Malgré 9 000 véhicules blindés perdus, la Russie pourra encore faire la guerre en Ukraine plusieurs années
Les chars perdus par les armées russes en Ukraine, ont fait l’objet de très nombreuses publications depuis le début du conflit en Ukraine, il y a maintenant deux ans. Toutefois, si pendant la première moitié du conflit, ces pertes étaient souvent interprétées comme un signe de l’épuisement progressif des armées russes, l’optimisme a depuis cédé la place à un pessimisme croissant, alors que les industries russes ont sensiblement augmenté leurs capacités de livraison, au point de venir compenser, semble-t-il, leurs pertes instantanées, si pas depuis le début du conflit.
Une récente analyse des clichés satellites des zones de stockage des équipements blindés russes, hérités de l’Union Soviétique, permet désormais de mieux comprendre la dynamique en cours, et la soutenabilité de l’effort produit par Moscou, pour venir à bout des défenses ukrainiennes. Et les conclusions ne sont guère encourageantes.
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9 000 blindés perdus par la Russie en 2 années de guerre en Ukraine
Il est vrai que les armées russes ont subi des pertes effroyables depuis l’entame de l’offensive contre l’Ukraine. Selon les analyses, il semble qu’elles aient perdu, en deux années de combat, 9 000 véhicules blindés, mais aussi plus d’une centaine d’avions à aile fixe, et autant de voilure tournante, alors que de 100 000 à 150 000 russes auraient perdu la vie.
Notons, avant toute chose que, concernant les véhicules blindés, ces chiffres doivent être pris avec une certaine précaution. Non pas que les blindés décomptés n’aient pas été mis hors de combat, mais on ignore le nombre de véhicules récupérés et remis en état de combattre, par les russes.
Ce chiffre est d’autant plus élevé que, désormais, les lignes bougent peu, ce qui permet davantage aux sapeurs russes de ramener les blindés endommagés vers les centres de tris et de réparation. Il en va de même, d’ailleurs, du côté ukrainien.
Toutefois, dans de nombreux domaines, les pertes cumulées de l’armée russe en Ukraine, dépassent l’inventaire des armées françaises, britanniques, allemandes, polonaises, italiennes et espagnoles, cumulées. Rappelons que des pertes deux fois moins importantes, sur une période de temps cinq fois plus longue, avait convaincu Moscou de se retirer d’Afghanistan en 1989.
Pourtant, ici, ni le Kremlin, ni les armées russes, et pas plus l’opinion publique en Russie, semblent montrer le moindre signe d’épuisement ou de contestation vis-à-vis de cette campagne d’agression, construite sur des arguments que les russes eux-mêmes savent fantaisistes. Pire encore, les autorités russes, Vladimir Poutine en tête, paraissent plus confiantes que jamais, dans la perspective d’une victoire en Ukraine.
L’industrie militaire russe a livré 1 300 chars et 2 400 véhicules blindés au profil incertain
Il faut dire que, ces derniers mois, le rapport de force a progressivement évolué en faveur des armées russes. Celles-ci reçoivent, en effet, beaucoup plus de matériels neufs ou réparés, mais aussi de munitions, et d’hommes, que ne peuvent en mobiliser les armées ukrainiennes, de leur côté.
Ainsi, les chercheurs Yohann Michel et Michael Gjerstad, de l’International Institute for Strategic Studies (IISS), ont publié le 12 février, une étude sur les pertes russes, mais aussi sur le renouvellement de leurs équipements, qui peut expliquer, en partie du moins, la confiance affichée par le kremlin ces derniers mois.
Selon celle-ci, les armées russes auraient reçu, en 2023, pas moins de 1 200 à 1 300 chars livrés par l’industrie de défense, et 2 400 véhicules de combat d’infanterie, et de transport de troupe blindés, des chiffres somme toute assez proche de ceux annoncés par les autorités russes à ce sujet.
Une grande partie de ces blindés, est constituée de véhicules hérités de l’époque soviétique, des chars T-72, T-80, T-62 et même T-55, ainsi que des blindés BMP-1, MT-LB et BTR-70, et des canons automoteurs 2S7 et 2S5, et prélevés sur les quelque 60 espaces de stockage répartis sur l’ensemble du territoire russe.
Ces blindés sont remis en condition de combattre, avec parfois des éléments de modernisation souvent inégaux, avant d’être envoyés, en flux tendu, vers les unités engagées en Ukraine, de sorte que la pression opérationnelle, et la concentration de la puissance de feu, demeurent égales en dépit des pertes, alors qu’elles vont décroissantes pour les Ukrainiens.
Les stocks de blindés russes dureront encore au moins 2 ans, surement plus
C’est précisément là que l’étude publiée par l’IISS, apporte des données particulièrement pertinentes. Les deux chercheurs ont, en effet, suivi l’évolution de ces stocks, en observant les clichés satellites depuis le début du conflit.
Comme on pouvait s’y attendre, ces stocks ont sensiblement diminué depuis février 2022. Toutefois, cette évolution tend à se stabiliser, voire à décroître, alors que la production de blindés neufs, par l’industrie de défense russe, augmente dans le même temps.
De fait, les projections attestent que, sur la base des stocks d’armement restants, la Russie est en capacité de soutenir la même intensité de combat que lors des deux années qui viennent de s’écouler, pendant au moins deux ans, certainement trois, et peut-être même davantage, si la proportion de blindés neufs, produits par l’industrie, venait à augmenter, ou si les pertes venaient à baisser.
Ces données battent en brèche une des plus grandes certitudes d’avant-guerre, selon laquelle le parc de blindés de réserve en Russie, était à ce point mal entretenu, qu’il ne représentait plus un potentiel opérationnel mobilisable significatif.
La production de blindés russes neufs T-90M et BMP-3 accélère
Toute porte à croire, en effet, qu’au-delà des blindés prélevés sur les stocks de l’armée russe, le nombre de blindés neufs produits par l’industrie de défense russe, a considérablement augmenté depuis le début du conflit, et pourrait même continuer de croitre, dans les mois à venir.
La communication russe faisait déjà état, en janvier 2023, d’une production mensuelle d’une cinquantaine de blindés neufs, T-90M et BMP-3, par l’usine Uralvagonzavod de Nijni Taguil. Depuis, la représentativité de ces blindés, dans les pertes documentées en source ouverte, a augmenté de manière notable, venant, si pas confirmer de manière certaine, en tout accréditer cet ordre de grandeur.
En outre, d’importants efforts semblent être produits, par le Kremlin, pour réorganiser la Supply Chain de ces grandes entreprises qui assemblent les équipements neufs, pour accroitre cette production.
C’est en particulier le cas dans le domaine des moteurs, raison pour la laquelle l’annonce de l’ouverture d’une ligne de production de T-80BVM, équipés d’une turbine produite par des capacités industrielles différentes de celles en saturation pour produire les moteurs turbo diesel du T-72 et du T-90, parait cohérente.
En outre, même si la production de T-90M devait plafonner à 35 ou 40 exemplaires par mois, la Russie disposerait tout de même de 420 à 480 nouveaux chars, parfaitement modernes, par an, soit 4 fois plus que n’en recevront les européens, chaque année, sur les 10 ans à venir.
Un rapport d’attrition en faveur des armées russes aujourd’hui
Si le rapport de forces face aux armées européennes est déjà préoccupant, on imagine, aisément, à quel point il s’avère dangereux pour l’avenir de l’Ukraine. En effet, les industries ukrainiennes ne parviennent plus à produire de blindés lourds, d’autant que la Russie mène, depuis plusieurs semaines, une campagne de frappe systématique des infrastructures industrielles défense du pays, précisément pour améliorer le rapport de force en évolution.
Dans le même temps, les stocks sur lesquels les européens ont pu prélever les blindés envoyés en Ukraine, depuis le début du conflit, tendent, eux aussi, à s’épuiser, alors même que le nombre de véhicules cédés est très inférieur à celui reçu par les armées russes sur la même période.
Ainsi, alors que les armées ukrainiennes sont engagées, depuis quelques mois, dans une trajectoire d’épuisement de leurs moyens, dont le manque de munition ne représente qu’un des aspects, les armées russes, elles, tendent à consolider leurs moyens, parfois, il est vrai, avec des blindés de plus de 60 ans, mais aussi de chars très modernes T-90M et T-80BVM.
Dès lors, si la production de munitions représente, aujourd’hui, l’urgence absolue pour donner aux armées ukrainiennes, les moyens de résister à la puissance de feu russe, il est aussi indispensable, pour les mois à venir, de mettre en œuvre, en Europe, des capacités industrielles dédiées à contenir l’évolution du rapport de force en matière de blindés, côté ukrainien.
Faute de quoi, l’effondrement des armées ukrainiennes semble inévitable à moyen terme, une fois le seuil de densité de moyens disponibles, pour opacifier le front, franchit par des pertes non compensées.
Et de se rappeler que les quinze ou vingt milliards d’euros requis, chaque année, pour donner aux armées ukrainiennes, les moyens d’épuiser les armées russes, couteront certainement bien moins cher, aux européens, que l’arrivée probable de 10 ou 15 millions d’Ukrainiens en Europe fuyant le joug russe, à la suite de la chute des armées ukrainiennes. Ce sans même parler de l’évolution du tracé de la menace à l’Est, et des moyens nécessaires pour le protéger.
Article du 26 février en version intégrale jusqu’au 30 mars 2024