Quand le chef d’état-major des armées critique les « Bisounours » et les politiques de défense menées avant 2015
par Laurent Lagneau – Zone militaire – Le 21-03-2018
À la guerre, le premier mort, c’est le plan, dit-on. Qu’adviendra-t-il de celui prévu par le projet de Loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025, actuellement examiné par le Parlement? Bien sûr, ce dernier, comme les autres avant lui, présente quelques fragilités, comme par exemple un effort budgétaire accru (3 milliards) à partir de 2022 pour porter les dépenses militaires à 2% du PIB.
Cela étant, et à la différence des autres, ce projet de LPM 2019-2025 ne vise « pas simplement d’identifier des pistes d’économie mais bien de créer des marges de manœuvre supplémentaires pour nos armées. s’agit là d’un point fondamental », a estimé le général François Lecointre, le chef d’état-major des armées (CEMA), lors de sa dernière audition à l’Assemblée nationale.
Estimant que l’heure était venue d’empocher les « dividendes de la paix » après l’implosion de l’Union soviétique et la fin de la Guerre Froide (certains parlèrent de la « fin de l’histoire »), les gouvernements successifs ont réduits les budgets des armées, obligeant ainsi ces dernières à se réinventer et à se transformer en permanence. Il fallait donc toujours faire autant, voire plus, avec toujours moins…
« Depuis, l’irruption du terrorisme sur le territoire national a conduit à la fin de cet irénisme qui était, de manière objective, inconséquent. Du moins était-il ainsi jugé par tous ceux qui, soldats ayant choisi ce métier, étaient confrontés jour après jour à la violence du monde. Il a malheureusement fallu que ces terribles événements surviennent pour que soit engagée l’actualisation de la loi de programmation militaire de 2015 et soient prises les décisions du conseil de défense du 6 avril 2016 », a rappelé le général Lecointre.
Et cet « irénisme ambiant » aura même été une « folie » selon lui.
« À l’époque où je rentrais du Rwanda, de Sarajevo, où nous avions des pertes dans nos rangs, où nous étions confrontés à la violence du monde sur les théâtres d’opérations extérieures, nous nous trouvions à notre retour en France face à de gentils ‘bisounours’ qui nous expliquaient qu’il n’y aurait plus de guerre parce que l’homme était devenu définitivement bon. Je pensais déjà à l’époque qu’il était urgent de faire prendre conscience à la classe politique que le monde était dangereux, qu’il en serait toujours ainsi car l’homme ne naît pas bon », a fait valoir le général Lecointre.
Quoi qu’il en soit, l’actualisation de la LPM qui s’achève (laquelle prévoyait initialement de nouvelles réductions d’effectifs et de moyens) « s’est accompagnée de la prise de conscience de l’usure du modèle d’armée dont nous avions hérité, construit durant la Guerre froide, adapté lors de la professionnalisation des armées, éreinté dans cette période de dividendes de la paix dont je viens de dire à quel point elle était, selon moi, inconséquente », a continué le CEMA.
Pour ce dernier, l’effondrement du bloc soviétique a donné la perception que « l’armée ne répondait plus au même besoin vital ». Alors, « on a donc construit, en lieu et place d’une armée, un outil militaire qui, selon moi, a perdu en cohérence et en autonomie », a-t-il dit.
Deux évolutions ont conduit, selon le général Lecointre, à affaiblir les armées.
Ainsi, le « principe de modularité qui permettait, et permet toujours, la constitution ‘sur mesure’ d’une force pour un engagement donné, et l’introduction de principes – jusque-là appréciés différemment par les armées – de rentabilité et d’efficience, souvent envisagés sous le seul angle économique et financier ont conduit à un affaiblissement de l’efficacité opérationnelle de nos armées », a expliqué le CEMA.
Ensuite, les « échelons de synthèses, qui permettaient de concilier autonomie et discipline, ont disparu », a-t-il déploré. D’autant plus que ce « mouvement s’est amplifié avec la loi organique relative aux lois de finances qui, par la lecture qui en a été faite, a privé les chefs d’état-major d’armée des responsabilités de responsable de programme » et « la réforme de l’embasement qui a retiré au chef de corps certaines des prérogatives qui faisaient de lui le dernier échelon de synthèse, c’est-à-dire l’échelon de base d’une action autonome et agile », a détaillé le général Lecointre.
Aussi, pour lui, « avec le durcissement du contexte sécuritaire et le retour de la guerre comme horizon possible », on ne peut « plus faire l’économie d’un questionnement pragmatique et dépassionné des choix qui ont été faits ces dernières années. »
Si certaines transformations et réorganisation ont permis d’améliorer le fonctionnement et le soutien des armées, « il nous faut aussi reconnaître, avec lucidité et humilité, que certaines évolutions ont d’abord été motivées par la nécessité de s’adapter, sous la contrainte, à une baisse continue des ressources allouées à la défense depuis la fin de la Guerre Froide », a fait valoir le général Lecointre.
Et « l’idée répandue de l’avènement d’une paix perpétuelle n’a pas permis de contenir à un juste niveau le phénomène de ‘banalisation’ des armées à qui on a imposé, sans réel discernement, des modes d’organisation et de fonctionnement qui me paraissent incompatibles avec les principes » qui firent jusque-là la spécificité des armées (et donc leur efficacité), a encore accusé le CEMA.
Ainsi en est-il de la création des bases de défense. « Oui, je critique très clairement l’embasement », a lâché le général Lecointre, avant de rappeler qu’il avait expliqué sa position dans un article publié en 2012 dans la revue Inflexions.
« C’est par souci de rentabilité et de rationalisation que nous avons progressivement détruit ce qui était l’un des outils constitutifs de l’efficacité militaire : sa capacité à l’autonomie. Celle-ci passait par l’existence de niveaux de synthèse qui avaient la totalité des fonctions entre leurs mains », a déploré le général Lecointre.
Or, a-t-il poursuivi, « l’embasement, imaginé pour répondre à des contraintes budgétaires, a très clairement cassé cette autonomie. Il a objectivement induit un fonctionnement en tuyau d’orgue du ministère, et il faut que nous corrigions ses excès et apprenions à redonner autant que possible aux chefs de terrain la capacité à prendre des décisions et à les assumer devant leurs hommes. »