Wagner, la société militaire privée Kleenex

Wagner, la société militaire privée Kleenex

par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 20 septembre 2022

http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Dans un rapport du CRS américain intitulé « Russia’s War in Ukraine: Military and Intelligence Aspects » (version du 14 septembre 2022), le nom Wagner est cité à 7 reprises. A la référence à « Wagner », cette société militaire privée russe dont l’existence à la différence de celle du monstre du loch Ness est attestée, est souvent associé le mot « reportedly » (que l’on peut traduire par « on rapporte que… » ou bien que l’on rend par un conditionnel journalistique »).

C’est bien là la première caractéristique de Wagner, l’opacité. Cette opacité que cultivent ceux qui pilotent cette société militaire privée (SMP) qui a tout d’un épiphénomène hybride, d’une anomalie dans l’actuelle trajectoire des SMP/ESSD. Ces entreprises recherchent en effet la reconnaissance, la légitimité et affichent résolument un désir de transparence.

 

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Certes, les pratiques de certaines de ces entreprises sont critiquables (on pense à certaines dérives éthiques, à des cas de surfacturation et de corruption, à des prestations de piètre qualité etc.); mais Wagner marche résolument à contre-courant de la volonté des sociétés militaires privées ou des entreprises de services de sécurité et de défense d’être des acteurs connus et reconnus dans les domaines de l’externalisation militaire et sécuritaire.

Wagner, d’abord, évolue dans les limbes: il n’existe pas d’entreprises immatriculée en Russie sous ce nom. D’ailleurs, les SMP sont interdites en Russie. Même si Vladimir Poutine avait reconnu en 2012 tout l’intérêt de légiférer et donc d’autoriser de telles entreprises, le législateur russe ne s’est jamais emparé du sujet et n’a jamais présenté de sérieux projets de loi pour encadrer la création et les activités de telles structures. Si de telles entreprises existent en Russie, elles sont donc clandestines et hors la loi.

Puisqu’il existe malgré tout des SMP russes (en tout cas au moins une actuellement; pour le reste, on a des sociétés de sécurité reconnues par l’Etat russe et même par l’Onu), elles se positionnent clairement à contre-courant des ambitions actuelles des prestataires de services militaires et sécuritaires anglo-saxons et européens: professionnalisme et légitimité. Depuis les années 1990, ce secteur des services de défense et de sécurité s’est considérablement réorganisé, avec la disparition de nombreuses PME et leur absorption par de grands groupes. Ces entreprises et ces fonds d’investissement ont vu l’intérêt de se positionner sur le créneau des services militaires et sécuritaires qu’utilisent massivement les forces armées nationales pour palier leurs sous-capacités et renforcer temporairement, et parfois durablement, leurs moyens insuffisants et même parfois inexistants. Les créateurs de Wagner n’ont que faire de leur image, de l’officialisation de leur créature: il s’agit d’évoluer dans le flou le plus total et de contribuer à l’opacité.

Autre différence notable avec les SMP/ESSD actuelles: la participation directe de Wagner à la mise en œuvre de la létalité. En clair, les « contractors » de Wagner font le coup de feu sur le champ de bataille (et commettent des exactions que l’Onu et des ONG ont documenté). Ce que ne font pas les personnels des SMP. Même les entreprises de sécurité US comme Blackwater, Triple Canopy, Dyncorp n’ont pas pris par à des actions létales offensives, que ce soit en Irak et en Afghanistan. Or, Wagner lâche ses hommes sur le terrain, pas seulement pour former des troupes nationales des pays qui font appel à ses services, pas seulement pour encadrer les soldats locaux en opérations, mais bien pour assurer des missions offensives en RCA, au Mali etc. A ce titre, le déploiement de Wagner en Ukraine n’a rien d’un « coming out » mercenarial: il s’inscrit dans une pratique éprouvée et assumée tant par les cadres de Wagner que par le Kremlin qui juge utile de recourir en sous main à de tels supplétifs tout en conservant la capacité de nier tout lien avec une telle structure illégale et toute responsabilité en cas d’exactions.

Le mode de rémunération constitue également une rupture. Les SMP/ESSD travaillent, et c’est leur fonds de commerce, pour des gouvernements établis et parfois pour des organisations internationales qui ont besoin de leurs capacités (sécurité, logistique, renseignement, formation…). Le CA de Dyncorp provient à 98% de marchés fédéraux par exemple. Ces contrats sont publics (il suffit d’aller consulter les appels d’offres US par exemple ou d’éplucher chaque jour les avis d’attribution de marchés du DoD américain ou du MoD britannique). Pour Wagner, ni appels d’offres russes ni avis d’attribution de marchés par les instances militaires ou sécuritaires moscovites. Wagner traite directement avec des États étrangers qui rétribuent les services rendus. Or, ces États s’avèrent souvent incapables de payer les sommes dues. D’où un paiement en nature à coups de concessions minières par exemple; d’où une mise à l’encan des ressources nationales (voir en RCA et au Mali pour citer deux exemples parlant). Ce type de prédation n’est pas sans rappeler les pratiques de la SMP sud-africaine Executive Outcomes (EO) en Angola et en Sierra Leone. En fait, Wagner est beaucoup plus proche d’EO que de Blackwater! EO et Wagner font le coup de feu et se paient en nature avant de rétrocéder les concessions, mines et autres sites d’extraction à des sociétés spécialisées qui gravitent dans leur orbite floue. Pour Wagner, c’est la nébuleuse d’Evgueni Viktorovitch Prigojine, homme d’affaires russe proche du Kremlin.

Wagner est donc bien un épiphénomène (en marge du mouvement de structuration et de légitimisation actuel des SMP/ESSD) hybride (il relève à la fois de la définition large du mercenariat comme norme militaire ancestrale et de la définition plus restrictive du mercenariat barbouzard de l’époque post-coloniale telle que décrite par des lois nationales et des conventions internationales).

Quel est l’avenir de Wagner?

Wagner ne serait-il qu’un « démonstrateur », un produit développé mais inachevé et dont on ne sait pas s’il sera pérennisé par le législateur russe. Certes, une fois testé et éprouvé, le modèle Wagner pourrait être validé par le Kremlin et devenir un instrument officiel de la politique extérieure russe et outil d’influence.

Toutefois, à mon sens, une telle création ad hoc n’a guère d’avenir. Wagner est le faux nez de cet impérialisme russe qui n’a rien à envier aux pratiques occidentales qu’il dénonce. Wagner est un instrument de prédation économique qui ira brouter l’herbe plus verte de la prairie d’à côté, une fois épuisées les ressources de ses actuels champs d’action.

L’implication de Wagner en Ukraine, dans un conflit de haute intensité, est quasiment contre-nature: une telle société, réduite à recruter dans les prisons, n’a pas vocation à se substituer aux forces armées nationales mais tout au plus à les épauler, à les soutenir, comme l’ont fait les SMP US en Irak et en Afghanistan au profit du Pentagone et de l’Otan sans empiéter sur le fameux coeur de métier militaire (la mise en oeuvre directe de la létalité).

Wagner sur le champ de bataille, au-delà de ses capacités avérées ou non au combat et de ses éventuelles réussites, c’est avant tout la preuve d’un renoncement de l’Etat russe à sa souveraineté et un affaiblissement de ses pouvoirs régaliens. En ce sens, il serait funeste de légiférer sur des SMP à la Wagner et de les autoriser: ce serait ainsi officialiser une incapacité de l’Etat à mener à bien seul une de ses missions essentielles: sa défense. Wagner doit rester un Kleenex, une SMP jetable.