise d’otages sanglante de l’Hypercacher, l’opération intérieure Sentinelle mobilise encore actuellement 10 000 militaires, dont 3 000 placés en réserve, afin de soutenir les forces de sécurité intérieure [FSI] dans le cadre du plan Vigipirate, lequel fait partie du dispositif de lutte contre le terrorisme.
Évidemment, au regard des effectifs engagés, cette opération n’est pas sans conséquence sur les activités de l’armée de Terre. Ainsi, un rapport du Sénat, publié en 2021, avait souligné que la « cible de 90 jours de préparation opérationnelle par militaire n’a plus été atteinte » depuis son lancement.
En outre, un an plus tard, la Cour des comptes, pointant son coût, avait estimé qu’il était temps d’y mettre un terme, à l’instar de ce que venait de faire la Belgique avec son opération « Vigilant Guardian ». Il « n’est plus plus pertinent de poursuivre sans limite de temps une contribution à la tranquillité publique par un ‘affichage de militaires dans les rues’ » et il « appartient donc aux FSI de reprendre des secteurs d’activité qui leur reviennent en priorité et pour lesquels elles sont mieux équipées qu’en 2015 dans la mesure où les moyens humains et matériels ont été significativement renforcés pour leur permettre de faire face à la menace terroriste », avait-elle jugé.
Pour justifier sa position, la Cour des comptes avait soutenu que la menace terroriste était « devenue endogène ». En outre, étant donné que, selon elle, cette menace était désormais « portée par des individus inspirés par l’État islamique mais pas nécessairement affiliés à une organisation terroriste », les militaires de la mission Sentinelle ne semblaient pas les « mieux placés » pour faire face à cette situation car ils ne disposaient « ni du renseignement intérieur, ni de pouvoirs de police, ni des armements appropriés en zone urbaine ».
Quoi qu’il en soit, la recommandation de la Cour des comptes est restée lettre morte. Et l’opération Sentinelle va visiblement durer encore longtemps… Du moins, c’est ce qu’a suggéré le général Thierry Burkhard, le chef d’état-major des armées [CEMA], lors d’une audition à l’Assemblée nationale [le compte-rendu vient d’être publié, ndlr].
« Nous continuons à adapter notre posture sur le territoire national, dans le cadre de l’opération Sentinelle : il faut identifier ce qui fonctionne et ce que l’on peut améliorer, en coordination étroite avec le ministère de l’Intérieur. Il faut notamment réduire les effectifs déployés en permanence, qui perdent de la visibilité alors que cette visibilité était l’objectif premier », a d’abord expliqué le CEMA.
« L’ensemble des moyens alloués à l’opération Sentinelle ne représente que 10 000 hommes, qui viennent en soutien de 100 000 gendarmes et 100 000 policiers. Leur effet n’est donc pas dans le nombre, mais ailleurs : il s’agit de faire passer un message lors du déploiement, et d’accroître l’effort dans des zones très ciblées », a-t-il continué, avant d’insister sur la nécessité de maintenir, si ce n’est d’améliorer, le « dialogue civilo-militaire ».
Cependant, il n’en reste pas moins que la poursuite de l’opération Sentinelle interroge toujours. Elle « fait parfois de nos soldats des cibles vivantes pour ceux qui propagent la violence et la haine » et «les militaires ne sont pas des officiers de police judiciaire [OPJ], ce qui limite concrètement leur action, notamment en matière de contrôle des individus, même si leur présence rassure », a lancé le député Laurent Jacobelli [RN]. En outre, a-t-il poursuivi, les « 10 000 hommes et femmes engagés dans l’opération Sentinelle » n’étant « pas employés ailleurs, peut-être serait-il judicieux d’envisager de les employer à autre chose, à l’heure où nous avons toujours du mal à fidéliser les personnels ».
S’il a défendu le principe de l’opération Sentinelle malgré ses limites [« il n’est pas incongru de considérer que les Français doivent être défendus là où ils sont menacés », a-t-il dit], le général Burkhard a admis que la motivation des militaires qui y sont engagés est un « sujet de préoccupation ». D’où l’idée de les employer « pour leurs capacités spécifiques », afin de donner aux missions un « opérationnel non négligeable ».
« Par exemple, les unités de Sentinelle qui sont au contact de la population sont des petits groupes commandés par un sergent ou un caporal-chef. Ce sont des militaires qui à ce niveau de grade ont rarement l’occasion d’être placés dans de telles situations de commandement et de décision », a détaillé le CEMA. Aussi, « l’opération Sentinelle est donc assez formatrice pour les cadres de bas niveau » car elle « leur confère une autonomie de décision et une véritable responsabilité, dans une mission par ailleurs très difficile ».
Cependant, a reconnu le général Burkhard, « la situation n’est pas pour autant pleinement satisfaisante et certaines modifications sont souhaitables ». Et d’ajouter : « Il faut identifier précisément les avantages offerts par l’opération Sentinelle et ce contre quoi elle sert à lutter ».
Parmi les évolutions possibles, le CEMA a évoqué une réduction du « socle d’effectifs déployés » tout en « maintenant une présence, des contacts et une visibilité, ainsi qu’un dialogue civilo-militaire ». L’idéal serait de pouvoir « capitaliser sur la capacité à utiliser pleinement une réserve susceptible de se déployer sur tout le territoire national », a-t-il dit. Seulement, les armées n’étant pas réparties de manière équilibrée sur le territoire national, leur « déploiement sera plus difficile dans certaines zones ».
Une évolution consisterait à confier d’autres missions à la force Sentinelle.
« La réserve de Sentinelle est orientée vers la lutte antiterroriste. Or, sur le territoire national, le terrorisme n’est pas la seule menace qui pèse sur les Français, ou en tout cas qui perturbe leur quotidien – pensons à une catastrophe naturelle par exemple. Nous pourrions étendre la capacité de réaction de la réserve à d’autres champs et la rendre utilisable plus rapidement – l’objectif est de disposer de personnels prêts à quitter leur quartier en trois heures», a détaillé le général Burkhard, qui s’est gardé d’évoquer tout autre rôle précis…
Enfin, au titre du maintien de la qualité du « dialogue civilo-militaire », le CEMA a estimé qu’il faudrait éviter de « s’installer dans la routine des relèves tous les deux mois ». Ainsi, a-t-il développé, il faudrait « pouvoir déployer des effectifs sur une ou deux semaines » et « dire au préfet que dans dix jours on déploiera une section à son profit pour surveiller ce qui doit l’être ». Et cela afin de faire en sorte de « marier surveillance globale et appui, ce qui appellera naturellement à faire fonctionner le dialogue civilo-militaire », a-t-il conclu.
L’auteur s’exprime à titre personnel. Colonel de la gendarmerie nationale, Florian Manet est essayiste, expert en sûreté globale, chercheur associé à la Chaire « Mers, Maritimités et Maritimisation du monde » de Sciences Po Rennes. Auteur du « Crime en bleu. Essai de Thalassopolitique » publié aux éditions Nuvis (2018), il publie un nouvel ouvrage intitulé « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation » aux éditions EMS avec le soutien financier et scientifique de la Fondation de prospective maritime et portuaire SEFACIL et avec le partenariat opérationnel d’IRENA GROUP et de « Global Initiative Against Transnational Organized Crime » (GI-TOC). Cet ouvrage est préfacé par le général de corps d’armée (Gendarmerie) Jean-Philippe Lecouffe, directeur exécutif adjoint en charge des opérations à EUROPOL, l’agence européenne de police, tandis que Pierre Verluise, docteur en Géopolitique et fondateur du Diploweb.com clôture par la post-face cette réflexion géopolitique thalassocentrée.
Comment le narcotrafic s’inscrit-il dans la dynamique du commerce international tributaire de la mer ? Opacifiant ses opérations logistiques dans le gigantisme des flux marchands, le narcotrafic y trouve opportunément un levier démultiplicateur de puissance et d’influence en facilitant l’expédition de fret illicite de manière massifiée sur des liaisons intercontinentales. La souplesse apportée par la navigation et les vecteurs maritimes est un atout majeur lui laissant le choix de l’autonomie stratégique ou de la contamination des chaînes logistiques internationalisées. Par là-même, ces pratiques illicites exploitent les lacunes des dispositions juridiques balisées par des conventions internationales et de leurs applications régionales. Elles invitent instamment à évaluer les enjeux de sécurité nationale dans un contexte de montée des tensions internationales qui trouvent aussi à s’exprimer sur les espaces maritimes.
INTERCEPTION de go-fast en mer des Caraïbes ou au large d’Algésiras en Espagne, saisie de centaines de kilogrammes de cocaïne dans des conteneurs dans le port d’Anvers, découverte de ballots à la dérive au large des côtes normandes… Ces cas d’usage quotidien constituent autant d’illustrations concrètes d’une maritimisation galopante du narcotrafic international. En effet, ce commerce illicite est avant tout une affaire de logistique : il convient d’approvisionner des marchés de consommation toujours plus demandeurs de produits stupéfiants ou de substances psychotropes. A ce titre, ce segment s’inscrit dans la dynamique irréfragable du commerce international dont près de 90 % des flux empruntent la voie maritime. Comprendre les processus logistiques développés par les organisations criminelles, c’est s’immerger pleinement dans les rouages complexes d’un commerce globalisé tributaire du vecteur maritime. C’est aussi appréhender les enjeux de sécurité nationale confrontée à des menaces hybrides s’exprimant au cœur des chaînes d’approvisionnement et sur les espaces maritimes. C’est enfin s’interroger sur l’« infrastructuration » des relations internationales au travers du rôle joué par les ports maritimes et fluviaux ainsi que par les flottes marchandes qui relient les continents les uns aux autres.
Cette géoéconomie souterraine particulièrement dynamique s’inscrit dans la logique irrésistible de maritimisation des activités humaines et du commerce international (1). Pénétrer les chaînes logistiques internationalisées (2) est dès lors le critère de succès des acteurs illicites, éprouvant les dispositions protectrices du droit international.
1. La maritimisation des trafics illicites est-elle irrésistible ?
L’éminent géographe portuaire, Alain Vigarié [1], énonce qu’« Il faut avoir présent à l’esprit que la maritimisation du monde est un phénomène irréversible et croissant ; les nations se tournent de plus en plus vers la mer ; elles développent sans cesse leurs intérêts ». Cette vérité s’applique assurément aux velléités criminelles qui transparaissent dans le narcotrafic. Le recours à la mer est un démultiplicateur de puissance (11) qui apporte la sécurité aux trafics illicites (12).
11. Un démultiplicateur de puissance en réponse à un marché des drogues en expansion
Les organisations criminelles contemporaines spécialisées dans le narcotrafic s’inscrivent totalement dans une logique de développement commercial. Avide de gain et d’influence, elles ne peuvent se détourner durablement des capacités jugées infinies qu’offrent les espaces océaniques comme les vecteurs maritimes, du simple bateau pneumatique hors-bord au super tanker sans oublier les flottilles de pêche côtière comme hauturière. Le narcotrafic constitue une illustration parfaite de cette maritimisation de la criminalité organisée. Il considère les vecteurs maritimes comme un démultiplicateur de ses capacités et, partant, de son profit.
La logistique du commerce international, critère de succès
En effet, le narcotrafic international est par nature fortement contraint par la dimension logistique qui commande l’exportation des produits illicites vers les zones de consommation souvent distantes d’aires de production très localisées. Il s’agit alors de concevoir la manœuvre d’expédition du produit transformé de la zone de culture ou des laboratoires de raffinage vers les marchés de consommation. La chaîne logistique est bien souvent multimodale, combinant le transport à dos d’homme dans la forêt équatoriale, dans des pirogues ou des barges sur l’Amazone, puis la voie routière à destination des quais de chargement portuaire et, enfin, la voie maritime. Le conditionnement des substances illicites s’avère très souple et modulable en fonction du contenant envisagé. Il se présente sous la forme de colis isolés de l’ordre du kilogramme rassemblés dans des sacs de sport ou des ballots d’une centaine de kilogrammes. Ainsi, la nature du fret maritime facilite grandement l’opacification des substances illicites dans le gigantesque flux mondial des marchandises et des vecteurs maritimes. Elles peuvent, par exemple, être dissimulées dans des conteneurs « équivalent vingt pieds » [2], dans des cargaisons de fruits et légumes, des caches aménagées dans des troncs d’arbre évidés ou dans des engins de chantiers ou des véhicules destinés à l’exportation. L’imagination des narcotrafiquants est sans limite comme en témoignent les torpilles soudées sur la coque du navire ou les flottilles de narco-sous-marins (narco-submarine) qui appareillent depuis les rivages sud-américains à destination des États-Unis ou de la Péninsule ibérique. Le transport maritime se caractérise avantageusement par la massification du fret transporté et sa grande modularité. Bon marché en comparaison de l’aérien, la contrainte majeure demeure, néanmoins, le temps de navigation qui impose l’immobilisation d’un capital important. Il faut compter une vingtaine de jours de mer pour rallier la Rangée nord-européenne depuis les ports brésiliens, le triple pour une transpacifique à la voile entre Panama et l’Australie par exemple selon les saisons.
La souplesse de la navigation maritime épouse les exigences des trafics illicites
Les espaces océaniques sont des voies d’acheminement privilégiées et parfaitement adaptées au regard des quantités à transporter à l’échelle mondiale estimée à plusieurs milliers de tonnes par an. A titre de comparaison, une « mule » transporte, à chaque voyage, quelques centaines de grammes de cocaïne in corpore. En fonction de leurs velléités, les organisations criminelles sont confrontées à deux modalités de transport pour leurs expéditions :
. la sous-traitance : il s’agit de « contaminer », c’est-à-dire, à l’insu de l’équipage ou du chargeur, insérer des substances illicites à bord du navire, dans ses superstructures ou dans le fret transporté. Cette opération complexe suppose de pénétrer dans des zones réservées et, bien souvent, de corrompre des acteurs de la chaîne logistique ou des autorités publiques. Dans ce contexte, les coûts de transport se réduisent aux charges des personnels associés ou « fidélisés »,
. l’autonomie stratégique : elle consiste dans l’affrètement de flottilles dédiées composées de voiliers, de navires de commerce de deuxième voire troisième main (remorqueur, vraquier, …). Ce mode d’action exige le recrutement préalable de gens de mer fidélisés et compétents. Ces navires affrétés empruntent des routes maritimes soit conventionnelles, les « autoroutes des mers », en se fondant dans le flux commercial, soit des routes secondaires se mêlant dans le flux régional.
Le recours à la voie maritime procure un sentiment de sécurité offert par l’immensité océanique et des commodités logistiques facilitant l’expédition d’un fret massifié. Ils sont, donc, parfaitement intégrés à la chaîne de valeur des substances illicites. Ils en démultiplient la valorisation en sécurisant la mise sur le marché. Ainsi, les océans sont à la fois vecteurs du fret et, plus rarement, zones de stockage par immersion de produits au large des côtes.
12. Une sécurité logistique diminue la prise de risque financier
La transport maritime est une modalité logistique adaptée à des expéditions de fret massifié, bien souvent conteneurisé, permises sur de longue distance, en sécurité. Le commerce international poursuit ainsi l’unification du monde, facilitant l’échange de biens entre continents et accroissant le volume des marchandises échangées. Dans ce contexte, les organisations criminelles y voient aussi une dissimulation possible et une sécurité accrue du transport du fret illicite assurée dans le gigantisme des flux dont seulement 2 % [3] serait contrôlés effectivement. Sur l’espace européen, 10 % des conteneurs originaires d’Amérique du Sud seraient inspectés [4]. Précisons qu’en terme de volume, un quart des marchandises arrivent dans les grands ports maritimes européens sous forme conteneurisée soit plus de 100 millions d’unité par an. 80 % du flux est traité par 20 % des ports européens, en particulier ceux de la Rangée Nord-européenne. Il faut avoir présent à l’esprit la réalité matérielle à laquelle sont confrontées les autorités publiques. Un navire marchand d’une capacité moyenne de 20 000 « équivalent vingt pieds » ou « boites » correspond à un équivalent ferroviaire de 120 kilomètres soit … la distance séparant Paris d’Orléans. Cette transcription sur une modalité de transport terrestre illustre simplement le défi du contrôle physique des flux conteneurisés soumis, par ailleurs, à la pression du temps.
2. Comment pénétrer les chaînes logistiques mondialisées ?
Lutter contre le narcotrafic, c’est aussi appréhender les réglementations, les procédures et les réalités opérationnelles en vigueur au sein de chaînes d’approvisionnement globalisées et multimodales. Il s’agit alors pour les narcotrafiquants de contaminer les circuits logistiques (21) en éprouvant les protections juridiques (22).
21. Les techniques de contamination des chaînes logistiques maritimes
Ainsi, les techniques de contamination du fret maritime sont multiples :
1. Le conditionnement du produit aux fins de sa dissimulation dans le fret licite selon des techniques aussi sophistiquées qu’audacieuses et son introduction, ensuite, au sein de la cargaison ou dans les superstructures du navire.
2. La contamination de la cargaison licite par les substances illicites avant le dépotage du conteneur sur un quai de chargement portuaire.
3. « Rip on, Rip Off ». Le processus opérationnel est le suivant. L’organisation criminelle parvient à pénétrer les espaces portuaires. Puis, elle accède à un conteneur par effraction du sceau douanier. Elle y dépose, au milieu de la cargaison, de la drogue conditionnée dans des sacs de sport ou autre contenant de même nature. Cela nécessite de prévoir deux nouveaux sceaux douaniers. Un premier pour la fermeture du conteneur au port départ. Un deuxième pour sa fermeture au port arrivée.
4. L’intégration de colis dans les superstructures du conteneur. Les trafiquants s’efforcent de glisser dans les superstructures du conteneur (parois, plancher ou plafond) ou dans le local technique des conteneurs frigorifiques (reefers) donnant accès au système de réfrigération.
S’en suit alors une manœuvre de corruption de l’équipage afin qu’il accepte le fret illicite à bord, à l’insu de l’armateur.
5. L’insertion de la cargaison illicite dans les superstructures d’un navire. Une autre méthode consiste à approcher le navire, en discrétion, au mouillage et à y insérer des produits conditionnés dans des sacs étanches. Un navire de commerce regorge de possibilités dans les superstructures. Cette manœuvre peut, aussi, être rendue possible par la participation de l’équipage. S’en suit alors une manœuvre de corruption de l’équipage afin qu’il accepte le fret illicite à bord, à l’insu de l’armateur. Charge, ensuite, aux marins de dissimuler le produit à bord. Ce système nécessite au préalable la connaissance de la route maritime de ce vecteur et, principalement, de convenir des conditions de récupération du produit au port de destination. Deux scénarii sont envisageables : soit une récupération en mer dans les mêmes conditions ( « Drop off ») que lors du transit du navire, soit directement dans un conteneur sur le quai de chargement ;
6. Les opérations en mer : le Drop Off.Il s’agit pour des trafiquants à bord d’un semi-rigide d’approcher un navire en mouvement. Cette opération se déroule, bien souvent, dans les eaux territoriales au large d’une aire de consommation. D’autre part, les produits illicites conditionnés de manière étanche peuvent, aussi, être passés par dessus bord, dérivant avant que d’être récupérés par une équipe complice en mer.
Ainsi, les côtes françaises de la Manche et de la mer du Nord sont régulièrement le théâtre de manœuvre de Drop Off. Certaines sont de véritables et cuisants échecs à l’image du mois de février 2023 où plus de 2 tonnes de cocaïne ont été découvertes échouées sur les plages de la Manche. Les produits étaient conditionnés dans des sacs étanches solidarisés à l’aide de cordages, munis de gilets de sauvetage et de bidons vides, garantissant la flottabilité requise. Des dispositifs de géolocalisation ont été retrouvés dans ces paquets étanches. Lors de patrouilles aériennes, des sacs vides de type « big bag » ont également été détectés.
Ces opérations complexes nécessitent une rigoureuse préparation en amont, la sélection préalable de compétences maritimes (plongeurs, propulsistes…), une étude précise du vecteur cible et de sa cinématique maritime sans omettre les scenarii d’introduction et de récupération du fret illicite dans les ports départ puis arrivée. Les besoins préalables en renseignement sur l’identification du navire cible, les mesures de coordination sur deux voire trois continents, la mobilisation de compétences rares et de matériels spécifiques et leur projection au port départ / arrivée, l’immobilisation sur de longue période d’un capital financier important démontrent la puissance des organisations criminelles impliquées dans ces trafics d’envergure internationale. Ils disent, aussi, le faible nombre d’impétrants capables d’agir dans la cour des très grands.
Les modes opératoires sont adaptés aux réalités du terrain et aux flux maritimes. Ainsi, l’Observatoire de la Criminalité Organisée de l’Équateur, a identifié des variantes selon les ports de ce pays de transit fortement exposé : . Port de Manta : Rip-on/ Rip-off sur le vrac, la pollution étant réalisé en amont du port ; . Port de Bolivar (El Oro) : usage des doubles fonds des conteneurs de fruits et légumes à destination des États-Unis et de l’Europe ; . Port de Contecon (Guayaquil) : tous les modes opératoires sont rencontrés, notamment du fait de l’accessibilité aisée aux installations portuaires.
22. Le droit international de la mer à l’épreuve du narcotrafic
Quel que soit le mode opératoire retenu, ces manœuvres de contamination du fret maritime interroge sur la sûreté des installations portuaires comme des vecteurs. Plus largement, la question de la sûreté globale du commerce international est posée dans un contexte où les rivalités interétatiques comme la menace terroriste sont évaluées comme très importantes. Comment justifier alors que des conteneurs scellés puissent être ainsi ouverts sur des quais ou à bord de navire ? Comment expliquer que des colis soient insérés dans la superstructure du navire marchand à l’insu de l’équipage ou des personnels en charge de la sécurité des installations portuaires ? Le problème prend encore davantage d’acuité si l’on remplace les produits stupéfiants par des substances explosives ou chimiques. Ou encore, si l’on envisage le scénario d’embargos qui restreignent l’emport de certains types de produits nommément définis.
Le droit maritime s’est très vite emparé des problématiques de sécurité liées aux risques d’origine naturelle et ceux en lien avec la navigation maritime (réglementation du nombre de gilets et de dromes de sauvetage au pro rata du nombre de passagers et de membres d’équipage). Par différence, les premières références normatives dédiées à la sûreté maritime c’est-à-dire la malveillance humaine se font jour, uniquement, à la fin du XXème siècle à la suite d’un épisode malheureux qui a cristallisé la coopération internationale : le détournement de l’Achille Lauro [5]. Cet événement a donné lieu à la Convention de Rome dite SUA (« Suppression of Unlawful Acts against the Safety of Navigation ») relative à la répression d’actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime, enrichie de protocoles additionnels [6]. Signée en 1988, elle vise la capture d’un navire par la force, les voies de fait contre les personnes se trouvant à bord comme l’introduction à bord de dispositifs propres à détruire ou endommager le navire.
Même si le terrorisme s’était déjà manifesté sur mer [7], cette menace est clairement prise en compte dans les années 2000 dans le sillage de l’attentat visant le Limburg [8] et les attentats du 11 septembre 2001. Ainsi, la Convention SOLAS intègre dans son chapitre XI-2 le Code ISPS (International Ship and Port Facilities Security) entré en vigueur le 1er juillet 2004. S’imposant à tous les acteurs de la navigation maritime internationale, ce code vise à garantir un niveau de sûreté élevé aussi bien sur les installations portuaires qu’à bord des navires appareillant sur des liaisons internationales. De ce fait, même si le terrorisme est visé en priorité, le narcotrafic n’en éprouve pas moins quotidiennement ces dispositions réglementaires et leurs applications sur le terrain. Ce test grandeur nature invite à une réflexion approfondie de la sûreté du transport maritime.
Ces conventions internationales ont été complétées par des réalisations régionales qui démontrent l’adaptation des règles de droit et la définition d’outils de sûreté internationaux dans le but de contrecarrer les velléités criminelles. Il s’agit, alors, de concilier les principes fondamentaux du droit international de la mer avec les réalités d’États souverains fragiles ou de taille critique [9]. Ceux-ci sont amenés à partager leur compétence répressive avec de grandes puissances implantées dans la région. Ainsi, les accords de San José de Costa Rica résultent des accords d’Aruba signés le 10 avril 2003 entre les États caribéens et les États européens implantés dans la région. Ils s’inscrivent dans le cadre du renforcement de la coopération en vue de la répression du trafic illicite de produits stupéfiants et de substances psychotropes par voie maritime comme aérienne dans les Caraïbes. Conséquence directe de l’article 17 de la convention de Vienne [10], ils facilitent la détection, l’identification, la surveillance comme l’interception des navires suspects grâce à une coopération opérationnelle renforcée. Ces textes adaptent l’exercice de la souveraineté nationale dans une zone où les frontières maritimes sont très ténues. Des aménagements dérogatoires du droit de la mer ont, ainsi, été négociés en matière de droit de poursuite, d’arraisonnement de navire ou encore d’usage des armes. De plus, des accords bilatéraux promus par les États-Unis d’Amérique dès 1999 ont été signés avec une majorité d’États caribéens. En vertu de « shiprider agreements », les garde-côtes américaines patrouillent ainsi dans les eaux territoriales d’États-tiers et contribuent à la sûreté des espaces océaniques. De manière très opérationnelle, ces accords sont complétés par les « hot pursuit agreements » qui les autorisent à prolonger la poursuite d’un navire suspect dans les eaux territoriales sans la présence à bord d’un représentant de cet État souverain [11].
Au total, un corpus normatif s’est développé autour de ce texte fondateur de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer. Il vise à prendre acte des évolutions sécuritaires récentes observées sur les eaux du globe. Cependant, les opérateurs illicites ne sont pas … signataires de ces conventions internationales et, donc, peu impliquées par ces objectifs universels.
Ainsi, le narcotrafic s’inscrit totalement dans la dynamique du commerce international tributaire de la mer. Opacifiant ses opérations logistiques dans le gigantisme des flux marchands, il y trouve opportunément un levier démultiplicateur de puissance et d’influence en facilitant l’expédition de fret illicite de manière massifiée sur des liaisons intercontinentales. La souplesse apportée par la navigation et les vecteurs maritimes est un atout majeur lui laissant le choix de l’autonomie stratégique ou de la contamination des chaînes logistiques internationalisées. Par là-même, ces pratiques illicites exploitent les lacunes des dispositions juridiques balisées par des conventions internationales et de leurs applications régionales. Elles invitent instamment à évaluer les enjeux de sécurité nationale dans un contexte de montée des tensions internationales qui trouvent aussi à s’exprimer sur les espaces maritimes.
Quels sont ces opérateurs criminels particulièrement dynamiques et entreprenants ? Comment sont-ils organisés ? Comment ont-ils su maritimiser leurs modes d’action et leurs organisations ?
[1] Né le 20 janvier 1921 au Havre, mort le 21 décembre 2006. Ce géographe français s’est spécialisé dans la géostratégie des océans. Il a fixé sa réflexion innovante dans de nombreux ouvrages et articles.
[2] Ou EVP ou Équivalent Vingt Pieds (en anglais TEU : Twenty-Foot-Equivalent Unit) est une unité de mesure internationale définissant une longueur normalisée de 20 pieds pour les conteneurs (longueur : 6,058 mètres – largeur : 2,438 mètres et hauteur de 2,591mètres).
[3] EU Commission – EU Science Hub, Monitoring container traffic and analysing risk, https://joint-research-centre.ec.europa.eu/scientific-activities-z/monitoring-container-traffic-and-analysing-risk_en,
[4] Europol, Report of meeting with Security Steering Committee of the ports of Antwerp, Hamburg/Bremerhaven and Rotterdam, La Haye, 25/01/2023.
[5] Navire à passagers détourné, en mer Méditerranée, le 7 octobre 1985, par des terroristes du Front de Libération de la Palestine.
[6] Comme en 2005, le protocole relatif à la sécurité des plates formes fixes situées sur le plateau continental.
[7] Le mouvement palestinien, l’IRA ou les Tigres tamouls.
[8] Attaque d’un pétrolier français par un bateau-suicide dans le golfe d’Aden le 6 octobre 2002 revendiquée par l’Armée islamique d’Aden-Abyane.
[9] La configuration de l’espace caribéen offre de très nombreuses facilités pour les malfaiteurs et confronte les services répressifs à d’insolubles problèmes. Certains États possèdent des centaines îles ou îlots. Ainsi, Saint-Vincent-et-les-Grenadines est un archipel composé de trente-deux îles dont neuf seulement sont habitées.
[10] Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, signée à Vienne le 20 décembre 1988. Elle renforce la coopération internationale en matière de criminalité organisée et favorise la prise en compte juridique de l’arraisonnement d’un navire en haute mer soupçonné de se livrer au trafic de drogue, en complément des dispositions de la Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer. Ainsi, l’article 17 stipule que l’État du pavillon peut autoriser l’État requérant à arraisonner et à visiter le navire soupçonné. En cas de découverte, ce dernier peut « prendre les mesures appropriées ».
[11] En contradiction avec l’article 111 de la CNUDM qui stipule que « le droit de poursuite cesse dès que le navire poursuivi entre dans la mer territoriale de l’État dont il relève ou d’un autre État »
L’Indo-Pacifique, qui englobe l’océan Indien et le Pacifique occidental, est devenue aujourd’hui un enjeu stratégique majeur pour les puissances mondiales au XXIe siècle. La France, avec ses territoires d’outre-mer tels que la Réunion, la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie, se positionne comme un acteur clé dans cette zone géopolitique cruciale.
Jérémy Bachelier, chercheur au Centre des Études de Sécurité (CES) de l’Ifri et membre du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD), spécialiste des questions de puissance maritime, de l’’action de l’État en mer, et de la présence française en Indopacifique, a bien voulu partager son analyse avec Athénaïs Jalabert.
La région Indo-Pacifique est en passe de devenir un théâtre d’opération au cœur de la rivalité sino-américaines mais aussi de contestations de puissances régionales. Aussi, la stratégie française dans la région viset-elle à renforcer la présence et l’influence de la France mais aussi à se positionner de manière claire et lisible face à ces dynamiques.
Genèse du concept d’Indopacifique
La notion d’Indopacifique est un concept né au milieu des années 2000, dans un contexte qui était celui du rapprochement entre le Japon et l’Inde : c’est par le Japon et plus particulièrement Shinzo Abe, ancien premier ministre japonais, appelait cette notion « la confluence des deux océans ». Par la suite, en 2007, ce dernier a évoqué cette notion même d’Indopacifique devant le Parlement indien, ce qui a été finalement, le lancement de ce concept. Le Japon a été vraiment celui qui a initié cette réflexion géostratégique inhérente à cette jonction des deux océans Pacifique et Indien, et à la continuité finalement qui était celle de ces deux océans, sur le plan notamment de la maritimisation.
Cela a été prolongé ensuite par l’Australie, puisque finalement l’Australie a été le premier pays, en 2013, à évoquer cette notion d’Indopacifique dans son Livre Blanc. Cela a été ensuite suivi par un certain nombre d’autres pays, notamment l’Inde, qui l’a évoqué à travers un sommet de l’ASEAN et à travers le Premier ministre Manamahan Singh, qui en 2012 l’a mentionné effectivement à la faveur d’un sommet auquel il participait.
Et puis après, c’est vraiment quelque chose qui a fait un peu effet boule de neige, les Américains ont effectivement, sous l’administration Trump, après Obama, considéré cette notion d’Indopacifique, puisqu’avant cela, Obama parlait plutôt de « pivot vers l’Asie » et ne mentionnait pas à proprement parler cette notion d’Indopacifique.
L’administration Trump a commencé à parler d’Indopacifique, ce qui en a fait sa concrétisation : cette appellation a provoqué un changement qui a été initié au niveau stratégique. Par exemple, on est passé de l’US PACOM à l’US INDOPACOM à Hawaï, pour la gouvernance de l’ensemble de cette région indopacifique au niveau militaire.
La France, quant à elle, est arrivée un peu plus tardivement sur cette notion mais a suivi tout de même avec grande attention ce qu’il s’est passé de 2007 avec Shinzo Abe jusqu’à cette création en 2018 de l’US INDOPACOM, sans vraiment entreprendre une démarche de conceptualisation de l’Indopacifique. Pour autant, il y avait déjà, dès 2013, un intérêt renouvelé dans le Livre Blanc français de cette notion, non pas « d’Indopacifique », mais « d’Asie-Pacifique », de fait des territoires ultramarins français dans le Pacifique Sud et au sud de l’océan Indien.
La France rappelait qu’elle était puissance souveraine et acteur de sécurité dans l’océan Indien et dans le Pacifique. Il y avait donc déjà, à la faveur de ce Livre blanc, une volonté renouvelée de prendre pied d’une manière plus structurante encore dans la région.
Cela a été effectivement évoqué ensuite par Jean-Yves Le Drian, qui était à l’époque ministre de la Défense, et qui a présenté la France non pas comme une puissance d’Indopacifique, mais comme une puissance de l’Asie-Pacifique. Et une fois que cette dynamique a été initiée, différentes étapes ont été observées : tout d’abord, de 2013 à 2015, un réinvestissement militaire de la marine nationale en particulier dans la région de l’océan Indien et de l’Asie, avec des opérations, des déploiements qui se sont très largement accentués et qui ont progressivement commencé à influencer le cercle des décideurs politico-militaires. C’est vraiment ensuite, en 2016, d’abord à la faveur du soutien à l’export pour les 36 Rafales que les Français ont vendus à l’Inde, puis ensuite le contrat des sous-marins avec l’Australie ainsi que le renouvellement des accords stratégiques à la faveur de cet export massif d’armement avec eux et avec l’Inde d’autre part, que véritablement, il y a eu un réinvestissement stratégique de la part de la France au sein de cette région de l’Indopacifique.
L’année 2016 a vraiment été le tournant même pour réinvestir cette région sur le plan de la défense et la sécurité de manière plus massive, couplé au fait qu’il y a eu une maritimisation du monde qui était déjà observée depuis les années 1990. Cette maritimisation s’est encore accentuée dans les années 2000 avec la montée en puissance de la Chine.
La notion d’Indopacifique augmente dans les esprits de manière progressive, d’abord sur le plan stratégique et ensuite sur le plan politique, notamment en 2018 durant le discours de Gordon Island par le Président Macron. Elle sera ensuite déclinée en 2019 puis en 2021, d’abord par une stratégie française de l’Indopacifique de la DGRIS, puis ensuite une stratégie qui sera à vocation interministérielle et essentiellement portée par le Quai d’Orsay. Une stratégie européenne de l’Indopacifique voit le jour, évidemment très largement instiguée par la France pour qu’elle puisse aboutir.
Ainsi, chaque pays a une vision géographique et/ou géostratégique de l’Indopacifique qui est très différente. Les États-Unis par exemple ne vont pas jusqu’aux côtes africaines mais s’arrêtent au milieu de l’océan Indien dès lors qu’ils partent de l’Indo-Pacifique.
La France, pour sa part, a une vision très exhaustive finalement de l’Indo-Pacifique. Elle consideère qu’elle inclut l’ensemble des océans Indiens et Pacifiques dans une continuité stratégique, là où les Américains, pour des raisons essentiellement de gouvernance militaire, se sont arrêtés effectivement au milieu de l’Océan Indien pour qu’il y ait plutôt une cohérence au niveau de la péninsule arabique sur le plan stratégique et qu’elle soit découplée de la cohérence que j’ai évoquée entre l’océan Indien et l’océan Pacifique. Tout cela dépend très largement des intérêts de chacun et de la vision qui est celle du monde de chacun des pays concernés.
La présence française dans l’Indopacifique
Sur le plan historique, la France possède plusieurs territoires ultramarins depuis maintenant plusieurs décennies, où ont été installées des forces militaires permanentes, des forces dites de souveraineté. Elles sont présentes à La Réunion, en Polynésie française, et puis à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, mais aussi des petits détachements comme à Mayotte. Ces forces ont un rôle très important en matière à la fois de surveillance de la Zone Economique Exclusive mais également en matière de migration clandestine en provenance des Comores, de Madagascar, du Mozambique, voire même de la Tanzanie. Cette présence militaire permanente permet déjà d’affirmer une forme de souveraineté et donc de jouer un rôle saillant dans cette région.
La présence dans la région s’est accentuée ensuite avec la création, par le gouvernement Sarkozy d’une base à Abu Dhabi qui a permis d’avoir un État-major pérenne alors qu’avant il était embarqué sur un bateau. Cet État-major à terre détient cette capacité d’être plus présent auprès des partenaires régionaux, ainsi que d’avoir un point d’appui logistique extrêmement important en Arabie vis-à-vis des flux énergétiques qui sont stratégiques pour la France.
Par la suite, la présence militaire de défense et de sécurité française s’est très largement accentuée avec des déploiements qui ont pris de l’ampleur entre 2013 et 2015, période un peu charnière où la France commençait à s’intéresser à la région. Mais cela ne changeait pas la donne quant à la posture française.
Le renouvellement et l’intensification des partenariats stratégiques notamment avec l’Inde et l’Australie ont permis véritablement d’initier une forme de tactique au sein de Ministère des armées et d’amplifier très largement les déploiements aéronavals et aéromaritimes qui ont été mis en place dans cette région.
Si bien qu’il y a eu une intensification entre 2016 et 2021, cette dernière année est devenue une année faste en matière de déploiement opérationnel qui a été un petit peu jugulée par différentes difficultés à la fois sanitaires avec le COVID-19 et puis géostratégiques avec la guerre en Ukraine entre 2022. Mais aussi en 2024 si l’on considère le fait qu’il y avait des priorités qui étaient ailleurs. Ainsi, tous ces facteurs ont contraint effectivement de quelque peu la France mais pour autant la dynamique est bien présente et a vocation à perdurer : la marine nationale continue à déployer ses forces et puis cela s’est accentué plus récemment avec l’armée de l’air et les déploiements PEGASE (déploiement aérien en Indopacifique).
Les intérêts stratégiques français dans la région : une voie occidentale alternative
Le thème même de position d’équilibre, quand il est traduit en anglais, est une notion appelé « balancing power ». « Balancing power” se réfère à une notion anglo-saxonne du XIXe siècle qui est tout à fait différente de ce que la France sous-entend par cette notion de position d’équilibre. Depuis la Revue nationale stratégique en 2022, il y a plusieurs équilibres qui sont recherchés : la France cherche à trouver entre plusieurs puissances émergentes une forme de stabilité et donc d’équilibre entre les puissances, que pourraient être dans le contexte actuel les États-Unis et la Chine. Sauf que la France n’a pas cette capacité à proprement parler de jouer une quelconque forme de balance vis-à-vis de grandes puissances avec la Chine et les États-Unis. Donc cette notion n’est pas très bien comprise puisqu’elle nous positionne pour certains comme une alternative, une troisième voie vis-à-vis d’un certain nombre de partenaires et d’alliés alors même que la France n’a pas vraiment cette ambition. La notion la plus adaptée serait que la France porte une voie occidentale alternative c’est-à-dire une dynamique de défense militaro-centrée comme peuvent l’être les États-Unis mais avec une posture plus inclusive, plus multilatérale et plus dans une recherche de compromis avec tous, qu’il soit compétiteur ou partenaire. L’idée est aussi d’éviter à terme d’arriver à une forme de bloc comme cela a pu être le cas durant la Guerre froide. La France proposerait différentes dimensions à la fois sur le plan des valeurs et de l’humanisme mais aussi sur le plan de l’export d’armement pour parler capacitaire d’avoir une alternative qui ne les oblige pas à choisir entre la Chine et les États-Unis.
La France n’a aucune intention d’être au milieu d’un théâtre géostratégique qui pourrait être celui de la Chine ou des Etats-Unis, elle est clairement un partenaire et un allié propre de celui des États-Unis, au sein de l’OTAN. Le fait d’avoir une proximité géographique, par les territoires ultramarins, avec la Chine ou d’autres puissances régionales, couplé à des enjeux globaux et économiques, ne permet pas de fermer la porte à des partenaires tel que la Chine. La négociation est le maître mot dans un monde globalisé. Du fait du partenariat stratégique extrêmement structurant avec les États-Unis, si demain il devait y avoir une analyse très simple de la part de la Chine sur Taïwan, il est fort à parier que la France jouerait un rôle direct et ou indirect auprès des États-Unis. Il est nécessaire également d’avoir clarification de la position de la France, qui a tenté d’être à plusieurs reprises notamment après les conférences de presse du Président Macron dans l’avion de retour de Chine et qui a été l’objet d’un certain nombre d’incompréhensions de la part des alliés et des compétiteurs comme l’Inde, les États-Unis et le Japon qui n’ont pas forcément très bien saisi la démarche que laissait le Président Macron à l’époque. Le fait d’avoir une position lisible vis-à-vis de nos partenaires réels dans la région permettra de pouvoir d’avoir des partenariats qui seront beaucoup plus aisés à mettre en œuvre, les alliés pourront plus facilement comprendre et s’associer à la démarche.
Dès lors, il y a trois types d’intérêts stratégiques qui se télescopent mais qui ne sont pas à niveau équivalent. Il y a d’abord les intérêts dits fondamentaux, ils ne sont pas vitaux au sens de dissuasion nucléaire mais fondamentaux car ce sont des intérêts souverains qui sont inhérents à la France dans ses territoires ultramarins vis-à-vis de l’intégrité territoriale et l’intégrité de son domaine maritime de 9 à 11 millions de kilomètres carrés de domaine maritime français qui se trouve dans la Pacifique. Cette grandeur rend le territoire difficile à surveiller et à maîtriser surtout face à la stabilité du voisinage notamment vers le Pacifique insulaire avec sa dialectique sino-américaine qui s’intensifie avec des îles insulaires comme au Salomon, et puis dans le voisinage du sud de l’océan Indien avec le canal du Mozambique qui est un enjeu de taille étant un objet de convoitises de la part des pêcheurs étrangers notamment chinois, et aussi les ressources d’hydrocarbures potentielles importantes qui n’ont pas encore été exploitées.
En deuxième lieu, il existe les intérêts bi-stratégiques tels que la stabilité et la liberté des échanges économiques notamment entre l’Asie et l’Europe avec l’intérêt énergétique lié à la Péninsule Arabique et évidemment aux hydrocarbures et aux gaz en provenance du Golfe Arabo-Persique. Il y a aussi la liberté des échanges dont l’objectif premier est sur le plan maritime en ce qui concerne la marine nationale : de s’assurer que les flux maritimes de l’Asie à l’Europe puissent avoir lieu dans les meilleures conditions possibles sans qu’il n’y ait d’atteinte à la sécurité de ce flux. Par exemple, la prise d’otage du détroit de Bab-el-Mandeb par les iraniens est une entrave à ce flux la communauté maritime. La liberté de navigation est aussi un aspect important puisqu’il y a des atteintes à cette liberté qui sont observées notamment en mer de Chine méridionale via la poldérisation des Spratleys ou encore des Paracels de la part de la Chine mais aussi du Vietnam. Là où la France reste à des distances raisonnables et essaye de rester à un niveau de coercition vis-à-vis des revendications chinoises ou vietnamiennes, les Etats-Unis ont une réponse avec plus d’agressivité et pénétrante.
Le troisième aspect de ces intérêts touche à la sécurité environnementale et au changement climatique, la préservation de la biodiversité, finalement tout ce sur quoi la France essaie d’être motrice en la matière. Ce changement climatique et de cette perte de biodiversité touche essentiellement les pays du Pacifique insulaire tels que l’Indonésie et les Philippines lié directement à nos territoires ultramarins. On observe aujourd’hui environ 12 mm par an d’augmentation du niveau de la mer et donc il y a d’ici la fin du siècle un certain nombre de territoires qui vont être minimum submergés comme la Polynésie française. Cela fait donc parti aujourd’hui des grands enjeux structurants où il est nécessaire d’avoir cette capacité à maitriser l’exploitation et l’exploration des fonds marins.
Enfin, il y en a beaucoup d’autres intérêts comme évidemment la préservation du droit international et du droit de la mer en particulier s’agissant de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer qui est mis à mal aujourd’hui. Egalement, la prolifération des armes de destruction massive que ce soit à l’Extrême Orient avec la Corée du Nord ou l’Iran qui sont l’objet d’embargos de la part des Nations Unies : l’objectif est de participer à des opérations multinationales pour préserver ces intérêts et lutter contre cette prolifération.
La suite paraitra de l’entretien dans le numéro 142
(*) Le capitaine de frégate Jérémy Bachelierest chercheur au Centre des Etudes de Sécurité (CES) de l’Ifri et membre du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD). Officier d’active dans la marine nationale, sa carrière professionnelle fut essentiellement tournée vers les opérations extérieures. Il a exercé des responsabilités à bord de 8 bâtiments de combat et en état-major. Il est spécialisé notamment sur les thématiques de puissance maritime, maritimisation et action de l’État en mer, sur la présence française en Indopacifique ainsi que le commandement et emploi des forces.
(*) Athénaïs Jalabert-Douryest actuellement étudiante en relations internationales à l’ILERI et stagiaire au sein de la revue Espritsurcouf. Elle se passionne notamment sur les sujets de sécurité internationale, plus particulièrement dans les zones géographiques des Amériques et de l’Europe.
Immigration clandestine dans l’hexagone et outre-mer, narcotrafic, tranquillité publique, contestation sociale, terrorisme islamique et écoterrorisme, le futur ministre de l’Intérieur fait face à des attentes très lourdes en matière de sécurité dans un contexte budgétaire très tendu.
Fort d’une longue et riche expérience, commandant de groupement de gendarmerie départementale et de gendarmerie mobile, commandant du centre national d’entrainement des forces de Gendarmerie (CNEFG) de Saint-Astier, commandant de région, et sous-directeur des compétences, le général de division (2S) de Gendarmerie Bertrand Cavallier, l’un des meilleurs experts français en matière de sécurité intérieure et de défense passe en revue les défis qui attendent le gouvernement. Dans une seconde interview qui sera publiée dans les jours prochain, il se penche sur les défis qui attendent le futur chef des gendarmes qui devrait être nommé rapidement.
LVDGUn nouveau ministre de l’Intérieur va être nommé. Quelles sont, d’après vous les leviers à sa disposition pour améliorer l’efficience des forces de sécurité intérieure et de ce fait la sécurité des Français ?
Trois grands défis essentiels, pour ne pas dire vitaux, mais inter-agissants, sont à relever par la France : celui tout d’abord de l’économie qui conditionne tout le reste. N’oublions pas que la charge de la dette va bientôt peser davantage que le budget de la Défense alors même que l’environnement géopolitique est de plus en plus désordonné et menaçant. Ensuite, celui de l’éducation qui conditionne le maintien de notre pacte social par l’appropriation de nos valeurs communes, non négociables, mais aussi notre capacité à innover dans un environnement notamment technologique de plus en plus compétitif marqué par le recul constant de la France. Enfin, celui sécuritaire, tant on constate une augmentation considérable de la violence, des fractures, qui menacent la cohésion et la survie de notre nation, sous l’effet notamment d’une immigration massive.
Le futur ministre de l’Intérieur devra pleinement s’emparer de ces enjeux sachant que le déni de réalité ne fonctionne plus. La légèreté d’être des élites depuis des décennies, pour ne pas dire leur lâcheté par crainte de la pensée politiquement correcte et du coût social devant être assumé par celui qui osait tenir un discours de vérité, suscite une révolte croissante dans la population, révolte légitime.
Cependant, la tâche du ministère de l’Intérieur va s’avérer très ardue du fait d’un contexte budgétaire catastrophique qui impose d’en finir avec la surenchère de moyens et d’acquis catégoriels, le syndrome du quoi qu’il en coûte, sous notamment la pression des syndicats.
L’intervention du premier président de la Cour des Comptes, dans le Figaro (version numérique du 8 septembre) est très claire : “Ce sera sans doute le budget le plus délicat de la Ve République …il va falloir une rupture…un pays trop endetté est un pays impuissant”.
La Cour des comptes avait déjà sonné l’alarme s’agissant du ministère de l’Intérieur en constatant que, malgré une hausse significative de la masse salariale – entendre plus de gendarmes et policiers, certes pour compenser partiellement les réductions d’effectifs mises en oeuvre sous la présidence Sarkozy, mais également des avantages catégoriels – , on observait une diminution constante de la présence des forces de l’ordre sur le terrain, ainsi qu’une érosion des taux d’élucidation. Plus récemment, dans une note parue le 7 juillet dernier, et intitulée “Les forces de sécurité intérieure : des moyens accrus, une efficience à renforcer”, la même juridiction déclarait que “des hausses de crédits ont été consacrées aux augmentations salariales des policiers et gendarmes prévues dans le cadre du “Beauvau de la Sécurité”, finançant des primes souvent sans cohérence… ”.
Un impératif de redevabilité envers la nation lorsque des avancées catégorielles sont accordées
Il ne s’agit pas ici de fustiger le gendarme ou le policier en soi, sachant que nombre d’entre eux sont dévoués, et prennent des risques dans un environnement de plus en plus menaçant mais d’enfin poser certains principes :
Il y a un cadre budgétaire donné, et désormais, il n’y a plus de marge. Ce qui doit être intégré par les organisations syndicales, dont les ressorts, tels qu’ils m’ont été confiés par certains responsables, sont guidés principalement par “le maintien du nombre d’encartés”, donc assez éloignés de l’intérêt général.
La question de la durée de temps de travail réelle
Il y a un impératif de redevabilité envers la Nation lorsque des avancées catégorielles sont accordées (à noter que ces dernières années, les négocations étaient limitées à leur plus simple expression tant les gouvernements cédaient sur tous les points).
Comme l’évoquait la Cour des Comptes, il faut s’interroger, sur des règles d’organisation du service, de fonctionnement, très complexes, et pour partie non appliquées.
Ceci doit conduire à poser la question de la durée de temps de travail réelle, lors d’une journée de service, mais plus encore mesurée sur toute une année (ce qui est encore plus explicite) d’un policier ou d’un gendarme. Ceci renvoie également au poids grandissant des polices municipales qui vont jusqu’à se substituer à la force étatique, dans certaines communes d’importance.
En d’autres termes, il faut en finir avec ces discours surréalistes tenus sur certains plateaux de télévision, par des prétendus experts, et des acteurs corporatistes, justifiant de nouvelles demandes exorbitantes en mettant en exergue la sécurité dans Paris à l’occasion des Jeux Olympiques.
Comme s’il était possible de durablement saturer l’espace public avec 18000 gendarmes, de milliers de policiers, dont beaucoup issus de la province, une vingtaine de milliers de militaires de Sentinelle….
Les leviers dont va donc disposer le ministère de l’Intérieur auront pour préalable un discours de vérité, un constat lucide et objectif, nécessitant un courage certain. J’insisterai notamment sur trois leviers qui me semblent majeurs.
Le premier levier : le nécessaire renouveau de la hiérarchie policière et gendarmique
Le premier levier portera sur le nécessaire renouveau de la hiérarchie policière et gendarmique, laquelle doit retrouver toute sa place, pour redonner une cohérence à l’ensemble du système, tant dans son organisation que dans son fonctionnement. Une hiérarchie qui attend cette mesure de bon sens, et pour affirmer cela, je m’appuie sur nombre de confidences, car il est depuis des années hasardeux pour ses membres de parler ouvertement de sa fragilisation, voire parfois de sa marginalisation, j’évoquerai dans cet article le cas particulier de la hiérarchie en Gendarmerie.
Elargir les conditions d’usage des armes, simplifier les procédures pénales
Le second concerne le soutien aux gendarmes et policiers de terrain, les producteurs premiers de sécurité.
Il faut élargir les conditions d’usage des armes, lesquelles ont en particulier été considérablement restreintes pour les gendarmes, et qui globalement, de toute évidence, ne sont plus adaptées au contexte sécuritaire. Elles Induisent une véritable inhibition face à l’usage des armes chez les gendarmes et policiers alors qu’ils sont confrontés à des comportements de plus agressifs, à une délinquance de plus en plus violente, déterminée, et disposant de plus en plus d’armes de guerre, sans évoquer la généralisation des refus d’obtempérer.
C’est un point capital, au-delà des forces de l’ordre, pour la défense de notre société, qui mérite un développement particulier. J’ajouterai la simplification des procédures pénales, tant aujourd’hui elles accaparent gendarmes et policiers, pour des résultats finaux au demeurant décourageants du fait de la saturation des services de justice.
Le ministre devra se positionner sur la répartition Police Gendarmerie
Le troisième a trait à la problématique migratoire. Je l’aborde ci-dessous.
Enfin, Les Jeux olympiques et paralympiques étant passés, le futur ministre de l’Intérieur – à l’inverse de son prédécesseur qui a fait machine arrière sur ce sujet- ne pourra pas s’exonérer de se positionner sur les recommandations du Livre blanc concernant les redéploiements Police Gendarmerie.
Il devra dire s’il est favorable, quitte à s’affirmer face à certains syndicats de police à ce que la Gendarmerie prenne en compte la sécurité publique de villes moyennes comme par exemple Cannes, Digne, Mende, Lons-Le-Saunier, et des départements complets tels que le préconisait le Livre blanc.
LVDGRéduire drastiquement l’immigration illégale est l’un des principaux challenges du futur ministre de l’Intérieur. Pourquoi ne pas donner davantage de place à la Gendarmerie dans le dispositif humain d’autant que de nombreux secteurs de passage, au Sud et à l’ouest sont en zone de compétence Gendarmerie ? Un ancien directeur de la Police aux frontières vient d’ailleurs dans un livre de constater des moyens humains et technologiques limités.
Bertrand Cavallier La lutte contre l’immigration illégale (ou clandestine) est devenue capitale à deux titres : d’une part, elle constitue un des facteurs majeurs de criminalité qu’aucun politique sérieux ne conteste aujourd’hui. Ainsi, comme cela était avancé dans l’Opinion du 9 novembre 2022, “s’appuyant sur les statistiques, Gérard Darmanin mais aussi Emmanuel Macron ont fait sauter le tabou entre immigration et insécurité. Il y a en effet une réalité factuelle”. Plus récemment, sur Cnews, le 27 mai 2024, la députée Ensemble pour la République Maud Bregeon déclarait :“ Il y a aujourd’hui en France un lien entre insécurité et immigration”. Violence voie publique, trafic de stupéfiants, agressions de femmes…Cette triste réalité s’impose en effet ;
d’autre part, elle provoque aujourd’hui de par la nature et la masse des flux (qui pourrait se traduire en submersion de l’Europe), sur fond de confrontation civilisationnelle, la partition des territoires, annoncée par Gérard Collomb, admise par François Hollande alors président de la République. Cette confrontation s’exprime de plus en plus en termes de conception de la personne, de la place de la femme, de l’acceptation de l’homosexualité, de la vision de la société, du droit applicable…tels qu’existant dans la majorité des pays à majorité musulmane.
Le défi est immense. Et comme le déclare le Premier ministre, Michel Barnier, “il y a le sentiment que les frontières sont des passoires et que les flux migratoires ne sont plus maîtrisés. Et nous allons les maîtriser avec des mesures concrètes”.
Immigration : une nécessaire réforme des normes juridiques et une révision complète de la manœuvre opérationnelle
Avant d’aborder la question sous un angle franco-français, et de nature technique, rappelons que cette question relève au premier chef de l’Union Européenne. C’est à ce niveau que doivent être initiés :
tout d’abord une réforme des normes juridiques, en s’affranchissant notamment dans ce domaine de la CEDH (Cour Européenne des droits de l’homme), en posant prioritairement la question si sensible du droit d’asile, auquel est éligible la moitié de l’humanité ;
d’autre part une révision complète de la manoeuvre opérationnelle qui imposerait de mettre en oeuvre une protection effective des frontières européennes, appelant notamment une action de l’avant dans les espaces maritimes, relevant d’un commandement militaire, compte tenu de l’étendue et de la complexité de la zone d’action, du volume des flux et de leurs modes opératoires, et des moyens à déployer.
Je n’évoquerai pas la question des laissez-passer consulaires tant il est évident que la France – qui reste la 7ème puissance mondiale, doit réaffirmer sa souveraineté, et ne saurait en particulier se soumettre aux volontés de l’Algérie, du Mali…ou de quelque autre état.
La Gendarmerie davantage impliquée dans la lutte contre l’immigration clandestine ?
Le droit du sol, dont la suppression à Mayotte devait faire l’objet d’un projet de loi constitutionnelle, repoussé en raison de la dissolution, doit l’être également dans les autres territoires ultramarins, en particulier de manière urgente en Guyane où des surinamaises viennent accoucher en très grand nombre.
La direction nationale de la police aux frontières (DNPAF) est la direction spécialisée est en charge du contrôle aux frontières et de la lutte contre l’immigration irrégulière.
Elle a donc dans ces domaines un rôle central en terme de définition des objectifs et de coordination.
Pour autant, le contrôle aux frontières et la lutte contre l’immigration irrégulière exige aujourd’hui une autre approche opérationnelle. Il s’agit en effet d’interdire de vastes segments, dans des terrains souvent complexes, appelant des manoeuvres d’envergure, s’appuyant dans la profondeur, et nécessitant le déploiement d’effectifs importants, robustes, aptes si nécessaire à l’engagement de force. Dans ses zones de compétence, la gendarmerie a naturellement vocation à répondre à de telles exigences.
Sous réserve qu’elle soit engagée selon le principe de contrats opérationnels lui permettant de valoriser les atouts que lui confèrent sa culture militaire en termes de planification, d’organisation du commandement (articulation en groupements tactiques Gendarmerie intégrant l’ensemble de ses moyens dont ceux aériens), de modes opératoires, et évidemment sa connaissance intime du terrain qu’apportent ses unités territoriales. Coordonnée au niveau de région zonale avec la Sous-direction des frontières, la mission de la Gendarmerie s’arrêtait cependant aux fonctions de rétention et d’éloignement.
LVDGEn matière de lutte contre les stupéfiants et de terrorisme, deux infractions souvent connexes à d’autres crimes ou délits, quelles sont les mesures qu’attendent du nouveau gouvernement les praticiens que sont les magistrats, les policiers et les gendarmes ?
Bertrand Cavallier Il m’apparaît important d’aborder les deux sujets de façon distincte, même s’il y a des liens croissants entre les deux phénomènes.
J’aborderai d’emblée la question terroriste. Outre le renforcement des unités d’intervention spécialisée (GIGN, RAID, et BRI), des progrès considérables ont été consentis depuis une dizaine d’années, notamment au travers de l’essor de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), dont il faut saluer le travail considérable dans le suivi et le démantèlement de réseaux terroristes, relevant principalement de l’islam dit radical. Cependant, la même DGSI dans un rapport intitulé “État des lieux de la pénétration de l’islam fondamentaliste en France”, posait le constat suivant : “les réseaux islamistes ont investi un ensemble de champs et d’institutions leur permettant de fabriquer des individus dont la vision du monde est étrangère au lègs de l’héritage politico-culturel français (…) Le risque ultime que font peser les quatre mouvements islamistes les plus actifs – Frères Musulmans, salafistes, tabligh, turcs – est l’avènement d’une contre-société sur le territoire national. Ce risque se matérialise et s’intensifie alors que près de 53% de français de confession musulmane pratiquent un islam “conservateur” voire “autoritaire” qui confine à une forme de sécessionnisme politique et social pour 28% d’entre eux”. La France est donc confrontée à l’essor d’une matrice idéologique, voire civilisationnelle, sur fond de haine de ce que nous sommes, de ce nous représentons. Cette haine est de plus dopée par la question du conflit israélo-Hamas. Cette matrice engendre un terrorisme d’atmosphère (pressions, menaces notamment contre les professeurs, port ostentatoire de vêtements religieux…) mais également des actions très violentes qui relèvent de plus en plus d’individus isolés. Face à cela, l’action de la DGSI est moins aisée, et ce sont les gendarmes et des policiers des unités à vocation de sécurité publique (brigades territoriales, Psig, commissariats dont les BAC) qui, à tout moment, et sans transition, peuvent devoir agir comme primo-intervenants. Ce qui constitue une prise de risque maximale. Et renvoie à la question de leur équipement, de leur formation, et du “soutien” assuré de leur hiérarchie et des magistrats, pour qu’ils puissent, dans le “brouillard” de l’intervention, agir efficacement.
Mais sur le plan sécuritaire, faut-il encore prendre la question par le commencement et agir en amont, en limitant une immigration qui, de par ses origines, renforce cette contre-société.
À titre d’exemple, et qui sera dérangeant, que penser des arrivées de ressortissants afghans dans les départements du Pas-de-Calais et du Nord, tellement massives que les forces de sécurité intérieure ne mettent même plus en oeuvre la procédure d’OQTF. Mesure à l’efficacité certes limitée, notamment du fait des fausses identités, mais qui permet une traçabilité minimum.
Déchéance de nationalité pour les trafiquants de stupéfiants
Le lien entre immigration et trafic de stupéfiants est assez logique tant cette criminalité est dominée par des individus d’origine immigrée, pour partie de citoyenneté française, mais aussi en proportion notable étrangers, principalement d’origine africaine, et que des passerelles sont établies avec des mouvances islamistes.
Mais une question première s’impose. Pour qu’il y ait offre, il faut une demande, même si aujourd’hui l’offre si endémique stimule la demande. La France – triste record – est en tête du classement des pays d’Europe pour la consommation de Cannabis. L’observatoire français des drogues (OFDT) constate par ailleurs que le marché des drogues se caractérise par des évolutions considérables : diversification des produits consommés, essor des poly-consommations, adaptation constante des modes de diffusion avec l’utilisation croissante par les réseaux de l’internet favorisant notamment la diffusion de drogues de synthèses…
Donc, question de toute évidence sociétale, qu’est-ce qui peut expliquer cette forme d’addiction si massive, dans notre pays, et notamment au sein de la jeunesse ? On ne pourra s’économiser une réflexion de fond en la matière.
En termes de réponse, depuis le 1er septembre 2020, la réponse pénale a évolué avec l’introduction de l’amende forfaitaire délictuelle pour usage de stupéfiants, dressée par les forces de l’ordre. Sera-ce suffisamment dissuasif ? D’autant que, s’agissant du cannabis, l’environnement européen penche pour une libéralisation de son usage. Et que penser du choix du Canada d’exercer un contrôle complet de ce stupéfiant de sa production à sa consommation ?
Mais cela ne règle pas la question des autres drogues qui prolifèrent (cocaine…), et sur lesquelles les trafiquants orienteront davantage leurs activités.
Un syndrome de sud américanisation
Aborder la lutte contre les trafics de stupéfiants nécessite de bien saisir toute la dimension de ce défi compte tenu d’une part du préjudice porté à la jeunesse, d’autre part de la généralisation de la violence, et de l’essor d’organisations, soit des cartels, dont les capacités sont telles qu’ils peuvent aujourd’hui menacer la souveraineté de certains Etats d’Europe occidentale. J’ai dans un autre média évoqué un syndrome de sud-américanisation.
Il faut donc aujourd’hui raisonner aujourd’hui en termes de guerre contre ce qui affecte nos capacités vitales au sens premier du terme, soit les nouvelles générations, mais également remet en cause notre pacte social et le principe même de l’Etat de droit.
Le trafic de drogue développe, à partir de ses centres de gravité, soit les quartiers dits difficiles, un réseau très étendu, sous formes notamment de petits commerces (épiceries, kebabs, ongleries, barbiers…) maillant les territoires, y compris ruraux. Il se traduit désormais par de vastes guerres de territoires, provoquant une escalade de la violence, avec le recours désormais banalisé aux armes de guerre.
Il se caractérise pour ses approvisionnements par de fortes connexions internationales, en particulier avec le Maghreb, mais aussi avec l’Europe du Nord, où, selon Europol, “se situe l’épicentre du marché de la cocaïne”. Les plus gros trafiquants, ceux qui tirent les ficelles de ces réseaux tentaculaires, résident de plus en plus à l’étranger, notamment au Maroc, en Algérie, mais surtout dans les Emirats Arabes Unis. DubaÏ s’est notamment imposé, selon le juge Christophe Perruaux, comme “le trou noir de la lutte contre le blanchiment de l’argent de la drogue”. Ces narco-trafiquants dont des dizaines de français, ont accumulé des richesses considérables qu’ils ont investies localement. Faute de convention judiciaire au niveau européen, et du fait de la lenteur des procédures, ils sont encore pratiquement intouchables. Or, ces individus, ainsi que leur patrimoine, sont parfaitement identifiés, grâce notamment à l’infiltration par l’agence Europol de l‘application cryptée Sky ECC.
Cette guerre exige de la République en danger, certes une volonté inflexible, mais surtout un grand pragmatisme.
Sur le plan juridique, les procédures doivent être simplifiées, en finir avec leurs effets incapacitants, notamment pour la saisie des avoirs criminels. En la matière, il faut :
privilégier la saisie des avoirs criminels visibles par la population avoisinante, et flécher la distribution des biens mal acquis au profit des quartiers où ils ont été saisis pour que la richesse négative devienne positive pour toute la collectivité éprouvée par ces trafics ;
faire de la non-justification de ressources une infraction à part entière, en inversant la charge de la preuve;
Ressortissant à la norme juridique concernant les personnes, il faut mettre en oeuvre les mesures suivantes :
systématiser, à l’occasion de toute condamnation à une peine d’emprisonnement, l’interdiction de paraître dans le quartier à minima durant six mois, ainsi que l’interdiction du territoire français à tout individu étranger avec mesure effective d’expulsion. Alors que les capacités de l’administration pénitentiaire sont saturées, les mesures d’expulsion assorties de l’interdiction du territoire national, qui devraient être logiquement applicable à tout étranger auteur d’infractions graves ou multi-récidiviste, seraient de nature à réduire de façon significative la population carcérale (plus de 20% de ressortissants étrangers). Par là-même, les condamnations à une peine d’emprisonnement pourraient être plus effectives, et ainsi faire reculer ce syndrome gravissime de l’impunité ;
procédant de l’adaptation indispensable de notre politique migratoire, procéder très rapidement à l’expulsion des étrangers en situation irrégulière, notamment les dits mineurs non accompagnés, qui sont massivement recrutés par les dirigeants des réseaux. Il faut aussi étendre la déchéance de nationalité aux trafiquants de stupéfiants binationaux afin d’expulser ces marchands de mort.
Contractualiser la mission de restauration durable de la sécurité avec la force de l’ordre la plus adaptée
Sur le plan opérationnel, deux actions complémentaires s’imposent. Premièrement harceler, déstabiliser sur toute l’étendue du territoire les points de distribution et de blanchiment des trafiquants en coopération étroite avec les services fiscaux. Ensuite, selon une logique de concentration des efforts en ciblant certaines zones emblématiques, et en démontrant ainsi que la République sait et peut encore agir, contractualiser la mission de restauration durable de la sécurité avec la force de l’ordre la plus adaptée (atouts de proximité, capacités de montée en puissance…), sous l’autorité d’un préfet coordonnateur, et avec l’appui d’une task force de magistrats.
D’aucuns, (tel Christian Estrosi NDLR) ont évoqué l’engagement de l’armée de terre. Cette option procède d’une vision simpliste qui voudrait renouveler la bataille d’Alger. Laissons agir les forces de sécurité intérieure qui ont les capacités et la culture professionnelles requises pour mener ces opérations.
En revanche, s’agissant tout particulièrement de l’interception dans les espaces maritimes, mais aussi de la localisation et de la neutralisation de membres de cartel opérant depuis l’étranger, les capacités du ministère des armées (rens, cyber, intervention…) apparaissent très précieuses.
La République a la capacité de reconquérir ces territoires en agissant avec force. Mais pour que cette reconquête soit durable, elle doit comprendre que l’enjeu essentiel est la population qui y réside. Elle se doit donc de reconquérir les âmes et les coeurs, en restant présente, par la mise en oeuvre concrète de la sécurité de proximité, et la sécurité retrouvée, en agissant de façon globale (éducation, économie …).
Sur le plan diplomatique, eu égard aux enjeux qui sont essentiels, ne plus les sacrifier à des intérêts court-termistes, en réaffirmant, ce qui est plus qu’attendu par un pays affichant des ambitions d’acteur international, notre souveraineté.
LVDGEn matière de maintien de l’ordre, face à des « black block » ou à des “écoterroristes”, ou encore dans un contexte très dégradée comme en Nouvelle Calédonie, que préconisez vous, compte-tenu des effectifs et moyens disponibles ?
Bertrand Cavallier Les dix dernières années révèlent un engagement sans précédent des forces spécialisées dans le maintien de l’ordre (Gendarmerie mobile, CRS, Compagnies départementales d’intervention). Certaines crises comme celle des Gilets jaunes, qui a connu des épisodes très violents, à Paris mais aussi en province (Le Puy-en-Velais, Pouzin en Ardèche…) ont même nécessité, du fait de leur ampleur, l’engagement des unités territoriales, qui souffrent d’un manque d’équipement adapté.
La situation budgétaire et économique de la France, les fractures politiques (présence d’une mouvance révolutionnaire très active), sociales mais aussi culturelles, obligent tout analyste lucide et raisonnable à comprendre que notre pays est entré dans une période de turbulences. Cette donne concerne tant la métropole que les territoires d’outre-mer, avec la dérive insurrectionnelle de la Nouvelle-Calédonie.
Un élément d’importance dans ce contexte, qui peut participer d’un paradoxe, est l’attente, consciente ou intuitive, d’ordre par une majorité de la population.
Le prochain gouvernement, et plus particulièrement le ministre de l’Intérieur, doit donc anticiper pour gérer au mieux les troubles d’ampleur. Il doit dans cette perspective avoir comme priorité d’économiser les forces de l’ordre, en priorité la gendarmerie mobile et les CRS.
Ceci implique de réduire les grands évènements, très consommateurs en forces mobiles, mais également de prendre toutes les mesures nécessaires pour réduire le volume de forces engagées, par des dispositifs mieux ajustés à la réalité de la menace de troubles, la poursuite de la judiciarisation et un renforcement des moyens de force intermédiaire à la disposition des gendarmes et des policiers.
Le bon dimensionnement des dispositifs de maintien de l’ordre relevant du principe de l’économie des forces, est assuré par une étroite collaboration entre le responsable de l’ordre public (le préfet) et le commandant des forces mobiles. Ce qui est d’ailleurs préconisé dans les textes en vigueur. Cette collaboration se traduit par la validation d’une conception d’opération privilégiant la manoeuvre fondée sur la mobilité des forces, et un positionnement très clair de l’autorité préfectorale durant la conduite de la manoeuvre.
Deux exemples concrets permettent d’illustrer ce qui doit devenir la règle générale.
Tout d’abord Paris, soit le centre de gravité de notre pays.
L’arrivée de Laurent Nunez à la tête de la préfecture de police de Paris a été marquée par des changements très positifs, attendus depuis longtemps tant par la gendarmerie mobile que par les CRS, et participant, sans doute, d’une autre philosophie du maintien de l’ordre que celle de ses prédécesseurs immédiats.
Outre une posture très bienveillante, le préfet Nunez a systématisé la participation des officiers supérieurs de Gendarmerie mobile, et des CRS, aux réunions préparatoires aux opérations de maintien de l’ordre, dont beaucoup peuvent dégénérer du fait notamment de la présence quasi systématique des blacks-blocs. Ces échanges, sous la gouverne de la DOPC (direction de l’ordre public et de la circulation), ont permis de mettre en oeuvre des dispositifs plus manoeuvriers, tout d’abord en remédiant au mélange d’unités de forces différentes, en favorisant une meilleure subsidiarité, et en systématisant la constitution de GAP, soit des Groupes d’appui projetables, constitués par des professionnels du maintien de l’ordre, soit des gendarmes mobiles, soit des CRS. Ces GAP, agissant dans le cadre de dispositifs jalonnant à distance les cortèges, ont vocation à intervenir très rapidement en cas de regroupement d’activistes. en limitant ainsi l’usage de la force légitime.
À l’occasion des JO et dans une manoeuvre d’échelle inédite, procédant de cette démarche d’étroits échanges en amont, le préfet Nunez a opté pour une sectorisation missionnelle et spatiale des forces déployées. Il a également permis une meilleure inter-opérabilité avec les compagnies d’intervention de la préfecture de police, par l’initiation d’entraînements communs avec les gendarmes mobiles, au Centre National d’Entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier.
Il est à espérer que cette évolution vertueuse ne dépendra pas que du seul facteur humain.
Ce constat est aussi valable pour la province, avec les différentes opérations conduites par des manifestants dits écologistes mais largement infiltrés par des activistes de l’ultra-gauche, contre les bassines dont celle de Sainte-Soline devenu le symbole “totémique” de cette contestation. L’étroite collaboration du commandement de la Gendarmerie au niveau régional et départemental, avec les autorités préfectorales, a permis de privilégier une manoeuvre dynamique, par la combinaison d’actions défensives, mais surtout mobiles (bascules, projections…) favorisées par la composante renseignement. Cette conception de manœuvre a permis de prendre l’ascendant sur les adversaires, avec un usage minimum de la force.
La judiciarisation du maintien de l’ordre doit constituer un mode d’action majeur s’agissant de l’effet final recherché
La judiciarisation du maintien de l’ordre, soit la capacité à identifier les fauteurs de troubles, et à réunir les éléments de preuve pour leur imputer une infraction donnée (dont au premier niveau, la participation à un attroupement sur le fondement de l’article 41-4 du Code pénal) doit constituer un mode d’action majeur s’agissant de l’effet final recherché : le retour à une situation normale par la gestion régulée de la conflictualité ( inhérente au pacte social) en s’appuyant sur la logique incontestable de l’état de droit.
Cette judiciarisation est fortement attendue par la population, qui ne comprend pas l’impunité dont ont pu bénéficier des fauteurs de troubles professionnels, une impunité de fait les incitant ainsi à poursuivre leurs actions prédatrices, mais également par les gendarmes et policiers.
Les forces de l’ordre, dont on exige qu’elles agissent selon les principes de proportionnalité et d’absolue nécessité dans l’usage de force, attendent de façon légitime, face notamment aux individus violents, une plus plus grande effectivité de la réponse pénale. Cette réponse, qui participe de l’action de justice dévolue à tout citoyen, est indispensable pour neutraliser durablement des acteurs de plus en plus agressifs, et par là, abaisser les risques d’affrontement, et moins exposer les gendarmes et policiers
En définitive, la judiciarisation doit permettre de diminuer le volume des forces engagées, et l’attrition des unités (moins de blessés), ce qui indispensable en termes d’économie des forces.
Cette judiciarisation est désormais pleinement intégrée dans les conceptions d’opération, comme l’a démontré la dernière vaste manoeuvre conduite par la région de gendarmerie de Nouvelle-Aquitaine lors des manifestations anti-bassines, en juillet dernier, dans les départements des Deux-Sèvres, de la Vienne et de la Charente maritime (présence des magistrats, “engagement des OPJ” de l’avant au sein des escadrons de gendarmerie mobile). Cependant, plusieurs pistes pourraient être explorées pour l’optimiser, sachant que l’arsenal pénal, durci ces dernières années, est largement suffisant :
la systématisation de la participation des magistrats du parquet à la conception de la manoeuvre (réalisée lors des opérations à l’occasion des manifestations anti-bassines) ;
la mise en place (projection sur le terrain) de magistrats spécialisés en matière de violences à agents dépositaires de l’autorité publique, formés à cet effet ;
l’amélioration des dispositifs d’identification d’auteurs présumés de violence par le recours aux innovations technologiques dont les marqueurs à distance, permettant de privilégier des arrestations après les opérations proprement dites (diminution des risques), la généralisation de la fiche de mise à disposition électronique, expérimentée avec succès au sein de la Préfecture de police de Paris depuis 18 mois, et permettant une meilleure prise en comptes des fauteurs de troubles présumés par le parquet.
Rééquilibrer les moyens des forces de l’ordre
Le rééquilibrage des moyens des forces de l’ordre par rapport aux armements, sans cesse perfectionnés, dont disposent leurs adversaires, est indispensable.
“Les autorités au plus haut niveau doivent prendre les dispositions pour éviter qu’il y ait des blessés graves, voire des morts au sein des forces de l’ordre, car la maîtrise dans l’emploi de la force ne signifie pas la sur-exposition des gendarmes et policiers et dans un contexte très incertain, il ne faut surtout ne pas déstabiliser les corps constitués majeurs”
Les moyens à disposition des forces de l’ordre.
Les évènements en Nouvelle-Calédonie sont, en termes d’ordre public, d’une toute autre nature que celle des troubles qu’a pu connaître la métropole, ces dernières années. Les forces de l’ordre sont en effet confrontées à une situation insurrectionnelle qui dure depuis quatre mois. Elle se caractérise par des opposants très déterminés, majoritairement jeunes, pour partie conditionnés sur le plan idéologique, et le recours très fréquent à la prise à partie des forces de l’ordre avec des armes à feu de gros calibre.
Revoir, en mettant en œuvre l’économie des forces, le schéma fonctionnel de la gendarmerie mobile pour sanctuariser les créneaux d’entraînement
La Gendarmerie qui fournit la plus grande partie du dispositif engagé a déployé l’ensemble de ses capacités, dont une composante blindée renforcée depuis la métropole par des Centaures, et qui constitue un atout opérationnel majeur.
La culture militaire de la Gendarmerie, et plus particulièrement celle de la gendarmerie mobile, s’est avérée capitale pour agir dans un tel environnement qui, correspondant au sommet du spectre du maintien de l’ordre, relève en réalité de l’infra-combat.
Les premiers retex portent sur :
l’importance première de la formation militaire tactique et de la robustesse à la fois physique mais aussi mentale et morale. S’agissant notamment de la gendarmerie mobile, il faut revoir, en mettant en oeuvre l’économie des forces, son schéma fonctionnel pour sanctuariser les créneaux d’entraînement ;
l’efficacité d’un dispositif cohérent intégrant l’ensemble des moyens de la Gendarmerie sous une chaîne de commandement unique, y compris en s’appuyant sur les ressources humaines et technologiques de l’IRCGN (optimisation de la manoeuvre de police judiciaire….);
la pertinence de la planification, du déploiement d’état-majors opérationnels, et d’une résilience logistique. À l’inverse de la mutualisation et de l’externalisation, la Gendarmerie doit recouvrer son autonomie, notamment dans le domaine du soutien des moyens de mobilité terrestre ;
l’avantage de l’inter-opérabilité avec les armées, en particulier avec les régiments du génie ; cette inter-opérablité, qui s’appuie notamment sur une culture de base commune et une proximité des hiérarchies respectives, doit être confortée.
Un enseignement qui appelle une prise en compte rapide par les responsables politiques, porte sur la nécessité impérieuse d’une mise à plat des armements dont dispose la gendarmerie mobile en situation très dégradée
Les engagements récents en Nouvelle-Calédonie ont en effet mis en exergue :
une grande fragilité dans la capacité à agir dans les 0-40 mètres du fait, d’une interdiction du lancer à main de la grenade GM2L (Interdiction depuis levée mais mesure malencontreusement limitée à la seule Nouvelle-Calédonie), de l’absence de grenades à effets de souffle puissant (de type GLI, voire OF37) pour se désengager face à des individus lourdement armés, du manque d’efficacité des nouvelles munitions de LBD…sachant que le GIGN est doté de certains moyens de force intermédiaire, à l’efficacité éprouvée, qui pourraient être mis en dotation dans les escadrons de gendarmerie mobile ;
Une carence grave en matière de capacité à administrer des tirs à longue distance
Une carence grave en matière de capacité à administrer des tirs à longue distance, suite, il y a une dizaine d’années, à l’incompréhensible suppression au sein des escadrons de gendarmerie mobile, des cellules observation tireur, équipées alors de carabines Tikka (conservées heureusement au sein des CRS) et de moyens optiques performants.
La réflexion prochaine doit également s’intéresser au format de la composante blindée, renouvelée avec l’arrivée des Centaures.
Pourquoi la Gendarmerie doit renouveler ses blindés ? les explications de Bertrand Cavallier
S’il est évidemment à espérer que l’ordre républicain soit rétabli durablement en Nouvelle-Calédonie, au plus grand profit de l’ensemble de la population, dans toutes ses composantes, il faut toutefois bien saisir que ce scénario pourrait se renouveler dans d’autres territoires, y compris et surtout en métropole du fait de l’expansion de zones hautement “volcaniques”, en particulier dans la proximité immédiate de la capitale.
Un colis contenant une poudre suspecte, une personne soupçonnée d’avoir la maladie d’Ebola, un attentat biologique… Les sapeurs-pompiers doivent être préparés à de tels risques biologiques atypiques.
Mais contrairement aux risques biologiques courants, comme la grippe saisonnière (qui peut être dangereuse, mais pour laquelle des vaccins et des traitements existent), les risques biologiques atypiques sont rares. Comment, alors, se préparer à de tels risques – qu’ils soient naturels, volontaires ou accidentels ?
Se former aux risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques
Se préparer et s’entraîner pour faire face à un acte de bioterrorisme ou à un cas d’Ebola ne va pas de soi. Au niveau gouvernemental, le plan Biotox, qui fait partie du plan Vigipirate, définit les actions à mener dans le cas d’une suspicion ou d’un acte de bioterrorisme (mesures sanitaires, prévention, surveillance, alerte, etc.).
Pour se préparer concrètement au risque biologique, les pompiers peuvent se former aux risques « NRBC » (les risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques). Toutefois, le risque biologique est actuellement défini comme une sous-catégorie du risque chimique dans ces formations. « Le risque biologique […] ne fait pas l’objet de formations dédiées » explique un groupe de pompiers dans un article récent.
Dans cette publication, les pompiers estiment que malgré leurs formations, il y a toujours un « manque de connaissances […] corrélé à la difficulté de perception du risque et à l’absence de doctrines ». Ceci rend difficile l’identification d’un risque biologique.
Un projet franco-allemand incluant scientifiques et pompiers
Comment peut-on détecter la présence d’un virus ou d’une bactérie ? Comment décontaminer des surfaces potentiellement contaminées par ces derniers ? Comment rendre opérationnels sur le terrain les gestes et procédures à suivre pour faire face au risque biologique ?
Ces questions sont au cœur d’un vaste projet franco-allemand intitulé Mesures de décontamination visant à restaurer les installations et l’environnement après une libération naturelle ou volontaire de microorganismes pathogènes. Le projet ne rassemble pas seulement des scientifiques de différentes disciplines, comme des biologistes et des sociologues, mais aussi, et surtout, il intègre les primo-intervenants : les sapeurs-pompiers.
Le scénario d’un cas d’Ebola en juillet 2024, durant les JO…
Pour se préparer aux risques biologiques, les pompiers peuvent mobiliser un allié utile : les scénarios. Dans le cadre du projet mentionné, j’ai pu suivre la genèse d’un tel scénario et pu l’observer en action. Le script du scénario est le suivant :
On est à l’été 2024, les Jeux olympiques ont lieu et il y a un pic d’Ebola dans certains pays. Comme le risque d’attentats est important et que les feux de forêts sont plus fréquents en été, les pompiers français sont épaulés par leurs collègues allemands.
Le 31 juillet 2024, l’aéroport de Marseille alerte les pompiers, car le passager d’un vol Paris-Marseille présente des symptômes sévères de fièvre hémorragique. On suppose qu’il a contracté la maladie d’Ebola. S’en suit toute une chaîne d’opérations faisant intervenir les sapeurs-pompiers français et allemands : prise en charge et évacuation de la victime dans un sarcophage, sécurisation de la zone d’intervention, détection de l’agent biologique, décontamination de différentes surfaces…
Un exercice sur le terrain, bien loin des imaginaires des films
Entre le scénario version papier et le scénario grandeur nature qui s’est déroulé sous mes yeux, l’écart fut important. Le scénario a dû être adapté aux réalités du Centre de formation des sapeurs-pompiers des Bouches-du-Rhône, situé à Velaux, où l’exercice final s’est déroulé le 1er mars 2024.
Pas d’aéroport, pas d’avions, pas d’hôpital en vue. Au lieu de cela, une version recomposée et réduite de cette réalité, avec une ambulance, une victime jouée par un sapeur-pompier, des tentes et différents équipements. Au lieu du virus d’Ebola, des chercheurs de l’Institut Pasteur ont déposé un virus inoffensif pour l’humain.
On est loin de la scénarisation du risque biologique dans la culture populaire (comme dans les films L’armée des 12 singes ou 28 Jours plus tard ou le jeu vidéo Resident Evil). Dans le scénario élaboré par les pompiers, il n’y a pas de héros, pas de société entière à sauver, pas de personnes malveillantes qui relâchent des microorganismes.
Transformer l’urgence en une « caractéristique normale de la vie »
Mises à part ces adaptations, les pompiers ont toutefois « joué le jeu ». Ils et elles ont réalisé le zonage pour sécuriser un certain périmètre, ont enfilé leurs combinaisons de protection et ont fait des prélèvements (voir la vidéo ci-dessus). Pour décontaminer, ils ont testé une nouvelle mousse de décontamination développée par le CEA avec un partenaire industriel.
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Ce faisant, l’exercice présente l’avantage de combiner deux types de savoirs : les savoirs théoriques, transmis lors de formations et via des textes comme le Guide national de référence risques chimiques et biologiques, et les savoirs tacites qu’il faut apprendre « sur le tas », comme la maîtrise d’équipements techniques ainsi que le fait de savoir mettre et enlever une combinaison.
Du réel et du fictif
Trois choses m’ont surpris pendant mes observations. Premièrement, l’exercice était à la fois réel et fictif. Réel, car il s’agissait de vrais pompiers manipulant et testant de vrais équipements, tout en prenant l’exercice très au sérieux.
Mais l’exercice était aussi fictif, car le virus présent était inoffensif et l’aéroport de Marseille réduit à un élément discursif. L’exercice présentait une version réduite et simplifiée du scénario – une « version de l’urgence », pour reprendre les termes de deux géographes.
Tous les éléments étaient préconfigurés et disciplinés, sauf un : le vent. Ce dernier a partiellement détruit une tente et a rendu le zonage difficile. « S’il y a du vent, comme aujourd’hui, il peut être difficile d’installer le zonage. Mais le vent c’est le chef, il faut donc s’adapter », expliquait la capitaine Diane Borselli au public. Même lors d’un exercice dans un centre de formation, l’imprévisible et la nature peuvent faire irruption.
Quand la rapidité des gestes d’intervention côtoie la lenteur du déshabillage
Deuxièmement, les gestes des pompiers étaient maîtrisés et rapides. L’organisation était quasiment militaire. Tous les gestes étaient rapides, sauf les gestes pour enlever les combinaisons de protection.
Comparé aux autres gestes, on avait l’impression d’assister à une scène au ralenti. La raison de cette « lenteur » ? Afin d’enlever une combinaison potentiellement contaminée, il faut l’enlever en « peau de lapin », c’est-à-dire en déroulant délicatement la combinaison de l’intérieur vers l’extérieur.
Dernière surprise, dans mes observations, très peu d’éléments se rapportent à la culture du risque, l’identité sociale et la psychologie des pompiers.
En effet, les préoccupations traditionnellement mises en avant dans les travaux en sciences humaines et sociales sur les pompiers n’étaient que peu perceptibles durant l’exercice. Car pour se préparer aux risques biologiques atypiques, les pompiers se posent une question, elle aussi, atypique : Comment construire une fiction réaliste et comment s’équiper et s’entraîner pour y faire face ?
Le programme « Mesures de décontamination visant à restaurer les installations et l’environnement après une libération naturelle ou volontaire de microorganismes pathogènes – DEFERM » est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.
Morgan Meyer, Directeur de recherche CNRS, sociologue, Mines Paris – PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Dans les airs aussi, la sécurisation des Jeux olympiques et paralympiques se sera déroulée sans écueil majeur. Coordonnée par l’armée de l’Air et de l’Espace, cette mission aura notamment conduit à l’interpellation de 85 télépilotes de drones.
Les JOP finis, l’heure est au bilan pour les militaires engagés dans la sécurisation du ciel français, un volet qui s’est appuyé sur un socle de posture permanente de sureté aérienne (PPS-A) renforcé et complété par des dispositifs particuliers de sûreté arienne (DPSA) établis à Paris et Marseille. Principaux résultats : 90 interceptions réalisées au cours de 350 missions et 85 télépilotes interpellés, dont deux grâce au drone Reaper.
Ce dispositif multicouches « hors normes de par l’ampleur, la durée et l’empreinte territoriale » aura nécessité d’employer l’essentiel des moyens antiaériens et de lutte anti-drones (LAD) dont disposent les armées, avec quelques « premières capacitaires » à la clef. Ainsi, les systèmes VL MICA fraîchement perçus sont venus compléter le système MAMBA, les Crotale NG et les trois sous-groupements tactiques d’artillerie sol-air MISTRAL de l’armée de Terre.
La seule LAD aura mobilisé en simultané « une quinzaine de systèmes lourds et plusieurs dizaines d’équipes légères». Derrière les MILAD, PARADE et autres fusils brouilleurs NEROD RF, deux radars Giraffe 1X ont été utilisés à Paris et Marseille pour compléter les systèmes lourds. Des radars 3D multimissions, compacts, produits par le groupe suédois Saab et qui, à première vue, viennent d’entrer dans l’arsenal français.
L’effort était également interalliés. Les Espagnols ont contribué à la protection du ciel marseillais avec un systèmes NASAMS. La Royal Air Force a fait de même au-dessus d’un site paralympique parisien avec l’outil LAD ORCUS, déjà déployé en 2012 lors des JO de Londres. Des fusils brouilleurs HP 47 prêtés par l’Allemagne et conçus par la société allemande HP sont par ailleurs venus renforcer les moyens de brouillage déployés sur l’ensemble de la France.
Si les téléopilotes fautifs étaient « principalement des touristes ignorant la réglementation en vigueur », deux autres sont le résultat d’une interception d’opportunité sans lien avec les JOP. Le 4 septembre, « le système mis en place pour assurer en particulier la protection de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle a détecté un drone de modèle inconnu, aux abords d’une prison », indique l’armée de l’Air et de l’Espace.
Relayée aux forces de sécurité intérieure, l’information aura permis d’arrêter deux télépilotes en train de livrer des matériels illégaux dans un établissement pénitentiaire. « La coordination interministérielle au sein de la chaîne de lutte anti-drones a fait, une nouvelle fois, la preuve de son efficacité », se félicite l’armée de l’Air et de l’Espace.
L’Amazonie est devenu un vaste territoire qui échappe au contrôle de l’Etat central, permettant aux groupes criminels de prospérer et de se déployer. Tour d’horizon d’une colonisation qui prend en main le cœur même du Brésil.
Au moins 22 factions, dont le Primeiro Comando da Capital (PCC), le Comando Vermelho (CV) et même des organisations étrangères, se disputent le contrôle des routes de la drogue dans les États brésiliens de la région. À l’ouest, l’Amazonas et l’Acre sont désormais les principales portes d’entrée sur le territoire national de la cocaïne et du cannabis produits en Colombie, au Pérou et en Bolivie. Le Pará, l’Amapá, le Rondônia ou le Mato Grosso sont en revanche utilisés comme zones de transit, soit pour l’envoi de stupéfiants vers d’autres régions du Brésil (le marché intérieur ne cesse de s’accroître), soit pour l’exportation vers l’Europe, l’Afrique ou l’Asie, où la revente est très rentable. Les réseaux criminels ne limitent pas leur action au marché de la drogue. Ils diversifient en permanence leurs investissements. Ils cherchent aussi à instrumentaliser le système politico-institutionnel.
L’avancée des groupes criminels sur l’Amazonie fait émerger un nouvel ordre social fonctionnant sur la base des normes établies et imposées par les factions.
Ce n’est plus l’État qui dicte ce qui peut être fait et ce qui ne peut pas être fait. Ce sont les organisations criminelles les plus puissantes et influentes.
Celles-ci imposent des relations fondées sur les seuls rapports de force et l’extrême violence. Aux conflits existants entre des gangs concurrents s’ajoutent les hostilités constantes entre les criminels et les populations locales, notamment les peuples indigènes.
Les guerres entre factions bouleversent la vie d’un habitant sur trois dans la région où l’insécurité bat tous les records nationaux et continentaux. Un indicateur parmi d’autres : le taux d’homicides volontaires a atteint 33,8/100 000 habitants en 2022, soit 45 % de plus que la moyenne nationale. La propagation de la violence favorise également les crimes contre l’environnement, tels que la déforestation, les incendies, l’exploitation clandestine de l’or ou le pillage de la faune sylvestre.
De vastes étendues du bassin amazonien, en particulier dans les pays qui contrôlent la plus grande partie de la forêt tropicale (Brésil, Pérou, Colombie, Bolivie), sont ravagées par un écosystème criminel. La disparition des forêts est accélérée par les métastases de la criminalité organisée, notamment une augmentation de la production, du trafic et de la consommation de cocaïne. Les gangs de trafiquants orchestrent désormais la déforestation et la dégradation de l’Amazonie en impulsant l’accaparement illégal des terres et des ressources, principalement en ce qui concerne l’exploitation forestière, le pâturage du bétail, la production agricole et l’exploitation minière.
La drogue tue la forêt
Les trafiquants de drogue diversifient leurs portefeuilles d’investissements en se lançant dans la criminalité de la nature. L’Amazonie est une zone de transit obligatoire pour la cocaïne et le skunk [1], des drogues illicites provenant des pays andins. Le commerce transamazonien représente 40% du volume total des ressources financières annuelles générées par le trafic de cocaïne, soit l’équivalent de 4% du PIB brésilien (environ 77 milliards d’USD). Les pays où se concentrent les plantations de coca et la production de cocaïne (Colombie, Pérou, Bolivie, Venezuela) abritent des organisations clandestines armées qui travaillent avec les syndicats brésiliens du crime et ont établi des partenariats avec ces derniers.
Les routes de la cocaïne et du cannabis en Amérique du Sud.
Source : Insightcrime.
Au niveau de la production agricole (culture des plants de coca ou de cannabis) et de la transformation des feuilles de coca en cocaïne, les effets directs sur la couverture forestière et la biodiversité sont limités. Le déboisement provoqué par l’ouverture de plantations de coca et de cannabis n’est pas considérable [2]. Plus problématique est le rejet dans les cours d’eau des produits chimiques utilisés pour la production de cocaïne. Pourquoi les criminalistes parlent-ils alors désormais de « narco-déforestation » pour désigner un phénomène récent et de grande ampleur ? Ils évoquent ainsi une des modalités de diversification de ses activités qu’utilise le narcotrafic pour blanchir les revenus considérables dégagés sur son activité de base. Le recyclage de ces revenus contribue directement à détruire la forêt amazonienne.
Comme de nombreux autres acteurs clandestins, les factions criminelles brésiliennes investissent dans l’acquisition frauduleuse de titres fonciers, détruisent le couvert forestier, exploitent le bois et commercialisent les grumes.
Elles assurent encore le défrichage, l’ouverture de terres de pâturages et deviennent des éleveurs de bovins. Un peu plus tard, lorsque les sols peuvent être semés, elles deviennent exploitants agricoles et commercialisent le soja ou le maïs planté. La traçabilité sur ces cultures est encore très incertaine en Amazonie. Une partie des recettes dégagées sur le commerce de cocaïne devient ainsi un revenu « honnête » d’agriculteurs qui se débrouillent pour que l’origine réelle des grains commercialisés reste inconnue. Il arrive souvent que les choix d’emblavement de ces nouveaux exploitants agricoles restent marqués par leur métier d’origine. Dans certains États de l’Amazonie brésilienne, l’argent du trafic de la cocaïne est réinvesti dans le déboisement et le défrichage afin d’établir des plantations de cannabis. Le phénomène a été observé par exemple dans l’État de Pará, entre 2015 et 2020) [3].
Pâturages ouverts par la déforestation en Amazonie.
Les grandes organisations criminelles peuvent aussi assurer le recyclage et le blanchiment de leurs avoirs financiers en avançant des fonds à des forestiers insuffisamment capitalisés et qui ne peuvent pas prendre en charge les lourds investissements liés à l’ouverture de routes clandestines, à la déforestation et au défrichage. Les débiteurs honorent alors leurs obligations de remboursement sous la forme de services fournis à leurs créanciers. Ils peuvent par exemple se charger de la logistique et de l’exportation des stupéfiants. Les organisations criminelles qui opèrent en Amazonie sont passées maîtres dans la technique dite du « rip-off », qui consiste à faire voyager des stupéfiants avec une cargaison licite ou rendue telle. En Amazonie brésilienne, les trafiquants de drogue bénéficient d’un service fourni par les exploitants forestiers qui acceptent de transporter des cargaisons de cocaïne sur les convois acheminant des chargements légaux ou illégaux de bois d’œuvre, voire à l’intérieur des grumes ou produits dérivés. Entre 2017 et 2021, environ 9 tonnes de drogue ont ainsi été interceptées dans de grandes cargaisons de bois destinées à des marchés européens. Ces saisies ont eu lieu dans les ports de l’Amazonie, mais aussi loin de la région, notamment dans les ports du nord-est, du Sud et du Sud-Est. La contrebande est souvent dissimulée dans les cargaisons de grumes, de poutres, de palettes et de stratifiés. Les interceptions interviennent aussi à l’intérieur du pays : la police fédérale a effectué 16 saisies importantes de cocaïne dissimulée dans des cargaisons de bois rien qu’entre 2017 et 2021.
La nouvelle ruée vers l’or
La stratégie de diversification des investissements pratiquée par les grandes factions criminelles ne se limite pas à l’exploitation forestière et à l’agriculture. Le « narco-garimpo » est aussi en plein essor.
De quoi s’agit-il ? La prospection de l’or existe en Amazonie depuis des générations, conduites essentiellement par des orpailleurs, qui pratiquent traditionnellement le garimpo, une technique rudimentaire qui permet d’extraire l’or alluvial existant sur les affluents de l’Amazone et les rivières. L’or est extrait des sédiments de cours d’eau [4], principalement à l’aide de mercure. Ce métal lourd s’amalgame avec les poussières d’or et constitue ainsi un alliage. Le terme d’orpailleur (garimpeiro) évoque un aventurier solitaire cherchant de l’or à l’aide d’une pioche, d’une pelle et d’une batée.
L’image a vieilli. Aujourd’hui, les garimpeiros sont des entrepreneurs de toutes tailles, ayant accès à des techniques d’extraction diverses, mais de plus en plus éloignées de celle utilisée par les pionniers d’autan. Ces garimpeiros ne sont plus des aventuriers solitaires.
En raison de la flambée des prix du métal depuis 2019, le bassin amazonien a connu une véritable ruée vers l’or, avec des dizaines de milliers de mineurs incontrôlés opérant le long des rivières et à l’intérieur des terres.
Le métier a attiré des foules ces dernières années. En 1985, le garimpo occupait 18 619 hectares en Amazonie brésilienne et mobilisait quelques milliers de prospecteurs. En 2022, on comptait 80 180 sites de prospection exploitant un périmètre total de 241 019 hectares [5].
Ces mineurs ne sont plus des aventuriers solitaires. Ils forment des associations, des coopératives et des syndicats, ce qui leur permet d’exercer une influence politique auprès des gouvernements des États et des municipalités. Nombre des sites aurifères sont exploités à grande échelle, à l’aide d’équipements mécanisés qui draguent les rivières et détruisent la terre dans les zones forestières. Une fois le filon épuisé restent des espaces de forêts dévastés et des lacs infestés de mercure utilisé pour séparer le minerai d’or d’autres sédiments. Ce produit hautement toxique se déverse dans les rivières et dans la chaîne alimentaire, empoisonnant des communautés situées à des centaines de kilomètres du site minier [6].
Pépites d’or de garimpo
L’orpaillage n’est pas en soi une activité illégale au Brésil, à condition de disposer de licences environnementales et de la pratiquer sur des terres où elles sont autorisées.
En Amazonie, la plupart des garimpeiros n’ont pas de telles licences. Ils opèrent sur des territoires indigènes, sur des aires en principes protégées, sur des parcs naturels. Ils ne respectent ni les normes sociales, ni la législation de préservation de l’environnement.
Rares sont ceux qui paient des redevances minières et des impôts sur les revenus dégagés. Les garimpeiros illégaux sont légion. Le gouvernement fédéral estime que plus de 2000 orpailleurs opèrent par exemple sur les territoires indigènes en Amazonie brésilienne, un chiffre largement sous-évalué. Afin de satisfaire la demande croissante de ce métal précieux, les chercheurs d’or clandestins et non déclarés sont de plus en plus nombreux. Ils pénètrent les territoires les plus reculés. Le prix de l’or est si élevé que même l’extraction de minerai avec une teneur d’un gramme d’or par tonne est une entreprise rentable. Comme il existe un vaste marché international de l’or, les prospecteurs illégaux peuvent blanchir leurs profits par le biais de diverses chaînes d’approvisionnement légitimes et illégitimes [7]. Les autorités locales sont souvent complices. Elles ferment les yeux ou protègent même le garimpo illégal, dès lors que les exploitants n’oublient pas de les associer à leurs bénéfices.
L’exploitation aurifère a tendance à s’étendre sur toutes les régions de l’Amazonie, menaçant de plus en plus la forêt. L’utilisation massive de mercure pour séparer l’or des sédiments contamine les écosystèmes locaux, empoisonne les réserves alimentaires et nuit aux communautés autochtones et riveraines dont la survie dépend de l’Amazonie et de ses affluents. Les territoires où se situent les exploitations minières sont souvent des régions du monde habitées par des peuples indigènes qui y trouvent leurs moyens de subsistance [8].
Pollution des sols et cours d’eau par l’emploi de produits chimiques, exposition des humains aux vapeurs toxiques, disparition des arbres géants et des forêts vierges, territoires entiers transformés en paysages lunaires…
L’exploitation aurifère a de terribles répercussions pour l’homme et pour la nature.
Année après année, les surfaces de forêt détruites pour ouvrir des sites de prospection illégaux augmentent : De 5300 hectares déforestés en 2017, on est passé à plus de 10 000 en 2020. Un exemple qui n’est pas isolé : sur les terres occupées par le peuple Yanomami dans l’État du Roraima, le long de la frontière avec le Venezuela, la zone détruite pour permettre l’extraction de l’or a augmenté de 54 % en 2022, totalisant plus de 5 000 hectares (contre un peu plus de 2 000 hectares à la fin de l’année 2018). Le garimpo illégal n’est pas un phénomène récent en Amazonie. Ce qui l’est en revanche, c’est l’implication du crime organisé dans le secteur.
Les grandes factions comme le PCC et le Comando Vermelho très engagées dans le trafic de drogues ont envahi le secteur de l’exploitation aurifère pour diversifier ici encore leurs investissements.
Dans un premier temps, ces organisations ont infiltré l’orpaillage illégal pratiqué dans les territoires indigènes en organisant des rackets de protection des mineurs, en extorquant des taxes sur l’orpaillage, en proposant des services logistiques (transport aérien). Progressivement, ces factions ont pris le contrôle de sites d’orpaillage parce qu’elles disposaient d’une surface financière suffisante pour s’engager dans une activité très rentable, mais de plus en plus capitalistique. Les orpailleurs indépendants utilisent encore de simples radeaux de dragage construits sur des planches ou des rondins[9] et travaillent en bordure de cours d’eau. En 2022, en Amazonie brésilienne, la construction de ce type de radeau coûtait autour de 10 000 dollars et pouvait produire jusqu’à 40 grammes d’or par jour. Cette quantité était vendue localement pour un prix variant de 400 à 600 dollars (l’or cotait alors 50 dollars/gr. sur le marché international). Ce type d’exploitation minière en rivière ne peut cependant pas être pratiqué tout au long de l’année en raison des variations du niveau de l’eau.
Ce qui intéresse le crime organisé c’est l’orpaillage pratiqué sur des barges opérant en milieu de rivières ou de fleuves.
Ces embarcations dénommées « dragons » ont souvent plusieurs étages et transportent des équipements de plus grande capacité et plus coûteux que ceux des petits radeaux. L’acquisition et la mise en service des plus grands « dragons » (construits à la fois en bois et en métal pour accueillir des équipements de grande capacité) coûtaient en 2022 plus de 632 000 USD [10]. Un tel équipement permettait alors de produire plus de 500 grammes d’or par jour, de dégager un chiffre d’affaires mensuel de 210 000 USD et une marge nette de 121000 USD.
C’est ce type d’équipement de grande capacité qui intéresse le crime organisé : le taux de rentabilité est élevé, l’investissement absorbe des sommes importantes. Qu’il soit réalisé par les factions elles-mêmes (qui gèrent alors directement les « dragons ») ou par des tiers (qui empruntent aux factions les capitaux nécessaires), il représente un excellent moyen de recyclage des ressources financières issues d’autres activités illicites. Les gangs vendent alors l’or qu’ils produisent ou qu’ils ont reçu en remboursement des prêts consentis. Le métal est facile à conserver, à transporter et à écouler. Le narco-garimpo est désormais une des activités préférées des grandes factions criminelles en Amazonie.
L’extraction illégale d’or est devenue partie intégrante des écosystèmes d’activités criminelles que de véritables États parallèles ont développées sous la canopée de la grande forêt tropicale…
Déjà engagées dans le commerce national et international de stupéfiants, ces États parallèles ont tiré parti de leurs compétences techniques et de leurs réseaux d’acheminement de la drogue vers les marchés étrangers pour se livrer au trafic d’un large éventail de matières premières, allant des produits du bois illégaux aux minéraux essentiels et précieux tels que l’or, mais aussi le coltan, le corindon, le graphite, le manganèse, la microsilice et le tungstène. Toutes ces activités économiques diversifiées exigent la construction et l’expansion d’infrastructures logistiques. Le recyclage des bénéfices dans des activités d’extraction de bois d’œuvre, de productions agricoles et minières impose d’investir dans l’ouverture de routes clandestines, la construction de pistes d’atterrissage et de ports fluviaux, autant de réalisations qui portent atteinte à l’intégrité des forêts et à la biodiversité.
Il existe ainsi plus de 2 500 pistes d’atterrissage privées dans la seule Amazonie brésilienne, dont plus de la moitié sont considérées comme illégales et plus d’un quart sont situées sur des territoires protégés ou indigènes.
À cela s’ajoute la prolifération de ports fluviaux de fortune, qui facilitent l’expansion des marchés légaux et illégaux.
La force des réseaux criminels.
Les autorités gouvernementales officielles des pays du bassin amazonien n’ont pas, jusqu’à présent, engagé une coopération efficace pour lutter contre des organisations criminelles qui tissent et gèrent des réseaux transnationaux. Très actives sur les États brésiliens de l’Amazonie, des factions comme le PCC ou le Comando Vermelho ont noué des relations de partenariat avec des groupes armés clandestins de Colombie, du Venezuela, du Pérou ou de la Bolivie. Entre ces pays andins et le Brésil, les frontières terrestres qui s’étendent sur 8700 km sont extrêmement poreuses, mal surveillées. Les territoires limitrophes sont traversés par des fleuves navigables utilisés pour tous les trafics (acheminement de stupéfiants, commerce illégal d’or, de pierres précieuses, de bois ou de faune tropicale). Il est possible d’identifier des routes aériennes entre le Pérou et Manaus, ainsi que des affluents du fleuve Amazone, en particulier le Rio Solimões. Ces routes passent par la région de la vallée de Javari jusqu’au Solimões, et de là jusqu’au fleuve Amazone pour approvisionner les marchés locaux et atteindre la ville de Manaus, répondant ainsi à la demande du marché local et établissant d’autres connexions.
Sur la zone frontalière entre le Brésil, la Colombie et le Pérou règne la violence la plus extrême. Les factions s’y affrontent, car elles savent que tous les trafics entre pays limitrophes y prospèrent. Une autre zone dominée par le crime s’étend sur la frontière nord du Brésil avec la Colombie et la République bolivarienne du Venezuela. Du côté des pays andins, la culture et la transformation de la coca ont connu un essor spectaculaire depuis 20 ans. Du côté brésilien, les forces de l’ordre sont rares et les réseaux criminels omniprésents.
La longue bande transfrontalière est sans doute un des territoires les plus violents de la planète.
Sur le versant brésilien, en 2020, les municipalités de l’Amazonie légale ont enregistré les taux d’homicide les plus élevés du pays, avec une moyenne régionale d’environ 30 homicides pour 100 000 habitants, contre 24 pour la moyenne nationale. Le taux d’homicide dans le nord du Brésil, y compris en Amazonie légale, a augmenté de plus de 260 % depuis 1980, ce qui coïncide avec une longue période de déforestation accrue, d’augmentation de la criminalité environnementale et de développement du trafic de stupéfiants.
Implantation des factions par État (2022).
Les principaux groupes de trafiquants de drogue impliqués dans cette criminalité et désormais largement responsables de la destruction de la forêt et des lourdes menaces qui pèsent sur les populations autochtones sont brésiliens et colombiens. À l’est de la Colombie, les réseaux contrôlant la production de cocaïne et de métaux précieux sont des ex-FARC et l’organisation terroriste dite Armée de Libération Nationale (ELN en Espagnol). Les factions brésiliennes comme le PCC ou le Comando Vermelho sont très présentes de l’autre côté de la frontière. En Amazonie brésilienne comme sur les pays limitrophes, par nécessité ou menacées par les gangs, les populations locales sont de plus en plus impliquées dans les entreprises criminelles.
Dans les couches les plus pauvres, les jeunes sans emploi stable et sans éducation formelle succombent facilement aux offres de recrutement des factions. Ils n’ont souvent pas d’autre option que celle de venir renforcer le sous-prolétariat des États parallèles qui dominent les territoires où ils vivent.
Hommes et femmes sont entraînés dans le cercle infernal de la criminalité et de l’esclavage en devenant prospecteurs d’or sur des barges, bucherons et grumiers sur des sites clandestins d’exploitation du bois, vachers sur les périmètres de pâturages ouverts, chauffeurs, pilotes d’avions, dealers ou mules, receleurs, vigiles armées, exécutants de basses œuvres ou prostitués. Lorsqu’elles n’ont pas été contraintes de rejoindre les troupes que commandent les gangs criminels, les populations locales sont de toute façon indirectement affectées par le pouvoir des factions. D’abord parce qu’elles subissent toutes les conséquences de la destruction des écosystèmes locaux dont dépend leur existence : pollution des eaux, perte de la biodiversité, résidus toxiques, emprise du narcotrafic, insécurité et violence. Ensuite parce que les structures publiques et les instances politiques officielles sont de plus en plus sous l’emprise d’un système criminel prospère, richissime et capable de tout acheter.
Les grandes organisations criminelles n’ont pas besoin de réaliser des putschs ou des révolutions pour renverser le système politico-institutionnel en place [11].
Ce qui compte pour le crime, c’est de pouvoir neutraliser l’État dans ses missions régaliennes (sécurité, défense, justice), de s’assurer de la passivité complice des institutions publiques, voire de les transformer en alliés silencieux financièrement intéressés.
Pour conquérir la neutralité des élus locaux, des fonctionnaires territoriaux et des forces de sécurité, les réseaux criminels cherchent d’abord à développer une multiplicité d’activités (clandestines et illégales ou parfaitement légales et déclarées) qui conférent aux entreprises et secteurs contrôlés un poids économique et social majeur à l’échelle du territoire géré par les acteurs publics concernés. Il s’agit de faire en sorte que l’économie sous-terraine créée et gérée par les factions (trafic de drogues, d’armes et de munitions, extraction illégale de l’or, contrebande de minerais et d’animaux sauvages, exploitation clandestine du bois, accaparement de terres et activités agricoles illicites, etc.) devienne une composante essentielle (voire dominante) de l’économie locale et régionale.
La première phase est donc de faire en sorte que l’ensemble du tissu économique d’un territoire (y compris les circuits légaux développés pour recycler les revenus d’activités illégales) tombe sous la dépendance des organisations criminelles.
Au point que toute action répressive menée contre les factions par l’État légitime fragilise ou détruise les équilibres sociaux créés (destruction d’emplois informels, effondrement des revenus de nombreux ménages, appauvrissement du territoire et contestation directe par la population des institutions officielles en place. Sur l’Amazonie brésilienne, les filières économiques illégales ne sont plus du tout marginales au sein de l’économie locale et sur le plan de la création et la distribution de revenus.
La seconde démarche est complémentaire de la première.
Il s’agit d’acheter (en mettant le prix qu’il faut) la passivité, le soutien voire la contribution engagée aux activités criminelles des agents et représentants de l’État officiel.
La force du crime organisé en Amazonie est d’avoir identifié et souvent rallié à sa cause de nombreux acteurs d’un État qui pourraient s’opposer à ses menées. Il faut séduire et intéresser les agents d’organismes fédéraux en charge de la préservation de l’environnement, de la forêt et des communautés qui y vivent, les autorités chargées de délivrer des permis et licences d’exploitation (ouverture de sites d’orpaillage, extraction d’essences rares, agriculture et élevage, transport), les douaniers, les notaires, les responsables de forces de sécurité, la magistrature. Les factions criminelles utilisent ici plusieurs « méthodes d’achat » de la bienveillance de l’État légitime. La plus courante consiste à offrir des opportunités de revenus complémentaires aux agents du secteur public. Les gangs permettent ainsi que les patrouilles de gardiens de parcs protégés ou de territoires indigènes puissent participer (en prélevant une dîme) aux revenus de barges d’orpaillage clandestin ou que les patrouilles de la police militaire soient « intéressées » aux trafics de drogues. Les factions criminelles parviennent aussi à « associer » à leurs trafics et activités clandestines des juges, des notaires, des agents du fisc, des douaniers. Elles s’assurent ainsi que la drogue, le bois, l’or ou le bétail (élevé sur des pâturages ouverts après destruction de la forêt) pourront traverser les frontières ou entrer dans les circuits de l’économie légale. Elles organisent aussi des circuits de blanchiment de l’argent grâce à tous ces soutiens.
Si les soutiens sollicités sont trop rigides, restent insensibles aux partenariats proposés, il est toujours possible de passer à des techniques d’intimidation plus convaincantes (menaces exercées contre les individus et leurs proches). Assez souvent, les gangs n’ont pas la patience d’insister. Ils éliminent physiquement les récalcitrants.
Dans plusieurs États de l’Amazonie brésilienne, le versement de pots-de-vin, les trafics d’influence, la falsification des appels d’offres permettent au crime organisé de s’allier à la haute fonction publique, aux élus municipaux, voire à des personnalités politiques assumant des missions de premier plan au niveau du gouvernement des États fédérés ou de l’Administration fédérale.
Grâce à leur puissance financière, les organisations criminelles cooptent, les détenteurs de mandats électifs, imposent leur contrôle sur les institutions officielles, créent des structures corrompues en impliquant une multitude d’acteurs publics dont la mission est pourtant d’appliquer et de faire appliquer la loi commune.
Le PCC, le Comando Vermelho ou des factions criminelles locales sont en train d’engager une troisième démarche en Amazonie comme sur d’autres parties du territoire national. Ces réseaux interviennent désormais directement dans le jeu politique en présentant leurs candidats aux élections, en finançant des campagnes, en fournissant les fonds secrets de partis politiques officiels.
Aujourd’hui, la stratégie d’emprise mise en œuvre par les syndicats du crime n’est pas encore parvenue à ses fins. Dans les États d’Amazonie, il subsiste des autorités administratives, des magistrats, des forces de répression ou des services de protection de la biodiversité qui remplissent les missions qu’ils doivent remplir. Le travail de termite conduit au sein du système politique local n’a pas encore transformé ce dernier en simple instrument docile des gangs. Il existe encore des élus qui se battent pour faire prévaloir l’État de droit. Et des services publics qui leur obéissent. C’est d’ailleurs grâce aux enquêtes de police, aux procédures judiciaires, aux actions de répression menées, aux témoignages de victimes que la puissance publique légitime a pu suivre ces dernières années l’essor des activités et de l’emprise du crime organisé sur la société et l’économie de l’Amazonie.
Nous sommes néanmoins aujourd’hui au point de bascule. Si l’État fédéral et les collectivités locales ne parviennent pas à engager rapidement la guerre contre le crime organisé, la forêt amazonienne sera perdue.
De la capacité de la République fédérative du Brésil à défendre l’intégrité de son territoire et à rétablir sa pleine souveraineté sur l’Amazonie dépend désormais la survie de la première forêt tropicale de la planète.
[1] Le skunk est une variété hybride de cannabis fortement dosée en tetrahydrocannabinol (THC), la molécule responsable des effets psychoactifs et addictifs du cannabis.
[2] Une fois cueillies, les feuilles de coca sont portées jusqu’à un laboratoire, lui aussi dissimulé dans la forêt, puisque cette activité est illégale dans tous les pays producteurs (Colombie, Pérou, Équateur, Bolivie). Les feuilles sont alors broyées puis mélangées à toutes sortes de produits chimiques (essence, acide, ciment…). Le tout finit par former un liquide, puis une pâte et enfin de la poudre de cocaïne.
[3] Lorsque des terres sont saisies, achetées, défrichées et cultivées par les trafiquants de drogue, cela peut déclencher et exacerber les tensions locales sur les droits fonciers et de propriété, en particulier si la coca et le cannabis sont cultivés sur des terres indigènes ou à proximité de celles-ci.
[4] Il existe aussi une exploitation à ciel ouvert de mines d’or. Cette exploitation de concessions minières a fourni en 2022 65,7% de la production brésilienne d’or (62,2 t.) alors que le garimpo a fourni le reste, soit 32,4 t. La production de garimpo est sous-estimée. Une part significative de l’activité est en effet clandestine et illégale.
[5] Les régions les plus touchées sont concentrées dans le nord-ouest de Roraima, le sud-ouest et le sud-est de Pará, le nord des États du Mato Grosso et de Rondônia, et certaines zones des États d’Amazonas, d’Amapá et de Maranhão. Source : Institut Mapbiomas. Voir le site :
[6] Afin d’obtenir l’or pur, ces agglomérats sont chauffés pour que le mercure s’évapore. Les vapeurs toxiques non filtrées s’échappent dans l’atmosphère et contaminent l’air et les cours d’eau. Rien qu’en Amazonie, on estime à 100 tonnes la quantité de mercure annuellement répandue. Déversé dans les cours d’eau, ce métal lourd finit par s’incruster dans la chaine alimentaire. Le mercure est un métal lourd qui lèse surtout le système nerveux central et les fonctions rénales.
[7] Selon l’Institut brésilien Escolhas, de 2015 à 2020, le Brésil a exporté 229 tonnes d’or présentant des indices d’illégalité. Ce volume représente 47% du total du volume du métal exporté sur ces six ans. Sur ce total de 229 t., 54% avaient pour origine la région amazonienne.
[8] Les garimpeiros illégaux ont bénéficié entre 2019 et 2022 du soutien affirmé du Président Bolsonaro. Celui-ci a tenté d’autoriser sans restriction l’ouverture de tous les territoires indigènes à l’activité minière et à l’extraction artisanale. Faute d’être parvenu à ses fins, il a supprimé les financements de programmes et d’organisations destinées à lutter contre l’exploitation minière illégale sur les territoires indigènes.
[9] Le radeau est équipé d’un moteur à essence et d’un tuyau qui aspire la boue du lit de la rivière. La boue aspirée est ensuite poussée vers une écluse, qui recueille les sédiments et les particules d’or lorsque la boue retourne dans la rivière.
[10] Étude de l’Institut Escolhas intitulée Abrindo o Livro-Caixa do Garimpo, juin 2023. L’étude se base sur l’analyse des comptes d’entreprises opérant dans l’État du Pará, premier État producteur d’or du Brésil. Une grande drague mobilise pour l’extraction 18 orpailleurs qui se relaient en trois équipes sur 24 h et parviennent à produire 3,75 kg d’or par mois… Voir le site :
[11] Ce dernier assume de nombreuses fonctions sociales qui n’intéressent pas les factions, depuis la création et l’entretien d’infrastructures de base (réseau de circulation, approvisionnement en énergie et en eau, communications, logement, etc..) jusqu’à l’organisation économique.
Jean-Yves Carfantan
Né en 1949, Jean-Yves Carfantan est diplômé de sciences économiques et de philosophie. Spécialiste du commerce international des produits agro-alimentaires, il réside au Brésil depuis 2002.
5 000 militaires à Paris au soir du second tour des législatives
Les forces de l’ordre sont en effectif limité. Des soldats prépositionnés en vue des Jeux olympiques craignent d’être réquisitionnés le 7 juillet à Paris.
Quels que soient les résultats des élections législatives, la situation sera explosive au soir du second tour dimanche 7 juillet, en particulier à Paris. Et, situation inédite, 5 000 des 18 000 soldats prévus dans le dispositif de sécurisation des Jeux olympiques, qui doivent commencer le 26 juillet, seront déjà présents en région parisienne, le reste devant rejoindre la capitale après le défilé du 14 Juillet.
« Les militaires ne feront pas de maintien de l’ordre, ce n’est pas leur métier et c’est absolument hors de question », assure-t-on au ministère de l’Intérieur. « Des militaires seront déployés dans le cadre habituel de la prévention et de la lutte antiterroriste, ils n’auront aucune mission liée de près ou de loin au maintien de l’ordre », précise-t-on à la préfecture de police de Paris.
« La tentation serait forte… »
En cas de flambée de violence au soir du 7 juillet, seules les forces de l’ordre seront en première ligne. « Les militaires n’ont jamais fait de maintien de l’ordre sur le territoire national, cela ne s’est jamais vu », insiste-t-on à la préfecture de police. « Le métier des policiers est de ne pas tirer, celui des militaires est de tirer », résume un officier de l’armée de terre. Faire appel aux militaires pour maintenir l’ordre n’est donc pas à l’ordre du jour.
Mais « en cas d’émeutes s’étendant dans la durée, après l’installation d’un nouveau gouvernement et à l’approche de la date d’ouverture des Jeux olympiques, la tentation serait forte pour le pouvoir politique d’avoir recours aux milliers de militaires déjà sur place, surtout s’il est dans la démarche d’asseoir son autorité », ajoute cet officier, haut placé dans le dispositif des JO. À situation inédite, réponse inédite…
Des « missions de police » pour les militaires
Pour ajouter à la complexité de la situation, plus de 1 500 gendarmes mobiles, initialement affectés au maintien de l’ordre en métropole cet été, ont été envoyés en Nouvelle-Calédonie pour affronter la situation insurrectionnelle. De plus, de nombreux policiers et gendarmes seront en repos ou en congés durant la première quinzaine de juillet, leur hiérarchie leur ayant ordonné d’être disponibles durant les JO. « Tous ces enjeux de disponibilité des effectifs ont été anticipés », balaie-t-on au ministère de l’Intérieur.
L’inquiétude exprimée par certains militaires est renforcée par le fait que leur mission sort temporairement du cadre habituel de Vigipirate. Un autre officier de l’armée de terre nous assure par exemple qu’il doit désormais mener des missions de sécurisation en région parisienne sans l’assistance d’un officier de police judiciaire (OPJ). Or, la présence d’un OPJ, policier ou gendarme expérimenté, est impérative pour constater les délits et les crimes. « Je dois envoyer mes hommes assurer une mission de police, sans le pouvoir de police », regrette-t-il. « Les patrouilles se font toujours dans le cadre légal de Sentinelle, pourtant la mission n’est plus l’antiterrorisme, c’est de la sécurité sur la voie publique », lance-t-il, amer.
Des superpouvoirs pour le préfet de police
« Le ministère de l’Intérieur est drogué à notre présence sur la voie publique, mais la singularité militaire n’est pas d’agir en supplétif des forces de l’ordre sur le territoire national», assure encore un officier. De leur côté, les forces de l’ordre sont exténuées par des années de sollicitation intense et permanente depuis 2015 avec une série d’attentats, la mobilisation des Gilets jaunes ou encore la crise du Covid.
Ce n’est pas cet été que les choses vont évoluer en faveur des militaires. Habituellement, les soldats peuvent prêter main-forte aux préfets qui formulent des « effets à obtenir », en cas de crise ou de catastrophe naturelle par exemple. Charge ensuite aux militaires de choisir les moyens qu’ils allouent. Mais compte tenu du caractère exceptionnel de la mission de sécurisation des JO, les personnels militaires sont durant l’été réquisitionnables par le préfet de police, via le gouverneur militaire de Paris.
Ministère de l’Intérieur parallèle
En plus de ce pouvoir partiel sur les forces armées, le préfet de police de Paris a aussi autorité du 1er juillet au 15 septembre 2024 sur les préfets des départements de la petite couronne, normalement sous l’autorité exclusive du ministre de l’Intérieur. Et la préfecture de police a aussi temporairement autorité sur la régulation des aéronefs et des drones, sur le brouillage, sur la vidéosurveillance ou encore sur les missions des sociétés de sécurité privées.
De quoi mériter un peu plus son surnom de « ministère de l’Intérieur parallèle » pendant les JO… et donc aussi durant la phase politique et sociale explosive qui s’annonce à l’issue des élections législatives.
À la suite du rapport que consacre la Cour des comptes aux forces mobiles avec six recommandations dont la nécessité de se recentrer sur le maintien de l’ordre, une refonte de l’implantation géographique des casernes, une critique des Centaure (*), le général de division (2s) Bertrand Cavallier, expert du maintien de l’ordre, consultant pour plusieurs médias, dont la Voix du Gendarme, analyse ce rapport et le commente.
L’ancien commandant historique du Centre national d’entraînement des forces de Gendarmerie (CNEFG) de Saint-Astier développe son analyse critique en cinq points à partir des constats majeurs formulés par la juridiction financière. Il s’appuie sur les retours d’expérience (Retex) des professionnels en mettant les faits en perspective. Les cinq points sont :
1 : un emploi intense sur des missions de plus en plus complexes et diverses
2 : une nouvelle doctrine de maintien de l’ordre, qui n’a pas bouleversé le cadre de gestion des forces mobiles
3 : une implantation territoriale qui devrait être réexaminée, à l’occasion de la création de nouvelles unités de forces mobiles
4 : des moyens humains et matériels à préserver, tout en renforçant la contribution de toutes les forces au maintien de l’ordre
5 : un renouvellement insuffisamment préparé du parc de blindés de la gendarmerie mobile
L’on peut se féliciter de l’intérêt que peut apporter une telle juridiction à une composante des forces de sécurité intérieure qui n’a pas toujours suscité l’intérêt qu’elle méritait. En témoigne la très grande légèreté qui a présidé, sous couvert de la RGPP (Révision générale des politiques publiques initiée en 2008) à la diminution globale de 14% de l’effectif des Unités de forces mobiles. Soit 1500 ETP supprimés pour la composante CRS et 2300 au sein de la GM, suppression accompagnée par la dissolution de 15 escadrons.
Le politique de l’époque a alors estimé que la situation sécuritaire ainsi que le contexte géopolitique de la France autorisaient une réduction globale des effectifs des forces de sécurité intérieure et une contraction encore plus drastique des forces de défense. Contraction qui procédait sous l’effet du syndrome “des dividendes de la paix” d’un certain Fabius, d’une démolition de notre appareil de défense. Ainsi contraintes, Police et Gendarmerie ont fait des choix au détriment des forces mobiles selon, concernant cette dernière, des modalités très discutables.
1 : “Un emploi intense sur des missions de plus en plus complexes et diverses”
Le constat s’impose. La France a rarement connu depuis des décennies, des crises d’une telle durée et d’une telle intensité qui ont mobilisé à un rythme d’emploi rarement atteint l’ensemble des forces mobiles. Les engagements de maintien/rétablissement de l’ordre, comme cela est indiqué, se sont déroulés dans un contexte opérationnel complexe du fait notamment “de la radicalisation de certaines franges protestataires et de la médiatisation permanente de leur activité”.
S’agissant de la médiatisation, il est cependant indispensable de comprendre que le maintien de l’ordre dans sa réalité la plus large a basculé dans une nouvelle ère. La vulgarisation des moyens de communication, l’omnipotence des réseaux sociaux, le poids des chaînes d’information continue génèrent aujourd’hui un nouveau champ d’affrontement qui relève de la guerre de l’information, sur fond de défi des perceptions qui conditionne un politique hyper-sensible à l’état de l’opinion. La médiatisation est directement instrumentalisée à des fins de mise en cause systématique des forces de l’ordre, dans un contexte de plus en plus judiciarisé et conditionné par des nouveaux acteurs tels que le Défenseur des droits. Ces mises en cause peuvent s’inscrire dans une stratégie très élaborée de déstabilisation du pouvoir en place et des institutions, voire servir de catalyseur à des affrontements de grande ampleur.
Cette mutation modifie profondément la conception d’une manœuvre. Désormais, à l’effet majeur sur le terrain physique, s’ajoute celui sur le terrain politico-médiatique alimenté par l’action potentielle en justice. L’exemple des affrontements à Sainte-Soline est en l’illustration marquante.
Cette guerre de l’information exige une maîtrise parfaite du métier à tout niveau. Celui tactique étant par nature celui engagé dans l’action de force est de toute évidence le plus exposé.
Les forces de l’ordre doivent, en conséquence, disposer d’une doctrine et d’équipements pour se prémunir de ces nouvelles menaces très structurées. Sans évoquer un vacillement passager du politique.
Au niveau individuel, la mise en cause est de plus en plus redoutée. Tout doit être mis en œuvre pour la sécurité juridique des personnels.
Le référencement de manœuvres communication-médias, de captation et d’exploitation des images (création d’une division image dans l’organigramme opérationnel pour les opérations d’envergure), de police judiciaire (concept de la PJ de l’avant avec des personnels formés à l’exercice spécifique de cette mission dans un environnement de MO/RO) dans l’instruction n°200000/GEND/DOE/SDEF/BSOP du 26 juillet 2022 relative à la gestion de l’ordre public par les unités de la Gendarmerie nationale, participe bien de cette nécessaire montée en puissance.
Pour revenir au contexte opérationnel, pour complexe que soit la gestion de certaines manifestations marquées par des violences, tant en milieu urbain que rural, sachant qu’elle est toutefois facilitée par l’intégration des drones (capacité d’anticipation sur les manœuvres de l’adversaire, facilitation dans la concentration des efforts, bascule de forces…), là n’est pas le plus grand défi qui attend les forces mobiles. Sous réserve, j’y reviendrai en évoquant la doctrine, de redonner aux UFM une capacité effective de maintenir à distance (minimum 30 mètres) des manifestants violents.
La Cour des comptes, tout en évoquant les dernières émeutes de l’été 2023, ne prend pas suffisamment en considération l’état réel d’une France confrontée au séparatisme, aux confrontations culturelles, à la sédition de territoires, à l’émergence de réseaux criminels (notamment les narco-trafiquants) de plus en plus puissants comme l’ont évoqué récemment des magistrats marseillais.
La préservation de la cohésion de la Nation, de sa souveraineté et du pacte social fondé sur les valeurs républicaines, obligeront le politique à assumer la confrontation avec des moyens appropriés et dans un cadre maîtrisé. Ce qui ne serait évidemment pas le cas si le peuple, fataliste, décidait à se substituer à la puissance publique.
Si les forces territoriales, pour autant qu’elles soient encore réellement présentes dans tous les territoires, assurent la sécurité du quotidien, laquelle constitue la fonction socle de la mission globale de sécurité, elles ne sont pas en mesure aujourd’hui de régler seules les nouvelles problématiques sécuritaires.
Dans l’immédiat, ne serait-ce que pour rassurer l’opinion, des déploiements d’envergure à haute visibilité, sont nécessaires. Lesdites opérations “Place nette”, qui comprennent toutefois un volet judiciaire non négligeable, participent de cette politique.
Ces opérations qui interviennent dans des environnements hostiles nécessitent l’engagement de forces mobiles telles que la gendarmerie mobile et les CRS.
La gendarmerie mobile constitue l’élément naturellement consacré à l’engagement d’envergure de haute intensité sur le territoire national
Cependant, la reconquête effective et durable ce certains quartiers – qu’il faut plutôt considérer comme des territoires de plus en plus étendus – va se traduire par des manœuvres d’ampleur, intégrant de nombreux acteurs, mais dont le noyau dur et la masse seront constitués de forces mobiles, aptes à gérer l’affrontement avec des groupes armés. Il serait intéressant dans cette perspective de connaître les limites d’engagement des CRS qui disposent certes de sections de protection et d’intervention de 4e génération (SPI 4G), pourvus d’équipements de protection durcie.
Composante d’une force armée, imprégnée d’une culture d’emploi de la force graduée et proportionnée, disposant de blindés et d’appuis aériens, la gendarmerie mobile constitue l’élément naturellement dédié à l’engagement d’envergure de haute intensité sur le territoire national.
Sans qu’il y ait une quelconque confusion avec l’armée de terre, qui est l’ultima ratio, l’essence et la culture militaire de la Gendarmerie, et plus particulièrement de la gendarmerie mobile, lui confèrent des compétences en matière de planification, de conduite des opérations, et d’évolution sur le terrain qui procèdent des principes de manœuvres de l’infanterie motorisée et de la cavalerie. Soyons cependant honnêtes. Les nouvelles orientations, initiées au plus haut niveau de la Gendarmerie, de remilitarisation et de renforcement des capacités opérationnelles avec l’appui de l’armée de Terre, révèlent bien que depuis une vingtaine d’années, la haute hiérarchie gendarmique, sans doute inspirée par l’air du temps, avait délaissé ce qui constitue des atouts majeurs pour permettre à la Gendarmerie d’agir sur l’ensemble du fameux spectre Paix-Crise-Guerre.
Plus que jamais, la Nation attend des officiers de Gendarmerie qu’ils soient des chefs militaires et non des copies d’énarques
La formation doit en conséquence être axée sur le retour de ces compétences militaires, sans évoquer bien évidemment le savoir être premier. Ceci avait été la mission qui m’avait été assignée par le général Rolland Gilles, alors DGGN, alors que je prenais en 2009 les fonctions de sous-directeur des compétences. S’agissant des élèves sous-officiers, le concept pédagogique avait alors été structuré autour d’un objectif comportant trois strates : densifier l’individu-citoyen, construire le soldat au travers d’un “ mini-Coëtquidan” de trois mois inspiré de la formation élémentaire toutes armes (Fetta), et sur ces bases indispensables former le gendarme (“bleuir”).
Concernant les élèves-officiers, s’il était nécessaire de bien positionner les futurs cadres de la Gendarmerie dans la haute fonction publique, il ne saurait être question qu’ils se confondent avec des cadres civils. Plus que jamais, la nation attend des officiers de Gendarmerie qu’ils soient des chefs militaires et non des copies d’énarques.
En termes d’acquisition d’une capacité à évoluer dans un contexte très dégradé, la mise en condition avant projection (MCP) pour les escadrons déployés en Afghanistan entre 2009 et 2014 a démontré alors la pleine aptitude de la gendarmerie mobile à recouvrer globalement sa culture opérationnelle héritée de la garde mobile, et éprouvée lors de nombreux engagements extérieurs, mais aussi sur le territoire national en Guyane ou à Mayotte.
Compte-tenu de l’évolution du contexte opérationnel spécifique à la gendarmerie mobile, la Gendarmerie selon la Cour des Comptes a procédé “à la mise en place d’un plan d’entraînement à l’aguerrissement sous le feu des escadrons de gendarme mobile ”.
Très curieusement, cette juridiction objecte que “sans contester le diagnostic sécuritaire sur lequel il s’appuie, cet aguerrissement coûteux en équipement mais aussi en formation peut poser question”.
Soyons clairs. L’acquisition de cette capacité a toujours fait l’objet d’exercices spécifiques, notamment au sein du Centre National d’Entraînement des Forces de Gendarmerie (CNEFG) de Saint-Astier qui vont d’ailleurs être densifiés. Il est en effet indispensable qu’elle soit renforcée, ne serait-ce que pour mieux garantir la sécurité des militaires engagés dans des opérations en situation dégradée.
Elle renvoie de surcroît à la vocation même de la Gendarmerie, force armée tel que rappelée dans la loi du 3 août 2009, d’agir en toutes circonstances. Les magistrats de la Cour des comptes souhaiteraient-ils que ce soient des régiments d’infanterie qui soient désormais engagés sur le territoire national pour assurer des missions relevant de la sécurité intérieure ? En outre, faut-il rappeler également le rôle de la gendarmerie en DOT ?
Enfin, en termes de coûts, alors qu’il s’agit de dépenses visant à protéger les populations et à préserver la cohésion de la Nation, la Cour des comptes ne pourrait-elle pas fort opportunément s’intéresser à des dérives majeures comme celles induites par l’accueil totalement non régulé de mineurs non accompagnés.
Les modélisations militaires seront également indispensables pour conduire, sur de vastes zones, la lutte contre l’immigration illégale
En termes de génération de forces, la structure du GTG (Groupement Tactique Gendarmerie dérivé des états-majors des groupements de gendarmerie mobile) dit augmenté (une autre dénomination pourrait être judicieusement trouvée à l’instar des EGM baptisés Escadrons Guépard qui bénéficient d’une formation durcie) a vocation à devenir la composante noyau pour la mise en œuvre d’opérations d’envergure. Inspiré du concept des GTIA (groupement tactique interarmes), il constitue le premier niveau permettant d’assurer une cohérence tactique. Engerbant un volume donné d’EGM, le GTG a ainsi vocation à intégrer l’ensemble des savoir-faire nécessaires (renseignement, composante blindée, moyens aériens, éléments GIGN, franchissement…) pour les déploiements opérationnels les plus exigeants. Bien évidemment, adaptées à la gestion de manifestations très violentes, ces structurations seront indispensables pour des opérations en situation de haute intensité s’agissant par exemple du démantèlement de réseaux criminels. Les modélisations militaires seront également indispensables pour conduire, sur de vastes zones, la lutte contre l’immigration illégale. Dans ce cadre notamment, il importera de donner aux forces mobiles une autonomie d’action suffisante, qui ne saurait porter préjudice aux services spécialisés tels que la Direction nationale de la police aux frontières (DNPAF).
Le contexte opérationnel actuel et à venir oblige donc à ne plus affecter les forces mobiles à des missions éloignées de leurs compétences spécifiques, comme c’est le cas s’agissant de la garde des centres de rétention administrative (CRA), comme à ne plus les consommer inutilement dans des dispositifs de maintien de l’ordre souvent surdimensionnés au regard de la menace existante, et bien évidemment à renforcer leurs effectifs.
2. “Une nouvelle doctrine de maintien de l’ordre, qui n’a pas bouleversé le cadre de gestion des forces mobiles”
L’élaboration du Schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) doit certes être comprise par rapport à un contexte opérationnel marqué par la généralisation des réseaux sociaux, l’irruption de manifestations non encadrées et parfois non déclarées. Mais elle a également répondu à la nécessité d’adresser un message à une opinion publique choquée par des dérives nombreuses en matière d’usage des armes, le Lanceur de balles de défense (LBD) principalement, et déboussolée par des échecs opérationnels comme rarement la capitale en aura connus dont en premier lieu le saccage de l’Arc de triomphe, le 1er décembre 2018.
Comme le souligne le rapport, le SNMO s’est traduit par des mesures intéressantes portant notamment sur une meilleure compréhension des sommations, une meilleure définition des différents acteurs ayant à intervenir dans la direction et la conduite de la manœuvre, une amélioration des relations entre les forces de l’ordre et les organisateurs, par la mise en place d’équipes de liaison et d’information (ELI), la systématisation d’un superviseur auprès de l’utilisateur d’un LBD…Les dispositions du SNMO qui constitue un document cadre, de portée générale, ont été intégrées dans l’instruction 200 000 citée supra, au contenu nécessairement beaucoup plus détaillé et constituant un véritable corpus doctrinal. Pour l’information du lecteur, cette Instruction “concerne donc l’ensemble de la Gendarmerie nationale, dans toutes ses dimensions et composantes. Elle constitue le référentiel unique, synthétique, pratique et évolutif de la manière dont les unités territoriales et les forces mobiles de la gendarmerie nationale assurent la gestion de l’ordre public, dans les territoires et les agglomérations. Elle articule le spectre des opérations d’ordre public autour de trois typologies d’engagement (maintien de l’ordre, rétablissement de l’ordre, violences urbaines), redéfinit le régime d’emploi des unités de la gendarmerie mobile, supprime les formats d’engagement préexistants, trop rigides, précise les modalités de la génération de force de la gendarmerie départementale, de la gendarmerie mobile et de leurs appuis, rappelle l’encadrement des principes de réversibilité et de sécabilité…”.
Cependant, sur les aspects fondamentaux, la Cour des Comptes livre une lecture approximative du SNMO et au-delà du MO quand elle déclare : “ l’une des principales nouveautés du SNMO est l’affirmation des grands principes tactiques. Ainsi, le maintien à distance, la mobilité et la réactivité sont désormais les principes cardinaux en la matière”. Cette analyse est assez éloignée de la lettre et de l’esprit du SNMO qui reste fidèle à la culture française du MO.
Trois principes fondamentaux du maintien de l’ordre français
Le SNMO rappelle en effet que les trois principes fondamentaux du maintien de l’ordre français dont la conjugaison doit permettre d’atteindre l’effet final recherché, soit de favoriser le retour à la normale pour promouvoir un règlement négocié des conflits fondés sur le dialogue, sont :
premièrement l’engagement privilégié de forces spécialisées (les escadrons de gendarmerie mobile (EGM) et les compagnies républicaines de sécurité) disposant d’une solide culture professionnelle spécifique (le MO est un métier), ce qui fait écho aux dysfonctionnements majeurs imputables à des unités de circonstance, non formées et sous encadrées, initiées sous l’autorité du préfet Delpuech ;
deuxièmement, l’emploi de la force strictement nécessaire qui, relevant des principes de proportionnalité et d’absolue nécessité rappelés dans l’article R 211-13 du CSI, doit permettre de prévenir un esprit de vengeance chez les manifestants. Le respect de ce principe est largement conditionné par la possession d’une grande pratique du maintien de l’ordre, et d’une formation à cette mission ;
le maintien à distance qui permet d’éviter le contact direct, soit le corps à corps, avec toutes ses conséquences en termes d’augmentations de dommages corporels de part et d’autre.
S’agissant des principes d’emploi, il est utile de rappeler qu’ils ont été initiés dans la foulée de la création de la garde mobile, la France, pays marqué par une culture de la manifestation violente, ayant alors été le premier pays à opter pour la spécialisation de forces dans le domaine du maintien de l’ordre. Ainsi, dès 1928, des officiers de Gendarmerie (dont le lieutenant Favre) animent une réflexion de fond sur le maintien de l’ordre qui est notamment publiée dans la toute récente Revue de la Gendarmerie. Présentant le gendarme comme le défenseur d’une démocratie garante de l’ordre public, ils s’intéressent à la psychologie des foules, fixent de nouvelles tactiques d’intervention qui reposent sur des techniques professionnelles spécifiques, promeuvent des innovations techniques dont l’emploi des gaz lacrymogènes et développent le principe des Retex en observant les situations à l’étranger. Ils insistent notamment sur l’importance de la fonction de renseignement et l’adaptation continue aux modes d’action de l’adversaire.
Le SNMO évoque toutefois “une exigence de plus forte réactivité et mobilité afin de mettre un terme aux exactions, en recourant notamment à des unités spécialement constituées disposant de capacités de mobilité élevées”.
Cette exigence est fondée mais elle a toujours fait partie du corpus doctrinal tant des GM que des CRS.
Les configurations de base, à dominante statique, conformes au principe du maintien à distance, n’ont jamais été exclusives d’actions offensives chirurgicales, voire d’envergure.
Les stages dénommés PECO (Perfectionnement et évaluation de la capactité opérationnelle) mis en œuvre au sein du CNEFG ont toujours inclus des mises en situation inspirées de cas concrets et nécessitant des modes d’action offensifs, ce au niveau du Peloton d’intervention (PI) mais aussi au niveau d’un EGM voire d’un GTG.
Différents maux qui caractérisaient alors la gestion du MO dans la capitale et qui avaient régulièrement été signalés tant par la DGGN que par les CRS
Le manque de réactivité, de mobilité lors notamment des opérations de MO durant la crise des gilets jaunes a procédé non d’une lacune doctrinale mais surtout de différents maux qui caractérisaient alors la gestion du MO dans la capitale et qui avaient régulièrement été signalés tant par la DGGN que par les CRS. En la matière, avaient été pointés :
l’hyper-centralisation de la manœuvre à partir de la salle de commandement renvoyant à un manque de subsidiarité, donc de prise d’initiative. Je rappelle par expérience qu’une situation peut basculer en quelques minutes et exige donc une réaction quasi instantanée ;
l’hétérogénéité des dispositifs déployés mêlant pêle-mêle des unités de différentes institutions :
un manque de coordination, caractérisé notamment par l’irruption en pleine manœuvre d’unités telles que les BRAV, au demeurant lors de leur déploiement initial sans culture de MO et sous-encadrées ;
la non-implication en amont dans la préparation de la manœuvre des commandants des forces publiques de niveau groupement ( GM, CRS)…;
la systématisation de dispositifs trop encadrants dont parfois un usage dénué de sens de la dite nasse ; etc..
Au-delà des préconisations du SNMO, et d’une prise de conscience au plus haut niveau de l’Etat des imperfections constatées durant la crise des gilets jaunes, il faut prendre en considération l’importance déterminante de l’élément humain dans le cours de l’histoire.
L’arrivée du préfet Laurent Nunez à la tête de la préfecture de police a marqué un changement radical, au sens positif du terme, qui tient en partie à sa propre personnalité.
L’exemple des GAP (Groupes d’appui projeté) ou de GTT (Groupes tactiques temporaires), composés de façon homogène, soit de gendarmes mobiles (issus principalement de PI) soit de CRS, tous des professionnels du MO, était attendue. Cette mesure a pu déboucher par une meilleure écoute des professionnels du MO, dont les chefs de haut niveau sont très étroitement impliqués dans la préparation des opérations avec la DOPC. L’emploi de ces dispositifs bien dimensionnés, alliant puissance et rapidité d’action, est optimisé par une conception de manœuvre qui s’appuie sur des bascules de forces procédant du principe de concentration des efforts. Evoluant dans le cadre d’une manœuvre de jalonnement dynamique, pré-positionnés dans des points clés du terrain, à proximité de lieux sensibles ou favorables à l’action adverse, ces dispositifs très réactifs permettent évidemment de moins recourir à des dits “flanc-gardage » massifs et très encadrants, type de manœuvre qu’il ne faut cependant pas exclure en présence d’activistes nombreux et potentiellement très violents.
Le recours à des actions offensives, qu’elles soient ponctuelles ou massives, doit cependant être assumé à tout niveau.
S’il s’impose dans certaines situations – des violences graves et des dommages matériels importants ne sauraient être tolérés dans un Etat de droit -, il expose en effet davantage les forces de l’ordre à l’impact médiatique et à la mise en cause.
Le cas de Sainte-Soline en mars dernier est de ce point de vue significatif. Caractérisé par un dispositif défensif à dominante statique, le dos à la clôture même de la bassine, l’unique intervention vers l’avant d’un Peloton motorisé d’interception et d’interpellation (PM2I) de la Garde Républicaine équipé de quads, conjugué à un usage de LBD, a été exploité par une certaine presse et a provoqué un certain flottement au niveau politique, heureusement vite dissipé. Est à noter que l’action de ce seul PM2I a permis de surprendre et de désorganiser l’adversaire, au demeurant structuré de façon quasi-militaire, pendant un temps suffisant pour permettre à ligne d’arrêt de se réorganiser. Plus que jamais, la manœuvre au MO/RO relève de la combinaison entre “le feu” et le mouvement.
Les questions récurrentes de la réversibilité missionnelle et de la sécabilité des unités
La Cour des comptes aborde également les questions récurrentes de la réversibilité missionnelle et de la sécabilité des unités, mentionnées dans l’instruction commune d’emploi des forces mobiles de la Police nationale et de la Gendarmerie nationale du 29 décembre 2015, considérant que ce document en propose une version trop rigide. Elle propose donc que ce document soit révisé dans le sens d’une plus grande souplesse.
Les notions de service d’ordre et de sécurisation sont des notions non définies
Passons donc en revue cette instruction. Tout d’abord des premières observations qui pourraient être prises en considération pour l’évolution de ce texte : tout d’abord des premières observations qui pourraient être prises en considération pour l’évolution de ce texte :
la notion de service d’ordre est une notion non définie en dehors du champ des SOI (services d’ordre indemnisés) ;
la notion de sécurisation est également non définie. En fait, elle recouvre les renforts des forces mobiles aux unités territoriales dans le champ de la sécurité publique ;
s’agissant des missions de sécurisation, l’article 8 de la dite instruction précise qu’elles “sont assurées par les forces mobiles prioritairement dans leur zone de compétence respective”, soit les CRS en Zone de compétence police nationale (ZPN), soit les EGM en zone de compétence gendarmerie nationale (ZGN). Or, cette disposition, tombée en désuétude, mériterait d’être réaffirmée et ainsi devenir effective ;
la priorisation de la mission de maintien de l’ordre public sur les deux missions citées supra devrait être clairement posée (c’est le vœu logique de la Cour des Comptes rappelant la vocation première des UFM, quand bien même elles constituent une réserve générale à disposition du gouvernement).
Concernant la réversibilité opérationnelle – ou plutôt la réversibilité missionnelle – ce qui est plus exact -, elle est définie dans l’instruction 200000 comme “la capacité d’une UFM à passer d’une mission de maintien de l’ordre public à une mission de sécurisation, pour faire face à une situation dépassant les capacités des unités territoriales lorsqu’elles sont pleinement mobilisées”. Le texte précise également que “le principe de la réversibilité missionnelle est mis en œuvre :
après remise en condition de l’unité et réalisation du trajet jusqu’au nouveau lieu d’emploi ;
pour une durée minimale de deux heures sur le nouveau lieu d’emploi ;
dans les limites horaires du service initialement prévu ;”.
Cependant, l’inverse, soit la réversibilité missionnelle de la sécurité publique vers le maintien de l’ordre, prônée par la Cour des Comptes, se heurte à de telles contraintes qu’elle doit relever d’une mesure exceptionnelle.
En effet, alors que les UFM sont quasiment systématiquement engagées sur de vastes territoires, articulées en DSI (Détachement de surveillance et d’intervention), se pose la première difficulté de reconstituer l’unité. Ensuite, il s’agit de l’équiper (perceptions des équipements de maintien de l’ordre, des dotations de grenades…et de réarticuler l’unité en fonction de la mission de MO/RO qui se présente et de son environnement (Type de mission, durée, nature de l’adversaire…).
S’agissant de la sécabilité, quitte à décevoir les magistrats de la Cour des Comptes, il convient enfin d’en finir avec ce qui relève d’une véritable intrusion dans le domaine relevant du commandant de la force publique, lequel doit conserver la capacité dans l’exécution de la mission confiée de décider de l’articulation opérationnelle de son unité et des modes d’action.
Rappelons que l’effectif moyen d’un escadron au maintien de l’ordre, sur le terrain, est de soixante militaires. Une certaine modularité peut toutefois être envisagée par le commandant de la force publique, selon la nature de la mission et de l’environnement opérationnel (violences urbaines…), mais en conservant la capacité de réarticuler son dispositif à tout moment. Désormais un commandant d’unité peut communiquer sur l’effectif dont il dispose mais il n’a pas à préciser le nombre de pelotons engagés.
Ceci doit être clairement rappelé aux commandants d’unité en se fondant sur les prescriptions de l’instruction 200000, où l’on retrouve l’esprit de l’Instruction interministérielle IMM n°500/SGDSN/MPS/OTP du 9 mai 1995 relative à la participation des forces armées au maintien de l’ordre (IPFA 500), texte qui a longtemps encadré l’engagement de la Gendarmerie au maintien de l’ordre avec des principes clairs en termes de définition des rôles et responsabilités de chaque acteur :
“ 1.4.3. La direction opérationnelle des UFM
Dans le respect des directives et des mesures prises par le ROP, le DSO ou le CSO, le CFP commande et conduit la manœuvre de l’unité ou des unités placées sous ses ordres, en particulier :
en engageant librement les moyens et l’effectif adaptés à la réalisation de la mission, en fonction des éléments de contexte et d’adversité potentielle communiqués par son autorité d’emploi ;
en articulant librement son dispositif, à tout moment de la manœuvre, en coordination étroite avec les unités limitrophes le cas échéant.
Pour rappel, cette question très sensible n’est pas nouvelle et avait déjà fait l’objet d’une clarification. Ainsi, le DGGN et le DGPN avaient explicitement et conjointement écrit au ministre sur ce sujet : Note MININT conjointe DGGN- DGPN n°63-184 GEND/CAB et 3683A DGPN/CAB du 31 juillet 2017 :
“Pour des raisons de sécurité, la sécabilité des unités doit être exceptionnelle et relève de la responsabilité du commandant d’unité en fonction de la mission reçue et de la situation à laquelle il est confronté”.
Je n’épiloguerai pas sur le passage concernant le concept de la désescalade.
Les gendarmes mobiles et les CRS n’ont pas attendu les policiers belges et allemands pour inscrire leur action dans le souci permanent de favoriser le retour au calme par le dialogue avec les organisateurs et les manifestants (certes facilité par certaines dispositions du SNMO) une capacité d’absorption de la violence adverse, et un emploi de la force strictement nécessaire.
De surcroît, la radicalisation des manifestations depuis les affrontements violents survenus à Hambourg en juillet 2017, qui ont sidéré les forces de l’ordre, et certains grands désordres ayant eu lieu en Belgique, et notamment à Bruxelles, ces dernières années, ont démontré dans certaines situations les limites de ce principe.
3. Une implantation territoriale qui devrait être réexaminée, à l’occasion de la création de nouvelles unités de forces mobiles
“La carte des casernements permanents, qui est le fruit de l’histoire des mouvements sociaux, n’est plus adaptée aux besoins territoriaux d’emploi des forces mobiles […] une réflexion globale sur la politique immobilière des forces mobiles apparaît donc nécessaire”.
Cette assertion des magistrats financiers appelle plusieurs commentaires. Tout d’abord, même si Paris concentre la majorité des manifestations et demeure le centre de gravité politique, économique…dont il faut impérativement garantir la stabilité,
on assiste sur fond de séparatisme, de montée de la violence globale et de structuration de la délinquance organisée à un besoin croissant d’interventions d’UFM sur l’ensemble du territoire. Il faut également mentionner sur les frontières la lutte contre l’immigration clandestine (LIC), qui va être croissante, ainsi que, s’agissant de la gendarmerie, le déploiement permanent d’une vingtaine de ses escadrons outre-mer et en Corse.
Les critères relatifs à l’implantation territoriale doivent donc permettre de pouvoir rapidement intervenir sur les grands bassins de population, sachant que Paris dispose déjà à proximité immédiate de deux groupements de gendarmerie très étoffés, le GBGM (Groupement blindé de la gendarmerie mobile) basé à Satory, et qui constitue la capacité nationale de réaction rapide de la composante blindée de la gendarmerie, et le groupement II/1 dont l’état-major est implanté à Maisons-Alfort.
Cependant, l’on peut s’interroger sur les choix de dissolution d’escadrons qui ont été privilégiés à partir de 2011 dans le cadre de la fameuse RGPP, alors que ces unités disposaient de casernements en bon état, dont certains très récents comme celui de Narbonne, implantés dans des bassins de population permettant un accès aisé à l’emploi pour les épouses et compagnes des militaires, offrant la proximité d’universités pour les études supérieures (Nantes, Rennes…). Curieusement, fut proposée une liste d’unités sises dans des communes gérées par l’opposition du moment…
S’il y a une réforme à faire, tout en considérant que des villes moyennes s’attacheront à ne pas perdre leur escadron ou leur CRS, c’est de favoriser progressivement des regroupements d’unités de façon à mutualiser les soutiens, à permettre aisément des renforcements mutuels, à mieux structurer la formation…selon l’exemple très réussi du regroupement de trois unités à Sathonay-Camp. Soit le principe de “structures régimentaires”.
Concernant les hébergements, si des structures bien adaptées sont disponibles en région parisienne, en Corse et outre-mer, et que l’on doit prendre dans le reste du territoire toutes les dispositions requises pour offrir de bonnes capacités d’accueil,
il est important que la Gendarmerie continue de s’appuyer sur son essence militaire pour pouvoir être déployée partout et en toutes circonstances.
4. Des moyens humains et matériels à préserver, tout en renforçant la contribution de toutes les forces au maintien de l’ordre
La cour des Comptes met très justement l’accent sur l’importance de la formation. Alors que les contextes opérationnels se durcissent et sont très évolutifs, que l’on exige une parfaite maîtrise de l’emploi de la force, que les effectifs d’une unité de Gendarmerie sont quasi renouvelés en quatre ans, l’on constate depuis une dizaine d’années un ralentissement très net du rythme de passage des EGM au CNEFG.
Le passage des EGM tous les deux ans et demi au CNEFG doit donc redevenir la règle
Si le plan de charge du CNEFG s’est alourdi du fait des réformes d’ampleur portant sur la formation des futurs gradés de la GM, de la GR et des PSIG, réduisant de facto les créneaux dédiés au recyclage des EGM, ce sont surtout les décisions du niveau politique, avec des courts préavis, qui obligent la DGGN à démonter des stages, voire à réengager des unités alors qu’elles sont en formation.
Alors que les travaux du Beauvau de la sécurité avaient rappelé l’importance capitale de la formation, la réalité révèle que certains EGM ne sont pas passés à Saint-Astier depuis quatre ans. La question peut d’ailleurs être posée, en cas de défaillance individuelle ou collective, d’une responsabilité de l’Etat n’ayant pas assuré les conditions minimales de la formation.
Le passage des EGM tous les deux ans et demi au CNEFG doit donc redevenir la règle. De même, de façon ponctuelle, des entraînements communs avec des unités de la Police nationale (CRS et compagnies d’intervention) doivent être organisés pour conforter l’interopérabilité dans les segments opérationnels communs.
Nonobstant l’augmentation du nombre d’EGM (création de sept unités), il appartient au ministère de l’Intérieur et aux préfets de mieux dimensionner les dispositifs de maintien de l’ordre en fonction de la menace réelle, la tendance structurelle étant à la surconsommation d’UFM. Ceci impose bien évidemment de densifier le renseignement, mais également de mieux impliquer, en amont des évènements, des cadres de haut niveau tant de la GM que des CRS, à même de bien ajuster les effectifs requis, notamment en privilégiant des dispositifs manœuvriers.
Fort justement comme l’évoque la Cour des Comptes, en cas de crise généralisée comme cela s’est révélé durant la crise des gilets jaunes, les UFM concentrées notamment dans la capitale et les métropoles ne peuvent couvrir tous les besoins opérationnels.
Les forces territoriales doivent donc être mise à contribution. S’agissant de la Gendarmerie, les PSIG, sous réserve d’être formés aux techniques élémentaires du MO – rappelons toutefois que leurs gradés suivent désormais la même formation que leurs homologues de la GM et de la GR – et être mieux dotés, constituent la première réserve d’intervention. Unités dévolues à la surveillance, devant conserver impérativement une posture de contact avec la population, et à l’intervention du quotidien, elles ne sauraient toutefois être identifiées à des unités spécialisées au MO.
Cependant, la réflexion en termes de formation et de dotations doit concerner l’ensemble des unités de la gendarmerie départementale.
Comme cela a été démontré lors de la crise des gilets jaunes, notamment en Ardèche, en Côte d’Or et en Haute-Loire, ce sont des gendarmes départementaux, épaulés par des réservistes, qui, dans l’attente d’UFM ont été engagés en premier échelon face à des émeutiers très violents.
Par ailleurs, tant au regard de fragilités structurelles de notre nation que du contexte international qui oblige à réactualiser le concept de DOT, le questionnement actuel sur les capacités de la gendarmerie départementale est pleinement fondé.
On assiste à un désarmement continu des forces de l’ordre depuis 2014
S’agissant du maintien de l’ordre/rétablissement de l’ordre, la question des équipements est parfaitement posée par la Cour des comptes. Elle souligne en effet que “les forces mobiles sont ainsi soumises à deux injonctions contradictoires : d’une part, limiter le plus possible le niveau de blessure causée par les armements utilisés, et d’autre part continuer à maintenir à distance les manifestants pour éviter les violences les plus graves”. J’avais évoqué à l’issue de la dernière mobilisation à Sainte-Soline (manifestation non autorisée, violences paroxystiques contre les forces de Gendarmerie), dans ce même média, cette question désormais centrale.
En effet, on assiste à un désarmement continu des forces de l’ordre depuis 2014. Si je m’étais prononcé alors pour le retrait de la grenade offensive considérant que la GLI-F4 produisait un effet comparable, on l’a depuis retirée pour lui substituer la GM2L, laquelle fait désormais l’objet, par la directive N° 352 CAB/PHM du 1er juillet 2021, signée par le préfet Pierre de Bousquet, d’une interdiction de “lancer à la main…dans toutes les situations opérationnelles et quelle que soit l’unité concernée”.
Il en ressort, alors même que les adversaires disposent d’un arsenal d’armes, au sens de l’article 132-75 du Code Pénal, d’un déséquilibre, d’une asymétrie en défaveur des forces de l’ordre.
Après les retraits successifs des grenades à main offensive (OF), lacrymogène instantanée – F4 (GLI-F4) puis plus récemment, modulaire 2 lacrymogène (GM2L) à main, un trou capacitaire s’est progressivement mais durablement creusé au sein de l’équipement des forces de sécurité intérieure dédiées au maintien de l’ordre. Les grenades à main à létalité réduite et à effet sonore (ALR ASSD) et Sound (S) de chez Alsetex semblaient avoir été choisies pour combler ce dernier dans la bande d’engagement des 0 à 30 m mais acquises en urgence hors marché public, elle seront prochainement remplacées par la grenade à effet sonore brésilienne de marque Condor et de type GL 304. Cette arme de force intermédiaire est très attendue par les unités de maintien de l’ordre. Déflagrant à 160 db, elle présente la particularité d’initier sa chaîne pyrotechnique en deux temps et d’éjecter son bouchon allumeur à très faible énergie et à très courte distance ce qui réduit le risque de blessure collatérale. Pour autant, ne contenant pas de lacrymogène, contrairement à la grenade GM2L quelle remplace, cette carence risque d’être préjudiciable aux forces de l’ordre.
S’agissant des lanceurs 56mm, serait en cours de finalisation l’expérimentation du lanceur multicoups 56 mm de marque TR équipement.
5. “Un renouvellement insuffisamment préparé du parc de blindés de la gendarmerie mobile”
Alors que, après des années d’atermoiement, la Gendarmerie vient de renouveler son parc blindé, ce qui constitue un évènement majeur à mettre à l’actif du général Christian Rodriguez, DGGN, la Cour des comptes a formulé plusieurs objections qui sont révélatrices d’une méconnaissance de trois données fondamentales :
– le statut et la nature même de la Gendarmerie de “force armée”, et sa vocation opérationnelle à la fois globale et spécifique tels que définis dans l’article L.3211-3 de LOI n° 2009-971 du 3 août 2009 relative à la Gendarmerie nationale .
– la réalité du contexte sécuritaire intérieur de la France tant en métropole qu’outre-mer caractérisé par un accroissement constant de la violence, les syndromes de partition et de fracture évoqués au plus haut niveau de l’Etat, et celle d’un environnement géopolitique de plus en plus déstabilisé. Mutations sur fond de “retour de l’histoire” qui conduisent aujourd’hui à revitaliser le concept de DOT (défense opérationnelle du territoire) et le rôle majeur de la Gendarmerie dans une telle configuration ;
– le constat concret de la Gendarmerie, de par ses atouts induits par sa nature et sa culture de force armée (robustesse, capacité sans équivalent de montée en puissance massive au sein de son ministère de tutelle…) de force à agir globalement sur le haut du spectre de crise comme le démontrent ses engagements récents tant en métropole qu’outre-mer, sans évoquer ceux à l’étranger (Afghanistan…).
Examinons maintenant le fond des six principales objections de la Cour des Comptes au sujet du Centaure en y répondant cas par cas.
Objection 1 de la Cour des comptes : “Le contrat prévoit la livraison de 90 véhicules, dont 56 en métropole et 34 outre-mer, si bien que le plan d’équipement du nouveau véhicule d’intervention polyvalent de la gendarmerie (VIPG) , baptisé “Centaure”, correspond peu ou prou à un remplacement “un pour un” des VBRG actuellement en service, puisque 45 sont en métropole et 35 outre-mer.”
La cible de 90 véhicules constitue le volume minimum pour permettre à la Gendarmerie de faire face à tous les scénarios opérationnels actuels et très probables, dans un futur proche, eu égard à l’évolution objective de notre pays.
Compte tenu de la situation structurelle de “l’outre-mer”, il est indispensable d’y déployer une trentaine d’engins (35 auparavant et 32 avec l’arrivée des Centaure), ce qui va stabiliser le parc disponible en métropole à hauteur de 58 engins. Dans l’hypothèse d’une opération de rétablissement de l’ordre d’envergure ou de violences urbaines limitées à quelques quartiers, il faut a minima envisager l’engagement d’une dizaine d’engins. Dans celle d’une crise généralisée de type insurrection de juin-juillet 2023, en tenant compte d’une extension quasi-certaine du phénomène (de par la mutation du “corps social”), d’une radicalisation des adversaires (montée en gamme de l’armement avec recours à des armes à feu…), de l’impératif de durcir la protection des centres de gravité politiques (Paris), énergétiques…et sous réserve d’opérer des bascules de force, le format 58 engins constitue un niveau minimum pour “l’assurance vie” de la nation.
Objection 2 de la Cour des comptes : “ À son entrée en service, il sera le véhicule le plus polyvalent et le plus armé de tous les véhicules blindés en service dans les forces de maintien de l’ordre au sein des pays européens similaires à la France.”
Le VIPG Centaure s’impose en effet, de par sa conception et ses innovations technologiques, comme un véhicule à la fois très novateur et particulièrement polyvalent, permettant à la Gendarmerie – force armée – d’agir sur l’ensemble du spectre opérationnel qui lui est dédié (situations très dégradées de type insurrectionnel, DOT, opérations extérieures…), et qui va au-delà de celui communément dévolu aux forces de police d’Europe. S’agissant des segments communs à “une force de police”, outre une meilleure protection des personnels indispensable face à la généralisation d’armes de guerre, il offre de nouvelles capacités en termes d’observation (caméras, capteurs), fort utiles notamment en terrain rural, ainsi qu’en localisation d’un tir permettant une riposte “chirurgicale” (système de détection acoustique de tir adverse).
Cependant, il est à noter que ce nouveau contexte sécuritaire conduit des forces de police européennes à se doter de véhicules blindés de gabarit et de niveau de protection équivalent (balistique, NRBC), toutefois en nombre limité. Tel est le cas de l’Allemagne avec l’adoption par la police fédérale et certaines polices de Länder du Survivor-R, véhicule blindé tout terrain construit par Rheinmetall MAN, la division véhicules militaires de la filiale poids lourds de Volkswagen, d’un coût de 1,2 millions d’euros, soit très supérieur au coût du Centaure (prés de 50%°).
Objection 3 de la Cour des comptes : “un premier déploiement du Centaure (quatre véhicules) a été expérimenté dans l’urgence par la gendarmerie nationale à la fin du mois de juin 2023 dans le cadre des émeutes urbaines.”
Le déploiement de quatre Centaure fin juin 2023 correspond certes au premier engagement opérationnel du VIPG, mais il ne saurait avoir ressorti à une expérimentation. Il a en effet été mis en œuvre par des unités du Groupement Blindé de Gendarmerie Mobile (GBGM) de Versailles-Satory, disposant, de par leur dotation en VBRG, de leurs engagements opérationnels constants, notamment Outre-mer, et de leur montée en puissance (entraînements…) de toute la compétence requise pour procéder à ce premier déploiement. S’agissant des “expérimentations”, elles se sont déroulées dans des infrastructures adaptées telles que le Centre National d’Entraînement des forces de Gendarmerie (CNEFG) de Saint-Astier au sein duquel s’effectue également la formation de l’ensemble des EGM à l’intervention couplée avec des véhicules blindés.
Objection 4 de la Cour des comptes : « Cette rapidité excessive a conduit, de l’aveu même de la gendarmerie, à omettre des besoins techniques importants relatifs notamment au maintien en condition opérationnelle des véhicules.”
De toute évidence, le véhicule Centaure correspond de façon remarquable au besoin exprimé par la Gendarmerie tel que formulé dans le cahier des charges établi, ceci d’autant si l’on prend en considération les temps impartis et les effectifs dédiés. Depuis la notification du marché, et disposant de contacts étroits avec l’industriel, j’ai pu observer les demandes formulées par la Gendarmerie en termes d’adaptations nécessaires, demandes qui n’ont pas modifié la nature du marché. C’est là, d’expérience, dans tout programme aussi important – voir à titre comparatif les programmes véhicules blindés de l’armée de terre -, chose normale. Concernant le maintien en condition opérationnelle, le choix d’un véhicule dérivé du modèle Arive produit à 2000 exemplaires, et conçu à partir de la base (châssis, propulsion…) d’un véhicule largement distribué dans le commerce, marque une volonté de bien maîtriser les coûts en terme de MCO (maintien en condition opérationnelle), lequel sera en grande partie internalisé.
Objection 5 de la Cour des comptes : « Le choix d’une cible d’équipement à 90 véhicules garantissant un remplacement un pour un des VBRG interroge aussi, dans la mesure où les surcroîts de polyvalence impliquent souvent une réduction des flottes de grands systèmes militaires (exemple du Rafale ou des frégates multi-missions). (…) Le concept d’emploi définitif du véhicule ne date que du 14 décembre 2023. La conception du Centaure et sa spécification technique ont ainsi précédé la définition de son usage.
Le besoin du remplacement du VBRG a été identifié dès les années 2000, alors que cet engin avait déjà une trentaine d’années. Il avait en effet été mis en dotation en 1974 comme véhicule spécifique aux opérations de rétablissement de l’ordre, pour mieux répondre notamment à des crises de type Mai 68. Le volume alors livré avait porté sur 155 engins, alors même que la Gendarmerie disposait d’un important parc “kaki” composé de 90 Auto-mitrailleuses Panhard (AML 60 équipées de mortier de 60 mm et AML 90 équipés de canon de 90 mm, et toutes deux de mitrailleuses type AA52 de 7,5 mm), complété (au sein du GBGM) de 28 VBC 90G.
Tous ces véhicules blindés (au sens de véhicules disposant d’une protection balistique et de systèmes d’arme par opposition aux véhicules protégés qui en sont dépourvus), ont été retirés sur fond de l’illusion des “dividendes la paix” consécutifs à la chute du mur de Berlin, mais aussi à une dérive de la Gendarmerie vers le concept d’une force de police initiée par une partie de la haute hiérarchie de cette institution. Pour être concret, la Gendarmerie disposait alors d’environ 270 véhicules blindés, pour la moitié lourdement armés, ce qui devrait éclairer la Cour des Comptes sur la justesse du format à 90 Centaure.
En charge du bureau défense de la DGGN au début des années 2000, agissant en liaison avec les autres bureaux ayant à connaître de ce dossier, j’avais été conduit à exposer ce besoin du remplacement du VBRG en mettant en avant :
la pleine pertinence du spectre paix-crise-guerre dévolu à la Gendarmerie ;
sa compétence sur 95% du territoire ;
ses engagements opérationnels du moment en situation dégradée dont ceux en opérations extérieures ( Ex-Yougoslavie, zone qui ne saurait d’ailleurs être vraiment stabilisée) et en outre-mer;
l’évolution du contexte opérationnel en sécurité intérieure (prévision des émeutes urbaines, processus de fracturation culturelle, recours croissant aux armes à feu…), évolution qui a intégré depuis quelques années la traque de forcenés, les interventions en police judiciaire contre des gangs armés…
L’identification du besoin s’était logiquement traduite par l’évolution des entraînements au sein du Cnefg, s’agissant de l’emploi des VBRG. Les principes d’emploi des blindés étaient déjà bien formulés. À l’aune de l’évolution du contexte opérationnel décrit supra, et des recommandations du SNMO, en s’appuyant sur la culture bien ancrée de la composante blindée de la Gendarmerie, un concept d’emploi provisoire des Centaures (circulaire provisoire n°45 du 22 juin 2023 relative à l’emploi du véhicule d’intervention polyvalent de la Gendarmerie) a été rédigé, débouchant sur la nouvelle circulaire n°45/GEND/DOE/SDEF/BSOP/DR du 14 décembre 2023 relative à l’organisation et à l’emploi de la composante blindée de la Gendarmerie nationale.
Objection 6 de la Cour des comptes : les autres forces, à commencer par la Police nationale, n’ont pas exprimé un intérêt particulier pour l’usage de ce véhicule
Les retours des policiers contredisent l’avis des rapporteurs de la Cour des Comptes. La composante blindée de la Gendarmerie, de par ses capacités et sa grande souplesse dans ses modalités d’emploi, est bien perçue comme un atout précieux tant au profit des UFM (CRS, Compagnies d’intervention) que par les unités territoriales.
En témoigne le déploiement récent de deux Centaure pour la protection du commissariat de la Courneuve, le 18 mars 2024, après qu’il ait été attaqué par des bandes d’émeutiers. S’agissant du maintien de l’ordre ou son emploi lors des récents mouvements des agriculteurs, son engagement a souvent été déterminant, aussi bien en terrain rural qu’urbain. L’accueil à Saint-Astier, de cadres de la Police nationale, notamment des CRS, sera mis à profit pour leur permettre de mieux bénéficier de l’appui des Centaure, en particulier dans le cas de violences urbaines.
Les 6 recommandations de la Cour des comptes
Recommandation n° 1. (DGPN, DGGN) : mettre à jour l’instruction commune DGPN– DGGN du 29 décembre 2015 sur les conditions d’emploi des unités de forces mobiles, pour tenir compte de la modification du schéma national de maintien de l’ordre.
Recommandation n° 2. (DGPN, DGGN) : renforcer les effectifs de l’UCFM et mener à bien la modernisation de l’application de coordination des forces mobiles avant l’été 2024, afin de développer la capacité d’analyse des besoins réels en UFM.
Recommandation n° 3. (DGPN, DGGN) : affecter en priorité les renforts d’effectifs aux unités existantes pour permettre de constituer des unités à quatre sections ou pelotons.
Recommandation n° 4. (DGPN, DGGN) : n’affecter les forces mobiles à des missions éloignées de leurs compétences spécifiques qu’en l’absence d’alternatives et lorsque la mission revêt un caractère prioritaire.
Recommandation n° 5. (DGPN, DGGN, SG MININT) : définir un plan de réallocation des cantonnements des forces mobiles plus adapté aux besoins actuels en termes de maintien de l’ordre.
Recommandation n° 6. (DGGN, DGPN, PP) : poursuivre l’effort de mutualisation des entraînements entre CRS et gendarmes mobiles ainsi qu’entre les unités d’intervention et les forces mobiles.
Historiquement créées pour gérer les troubles à l’ordre public résultant de manifestations ou de mouvements de foule, les 64 compagnies républicaines de sécurité (CRS) et les 116 escadrons de gendarmes mobiles (EGM) constituent une réserve nationale employable sur l’ensemble du territoire pour des missions de maintien de l’ordre ou de sécurisation. En 2022, les effectifs de CRS étaient de 11 164 agents et ceux de gendarmes mobiles de 12 502, stables au cours des dix dernières années.
La Cour des Comptes vient de publier une étude critique (elle y exprime ses doutes, par exemple, sur « l’adéquation de la flotte de blindés Centaures à l’usage réel qui en sera fait ») sur « les forces mobiles« .
Forte de ses constats et de ses critiques, la Cour a émis des recommandations:
L’intérêt du rapport va bien au-delà des recommandations car il dresse un état des lieux des moyens et des missions confiées au UFM (unités des forces mobiles).
Le rapport comporte trois parties : – l’évolution de l’emploi des forces mobiles dans un contexte de maintien de l’ordre évolutif, – le modèle des forces mobiles et les pistes d’optimisation de leur gestion, – et la préservation et le développement des moyens humains et matériels.