Financer son rival. Quand les États-Unis et l’Europe investissent dans la tech chinoise

                                           Quand les États-Unis et l’Union européenne investissent dans la Tech chinoise
                                                         Credits: Image generated with DALL·E, an AI by OpenAI

Financer son rival. Quand les États-Unis et l’Europe investissent dans la tech chinoise Études de l’Ifri, 3 juillet 2024

Les investissements « sortants », à destination de puissances rivales, font l’objet d’une attention politique croissante des deux côtés de l’Atlantique, dans un contexte de compétition accrue entre les États-Unis et la Chine. L’inquiétude porte sur les investissements américains et européens dans certaines technologies chinoises – telles que l’IA, les biotechnologies, les semi-conducteurs ou l’informatique quantique – qui permetteraient à la Chine de développer ses capacités militaires, et poseraient donc des risques pour la sécurité.

Couverture - Financer son rival - Investissements tech chinoise

Financer son rival : Quand les États-Unis et l’Europe investissent dans la tech chinoise Télécharger

3.46 Mo

Après avoir renforcé ces dernières années leurs mesures de contrôle des investissements étrangers « entrants » sur leur territoire afin de se prémunir des risques qu’ils posent en matière de souveraineté ou de protection de la propriété intellectuelle, les États-Unis et l’Union européenne (UE) ont étendu leur réflexion aux risques liés aux investissements « sortants », depuis les États-Unis et l’Europe en direction de certains « pays étrangers préoccupants » – principalement la Chine.

Aux États-Unis, le président Biden a signé le 9 août 2023 un décret présidentiel qui cible les investissements américains dans certaines technologies chinoises et impose des exigences de notification et des interdictions qui doivent s’appliquer courant 2024. Face aux initiatives et incitations américaines, l’UE réfléchit également depuis quelques mois à la pertinence de nouveaux outils de contrôle. La Commission européenne a ainsi publié un premier Livre blanc sur les investissements sortants en janvier 2024. Contrairement à l’administration Biden, la Commission européenne ne cible pas explicitement la Chine.

Un petit nombre de technologies – sur lesquelles se concentre notre étude – concentrent l’attention politique :

  les semi-conducteurs
  l’IA
  le quantique 
  les biotechnologies
Pour Bruxelles comme Washington, l’une des principales difficultés de cette réflexion sur les risques liés aux investissements sortants est le manque de données disponibles sur ces derniers. Le Livre blanc de la Commission évoque même un « manque de connaissances important » à ce sujet.
L’objectif de cette étude est donc d’apporter des premiers éléments de réponse pour combler ce manque de connaissances, grâce à une analyse quantitative des investissements européens et américains dans les quatre secteurs cités. Quelle est l’ampleur de ces investissements ? Parmi ces quatre secteurs, dans quelle technologie investissent le plus les Américains et les Européens ? Qui sont les principaux investisseurs ? Peut-on déjà identifier certaines transactions à risque ?

Panorama des investissements

Sans surprise, les données récoltées traduisent la forte augmentation des investissements dans les secteurs technologiques étudiés, tant en nombre de transactions qu’en montants investis. Les deux graphiques ci-dessous illustrent l’évolution des investissements dans ces quatre secteurs sur les vingt dernières années, toutes nationalités d’investisseurs confondues.

 

Quatre secteurs en forte croissance

1/ Le boom de l’IA

Le nombre de levées de fonds par an dans l’IA chinoise a connu une croissance ininterrompue de 2003 à 2018, avec une accélération notable au début de la deuxième décennie sous l’impulsion des derniers développements prometteurs de la recherche (sur l’apprentissage profond notamment). Avec une multiplication par trois de la valeur totale connue des cycles de financements entre 2015 et 2017, le marché de l’IA chinois croît très rapidement, en raison notamment de « mega-rounds » dont la valeur a pu atteindre plusieurs milliards de dollars (investissements dans Didi ou Inspur par exemple). Le marché chinois connaît un moindre dynamisme dans les années qui suivent, plombé par la pandémie et ses conséquences économiques durables, ainsi que par la mise en place de mesures restrictives par les autorités chinoises, soucieuses de maintenir le secteur sous contrôle (en limitant, par exemple, les possibilités d’introduction en Bourse et d’investissements étrangers). Plus récemment après une année 2021 marquée par un bond global des investissements, le marché chinois s’est finalement à nouveau rétracté. Il est cependant important de nuancer ce constat compte tenu du nombre croissant de levées de fonds dans l’IA aux montants non divulgués à partir de 2020.

2/ Les biotechnologies, secteur clé affecté par la pandémie

Concernant les biotechnologies, on note une progression significative de la part des investissements dans celles-ci parmi le total des quatre secteurs étudiés, particulièrement entre 2017 et 2020 où elle est passée de 22 à 37 %. Cette augmentation est à la fois le produit de la rétraction du marché chinois de l’IA sur ces années-là et d’une augmentation du nombre de transactions dans les biotechnologies chinoises. Elles ont crû de manière quasi ininterrompue sur les quinze dernières années, 2019 étant la seule exception, jusqu’à dépasser en 2023 le nombre de levées par des entreprises de l’IA chinoise.

Du point de vue des montants connus investis dans le secteur, une augmentation importante a lieu à partir de 2015, qui correspond à l’année durant laquelle Xi Jinping a fait de la biotechnologie l’un des dix secteurs clés à développer dans le cadre de sa stratégie industrielle « Made in China 2025 ».

Malgré ce dynamisme récent, qui a culminé en 2021 avec 14,4 milliards de dollars levés, la pandémie de Covid-19 a mis au jour un certain nombre de failles concernant les capacités d’innovation du pays, et a eu un impact négatif sur le montant total des investissements en direction du secteur. Si le nombre de transactions n’a que faiblement ralenti avant de croître à nouveau, les sommes annuelles associées à ces cycles de financements ont été très largement réduites, chutant à 6,3 milliards de dollars en 2023, soit une diminution de 56 % par rapport à 2021. Cependant, il faut à nouveau nuancer le constat ici au regard de la progression importante du nombre de levées de fonds d’entreprises des biotechnologies chinoises aux montants non divulgués : leur part a été multipliée par presque deux entre 2020 et 2023 pour atteindre 48 % des cas.

3/ Une augmentation forte dans les semi-conducteurs depuis 2019

Dans les semi-conducteurs, les investissements augmentent fortement de 2019 à 2023, tant en nombre de levées de fonds qu’en montant total divulgué. Le secteur des semi-conducteurs est d’ailleurs depuis 2020 le plus dynamique parmi les quatre étudiés, ce qui illustre les efforts entrepris par le pays pour augmenter ses capacités dans ce secteur et diminuer sa dépendance aux pays occidentaux dans un contexte de restrictions croissantes d’accès aux puces et aux outils nécessaires à leur fabrication. Nos estimations ne rendent compte cependant que d’une partie de cette montée en puissance chinoise, plus de 50% des montants n’étant pas divulgués depuis 2019.

Le pic dans les montants visible en 2017 s’explique par une seule transaction : l’investissement de près de 22 milliards de dollars de la Banque de développement de Chine dans Tsinghua Unigroup, groupe de semi-conducteurs soutenu par l’État, qui avait par ailleurs déjà bénéficié en 2014 d’un investissement d’1,5 milliard de dollars par Intel. Il est intéressant de noter que sur les 10 cycles de financements ayant conduit aux plus importantes levées de fonds pour des entreprises chinoises de semi-conducteurs, sept ont eu lieu depuis 2021, parmi lesquels le Fonds d’investissement pour l’industrie des circuits intégrés de Chine, également surnommé Big Fund, a participé trois fois.

4/ Les investissements dans le quantique : moins nombreux et plus chinois

Les investissements dans le quantique sont plus faibles que dans les trois autres secteurs compte tenu de la moindre maturité technologique du secteur, et les données le concernant sont également plus parcellaires. Le nombre de levées de fonds depuis 2021 augmente, triplant jusqu’à atteindre 10 en 2023. On constate une très forte insularité du marché quantique chinois (comme dans la plupart des pays), avec une proportion importante des investissements étant réalisés uniquement par des acteurs locaux. Sur les 37 cycles d’investissement, 25 ne contiennent que des investisseurs chinois. Cependant, les rares levées de fonds où sont présents des investisseurs occidentaux donnent plusieurs fois lieu à des transactions aux montants élevés.

La forte croissance de ces quatre secteurs est alimentée en majorité par des investisseurs chinois.

 

Regard sur les investisseurs

Les investissements dans ces quatre secteurs technologiques proviennent en très large majorité d’investisseurs chinois (investisseurs dont le siège social est en Chine). Dans chacun des quatre secteurs, plus des trois quarts des transactions sont réalisées par un investisseur chinois : 77% dans l’IA, plus de 78% dans les semi-conducteurs et les biotechnologies, et 84% dans le quantique.

Les États-Unis sont – assez loin derrière – le deuxième plus gros investisseur dans ces technologies chinoises, avec environ 7% des transactions dans chaque secteur. Les principaux investisseurs européens en nombre de transactions sont l’Allemagne, la France et les Pays-Bas.

La participation des investisseurs américains et, plus encore, européens dans les technologies chinoises est donc limitée . Sur ces vingt dernières années, seuls 12% des cycles de financement dans ces secteurs comptaient une participation américaine ou européenne. La grande majorité (62%) des cycles de financement dans les technologies stratégiques chinoises depuis 2003 n’étaient composés que d’investisseurs chinoi

Lorsqu’un investisseur européen ou américain investit dans cet écosystème, c’est généralement avec un partenaire chinois ou étranger, comme l’illustre le graphique ci-dessous.

 

Le classement des principaux investisseurs depuis 2019 dans ces quatre secteurs technologiques reflète également la surreprésentation des acteurs chinois.

 

Top 100 des investisseurs dans les quatre secteurs

 

Ce classement permet également de mettre en lumière l’une des limites de notre approche fondée sur la localisation du siège social. En effet, selon nos données, le premier investisseur chinois (en nombre de transactions) est Sequoia Capital China. Sequoia Capital China est effectivement un géant du capital-risque, qui gère près de 56 milliards de dollars d’actifs, qui a investi dans les grands noms de la tech chinoise comme Alibaba, ByteDance ou Zoom, et dont le siège est à Pékin . Cependant, Sequoia Capital China a été créé en 2005 en tant que branche du géant américain Sequoia Capital, et les commanditaires (limited partners) américains représentent environ la moitié de ses investisseurs.

Les principaux investisseurs chinois dans ces quatre secteurs sont des grands fonds de capital-risque spécialisés dans les technologies au sens large. Certains de ces fonds chinois ont plusieurs commanditaires américains : parmi les commanditaires d’IDG Capital par exemple, on compte des fondations américaines (Rockefeller Foundation, Carnegie Corporation of New York), des banques d’investissement (Goldman Sachs AIMS Group,et des fonds de pension pour les employés du secteur public texan ou du Delaware. Au-delà de leurs investissements en Chine, ces fonds chinois investissent dans des start-ups de la tech à l’étranger, très majoritairement aux États-Unis. Fin janvier 2024, IDG Capital a d’ailleurs été le premier fonds d’investissement ajouté à la liste du Pentagone désignant les « entreprises militaires chinoises opérant aux États-Unis ».

On retrouve également dans ce classement les grandes entreprises chinoises de la tech comme Tencent, Lenovo, Xiaomi, Alibaba, Baidu ou Iflytek.

Si les investisseurs chinois sont donc largement majoritaires sur leur marché national, il est intéressant de se pencher sur les investissements européens et américains pour mieux comprendre les dynamiques qu’ils traduisent, les forces en présence et leurs intérêts, ainsi que les éventuels risques qu’ils soulèvent.

 

Des investissements européens très modestes

Très peu étudiés, les investissements européens méritent cependant d’être analysés dans un contexte où Washington encourage l’Europe à examiner les risques qu’ils pourraient poser.
Ces investissements débutent en 2005, avec l’acquisition par le néerlandais Qiagen de l’entreprise de biologie moléculaire Shenzhen PG Biotech. Le nombre de cycles d’investissement avec une participation européenne augmente ensuite légèrement, puis de façon plus marquée à partir de 2015 et surtout 2019. Après un pic en 2022, il est redescendu au niveau de 2020-2021.

La suite de cet article en téléchargement : IFRI_Velliet_financer_son_rival_2024