Défense : la dépendance des Européens aux armes américaines, « un très gros problème collectif »

Par François Vignal – Public Sénat – Publié le
Le changement de ligne, pour ne pas dire le renversement de stratégie des Etats-Unis, avec un Donald Trump qui se rapproche de la Russie de Poutine sur la guerre en Ukraine, change complètement la donne d’un point de vue militaire en Europe. Outre les implications sur la question du parapluie nucléaire américain, il y aussi de lourdes conséquences sur l’emploi des armes, du matériel. Car depuis des décennies, les Européens ont globalement fait, à l’exception notable de la France pour l’essentiel, le choix d’acheter « made in USA ». Une dépendance aux armes américaines voulue, qui risque aujourd’hui de se retourner contre les acteurs européens.
François Bayrou a résumé la situation, le 5 mars dernier, répondant à une question de la présidente du groupe RDSE, Maryse Carrère, lors des questions d’actualité au gouvernement à la Haute assemblée. « Autonomie stratégique, ça veut dire que nous pouvons décider de nous défendre par nos propres forces, sur notre propre décision », souligne le premier ministre Or François Bayrou rappelle que « l’autonomie stratégique n’est pas acquise car il existe une disposition du droit américain, qui fait que des équipements, des armes, acquis auprès des Etats-Unis, ne peuvent pas être déclenchées s’il y a un veto des Etats-Unis. Or les deux tiers des armements au sein de l’Union européenne sont acquis auprès des Etats-Unis. On voit, avec le recul, la justesse des positions françaises, qui depuis de Gaulle, ont défendu sans cesse l’idée que l’armement des Européens devait être européen. Ce à quoi beaucoup de nos partenaires européens ont renoncé ».
« Mettre toutes ses billes dans les mains des Américains a des conséquences »
Aujourd’hui, le réveil est difficile. « Il y a un certain nombre de pays qui ont construit leur défense sur du matériel américain, lié au fait que les Américains leur ont assuré une sécurité du quotidien, en contrepartie de l’achat de matériels américains », explique Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat. La nouvelle donne « démontre aux Européens que mettre toutes ses billes dans les mains des Américains a des conséquences, car ils maîtrisent l’usage de ces matériels », ajoute le sénateur LR.
« C’est un très gros problème collectif », confirme la sénatrice PS Hélène Conway-Mouret, « car les Européens ont volontairement créé cette dépendance en achetant américain, car l’offre européenne n’était pas forcément celle qu’ils souhaitent, mais surtout car ils voulaient s’assurer de la protection américaine ».
« Quand ces pays ont acheté américain, c’était sûrement pour acheter des armes. Mais c’était aussi acheter une présence, une implication dans un système de défense plus large, dans l’Otan, et montrer sa loyauté entre alliés. Mais ça allait avec une certaine certitude qu’on aurait l’aide des États-Unis, si besoin », explique Léo Péria Peigné, chercheur à l’Ifri (Institut français des relations internationales) sur l’armement et l’industrie de défense. Mais aujourd’hui, « quel est l’intérêt d’acheter américain, si c’est juste avoir des armes très chères, certes très performantes, quoique pas toutes, mais sans garanties d’avoir le soutien voulu le moment voulu ? » demande le chercheur, auteur de « Géopolitique de l’armement » (Ed. Cavalier Bleu).
« La défense antiaérienne, les missiles Patriots, l’avion de combat avancé F35, certains blindés lourds sont concernés »
Les matériels concernés sont nombreux : « Défense antiaérienne, les missiles Patriots, l’avion de combat avancé F35, certains blindés lourds », explique le chercheur. Mais le matériel qui symbolise peut-être le plus cette dépendance, c’est le F35, conçu par Lockheed Martin. Il a notamment été acheté par l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, les Pays-Bas, l’Italie, la Suisse, le Royaume-Uni, la Norvège, la Finlande ou encore la Pologne, pour des milliards d’euros de commandes.
On évoque la possibilité, pour les Américains, de clouer au sol l’avion furtif, à distance. En réalité, c’est un peu plus compliqué que cela. Mais ils ont bien la capacité d’agir. « Il y a certains systèmes très avancés, notamment sur le F35. S’il n’est pas régulièrement mis à jour, s’il perd l’accès à certains services de données, alors il peut perdre rapidement en performance, voir ses performances dégradées, voire même perdre en capacité », explique Léo Péria Peigné. « C’est le cas aussi sur des avions plus anciens, avec le F16. Les Etats-Unis ont ainsi coupé l’accès à certains services aux Ukrainiens. Les systèmes de brouillage antiradar sont beaucoup moins performants et plus faciles à contourner pour les Russes », ajoute le chercheur de l’Ifri.
Le F35 bloqué à distance ?
Concrètement, « le F35 ne peut peut-être pas être empêché de décoller à distance, mais si vous n’avez pas accès à une mise à jour hebdomadaire, au bout de quelques mois, il perdra son intérêt. Il ne fera pas tout ce qu’il peut faire. Pour un avion aussi cher, ça rend l’investissement beaucoup moins intéressant », précise Léo Péria Peigné, qui ajoute qu’« il y a aussi les enjeux de quelles armes il peut emporter. Est-ce que les armes européennes peuvent être intégrées dessus, si on veut remplacer les armes américaines ? »
Hélène Conway-Mouret ajoute de son côté que Lockheed Martin a la capacité de « bloquer le plan de vol, qui est entré avant le décollage », et « si une panne, qui est normalement envoyée au constructeur, ne peut être identifiée, l’appareil peut être cloué au sol. Il y a un vrai levier de blocage », soutient la sénatrice socialiste, vice-presidente de la commission des affaires étrangères et de la défense.
« La France a le même problème avec le drone Reaper »
La France a développé de son côté le Rafale, avec Dassault, et échappe ainsi à ce problème pour ses avions de combat. Mais le pays est aussi, dans une bien moindre mesure, concerné par ses liens avec l’armement américain. « La France a le même problème avec le drone Reaper. Ils sont utilisés par la France mais mis en œuvre par les Américains, pour les faire décoller, atterrir, pour leur entretien. Et la propriété des images est américaine », pointe Cédric Perrin, « et les endroits où on fait voler le drone est soumis à autorisation du Congrès ».
L’armée française compte aujourd’hui « une douzaine de drones Reaper », selon le président de la commission. La solution serait de développer un drone européen équivalent. « Cela aurait un prix plus important, mais nous donnerait une autonomie stratégique. Mais je ne sais même pas s’il verra le jour », craint le sénateur LR du Territoire de Belfort.
Conséquences de cette dépendance sur le théâtre des opérations
Pour les Européens, les conséquences de cette dépendance au F35 ou aux F16 pourraient être très concrètes sur le théâtre des opérations, comme l’explique Léo Péria Peigné : « Si on décide de faire une no fly zone au-dessus de l’Ukraine pour empêcher que les Russes tirent avec des missiles, et qu’on déploie des avions autour, si les États-Unis ne sont pas d’accord et qu’ils décident de mettre un handicap sur les avions dépendant de leur propre système, au bout de quelque temps, est-ce qu’ils pourront tirer aussi bien, communiquer aussi bien ? »
Hélène Conway-Mouret pense qu’« il est fort probable, sans qu’il y ait un traité de non-agression, que les États-Unis décident que la Russie est leur allié, et donc, s’il devait y avoir une agression russe envers un pays européen, je ne suis pas convaincue que les États-Unis voudront protéger les Européens. Nous avons énormément de problèmes à accepter ce que dit Trump, que l’engagement américain n’est plus automatique. Mais si l’Estonie est attaquée par exemple, il peut décider que ça ne mérite pas l’engagement américain contre les Russes », pense Hélène Conway-Mouret.
Y a-t-il une prise de conscience chez nos partenaires européens ? En Suisse, certains responsables posent des questions. En Allemagne, Wolfgang Ischinger, président de la conférence de sécurité de Munich, a mis les pieds dans le plat. « Si nous craignons que les États-Unis fassent aux avions de combat allemands F-35 la même chose qu’ils ont fait à l’Ukraine, nous devrions envisager d’annuler le contrat », a-t-il lancé dans Bild.
« Annuler les commandes serait un très gros pas »
« Annuler les commandes serait un très gros pas. Cela aurait des implications très importantes », note Léo Péria Peigné de l’Ifri. Mais on n’y est pas. « Il faudrait une vraie volonté politique dans tous ces pays, qui repose aussi sur un changement culturel. Mais ça, c’est compliqué », prévient Hélène Conway-Mouret. Et pour se passer des Etats-Unis, il faudra des alternatives européennes. « On a des solutions en Europe, sauf peut-être pour le F35, mais est-ce qu’on a besoin d’appareils aussi contraignants pour battre les Russes ? Ce n’est plus sûr », avance le spécialiste de l’Ifri. Reste que la dépendance des Européens aux Américains a encore quelques beaux jours devant elle.